Là-haut … Amédée Soucasse
Me revoilà ! Je vous ai délaissé durant ces quelques semaines estivales pour me consacrer à une autre aventure qui me tenait particulièrement à cœur.
En effet, depuis trois ans, lors de mes séjours en terre ariégeoise, j’ai entrepris avec un ami un travail vidéo de conservation de la mémoire du petit village de La Bastide du Salat.
Dans le premier film, l’ancien maréchal-ferrant, alors âgé de 90 ans, égrenait ses souvenirs. Je vous en avais parlé lors de sa disparition (voir billet du 14 décembre 2012).
Le second reportage était dédié au café du village, une histoire familiale de plus d’un siècle (voir billet du 28 août 2012). Il était temps car Maryse la tenancière aspire à la retraite.
Ce film, à peine achevé, j’avais déjà choisi le sujet du suivant : le portrait d’Amédée Soucasse, un agriculteur du hameau niché dans les collines boisées qui dominent le village.
D’ailleurs, il y a un an, presque jour pour jour, assis sur un banc en face de la cabane des chasseurs en lisière des bois, je devisais avec mon futur héros sur certains détails du tournage.
Malheureusement, par un funeste dimanche de décembre, Amédée fut terrassé dans sa grange par une crise cardiaque. Son dynamisme et sa joie de vivre ne laissaient pas présager pareille issue.
J’étais subitement orphelin d’un ami et dépossédé du sujet de mon prochain film. Très vite, comme porté par un profond élan d’adhésion dans le village, j’eus envie de rendre tout de même hommage à ce cher Amédée, évidemment dans un esprit différent.
Signe du destin, j’appris que, quelques mois auparavant, un professeur d’occitan dont les aïeux vécurent autrefois dans le même hameau, l’avait interviewé longuement en patois gascon.
Je pris donc contact avec Jean-Paul Ferré, membre militant au sein de l’association Eth Ostau Comengés pour le maintien de l’expression en langue occitane. Instantanément, il mit à ma disposition gracieusement près de deux heures de rushes, un précieux matériau audiovisuel qui acheva de me convaincre de m’atteler à la tâche.
Dans la foulée, des gens du village me confièrent des photographies et même des petits films de famille en Super 8.
Ainsi, pouvait être réalisé « Là-haut … Amédée Soucasse » dont voici le préambule :
C’est déjà un joli pied de nez que nous décoche involontairement Amédée en égrenant ses souvenirs en gascon alors que, soixante-dix ans auparavant, il était vertement réprimandé en classe par son institutrice pour usage abusif du patois. N’était-ce pas sa première langue natale ? Celle qu’il pratiqua exclusivement en gardant les vaches auprès des vieux jusqu’à ce qu’il fréquentât les bancs de l’école communale à l’âge de six ans.
Pour une séquence du film, j’ai interviewé un de ses camarades de classe dans le sentier à travers bois qu’Amédée empruntait matin et soir, en toute saison, pour se rendre à l’école distante de près de six kilomètres. Avec son cartable et sa gamelle du repas de midi, il marchait en sabots fourrés de paille en hiver pour se protéger du froid. Ce n’était pas chose facile quand le chemin était boueux ou lorsqu’il fallait sauter les ruisseaux.
De plus, c’était en temps de guerre et il n’était pas rare qu’il croise des maquisards postés non loin de là. Il avait dix ans lorsqu’il entendit le 10 juin 1944, les tirs des allemands au village voisin de Marsoulas. Ce jour-là, 11 enfants, 6 femmes et 11 hommes furent victimes de la barbarie nazie.
Curieux, il fouina du côté du maquis. Il pensait y trouver comme tous les enfants de son âge, des cabanes ; en soulevant une planche, il aperçut le corps d’une femme enterrée-là, en représailles probablement d’actes de collaboration.
La vie était incroyablement rude à la modeste ferme familiale en ce temps-là : ni eau, ni électricité.
Le dimanche, Amédée et sa sœur chaussaient les sabots pour accompagner leurs parents à la messe par la route de terre empierrée. Á hauteur du cimetière, ils les troquaient pour des souliers vernis.
Les familles étaient très pieuses dans les campagnes et, avec sa gouaille coutumière, Amédée raconte comment ses voisins furent surpris accomplissant leur acte de foi à domicile.
