Je commence cette nouvelle histoire de photographies avec la scène de l’arroseur arrosé.
Bref, je tire le portrait de JeanDenis Robert qui m’a donné rendez-vous devant la galerie An. Girard, dans le quartier de Montparnasse, pour découvrir sa nouvelle exposition Imagesetabécédaire.
À vrai dire, mon acte numérique est presque superflu car un autoportrait trône au centre des cimaises.
Les plus physionomistes de mes lecteurs s’en souviennent peut-être. Je vous l’avais présenté dans mon billet consacré à la sortie du beau-livre PEOPLE de JeanDenis et du poète Per Sørensen (voir http://encreviolette.unblog.fr/2013/03/09/). Pour être honnête, il se nommait alors Brassaï en clin d’œil (de l’objectif) au grand photographe d’origine hongroise, maître du noir et blanc, à qui la ville de Paris rend hommage, jusqu’en mars, avec l’exposition Brassaï : Pour l’amour de Paris. Sous la pression de ses amis, JDR a fini par s’identifier au portrait ébouriffant et surréaliste. Il y a un petit air de famille, au moins artistique, non ? Pour présenter sa nouvelle exposition, je cite en substance quelques éléments de l’avant-propos de PEOPLE que j’eus l’honneur et le bonheur de rédiger. JeanDenis Robert, amoureux de la chine, fouineur de grenier, coureur impénitent des bric-à-brac, met en scène sa collecte d’articles, instruments, ustensiles, outils, colifichets, babioles, bibelots, bricoles, broutilles, troquant leur condition d’objet dérisoire pour le statut plus enviable d’objet d’art. Ses éléments de langage (artistique), expression à la mode chère à nos politiciens, puisent quelque part à la source de l’humanité. Il semblerait, en effet, que la communication entre les premiers hommes passa probablement par le dessin. Elle perdure avec l’utilisation des pictogrammes notamment dans la signalétique du code de la route. Notre écriture est alphabétique. Son origine icono-photographique est mystérieuse. A priori, il n’y a pas de rapport entre l’image de la lettre et le son. C’est la différence fondamentale entre l’écriture et le dessin dans notre civilisation occidentale. Lorsque l’émetteur de signe a comme intention de représenter : il dessine ; quand il choisit d’encoder des sons, il écrit. Fort heureusement, son Hasselblad en bandoulière, Jean-Denis ne prend pas mon jargon linguistique au pied de la lettre. Il ne déroge pas à la fascination que, de tout temps, les abécédaires et les alphabets, véritables histoires sans paroles, ont exercée sur les illustrateurs. Ainsi, au gré de ses glanes, il met en scène un petit théâtre de mots avec humour, fantaisie, dérision, jubilation, poésie, magie aussi. Il joue avec les lettres et les mots, se joue des mots, crée des mots images, invente des images mots. Jean-Denis me renvoie à mon enfance lorsque, dans le grenier familial, je feuilletais les vieux albums d’avant-guerre de Benjamin Rabier ou, quand, peu inspiré par la leçon du maître, mon regard s’évadait vers les tableaux didactiques suspendus aux murs. Rabier commença sa vie professionnelle comme comptable au magasin du Bon Marché à Paris (celui-là même où JDR exposa AZERTYUIOP, l’an dernier !). Mais, très vite, encouragé par le caricaturiste Caran d’Ache, il devint une figure majeure du dessin animalier. Il fut le créateur de la Vache qui rit, et vous ne pouvez pas ignorer son emblématique canard Gédéon. Pour nous alphabétiser et enrichir notre vocabulaire, il réunissait les animaux dans des saynètes savoureuses, aujourd’hui désuètes. JeanDenis débusque des bibelots de canards et cigale pour illustrer la lettre C. J’affabule peut-être mais La Fontaine aurait aimé la musique même discordante de ces « alpha bêtes ».
JeanDenis rend hommage aux moines enlumineurs qui, installés dans les scriptoria de leurs abbayes, travaillaient à la plume, notamment sur les initiales ou les lettrines destinées à ouvrir un paragraphe ou un chapitre.
G est nul au milieu des mots comme dans sangsue, vingtième, doigt, lis-je en bas de cadre. GaGeure, JeanDenis le rend éléGant ! Il enlumine lui-même, au sens étymologique de mise en lumière, en allumant le F.. !
J’ai envie d’évoquer Geofroy Tory, également enlumineur à ses débuts, figure incontournable de l’univers du livre à la Renaissance. Imprimeur officiel de François Ier, illustrateur attitré de Du Bellay, créateur de la cédille et de l’apostrophe. Théoricien de la typographie, il eut l’idée de créer des alphabets imaginaires et d’adapter l’anatomie des lettres aux proportions du corps humain dans un remarquable ouvrage poétiquement appelé Le Champ Fleury. Voici comment ce graphiste avant la lettre expliquait la lettre Q éventuellement sujette à railleries et grivoiserie : « C’est la seule lettre entre toutes les autres qui sort hors de la ligne et la raison est qu’elle n’est jamais écrite sans avoir se joignant un U qu’il va quérir et embrasser par en dessous comme son fidèle compagnon ». JeanDenis a choisi pour l’illustrer de se saisir d’un élément de son fidèle compagnon de travail, son appareil photographique.
Avec des brindilles et branchages ramassés lors d’une promenade, il nous propose quelques lignes de Y majuscule et minuscule. Curieux de et dans la nature, Victor Hugo l’était également. Voici ce qu’il écrivit à la suite de voyages dans les Alpes et Pyrénées (1839) : « En sortant du lac de Genève, le Rhône rencontre la longue muraille du Jura qui le rejette en Savoie jusqu’au lac du Bourget. Là, il trouve une issue et se précipite en France. En deux bonds, il est à Lyon. Au loin sur les croupes âpres et vertes du Jura les lits jaunes des torrents desséchés dessinaient de toutes parts des Y. Avez-vous remarqué combien l’Y est une lettre pittoresque qui a des significations sans nombre ? – L’arbre est un Y ; l’embranchement de deux routes est un Y ; le confluent de deux rivières est un Y ; une tête d’âne ou de bœuf est un Y ; un verre sur son pied est un Y ; un lys sur sa tige est un Y ; un suppliant qui lève les bras au ciel est un Y. Au reste cette observation peut s’étendre à tout ce qui constitue élémentairement l’écriture humaine. Tout ce qui est dans la langue démotique y a été versé par la langue hiératique. L’hiéroglyphe est la racine nécessaire du caractère. Toutes les lettres ont d’abord été des signes et tous les signes ont d’abord été des images. La société humaine, le monde, l’homme tout entier est dans l’alphabet. La maçonnerie, l’astronomie, la philosophie, toutes les sciences ont là leur point de départ, imperceptible, mais réel ; et cela doit être. L’alphabet est une source ... » À laquelle JeanDenis boit avec délectation.
