Un soir au Café du P’tit bonheur
« On est tout simplement, simplement un samedi soir sur la terre » comme le chante Francis Cabrel. Un pastis, pardon un pastiche : « On est tout simplement un samedi soir à Sauveterre de Comminges » ! Tout simplement, c’est vite dit, tant cette petite commune de la Haute-Garonne se cache discrètement dans les premiers contreforts des Pyrénées, à une dizaine de kilomètres de Saint-Gaudens.
Il est vingt heures. Le café où l’on m’a donné rendez-vous n’est pas encore ouvert. Pour patienter, je me promène aux alentours et découvre juste derrière un stade bucolique avec sa rangée de platanes, le long de la main courante, offrant un abri naturel en l’absence de tribune, aux heures chaudes de l’après-midi. Ici, on pratique le jeu à treize … parce qu’il manquait deux joueurs pour pratiquer le rugby, aurait peut-être brocardé Coluche. En fait, il y a dans cette région du Comminges une vieille tradition de dissidence du ballon ovale. Détail piquant, le club porte le sobriquet de frelons, peut-être à cause du maillot jaune et noir.
J’ai encore le temps de vous dire que naquit ici Jean Allemane, une grande figure syndicaliste de la Troisième République. « Monté » à Paris avec ses parents qui y ouvrent un commerce de vins, puis embauché dans une imprimerie, il est emprisonné dès 1862, à 19 ans, pour avoir pris part à la première grève des ouvriers typographes de la capitale, un mode d’action alors illégal.
Il participe aux événements de la Commune, devient compagnon de route de Jean-Baptiste Clément, l’inoubliable auteur du Temps des Cerises, crée son propre mouvement, le Parti Ouvrier Socialiste Révolutionnaire qui fusionnera en 1902 avec la Fédération des Travailleurs Socialistes de France pour créer le Parti Socialiste Français avec Jean Jaurès comme porte-parole. « Pourquoi ont-ils tué Jaurès ? » questionnait Brel.
Voyez, on en revient toujours à des chansons. Et ce soir-là, ce qui aurait pu s’appeler à l’évidence le café des sports jouxtant le complexe sportif est baptisé joliment café du p’tit bonheur, un bistrot pas comme les autres où se réunissent d’anciens chanteurs de salle de bain qui se sont jetés à l’eau … pas dans la Seine mais sur la scène.
Ils s’appellent Gilles, Nathalie, Gérard ou Suzanne, ils sont dans la vie, psychiatre, dentiste, institutrice et même tenancière de café-brasserie, et tous, élèves assidus du p’tit atelier de la chanson qu’anime Patricia Damien, depuis plus d’une décennie, à son domicile de La Bastide du Salat, un petit village d’Ariège dont je vous ai encore entretenu récemment (voir billet du 25 août 2013). Elle a même « ramené un batave en pleine lumière » (sic Brel dans Amsterdam) qui, plutôt que des tulipes, cultive son savoureux accent dans la commune voisine de Betchat. Je doute cependant qu’il trouve un « bulot » au Pôle Emploi de Saint-Girons !
Un autre néerlandais a choisi le Comminges comme terre d’élection. En effet, le chanteur Dick Annegarn, après avoir longtemps vécu sur une péniche en région parisienne, a posé sa guitare maintenant non loin de Saint-Gaudens, à Laffite-Toupière précisément, où il organise un festival du Verbe. Vous connaissez sans doute son grand succès Mireille, une mouche comme toutes les mouches … enfin presque :
« Si je me faisais dompteur de puces, de cafards et d’abeilles
Je me ferais manager, la bête de scène serait Mireille »
« Voyons ce que ça donne, voyons si tu étonnes
Les clients de ce bistro, Mireille, va faire ton numéro …
Voyons ce que ça donne, voyons si tu étonnes
Les clients de ce bistro, Mireille, va faire ton numéro.
Tiens une mouche, pardon, dit le garçon
Et d’un pouce farouche ... »
Zoum zoum zoum … À propos, je ne sais pas chez vous mais on a été envahi de mouches cet été à la campagne.
Bon, je m’égare. Après deux week-ends de répétition et quatre jours en immersion totale à Sauveterre, c’est soir de générale de « Le café du p’tit bonheur cherche repreneur », la suite d’un spectacle qui connut un franc succès, il y a une dizaine d’années.
Je ne pousserai pas l’outrecuidance à affirmer que ces chanteurs bénévoles sont des piliers de bistrot même si la plupart d’entre eux mirent leur talent au service du film que j’ai réalisé l’an dernier sur l’histoire vraie du pittoresque café, plus que centenaire, de La Bastide du Salat (voir billet du 28 août 2012).
Ce soir, ils ont peut-être besoin d’un petit remontant pour vaincre le trac très légitime qui les tenaille. Par exemple, un de ces cocktails que propose Suzette la patronne en reprenant d’entrée Rhum Pomme, une chanson enivrante de Juliette ?
« ... Seulement voilà par ces temps d’crise
Faut pas r’fuser la clientèle
Ni une ni deux, hop ! j’improvise
J’vais leur en faire, moi, des cocktails !