Á cette époque, la messe de minuit se déroulait précisément à l’heure dite. Le petit Amédée remontait ensuite à pied. Il « festoyait » en cette nuit de Noël d’un morceau de saucisse grillée puis déposait ses sabots devant la cheminée. Le vieil homme à la barbe blanche apportait une mandarine, parfois une boîte de crayons de couleur pour l’école ou un paquet de biscuits acheté à l’épicerie du village. « Heureux » gosses d’aujourd’hui, gavés d’Iphones et d’ordinateurs !
Amédée évoque la présence d’un baron au lieu-dit de Crabasse, pourtant ces fermiers n’avaient aucune ascendance noble. C’était le temps où l’on affublait chacun de sobriquets. Même les aïeux qui connurent cette famille ont été bien incapables de me fournir un début d’explication et cependant, aujourd’hui encore, un demi-siècle plus tard, quant on monte là-haut, on passe devant la maison du baron de Crabasse et de son fils le baronnet, depuis longtemps disparus.
De cette vie d’autrefois, Amédée évoque les jours de foires lorsqu’il fallait partir au petit matin et emmener les bêtes par le chemin des crêtes à travers la forêt, jusqu’à Salies-du-Salat.
Á la Toussaint, la « Marie du Sabaté » ramenait à pied les oies. Quand je vois la difficulté qu’on a eue à en cadrer une correctement, j’imagine la tâche ardue pour mener toute cette volaille là-haut.
« Qu’est-ce qu’on (Amédée) attend pour être heureux ? » Sur de vieilles photos de sa jeunesse, Ray Ventura et ses Collégiens fredonnent leur célèbre refrain. Amédée patientera encore un peu car l’heure est venue d’aller sous les drapeaux.
Et voilà que ce brave Amédée qui se voyait accomplir ses obligations militaires tranquillement à la caserne Caffarelli de Toulouse, à une heure de chez lui, se retrouve bientôt à Lyon puis à Briançon, affecté au 159 ème régiment d’infanterie alpine.
Détail cocasse, le Pyrénéen d’Ariège abhorre ce coin des Alpes trop froid et entouré de montagnes ! Ce n’est pas de la « tarte » même si c’est ainsi qu’on nomme familièrement le béret des chasseurs alpins.
Sa grande vadrouille est loin d’être achevée et, en septembre 1955, il embarque à Marseille sur le cargo Pasteur : en route pour l’Algérie et les montagnes de Kabylie. Il y combattra durant vingt-huit mois avec juste une permission de quelques semaines pour soigner à l’insu de sa famille, une blessure par balle. L’an dernier, au cours de la préparation du film, Amédée m’avait confié de nombreux souvenirs, parfois difficilement supportables, de « sa » guerre d’Algérie. Je l’avais alors freiné pour qu’il m’en réserve l’essentiel lors du tournage …
Pour donner une note plus gaie à la suite de cette longue et douloureuse parenthèse militaire, j’ai construit une séquence follement chantante autour de la basse-cour de la ferme sur la musique de Poule zazou de Charles Trenet.
Certes, un peu moins aujourd’hui, mais depuis des dizaines d’années, le devant de la ferme d’Amédée tient de l’arche de Noé. J’y emmenais même une chère petite fille. Elle se délectait de voir circuler en totale liberté, même sur la route, poules, coqs, poussins, pintades, canards, oies et parfois un paon. Ça au moins, c’était de la volaille élevée au grain et en plein air. Signe des temps, des voisins acariâtres se plaignent aujourd’hui, de cette promiscuité volatile … Bientôt, on nous « pondra » des arrêtés préfectoraux pour que les coqs ne puissent chanter qu’à des heures raisonnables susceptibles de ne pas troubler le sommeil des néo-ruraux.
Cela me rappelle aussi une interview du professeur Choron que j’avais effectuée lors de mon aventure au journal Charlie-Hebdo (voir billet du 23 décembre 2010). Le sulfureux trublion un peu éméché présageait que dans trente ans (on y est), les poules ne pourraient plus traverser la chaussée !
Moi, j’y retrouve des images de mon enfance dans la ferme de ma chère Mémé Léontine (voir billets des 20 janvier et 14 février 2008) quand quelques rares automobilistes impétueux volaient dans les plumes de poulets effarouchés. Et, c’est à la ferme d’Amédée que j’effectue désormais ma provision d’œufs pour manger à la coque (voir billet du 6 mars 2008) !