Comme le poète Guillaume Apollinaire, par ailleurs maître du calligramme (mot-valise signifiant Belles Lettres), la Seine l’inspire. Devant le musée d’Orsay, il reconnaît les jambages de la lettre M (comme Mirabeau) dans l’architecture du pont Royal. Il joue sur les échelles de plan avec la dame de fer chère à Gustave Eiffel. Un coup de D et apparaissent Judith, Rachel, Pallas et Argine, les quatre dames d’un jeu de cartes usagé. Escartefigue fendait le cœur de César, la dame de cœur, héroïne biblique coupa la tête de son amant Holopherne. Une grue de meccano nous envoie en l’R.
Deux serpents en bois articulés se chauffent, enlacés, sur une pierre au soleil. Des pâtes s’entortillent. Cela me rappelle les potages au vermicelle de mon enfance. J’en buvais d’abord le jus pour ensuite, avec la cuillère, agencer méthodiquement quelques lettres de l’alphabet.
X, attention danger ou alors il faut obtenir le code parental des parents. Un subtil jeu d’ombres révèle sur le panneau le regard aguichant d’une femme. Lorsque la lettre est évidente surgissant dans le paysage, l’artiste l’enjolive par un travail maîtrisé sur la couleur et la matière. C’est le cas du … K :
Les lettres sont partout, phonétiquement dans une hache, morphologiquement dans une collection de Pulvérisateurs insecticides. Cela me renvoie à mon tournage sur le dessinateur Franck Margerin. Une accumulation de pompes Fly-tox de nos grand-mères tapissait la cage d’escalier du pavillon de banlieue du créateur de Lucien. Je vous pompe l’air ? Avouez pourtant qu’on jubile de l’infantilisation exercée par JeanDenis. Chacune de ses lettres éveille de multiples images, suscite des impressions visuelles, sonores, olfactives, exhume des souvenirs. Tiens, je vous en offre encore une petite dernière, la dernière lettre apparue dans notre alphabet. En effet, bien qu’utilisé depuis le XVIIe siècle, le W n’était pas encore considéré comme lettre à part entière dans le Dictionnaire de l’Académie française de 1935. Auparavant, les quelques mots en W prenaient place à la fin de la section consacrée à V. On le définissait comme une consonne appartenant à l’alphabet de plusieurs peuples du Nord, employée en français pour écrire des mots empruntés aux langues de ces peuples. Il me plait de l’évoquer à cause du livre étonnant de Georges Pérec, W ou souvenir d’enfance, une double histoire imaginaire qui commence par un récit à la première personne de Gaspard Winckler avant de laisser brusquement place à une description de la société W dans une île de la Terre de Feu. Son titre conviendrait bien à la démarche de JeanDenis Robert, notre chercheur de trésors, si le texte ne cachait pas finalement la terrible réalité des camps de concentration. Pour illustrer le W, JeanDenis a redonné vie à une antique machine à écrire, ancêtre des claviers numériques d’aujourd’hui.
Maintenant que l’on maîtrise correctement l’alphabet, il nous propose des rébus. Amateurs de voyages extrêmes, destination Kaboul et Beyrouth en toute sécurité.
Un peu plus abstraitement, dans l’esprit de sa galerie de portraits de PEOPLE, le photographe conjugue des atmosphères. Quelques pièces patinées d’une ménagère sur le beau marbre veiné du château de Nogent-le-Roi (où il exposa) exaltent la passion amoureuse et sa « faim d’Elle ».
Parfois même, il n’est pas nécessaire que les mots sortent de la bouche. Ainsi les lèvres écarlates de la fontaine Stravinsky de Jean Tinguely et Niki de Saint-Phalle, à proximité du centre Beaubourg, sont une offrande au baiser. Embrassons-nous, l’invitation est d’autant plus symbolique qu’en arrière-plan, surgissent des photographies géantes tirées du projet Face 2 Face du « street artist » JR. Il mitrailla des Israéliens et des Palestiniens avant que ceux-ci collent leurs portraits côte à côte sur le mur qui sépare leurs deux pays. Je pense aux Voyelles de Rimbaud :
« I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles Dans la colère ou les ivresses pénitentes … »
Abandonnant les lettres et les mots, pas très loin des synesthésies baudelairiennes, JeanDenis Robert nous invite au voyage, le luxe et la volupté de Vérone et Venise. J’opte, bon sang du normand que je suis ne saurait mentir, pour le calme de Trouville, une station balnéaire qui m’est chère depuis un tournage avec le photographe John Batho sur ses parasols et ses nageuses (voir billet du 16 septembre 2009 Croisière dans la couleur). JeanDenis l’imagine avec une petite gare comme celle du train électrique de mon enfance installé dans le grenier familial, et une collection de coquillages ayant appartenu à papa Robert, le réalisateur de La Guerre des boutons, la vraie, celle de 1961. Vous n’allez pas me croire, mais, à cet instant, dans la galerie, entre … Tigibus alias Martin Lartigue (voir billet du 27 septembre 2011). Cela dit, JeanDenis Robert est de moins en moins le fils de, et trace une route artistique (toujours plus) enchantée, en explorant des voies nouvelles comme le suggère l’ultime cliché de l’exposition.
« J’ai dédié ma vie à la lutte pour le peuple africain. J’ai combattu la domination blanche et j’ai combattu la domination noire. J’ai chéri l’idéal d’une société démocratique et libre dans laquelle tous vivraient ensemble, dans l’harmonie, avec d’égales opportunités. C’est un idéal que j’espère atteindre et pour lequel j’espère vivre. Mais, si besoin est, c’est un idéal pour lequel je suis prêt à mourir. » C’est la conclusion de la plaidoirie que Nelson Mandela prononça lors de son propre procès le 20 avril 1964. Il était en prison depuis deux ans déjà, il y restera vingt-cinq encore pour avoir voulu combattre l’apartheid. Aujourd’hui, le monde entier loue la légende, le mythe ; n’oublions pas qu’ils étaient beaucoup moins à penser à lui au fond de sa prison de l’île de Robben Island. En guise d’hommage, je vous offre la chanson Asimbonanga du groupe sud-africain multiracial Johnny Clegg et Savuka. Nous fredonnâmes son refrain en zoulou (eh oui !), nous dansâmes même lascivement dessus à la fin des années 1980 alors que Nelson était encore détenu.Ne soyons pas hypocrites, nous pensions peut-être moins à lui qu’à la partenaire enlacée dans nos bras. Les paroles, politiquement engagées, lui sont dédiées même s’il n’est pas explicitement cité :
« Asimbonanga Nous ne l’avons pas vu Asimbonang’ uMandela thina Nous n’avons pas vu Mandela Laph’ekhona À l’endroit où il est Laph’ehleli khona À l’endroit où on le retient prisonnier
Oh the sea is cold and the sky is grey Oh, la mer est froide et le ciel est gris Look across the Island into the Bay Regarde de l’autre coté de l’Ile dans la Baie We are all islands till comes the day Nous sommes tous des îles jusqu’à ce qu’arrive le jour We cross the burning water Où nous traversons la mer de flammes
A seagull wings across the sea Un goéland s’envole de l’autre coté de la mer Broken silence is what I dream Je rêve que se taise le silence Who has the words to close the distance Qui a les mots pour faire tomber la distance Between you and me Entre toi et moi ? … »
Je me souviens en un beau soir de juillet 1989, place de la Bastille, d’un magnifique concert gratuit Ça suffat comme ci, organisé par Renaud le « chanteur énervant » et la LCR (Ligue Communiste Révolutionnaire) en réponse au sommet du G7 à Paris. J’y découvris la Mano Negra emmenée par Manu Chao. J’ai la gorge serrée de repenser aux milliers de briquets allumés brandis par une foule recueillie reprenant avec Johnny Clegg, Asimbonanga. Dans le clip que je vous offre … apparaît soudain magiquement Nelson Mandela, rayonnant de bonté et d’humanité. Moment de grâce! Adieu Nelson Mandela, un homme libre !