En v’là du rhum pomme
Du Viandox on the rocks
Du Cinzano Tabasco
Du Pernod Porto pruneau
Du Guignolet lait
Du Bartissol Menthol
Du Ricard poire
Du Whisky Kiri kiwi
Vous me croirez, si vous voulez
Ils sont rev’nus dès le lendemain
Avec la gueule enfarinée
Et une brochette d’autres clampins ... »
Hips ! Voilà une toulousaine, petite fille de kabyle, qui s’est parfaitement intégrée aux mœurs de notre pays.
L’argument du spectacle est simple. Comme son titre l’indique, le café du p’tit bonheur est à vendre. C’est prétexte, comme dans une opérette, à une succession de saynètes et de chansons tirées du répertoire français, parfois relookées par les chanteurs eux-mêmes pour les besoins de l’intrigue. C’est empreint de bouffonnerie et de tendresse. La poésie s’invite aussi avec l’apparition épisodique d’Anny Zett, une fée aussi verte que l’absinthe, le spiritueux préféré de Van Gogh dont Zola décrivit les méfaits dans L’assommoir.
Le public commence à taper dans les mains ou battre la mesure avec les pieds sur le rythme d’un pastiche de la chanson de Julien Clerc Lili voulait aller danser, ce qui a pour conséquence de décontracter définitivement la joyeuse troupe de dix chanteurs comédiens vêtus d’impayables accoutrements dignes des Vamps et des Deschiens.
La chorégraphie est plaisante et mon œil balaie la vaste scène pour appréhender les mini situations variées qui se déroulent simultanément.
Je suis intrigué par un client, veste blanche et panama, qui, depuis un quart d’heure, demeure silencieux, assis devant son guéridon et plongé dans la lecture attentive du journal The Economist dissimulant son visage. Il a une drôle de tête ce type-là!
Bientôt, resurgit le souvenir de concerts mémorables de la fin des années 1960, et d’abord, en première partie d’Alan Stivell, Steve Waring à la guitare et Roger Mason aux cuillères, interprétant à Bobino :
« Jolie bouteille, sacrée bouteille
Veux-tu me laisser tranquille ?
Je veux te quitter, je veux m’en aller
Je veux recommencer ma vie ... »
Vœu pieux, son auteur Graeme Allwright s’en enfila sans doute quelques lampées lors des rassemblements mythiques sur le causse du Larzac pour la défense des moutons contre les canons.
Maintenant, je me souviens d’un récital poétique et hilarant des Frères Jacques au théâtre Saint-Georges à Paris : une histoire d’eau et une amourette de quarante jours, le temps que saint Médard et saint Barnabé règlent leurs comptes avec la météo. Paul Tourenne est le dernier bien cher frère encore de ce monde.
Le brave hollandais recruté comme serveur est plutôt confronté à une histoire d’Ô. Il connaît toujours des difficultés de compréhension avec la langue française, confondant blanc sec et plan sexe ! Cela dit, à sa décharge, nous sommes ici dans le terroir du tariquet !
« Qu’est-ce qu’il fait, qu’est-ce qu’il a, qui c’est celui-là ?
Complètement figé, ce mec-là,
Mais qu’est-ce qu’il fait là ?
Et il attend quoi ce type-là
Qu’est-ce qu’il fait, qu’est-ce qu’il a ?
Et puis son costume, c’est pas ça !
Il est drôlement ringard oh les gars !
Y a quequ’chose qui va pas ! »
L’identité de l’énigmatique client au panama va enfin nous être révélée dans un pastiche de Michel Jonasz qui, le mois dernier, fut la vedette des fêtes de Saint-Girons :.
« Je voudrais vous dire que je l’attends
Et tant pis si je perds mon temps
Je l’attends, je l’attends tout le temps
Sans me décourager pourtant …
… Je n’sais pas encore à quoi elle ressemble
Mais rien que d’y penser j’en ai la voix qui tremble.
Lorsqu’elle rentrera au milieu de la scène
Chacun le verra, je n’aurai plus de peine
Si je la regarde
Et qu’elle me regarde ... »
Ça devrait vite s’arranger … après que deux des chanteuses eussent réglé quelques problèmes existentiels.
On est samedi soir à Sauveterre. Et au bout du comptoir, du comptoir du p’tit bar de Madame Suzette, Cocolle (ça rime avec picole) pense : « Pourquoi m’appelle-t-on Six roses ? »
« Zezette sers-moi un muscadet/ Car il ne faut pas l’oublier/ Les fleurs il faut les arroser ! ».
Et pour compléter le tableau, voilà que Katy la serveuse saisit sa guitare pour nous avouer :
« Quand j’suis paf paf paf paf
Ça me chatouille le pif pif pif pif
Ça fait que j’ai l’pif paf paf paf
Et que j’ai mal aux tif tif tif tif
Quand j’suis paf paf paf paf
J’ai l’oeil contemplatif tif tif tif
Mai j’ai la bouche en staf staf
Et mes tifs tifs ont le taf
Quand j’suis paf ! …
… Quand je bois du Moulin à Vent
Mon esprit tourne à tous les vents
Une petite bouteille de Chablis
Me berce l’oubli.