Les attendrissants bouts de films Super 8 que m’ont proposés deux villageois, m’ont permis de faire ressusciter les travaux saisonniers de la ferme : le sacrifice du cochon, le millas, les vendanges, la fabrication du cidre … Amédée y est omniprésent avec sa fausse dégaine à la Bourvil, le béret enfoncé sur le crâne. Lors de la projection, certains ont reconnu fugacement quelques aïeux disparus.
Comme affirme Amédée dans le film, « on travaillait beaucoup plus durement que maintenant mais on chantait aussi ! » En effet, ces moments rudes s’achevaient souvent par des repas festifs : poule farcie, le gros saucisson « trip marin », le jambon « cambajou » … ça me fait saliver rien que de l’écrire !
J’ai interrogé aussi le maire actuel du village qui brosse un portrait de l’action citoyenne d’Amédée au sein de la commune : cinquante ans de présence au conseil municipal et, il en tirait fierté, pratiquement aucune absence. L’un de ses amis rappelle une mémorable séance à laquelle Amédée participa malgré la neige abondante. Il remonta de nuit au hameau à pied. Nombre d’élus de maintenant devraient prendre exemple.
Comme dit joliment le premier administré de la commune, Amédée, c’était le second maire, le maire de Crabasse, le maire du hameau.
Comme le définit aussi avec justesse un de ses adjoints, Amédée, « c’était un bosseur, une force de la nature, un bûcheron, quelqu’un sur qui on pouvait toujours compter ! »
J’en fus souvent témoin, il suffisait d’évoquer quelque chose pour qu’Amédée s’en empare et l’accomplisse de manière totalement désintéressée. Il connaissait les bois comme sa poche, il renseignait les chasseurs sur les implantations probables de hardes de sangliers. Á la saison des champignons, il remplissait volontiers un sac de cèpes ou de girolles pour quelque ami revenu bredouille : « Tu auras l’air moins con en redescendant au village. »
Amédée garda puis éleva des moutons toute sa vie. C’est là que je découvris véritablement toute sa générosité et sa gaieté communicative. Il me convainquit de monter à l’estive de Pouilh dans les montagnes du Couserans pour partager une journée avec ses amis berger et éleveurs. Cela devint un rituel, il était heureux que je l’accompagne là-haut, chaque année, un dimanche du mois d’août. J’y ai vécu des émotions rares au contact d’hommes vrais et d’une nature majestueuse (voir billet du 27 août 2008).
Dès que j’eus décidé de réaliser le film, il s’imposa à mon esprit qu’il s’achèverait dans ce petit coin de paradis. La mort d’Amédée n’y changea rien, j’organiserai donc un tournage là-haut pour célébrer sa mémoire Dès l’hiver, je pris contact avec Jean Bénazet le berger pour mettre sur pied ce qui allait prendre l’allure d’une expédition car il fallait transporter le matériel de tournage par un sentier muletier escarpé.
Rien ne fut insurmontable pour rendre hommage à Amédée, pas même quelques avalanches qui, comme un signe, emportèrent la cabane de Pouilh à l’approche du printemps. Un crève-cœur que la destruction de ce « monument » qui appartenait à l’histoire de la montagne et des anciens !
Audacieux, imprudents (?), le 10 août, nous quittâmes le studio de montage, dix jours avant la projection programmée, pour effectuer … le tournage de la séquence à l’estive.
Je crois que ce jour-là, nous étions invincibles (ou « intondables » en référence aux bandes dessinées de F’Murr) et que rien ni personne ne pouvait gâcher ce pèlerinage dédié à Amédée.
Dès cinq heures trente du matin, deux éleveurs nous attendaient avec leurs véhicules 4×4 pour effectuer le bout de route forestière autorisée aux seuls ayant-droits de l’Office National des Forêts et du groupement pastoral. Une demi-heure plus tard, c’était au tour d’un brave équidé de nous accueillir à la fin de la piste. Milord donna tout son sens à l’expression « chargé comme un mulet » en acceptant sur son dos tout le matériel de tournage ainsi que nos sacs, soit environ une centaine de kilos.
Alors, au tout petit jour naissant, la cordée de sherpas couserannais entama l’ascension. Était-ce la motivation particulière qui m’animait, la grimpée me sembla moins pénible qu’à l’habitude.
Une heure plus tard, la récompense était au bout de mes peines. Á pied d’œuvre, près des ruines de la cabane, le spectacle pouvait commencer.
Il fut magistral. Le soleil levant couronna les cimes de sa lumière dorée puis lentement révéla les pentes de la combe sortant de l’ombre. Le décor était planté, les acteurs pouvaient entrer en scène.