Ce jeudi d’octobre, sur le chemin du retour vers l’Ile-de-France, peu après Brive, je m’écarte de l’autoroute pour m’enfoncer dans un petit coin de France profonde au nom chantant de Monédières. Je ne sais s’il vous parle … à moi oui ! Les Monédières sont un massif granitique situé dans le département de la Corrèze, entre le plateau du Limousin et celui de Millevaches. Ce dernier tiendrait son appellation, non pas des nombreuses bêtes à cornes de race limousine paissant effectivement dans les grasses prairies, mais des multiples sources qui y courent à fleur de sol. C’est aussi une contrée d’élevage de … présidents de la République. Jacques Chirac y possède le château de Bity et y fut député durant plusieurs mandats. Son épouse Bernadette est toujours conseillère générale du canton de Corrèze et Sarran. Quant à François Hollande, il fut député et président du conseil général de la Corrèze, premier magistrat de Tulle où il esquissa même quelques pas de valse musette sur la peu prémonitoire Vie en rose avant de partir exercer les plus hautes fonctions de l’État. Une demi-heure plus tard, je me retrouve au cœur des Monédières, dans le modeste village de Chaumeil. Vous connaissez ? … Moi oui ! Ici, naquit Jean Ségurel, le regretté accordéoniste qui faisait chanter les bruyères corréziennes.
Une stèle à sa mémoire est érigée en contrebas de sa propriété. Mais son souvenir est omniprésent dans cette minuscule commune qui ne compte plus que deux cents âmes environ. Un petit musée lui est même consacré à la maison des Monédières fermée en cette saison. Il est midi, aussi je me dirige vers l’auberge des Bruyères, autrefois café Ségurel comme le mentionne encore l’enseigne. C’est la maison natale du musicien et je l’imagine nous troussant quelques notes, assis dans le cantou, cette cheminée monumentale typique en Occitanie, toujours en état dans la salle du restaurant.
Je choisis le menu du jour à 13,50 euros : potage (carrément la soupière), frisée aux cèpes, lardons et noix, parmentier de confit de canard (de préférence à la truite de l’étang voisin de Grandsaigne poêlée tout simplement), plateau de fromages d’Auvergne. Vous vous pourléchez les babines, comme je vous comprends. Allez, j’ai pitié de vous, je vous offre en apéritif concert, une vieillerie, une rareté, un savoureux scopitone du chantre local tourné en 1963. À vos cassettes, aurait zozoté autrefois Jean-Christophe Averty dans son émission Les Cinglés du music-hall. Trois minutes vingt-six de bonheur pur terroir !
Quand la bruyère est fleurie au flanc des Monédières, qu’ils sont loin les soucis qu’ont les gens de Paris. Pauvre François Hollande, qu’est-il allé se fourvoyer à l’Élysée ? On est tellement bien ici. Monsieur Peillon, vous voulez des idées pour votre réforme des rythmes scolaires ? Voici comment le maire de Chaumeil envisage la coupure de la mi-journée : soudain, vingt-deux écoliers, en rang par deux, les mines réjouies, nous saluent avec un chaleureux bonjour puis s’installent autour de deux grandes tables. L’instant de surprise passée, je comprends que l’aubergiste assure quotidiennement la cantine de l’école communale. Je te retrouve Douce France, cher pays de mon enfance ! Pour un peu, je verserais un verre de côtes-du-rhône dans mon potage. Vous devez penser que j’ai fait chabrot sans aucune modération car l’intitulé de mon billet semble sans rapport avec son contenu. Que nenni, j’y arrive ! À l’âge des plus grands de cette classe unique corrézienne, tandis que je m’escrimais à former les pleins et les déliés de mes lettres à l’encre violette, je rêvais que mes parents m’offrissent un critérium. J’étais captivé par l’esthétisme de ce stylo à bille en alu avec ses quatre couleurs, noir, bleu, vert et un rouge qui n’était plus l’apanage de la maîtresse.
Déjà, rien que prononcer son nom, je me sentais un peu plus savant. J’ignorais pourtant qu’il était le synonyme vieilli de critère et n’avais que faire des interrogations de Marcel Proust: Quel critérium adopter pour juger les hommes ?, du moment que le mécanisme du changement des couleurs ne s’enrayât pas. Cependant, le mot devint finalement vite familier dans ma bouche dès lors que je me suis passionné pour la carrière de mon idole, le champion cycliste normand Jacques Anquetil (voir billets des 15 avril et 22 mai 2009). En septembre 1954, mon père et moi, gais et contents, nous marchions triomphants, en allant à Longchamp, le cœur à l’aise, sans hésiter, car nous allions fêter, voir et complimenter (non pas) l’armée française … mais les meilleurs coureurs cyclistes mondiaux à l’occasion du Critérium des As. J’ai le vague souvenir d’une foule immense acclamant les grands champions de l’époque, Fausto Coppi, Hugo Koblet, Louison Bobet, Rik Van Steenbergen et le tout jeune Jacques Anquetil dans son maillot La Perle, le bien nommé.
En revenant de la Revue des vedettes du cyclisme, en excellent professeur qu’il était, mon père satisfit ma curiosité en m’expliquant que le critérium était une épreuve sportive servant à classer ou qualifier les concurrents. Prenant sa définition au pied de la lettre, je fus ravi de conclure naïvement que mon champion était donc le second as parmi les as de la planète vélo. De manière empirique, j’appris par la suite que les critériums étaient, moins glorieusement, des courses cyclistes disputées en circuit fermé, principalement l’été après la fin du Tour de France.