Quand j’ai bu un peu d’Saumur
J’m’amuse à faire les pieds au mur
Je comprend tout de travers
J’vois tout à l’envers
Dans tout je me perds
Mais ça prouve tout simplement
Que j’ai du cran et du tempérament »
C’est pas beau décidément une femme qui boit ! On lui pardonne car c’est l’occasion d’entendre un air que les moins de quatre-vingts ans ne peuvent pas connaître. Ce fut un immense succès en 1932, extrait de l’opérette Mon amant et interprété par Marguerite Deval.
L’ivresse a gagné tout le café et les verres s’entrechoquent joyeusement. Pour pasticher certain tonton flingueur, dans le Rhum Pomme, il y en a … du rhum !
Dans la salle, on est moins euphorique : en prévision d’un karaoké, Katy (quand elle est paf ?) descend avec un petit air sadique dans le public pour distribuer des catalogues de chansons. Les spectateurs regardent leurs pieds. Avec ma chance …. Ouf ! Y’a d’la joie, elle choisit un homme et une femme au bout de ma rangée … deux alcooliques, pardon deux acolytes, puisque après leur prestation, ils resteront sur scène jusqu’à la fin.
Tous ces mélanges me font tourner la tête, permettez que j’abrège mon billet et que je m’assieds à une table du café qui n’a jamais mieux porté son nom. En effet, le bonheur semble y régner pleinement. Chacun y a trouvé sa chacune ou, à défaut, un « bulot », euh, un boulot !
Il y aura encore de jolis moments de tendresse et de nostalgie, ainsi avec la chanson de Michel Delpech juste rebaptisée :
« Après les cours on allait boire un verre
Quand on entrait Suzette souriait
Et d’un seul coup nos leçons nos problèmes
Disparaissaient quand ell’ nous embrassait
C’était bien, chez Suzette
Quand on faisait la fête
Elle venait vers nous.. Lau – rette
C’é tait bien, c’était chouette
Quand on était fauché
Elle payait pour nous.. Su-zette »
C’est vrai que c’était chouette les années yéyés : du « bulot » pour tout le monde (excusez Heeré, c’est la dernière fois !), pas de sida, peu de pollution … !
Et ce soir, tous dansent un rock endiablé avec Suzette sur la musique de Dany Brillant :
« On va faire la fête
Dans le café de Suzette
Tous à l’unisson
Entre cocktails et chansons … »
Les vignes du Seigneur sont même honorées avec un gospel, Allez Luia ! L’énigmatique vieux monsieur au panama et sa dulcinée qu’il a attendue quarante ans nous font verser une larme avec leur interprétation de L’adolescente, une émouvante chanson écrite par Jeanne Moreau. Qu’ils ne s’offusquent pas si je vous offre ici la version originale :
Suzette, la propriétaire du café (comme elle le fut dans la vraie vie) chante magnifiquement ses rêves :
« J’aurais voulu être une artiste
Pour pouvoir faire mon numéro
Mais avant que tout ça existe
Il me faut vendre le bistrot
J’aurais voulu être une chanteuse
Pour pouvoir crier qui je suis ... »
Mais vous l’êtes Suzanne ! Comme d’ailleurs toute votre clientèle et votre personnel !
En guise de dernier petit verre, chez moi en Normandie, on appelle ça le coup de pied au cul ou la revoyure, la troupe au complet, sur le devant de scène, rend hommage à l’ami Georges Moustaki disparu cet été.
« S´ils passent parmi vous, regardez-les bien vivre
Et comme eux soyez fous, et comme eux soyez ivres
Car leur seule folie, c´est vouloir être libres
Ils n´ont dans la vie que cette philosophie
Nous avons toute la vie pour nous amuser
Nous avons toute la mort pour nous reposer
Nous avons toute la vie pour nous amuser
Nous avons toute la mort pour nous reposer
Ils vieilliront aussi, qu´ils restent ce qu´ils sont
Des viveurs d´utopie aux étranges façons
Des amants, des poètes, des faiseurs de chansons
Ils n´ont dans la vie que cette philosophie
Nous avons toute la vie pour nous amuser
Nous avons toute la mort pour nous reposer
Nous avons toute la vie pour nous amuser
Nous avons toute la mort pour nous reposer… »
Dans le Sud-Ouest, ça s’achève souvent autour d’un buffet, ce soir-là, un vrai comptoir au fond de la salle. Autour de quelques pâtisseries et d’un verre de cidre, les « chanteurs de salle de bain » confient leur trac et leurs petits couacs (ah bon, il y en eut ?).
Je vous rassure, ils seront fin prêts pour la première à La Bastide du Salat, le 14 septembre. Je me suis laissé dire qu’ils reposeraient leurs tréteaux, calicots et carafes de Pernod, en fin d’année 2013, à Sauveterre du Comminges.
Le Café du p’tit bonheur cherche spectateurs. Venez-y trinquer s’il s’installe près de chez vous !
Un bravo particulier à Philippe Morin, mon coéquipier sur mes réalisations vidéo (voir billet du 25 août 2013), qui assure avec talent la régie son et la mise en lumière du spectacle.

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