Les sonnailles retentirent au loin et bientôt, 1 500 brebis orchestrées par les deux bergers et leurs chiens border collie dévalèrent la pente pour rejoindre le parc de contention. Une véritable production digne de celles de Robert Hossein !
La matinée fut consacrée ensuite aux soins des bêtes souffrant notamment du « piétain ». Je suggérai à mon ami cadreur les plans que j’intercalerai ensuite avec des photographies d’Amédée prises dans les mêmes circonstances.
Au-dessus de nos têtes, le ciel était de ce bleu azur que j’avais rêvé pour y fondre le portrait d’Amédée à la fin du film.
Vers midi, après deux ou trois apéritifs ( !) pour évacuer la tension, j’entrepris l’interview du berger Jean Bénazet.
Un tête à tête émouvant ! Jean, c’est une tronche d’acteur, c’est une voix aussi qui distille avec chaleur et conviction ses souvenirs et ses sentiments concernant Amédée. Une prise suffit. Quant à toi Philippe, merci pour la pureté de l’enregistrement sonore, tu es l’in(génie)ur des alpages (même dans les Pyrénées !).
Vint le temps, comme toujours là-haut après le travail, d’une « troisième mi-temps » festive quoique empreinte d’une retenue inhabituelle liée à l’événement.
Saucisson, saucisse sèche, pâté de tête, canard, gigot, fromages de montagne, croustades et quelques bouteilles de vins régionaux envahirent la table ; il manquait juste les deux grandes boîtes de macédoine de légumes et le bocal géant de mayonnaise qu’Amédée apportait traditionnellement : « Putain, ça pèse ça ! » comme il disait.
Et l’on chanta sous la houlette de Christian Vergé, un éleveur à la voix chaude.
Ce jour-là, j’ai lu beaucoup de bonheur dans les yeux parfois mouillés des invités témoins de ces scènes (la Cène ?). L’âme d’Amédée planait au-dessus.
Je ne crains pas de dire que j’ai vécu là une de ces journées qu’on n’oublie pas dans une vie. Merci infiniment à tous ceux qui y ont contribué.
Dans les jours qui suivirent, en salle de montage, plus d’une fois, je me suis surpris à verser une larme en visionnant l’ultime séquence du film. Comme un pressentiment de l’accueil favorable qui serait réservé à la future projection.
Puis la semaine dernière, la population locale déferla en rangs serrés dans la petite salle communale de La Bastide du Salat transformée pour un soir en un cinéma d’art et d’essai.
Outre la mémoire d’un ami, on rendait hommage à une langue menacée de disparition avec donc deux films en langue occitane sous-titrée. En première partie, en effet, l’association Eth Ostau Comengés présentait Eths Segaires, un documentaire instructif sur les moissons autrefois en Couserans et Comminges. Cela réveilla beaucoup de souvenirs chez les anciens paysans du village. Chez moi aussi, lorsque tout gamin, je me hissais au sommet de la charrette chargée de bottes d’avoine pour le retour à la ferme de ma grand-mère. Deux imposants chevaux boulonnais remplaçaient l’attelage de bœufs gascons.
Après l’entracte, vint le moment tant attendu. Amédée, bien vivant sur l’écran, brossait à travers ses propres souvenirs le tableau d’une France rurale qui s’éteignit au tournant des années 1950 avec la mécanisation. Ses amis, camarades et voisins rappelaient l’homme généreux, serviable, gai, dur à la tâche qu’il avait été.
Des larmes coulèrent, des rires fusèrent, le public regarda intégralement le générique dans un silence recueilli. Des visages émus mais heureux apparurent quand les lumières se rallumèrent dans la salle. Merci Amédée !!!
Ce soir-là, les vieux veillèrent tard. Seuls, les coqs et les poules dormaient ! Spectateurs et réalisateurs partagèrent croustades, cidre et blanquette de Limoux.
Je devisai dans un anglais approximatif avec John et Elizabeth, un couple charmant de sud-africains qui séjourne au hameau, un mois par an, dans une fermette rénovée à proximité de chez Amédée. John lui rend hommage dans le film. Je n’ai pas souhaité traduire : « Amédée Soucasse était un wonderful man ! » Rien à ajouter !
Á la sortie, beaucoup se procurèrent le DVD déjà disponible. S’il vous dit de les imiter, prenez contact auprès de Philippe Morin, mon valeureux coéquipier (tél : 06 44 04 45 15).