C’est ainsi qu’en supportant mon idole, je dessinais une véritable géographie des régions : Callac, Guerlesquin, Camors, Ploerdut, Chateaugiron en Bretagne, Felletin en Limousin, Château-Chinon en Morvan, Vailly-sur-Sauldre en Berry, Bussières dans les monts du Lyonnais, Seignelay patrie de Colbert dans l’Yonne, Maurs-la-Jolie dans le Cantal, Vayrac dans le Lot, Quillan-Esperaza, capitale du chapeau, dans l’Aude. La France profonde n’eut bientôt plus de secret pour moi. Encore aujourd’hui, de ce fait, je surprends parfois certaines personnes, que je puisse connaître aussi bien leur village. Gamin, il était un critérium, du moins le classait-on dans cette catégorie, qui me mettait le cœur en fête. Bien que je n’y eus jamais assisté, j’en suivais toutes les péripéties et en connais toute son histoire. Déjà, j’adorais son nom : le Bol d’Or des Monédières. À défaut d’y tremper mes lèvres, j’y plongeais mon esprit.
Les enfants de la communale, la panse bien remplie d’une saucisse grillée, toujours aussi radieux, disciplinés et polis, sortent de l’auberge. À leur suite, je tombe nez à nez sur un panneau qui invite les touristes à découvrir les Monédières en suivant le parcours de l’ancienne course cycliste. Nul besoin personnellement de m’y référer : les cols de Lestards, des Géants et de Bos, les villages de Freysseline, Saint-Augustin, Aiguepanade, Madranges, je les connais comme si je les avais escaladés ou traversés des dizaines de fois. À tel point qu’au début des années 1970,, entre deux bourrées auvergnates entre coopérants, mon regretté directeur du lycée français de Mexico, originaire d’un village à une dizaine de kilomètres de Chaumeil, fut ébahi devant mon érudition aussi puérile qu’inutile, je vous le concède. Je conquis peut-être pourtant son amitié ce soir-là. Il y a une quarantaine d’années, il m’invita dans son bourg corrézien de Saint-Yrieix-le-Déjalat. Assis dans le cantou, je redevins enfant le temps d’une veillée pour l’écouter me conter un chapitre de la légende des cycles, la belle histoire du Bol d’Or, tout en épluchant des châtaignes. À défaut, je vous offre ces quelques lignes d’Antoine Blondin : « En évoquant le beau village de Chaumeil, il nous semble encore que le célèbre accordéoniste avait accompli une traduction artistique du coureur cycliste en provoquant, tout au long d’une carrière qui pourrait paraître vouée à un terroir très localisé, une construction dont la résonance est universelle. Jean SÉGUREL, animateur autant qu’exécutant, n’était pas cantonné sur son plateau des Monédières où cependant il avait appelé le monde entier de la bicyclette pour l’intégrer à ses horizons de prédilection, en créant une compétition intitulée le Bol d’Or, qui aurait pu tout aussi bien s’appeler le « Bol d’Air » tant on y respirait la liberté et une sorte de noblesse. Qu’on n’imagine pas Jean SÉGUREL sous les traits d’un empereur s’offrant un spectacle personnel et s’amusant à voir flamber cette bruyère déjà flamboyante par elle-même. Non, l’hôte invitait chez lui un public innombrable; il voulait faire partager la fusion des retrouvailles sportives à des dizaines de milliers de personnes, nous confirmant que dans le mot accordéon, il y a accorder et qu’accorder, cela veut dire : mettre les cœurs ensemble. C’était donc un être qui avait le sens de la paix et de la joie. De ce phénomène naît une musique spirituelle, soyeuse ou tonitruante : celle que nous prodiguait SÉGUREL et que nous n’avons pas fini d’entendre... » Tout est dit avec verve et talent. La brume enveloppe le flanc des Monédières que les landes de bruyères ont déserté depuis longtemps, laissant place à des plantations de résineux et des fougères aux couleurs automnales. Malgré le crachin, j’arpente la rue principale (c’est son nom) du village à la recherche d’un temps perdu. À une portée de chope de l’église, je repère un petit bistrot de campagne que l’ami Antoine devait probablement fréquenter le jour de la course.
Qui sait si ce n’est pas dans l’arrière-salle de ce café (une autre version, sans doute plus plausible question confidentialité, le situe dans une chambre chez Jean Ségurel) que fut conclu, en 1966, le fameux « pacte de non agression de Chaumeil » entre Anquetil et Poulidor. Les deux grands rivaux français ne s’adressaient plus la parole depuis la course Paris-Nice en début de saison (voir billet du 11 mars 2010 Le beau vélo de Ravel). En présence du sélectionneur de l’équipe de France Marcel Bidot, ils convinrent de s’entendre pour faire cause commune lors du prochain championnat du monde sur route et sacrifier éventuellement leurs chances personnelles au profit du tricolore le mieux placé. Les lecteurs férus de cyclisme savent ce qu’il advint sur le circuit du Nurburgring. Anquetil allait me procurer une immense joie en enfilant enfin le maillot arc-en-ciel lorsque, à quelques mètres de la ligne, l’allemand Rudi Altig, emmené par un français, lui passa sous le nez. Altig, Anquetil Poulidor, ce fut le podium du championnat du monde. Trois semaines plus tôt, Altig, Poulidor, Anquetil, cela avait constitué l’ordre d’arrivée du Bol d’Or. La course très sélective était beaucoup plus qu’un simple critérium et fut vite considérée comme un ultime banc d’essai probant avant la conquête de la tunique arc-en-ciel. D’ailleurs, des immenses champions comme Fausto Coppi, Louison Bobet et Rik Van Looy raflèrent le Bol d’Or, quelques jours avant d’être sacrés mondialement.
Chaumeil, avec ses maisons en granit recouvertes d’ardoises, est tristement désert en ce milieu de journée. J’aperçois juste une personne sortir de l’ancien presbytère transformé maintenant en mairie. Je me recueille quelques instants dans l’émouvante église du XVe siècle Saint-Jacques le Majeur et Saint-Laurent. Le porche en arc de plein cintre est soutenu par deux anges qui ne ressemblent en rien à Charly Gaul, « l’ange de la montagne », présent en 1958, ceint de sa toison d’or glanée sur les routes du Tour.
La tête remplie d’images, j’essaie d’imaginer la foule en liesse qui envahissait ce village, le premier jeudi de chaque mois d’août. Noël en été, Jean Ségurel lui offrait, de ses propres deniers, le plus beau des cadeaux.
Jour de fête à Chaumeil ! Entre une bourrée des Monédières et une valse du Moulin de Chaumeil, les noms des coureurs étaient annoncés au micro, à chacun de leur passage. Le généreux accordéoniste composa même une marche à la gloire des champions :
« Bol d’Or des Monédières Tu groupes tous les champions Qui roulent devant la foule Sous un tonnerre d’acclamations Bol d’Or des Monédières Seuls des Grands t’ont gagné La gloire d’une victoire Ici n’est pas à dédaigner »
Paroles certes mièvres mais il est exact qu’un succès au Bol d’Or n’était pas négligeable dans un palmarès. Jusque dans les années d’après-guerre, l’accordéon, instrument populaire par excellence, avait une connivence très forte avec le cyclisme. Ainsi, dans les années 1950-60, Yvette Horner jouait tout au long de la journée, juchée sur le toit d’une Ford Vedette publicitaire (Vins de France ou Suze, je ne sais plus trop) au cœur de la caravane du Tour de France. J’ai le souvenir précis, par contre, du jeune Jacques Anquetil traversant mon bourg natal à ses côtés, lors de l’étape s’achevant à Rouen en 1954. Une année plus tard, près de 100 000 spectateurs corréziens déferlèrent sur Chaumeil et découvrirent « mon » champion déjà très prometteur, connu alors pour ses exploits contre la montre. Au sommet de son art, il passa encore la ligne d’arrivée en vainqueur en 1962, vêtu de son beau maillot jaune.
Il est une tradition, en effet, que les champions puissent porter dans les critériums, le maillot qui a fait leur gloire au cours de la saison (jaune, vert et blanc à pois rouges du Tour de France, rose du Tour d’Italie), ceux-là mêmes pour lesquels ils sont les têtes d’affiche de ce type d’épreuves. Qui sait si Maître Jacques ne porta pas à Chaumeil les maillots que sa fille m’invita gentiment à admirer dans son hôtel restaurant de Corse.
En 1960, il macula de sang sa belle tunique rose du Giro après s’être retrouvé à terre le nez dans les bruyères (sans que ça soit la faute à Voltaire ni Hassenforder !). Lorsqu’on évoque Anquetil, il est inévitable de parler en second (!) de … Raymond Poulidor, surtout sur ses terres limousines.
Poulidor et Bol d’Or, c’est une histoire … d’amor ! Inconnu et pas encore professionnel, il se révéla au monde du cyclisme en étant l’animateur valeureux de l’édition de 1956. Devant sacrifier vingt-huit mois de sa jeune carrière au service militaire et à la guerre d’Algérie, il ne retrouva le Bol d’Or qu’en 1959 et finit par le remporter en 1963 et 1967 devant ses supporters évidemment en délire. On sait que les histoires d’amour finissent mal en général, celle-ci n’y dérogea pas. Les évènements de mai 1968 entraînèrent l’annulation de la course. C’est la fin du Bol d’Or première époque, celle de Jean Ségurel. Le montant de plus en plus exorbitant des contrats des coureurs et la frilosité des sponsors signèrent la fin de l’aventure.
Après le décès de son père en 1978, Alain Ségurel reprit le flambeau et l’épreuve renaquit en 1982 avant qu’elle ne joue son dernier air d’accordéon en 2002. Entre temps, de grands champions Hinault et Fignon, je mentionne aussi Virenque à l’insu de mon plein gré, avaient ajouté leur nom au prestigieux palmarès. Même si la foule était toujours au rendez-vous, il semblerait cependant qu’on ne retrouva pas la ferveur populaire des premières années. L’époque avait changé, les mœurs, les loisirs également. On évoquait désormais avec nostalgie le temps des Dix-sept Glorieuses du Bol d’Or. Cependant, le village de Chaumeil avait acquis ses lettres de noblesse dans la planète vélo. Le 11 juillet 1987, en reconnaissance à la patrie cycliste, le Tour de France, parti ce jour-là du Futuroscope, s’acheva sur le circuit du Bol d’Or au sommet des Monédières. Plus qu’un bol, un symbole ! En compulsant dans mes archives, l’abécédaire épelé par le Miroir du Cyclisme (avril 1969), je lis ceci : « C comme Critérium : C’est au cyclisme ce que le music-hall est à l’opéra. On fait une tournée des critériums comme une tournée des plages et des villes d’eaux. Et ceux qui poussent le mieux la chansonnette ne sont pas ceux qu’on croit. Johnny Starck ou Bruno Coquatrix ne sont, finalement, que des enfants au regard de Daniel Dousset et Roger Piel. Contrairement à une croyance encore trop répandue « faire la tournée des critériums » après le Tour de France ne consiste pas à courir à bicyclette, mais à effectuer un impressionnant rallye automobile. Éviter, également, la confusion pour le Critérium des AS. Les as se sont, où c’était, les organisateurs. Contrairement aux classiques qui se disputent à … la pilule, les critériums se courent au cachet. » Je reconnais bien derrière cette définition l’humour d’Abel Michea, un regretté journaliste dont j’ai souvent cité les articles truculents dans mes billets annuels sur la route des Tours de France d’antan. Explication du texte ou des petits arrangements avec la vérité ! Le Critérium des As, j’y reviens, était une course qui se déroula sur le circuit autour de l’hippodrome de Longchamp entre 1921 et 1966. Elle avait la particularité de se disputer derrière des entraîneurs en tandem, puis à motocyclette, enfin sur un derny. Son appellation n’était pas sans rapport avec le sens originel du mot puisque c’étaient les organisateurs qui choisissaient d’inviter les As de la petite reine selon des critères de performance au cours de la saison qui évoluèrent insidieusement vers … des critères d’ordre économique et de valeur de contrats.
Les plus grands champions souhaitaient épingler à leur palmarès cette course d’une grande qualité athlétique. Preuve de son prestige, les quatre succès d’Anquetil dans cette épreuve figurent sur la stèle érigée en sa mémoire dans le village de Quincampoix où il repose.
De la bourrée du moulin de Chaumeil aux chevauchées fantastiques de Jacques Anquetil autour du moulin de Longchamp …!
La légende d’une des photos ci-dessus indique que Jacques Anquetil, quatre fois vainqueur, triompha en 1963 en couvrant les 100 kilomètres en 1h 48’ 35’’ soit une moyenne de 55,258 km/h (Je n’ai pas vérifié, mais le cyclisme constituait parfois pour l’écolier que j’étais, un excellent apprentissage à quelques exercices de mathématiques plus motivants que les trains qui se croisaient !). Vous vous exposez au flash du radar si vous voulez désormais l’imiter en traversant le bois de Boulogne en auto ! Aujourd’hui, quotidiennement, des centaines de cyclistes de condition sociale et physique très inégale roulent en peloton sur le circuit mythique de Longchamp en sens inverse de feu le célèbre critérium. J’ai évoqué deux courses dont la valeur sportive les distinguait de la « tournée des critériums » qui était organisée aussitôt l’arrivée du Tour de France. Voici ce qu’en dit Laurent Fignon dans sa biographie Nous étions jeunes et insouciants : « Ne tournons pas autour du pot : les critériums n’existent que pour le spectacle ; d’ailleurs les organisateurs paient les participants à l’engagement. Tout se déroule selon des « règles » bien établies qui ont très peu varié depuis quarante ans. Doivent toujours être en « démonstration » les coureurs les plus en vue du moment. Le public n’est pas dupe. Il vient pour cela et aime ce simulacre de compétition. Tout n’est pas arrangé à cent pour cent, mais les conventions stipulent que les deux ou trois leaders du peloton se disputent la victoire finale. » Le cyclisme contemporain a subi comme la société des mutations sociologiques, culturelles et économiques. Les temps ont changé. Les spectateurs et les coureurs ne sont plus les mêmes. Le folklore a disparu. A l’ère du jet privé, vous ne rencontrerez plus les coureurs sillonnant l’hexagone entre deux critériums, comme ce fut mon cas avec Anquetil, Darrigade, Graczyck un populaire coureur surnommé Popoff, et Nencini, vainqueur du Tour de France 1960, déjeunant à la table à côté au buffet de la gare de Limoges. Il faut conjuguer au passé la description qui en est faite dans un ouvrage nostalgique Au temps des Critériums d’Arsène Maulavé et Marcel Le Roux : « Les critériums sont des fêtes populaires qui comblent de joie les coureurs et les spectateurs unis dans une même passion. C’est la troisième mi-temps du Tour, c’est le folklore, la vraie vie du cyclisme, avec son speaker qui annonce les primes, la buvette qui ne désemplit pas. Ça rit, ça gueule, ça ripaille toute la journée, c’est la fête qui dure souvent deux ou trois jours, avec toutes sortes d’animations autour de la course. La remise des dossards à la mairie, la cérémonie des autographes, un circuit plus ou moins pentu, des coureurs, des spectateurs, et, à chaque tour, le speaker disert qui annonce les primes. Tout ce qu’il faut pour créer une ambiance. » L’âge d’or des critériums correspond approximativement aux Trente Glorieuses, cette période de forte croissance économique qu’a connue en 1945 et 1973 une grande majorité des pays développés. Il se nourrissait des rivalités entre des champions comme Louison Bobet et Jean Robic puis Jacques Anquetil et Raymond Poulidor. C’était un temps où la télévision commença à entrer doucement dans les foyers. Il n’y avait qu’une seule chaîne en noir et blanc. À l’heure des arrivées d’étapes, le public se rassemblait souvent devant les vitrines des magasins ou à la terrasse des cafés pour suivre les quelques images retransmises avec parcimonie. Nous avions connaissance des exploits des « forçats de la route », essentiellement, en écoutant les reportages à la radio et en lisant les chroniques de la presse écrite, Pierre Chany, Antoine Blondin, Abel Michea bien sûr. Cela semble surréaliste aujourd’hui où, avec l’invasion des chaînes thématiques, la moindre course du calendrier de l’Union Cycliste Internationale est diffusée en direct à travers le monde entier. Parfois, nous avions la chance de distinguer quelques secondes la silhouette fugace de notre champion préféré lorsque le Tour de France passait « par chez nous ». Alors, les amoureux de la petite reine vivaient d’intenses moments de bonheur à voir les meilleurs coureurs mondiaux en chair et en os tournant plusieurs dizaines de fois autour du clocher de leur village. Peu importait qui gagnait le critérium, quoique j’étais crédulement heureux lorsque mon champion était le lauréat. J’eus l’occasion, durant plusieurs années, de vivre « de l’intérieur » un critérium, dommage qu’Anquetil eût déjà effectué ses adieux à la compétition. Le jour du 1er mai, j’honorais la fête du Travail en me rendant à Garancières, un minuscule village de la plaine de Beauce, où défilaient quelques vedettes du cyclisme. Grâce à un ami, collègue de la directrice de la petite école, elle-même épouse du président du groupement des organisateurs français des critériums cyclistes, je pouvais me promener presque à ma guise au sein de l’organisation. Le trentenaire que j’étais devenu retrouvait sa presque innocence enfantine le temps de quelques heures. Les têtes d’affiche avaient le privilège de garer leur « belle américaine » dans la cour de récréation et de profiter de l’appartement de fonction pour se mettre en tenue.
En sortant de l’école, nous avons rencontré … Joop Zoetemelk, un champion du monde vainqueur du Tour de France qu’il termina aussi six fois second, puis plein d’autres champions habituellement inaccessibles.
Raymond Martin, un ancien vainqueur du Grand Prix de la Montagne, assis sur un bord de trottoir, signant un autographe à un jeune enfant, tandis qu’en arrière-plan, un coureur satisfait un besoin naturel contre le mur, c’était cela l’atmosphère conviviale des critériums. J’eus ainsi la vision surréaliste de l’immense Eddy Merckx, probablement le plus grand coureur cycliste de tous les temps, martyrisant son vélo avec une pierre dans une cour de ferme pour en régler la hauteur de la selle. Comme le plus talentueux photographe de la presse sportive, je me glissais au sein du peloton avant le départ pour mitrailler quelques portraits. Les plus physionomistes d’entre vous reconnaîtront le populaire Poulidor, le combatif portugais Agostinho, Gilbert Duclos-Lasalle deux fois vainqueur de Paris-Roubaix et du derby de la route Bordeaux-Paris, ou encore l’italien Saronni qui remporta un championnat du monde, deux Tours d’Italie, ainsi que les classiques Milan-San Remo et le Tour de Lombardie. Celui-ci (à gauche) devise avec son coéquipier Marc Demeyer, ancien vainqueur de Paris-Roubaix, qui se suicidera quelques mois plus tard, une conséquence probable d’un dopage outrancier. Cela me rappelle une chronique du Tour de France que Blondin, maître es calembour, avait titrée: « Jan Raas et Demeyer »! Sublime Antoine qui fustigeait ainsi le dopage: « Peut-on être premier dans un état second? »
La course elle-même ne présentait qu’un intérêt accessoire, surtout sur ce parcours beauceron complètement plat. Merckx semble sourire à la blague belge que lui raconte un de ses coéquipiers. Plus de trente ans après, le valeureux Jean-Pierre Danguillaume, vainqueur de la célèbre Course de la Paix et de plusieurs étapes du Tour, fier de ma photographie dans le sillage du Cannibale, me la dédicaça.
Bernard Hinault champion du monde
Bernard Hinault ne semble pas prendre l’affaire à la légère. Il est vrai que si je cite encore Laurent Fignon … : « 1er mai 1982, toute la fine équipe se retrouva dans un autre critérium, à Garancières-en-Beauce. Fief de qui ? De Beucherie évidemment (champion de France en titre ndlr). Un endroit très verdoyant, en pleine campagne. Il n’y avait qu’un seul problème, c’est que c’était en Ile-de-France, chez moi aussi … Cette fois, Hinault était bien présent. Beucherie est allé le voir : « Je veux gagner. » Le Blaireau lui a dit : « D’accord. – Moi, je ne suis pas d’accord, ai-je annoncé. Cette fois, c’est moi qui gagne. » Beucherie était ivre de colère : « Ne fous pas la merde. » J’ai ajouté : « À Camors, on a été réglos parce que tu l’avais demandé. Mais cette fois, tu ne feras pas la loi. » Qu’avais-je à gagner, sinon des ennuis ? Mais c’était plus fort que moi. Je n’aimais pas la partialité et je considérais que le « mérite » devait tourner. J’ai vu mon Hinault totalement se dégonfler, fuyant le conflit : au fond, ça l’ennuyait profondément. Je vois encore le Beucherie, pleurnichard, courant après Hinault- mais le Blaireau s’était finalement gardé d’intervenir. Ce qui revenait à me donner « carte blanche ». Beucherie était furieux et pendant toute la course, il allait négocier à droite à gauche pour convaincre une majorité de leaders de rouler pour lui. À un moment, il est venu à ma hauteur : « C’est moi qui gagne, c’est réglé. » Et moi de lui répliquer : « Non, tu ne gagneras pas. » Je rappelle mon statut : néo-pro … Même Jan Raas me demanda des explications. Je l’ai envoyé sur les roses : « Ce ne sont pas tes oignons, c’est un truc entre Français. » Ainsi, avec Beucherie, nous avons passé autant de temps à échanger des amabilités qu’à se concentrer sur la course … Au comble de l’agacement, j’ai fini par lui expliquer le fond de ma pensée : « Tu étais quoi, toi, avant d’être champion de France ? Pas grand-chose. Eh bien ce soir tu vas redevenir ce que tu as toujours été : pas grand-chose … » Hinault, Raas et les autres ont finalement assisté en spectateurs –plutôt amusés- à la fin du duel. Qui n‘en fut pas vraiment un … Il y eut bien quelques attaques dans les derniers kilomètres mais j’ai contrôlé assez aisément les événements. Je voulais rester maître d’œuvre. C’était mon choix et je devais assumer. Non seulement, j’étais bien plus fort que lui, mais, je l’ai appris par la suite, Beucherie n’était pas très aimé et encore moins respecté dans le peloton. Et quand je l’ai décidé, je l’ai largué. À ma main. Tranquillement. Je l’ai laissé à une centaine de mètres derrière moi, pour le voir agir et s’énerver … Je suis conscient du côté humiliant de cette scène. Mais moi, je m’amusais, je jouais, je jubilais. Sans le savoir, j’avais quand même pris ce jour-là un sacré risque en contestant une décision de Bernard Hinault ! Du coup, ce critérium fut quasiment une vraie course et il se disputa à la pédale, ce qui était rare pour un critérium ! » J’avais donc assisté à un critérium pas comme les autres. Après l’arrivée, je fus témoin d’une scène plus décevante dans la salle de classe de l’école. Assis sur un pupitre, j’écoutais tranquillement les conversations entre coureurs lorsque surgit dans la pièce Bernard Hinault, vraiment blaireau en la circonstance : « Houlà, il y a trop de monde ici. Ouste dehors ! » Personne n’obéit à son ordre et, du coin de l’œil, nous vîmes Hinault ouvrir l’enveloppe tendue par l’organisateur et compter sa liasse de billets de banque, illustration exacte qu’un critérium se court au cachet … … Et à la pilule ! Car le grand coureur breton, il faut s’incliner devant son brillant palmarès, fut, cette même année, l’instigateur de ce qu’on appela « l’affaire de Callac ». Rien à voir avec l’affaire Calas, c’est la faute à Voltaire ; celle de Callac, c’est la faute à Hinault et Bernaudeau qui refusèrent de satisfaire à un contrôle antidopage inopiné. En principe, ces actions répressives n’existaient pas dans ces épreuves et il était fréquent que les coureurs « chargeassent la chaudière » pour tenir le coup durant la fructueuse tournée des critériums et les harassants rallyes automobiles pour rejoindre une ville à l’autre. Il ne s’agit pas de faire dans ce billet le procès du dopage, aussi ancien que le cyclisme, comme la prostitution est aussi vieille que le monde. Ne pensez-vous d’ailleurs pas que nos hommes politiques sont eux-mêmes dévoreurs d’amphétamines pour tenir le coup lors de leurs campagnes électorales ? Pendant la guerre 1914-18, on distribuait aux fantassins, avant les attaques à l’arme blanche, une gnôle éthérée. Durant la seconde guerre mondiale, on utilisa massivement les amphétamines pour donner un regain de tonicité aux troupes épuisées. Il ne faut donc pas s’étonner que Tonton, Tintin, Riri et Mémé (noms de code des substances prohibées Tonedron, Pertivin, Ritaline, Méthadrine) s’alignassent aussi au départ des critériums. Pourquoi voulez-vous que les coureurs cyclistes soient les derniers bastions de la morale dans une société pourrie ? Et puis, dans ce billet, je vous parle, avec mon âme d’enfant retrouvée, d’une passion incontrôlée. Je reprends volontiers l’épigramme choisie par Philippe Bordas, un excellent écrivain sportif, dans son livre Forcenés, une superbe ode au cyclisme : « J’ai vécu au sein d’un poème lyrique, comme tout possédé » (Pier Paolo Pasolini). Dans un essai délicieux sur le Vélo, René Fallet, un ancien Prix Interallié ce n’est pas rien, faisait remarquer plus prosaïquement : « Quand le Tour de France n’a pas lieu, c’est comme par hasard, le tour des catastrophes. Qu’on en juge : il ne manque au palmarès de cette épreuve que quelques lignes, et elles correspondent fâcheusement aux années noires des deux dernières guerres mondiales. ». Et il concluait : « Je ne vois pas en quoi rayer de la planète la course cycliste, ou le serment d’amour, ou la cueillette des champignons, empêchera les bûchers de brûler, les fours à gaz de s’allumer … En fin de compte, dès qu’on ne numérote plus les dossards, on numérote les abattis. » Pour assouvir son amour pour la petite reine, l’ami fidèle de Georges Brassens alla jusqu’à organiser sur ses terres bourbonnaises, un critérium d’un genre un peu spécial. En août 1968, à défaut de Bol d’Or des Monédières, s’ébranla la caravane des premières Boucles de la Besbre composée de cinq champions de la dive bouteille de Saint-Pourçain parmi lesquels, évidemment, l’auteur de Banlieue Sud-Est, La soupe aux choux et Le beaujolais nouveau est arrivé : « À l’aube, sur le coup de dix heures du matin, au lieu-dit de Godet ( !), qui sera pour la postérité, aux Boucles ce que le Réveil-Matin de Villeneuve-Saint-Georges fut au Tour, nous partîmes donc, le cœur en fête. » Quelques arrêts bistrot plus tard, « Restait à décider qui allait remporter la victoire à Jaligny. Qui allait ouvrir le livre d’or des Boucles de la Besbre ? » Vous voyez bien que les critériums sont arrangés à l’avance ! « Nous en discutâmes tout en roulant. Le jeune Marcel Chenal proposa sa candidature. Coiffeur et coq de village, il entendait embrasser la fille du pharmacien, préposée à la remise du bouquet au vainqueur. » N’est-ce pas la même motivation qui anime Miossec, un breton qui a vécu les courses de pardons, dans sa chanson Le Critérium ?
« J’aimerais tant m’échapper du peloton Aspirer quelques secondes d’éternité Je m’en remplirais plein les poumons Et dans ton corps les soufflerais Mais je n’ai jamais connu la gloire N’étant qu’un vulgaire passeur de bidons Qu’on voit passer l’été sur les boulevards Noyé dans une meute bleue jaune marron Tu verras qu’un jour, là tu peux me croire Je saurai enfin m’imposer Ma position est celle du bon smicard Qui souffre l’automne, l’hiver, l’été Juste bon à resserrer les écarts Pour finir dans la voiture balai À cent bornes de la ligne de départ Et encore plus de celle d’arrivée Mais le pire c’est de sentir tous ces regards Qui vous disent, ah c’est encore raté La saison prochaine et pas plus tard Ce sera mon tour de raccrocher Remporter le critérium C’est pas rien crois-moi Mais t’embrasser sur le podium Là c’est tout pour moi Je voudrais que tu voies comme J’en chie pour toi Pour trois fleurs sur le podium Ah ça j’en bave crois-moi »
Les contrats plurent sur René Fallet et il lui fallut resserrer les cale-pieds (les pédales automatiques n’existaient pas encore) pour participer au premier Critérium des Gentlemen, organisé par Antoine Blondin, à Linards, près de Limoges. En matière de cyclisme, les gentlemen sont des amateurs de vélo, de tous âges (tels ceux « tournant » à Longchamp), que l’on associe pour une compétition à un coureur en activité. Fallet avait pour l’occasion comme entraîneur Raymond Poulidor, ce qui aurait dû lui assurer … la seconde place ! L’organisateur Antoine Blondin, « des vélos, je pense qu’il n’en vit pas un seul de la journée. Il ne connut, de rayons, que ceux de son soleil intérieur » ! Sans doute, l’Antoine avait fait le singe en automne au comptoir du Jadis-bar, rebaptisé ainsi par le patron en référence à son roman. René Fallet, boudiné dans son maillot arc-en-ciel, outrageusement poussé par le brave Poupou, termina vingt-septième sur trente. Il eut, malgré tout, le front d’écrire quelques mois plus tard, dans le quotidien L’Aurore (oui, celui de Zola !), au lendemain de la victoire de Poulidor dans Paris-Nice, que s’il avait battu le grand Merckx, c’était peut-être à Linards, dans sa roue, qu’il avait forgé son succès … »
J’ai rêvé une paire d’heures dans les rues de Chaumeil. Dommage que le musée dédié à Jean Ségurel soit fermé en cette saison. J’y aurais admiré les maillots que les plus grands champions reconnaissants lui avaient offerts : un « amarillo » de la Vuelta par Poulidor, un rose du Giro et celui de champion de France par Raphaël Géminiani, un de la marque Bic (fabricant de critériums aussi !) par Jacques Anquetil. J’achève mon pèlerinage par l’ascension (en automobile !) du col de Lestards dont la chaussée est rendue glissante par le tapis épais de feuilles mortes. Depuis trois ans, début août, sur ces routes mythiques du Bol d’Or, se déroule la « Laurent Fignon », une épreuve cyclosportive en hommage au champion trop tôt disparu qui, en souvenir et remplacement du fameux critérium, organisa durant une décennie la course Paris-Corrèze avec arrivée à Chaumeil. Quelques hectomètres avant Treignac, je franchis un modeste pont baptisé Jean Ségurel ; c’est là que l’artiste donnait rendez-vous galant à sa fiancée. C’est là que je vous quitte après cette plongée nostalgique au temps des critériums. J’imagine qu’en bas, dans la petite classe unique de Chaumeil, les sages bambins récitent leur leçon d’Histoire : « 52? Vercingétorix et Jules César au siège d’Alésia ! Oui, mais ça c’est avant Jésus-Christ ! (19)52, c’est la victoire de Jean Robic dit Biquet, un breton néanmoins gaulois, au premier Bol d’Or ! » Je pense aussi, avec émotion, à M.Crouzette, ce chaleureux collègue corrézien qui me fit découvrir quelques coins typiques du Mexique. Je me souviens d’une discussion à Cuernavaca, au-dessous du volcan du Popocatepelt ; on parlait du duel entre Poulidor et Anquetil, au-dessous d’un autre volcan du massif hercynien et … sans doute du Bol d’Or des Monédières.
Remerciements à Jean-Pierre, un fidèle lecteur, rédacteur du blog Mon Tour de France 1959, d’avoir puisé dans ses archives pour retrouver quelques beaux clichés du Critérium des As. Les photographies du critérium de Garancières-en-Beauce ainsi que celle de la vitrine aux maillots de Jacques Anquetil sont la propriété d’Encre violette.
Pour en savoir plus sur cette belle course, se reporter à: Le Bol d’Or des Monédières 50 ans de vélo et d’accordéon de Arsène Maulavé et Alain Ségurel éditions La Bouinotte
Le même Jean-Pierre, rédacteur du blog Mon Tour de France 1959 la suite, a écrit un billet très vivant sur Chaumeil et le Bol d’Or des Monédières. Excellent cyclotouriste (il a participé notamment à plusieurs Paris-Brest-Paris), il a même roulé sur le parcours du Bol d’Or et visité le musée dédié à Jean Ségurel. Dans son billet, on peut voir une « rareté », un long reportage vidéo avec des interviews de Raymond Poulidor, Jean Ségurel et son fils Alain, ainsi que quelques images animées de la course qui restituent toute la liesse populaire: http://montour1959lasuite.blogspot.fr/2018/01/voyage-2017-au-pays-de-laccordeon-le.html