Ici la route du Tour de France 1963 (2)
Voir « Ici la route du Tour de France 1963 » première partie (billet du 1er juillet 2013)
Profitons encore un peu de la journée de repos! Je laisse à Antoine Blondin d’abord, le soin d’évoquer une cérémonie chaleureuse et émouvante organisée en marge de la course :
« Passé le bourg d’Ytrac, nous crûmes nous trouver engagés dans une route du bout du monde puis, soudain, au détour d’un coteau, le paysage bascula et nous découvrîmes le petit hameau du Bex, perché sur une éminence.
Au flanc de l’église, une grappe humaine se pressait : vieilles de chez nous, jeunes pâtres, compagnons ridés par le plein vent, parents de toujours, témoins de naguère. Les maisons n’offraient qu’un vide noir sous la lumière, comme si cette agglomération de quelques feux avait voulu exprimer jusqu’au dernier ses habitants. Un chapitre de Flaubert, une nouvelle de Maupassant, un conte de Daudet rendraient mieux l’émotion vraie qui se dégageait de ces retrouvailles. Nul ne songeait à sourire au pastis servi sur des tréteaux placés contre la nef (je doute !ndlr). On recueillait les paroles exquises et directes de M.Moissinac, dont l’écharpe tricolore boucle un bagage humaniste qui va de Saint-Exupéry aux poètes grecs. Antonin Magne, à peine endimanché, regardait droit devant lui, humble et fier, rendu par-delà les trompettes de la renommée à sa condition de champion de campagne, comme il y a des médecins et des curés de campagne. »
Et tandis que l’Antoine a dû se rapprocher des tréteaux (!), je laisse le soin à Maurice Vidal de poursuivre l’hommage à Antonin Magne dit Tonin le sage, un ancien immense champion, directeur sportif de Raymond Poulidor :
« Le plus Cantalou des Cantalous, immédiatement après le pâtre Gerbert, qui devint pape s’il vous plaît sous le nom de Sylvestre II, et dont le règne sentit un peu le soufre des volcans, et avant tous les autres, c’est Antonin de la tribu des Magne.
Des gens passaient devant la terrasse et reconnaissaient le héros du jour, le vrai régional. On le saluait simplement, car en Haute-Auvergne, on n’aime pas tellement les grandes démonstrations. Et pourtant, Tonin, c’est quelqu’un : deux fois vainqueur du Tour de France, trois fois vainqueur des Nations, champion du monde sur route. Et une personnalité qui n’a pas fini de ravir et d’étonner, celle d’un fils de paysans pauvres qui a su apprendre et retenir, réfléchir et agir, une personnalité à propos de laquelle le maire du Bex pouvait, sans ridicule aucun, citer Saint-Exupéry et s’écrier : Mon cher Tonin, vous êtes un caractère !
Tonin et son cousin Maurice échangeaient des souvenirs, évoquaient le père Vergnolle qui idôlatrait son Antonin… Mais ce dernier est devenu un homme sage, et c’est avec méthode qu’il prenait des nouvelles :
– Dis-moi, est-ce que les foires ont toujours lieu à date fixe à Aurillac ? À quel prix vendent-ils le lait ici maintenant ?
Il évoquait la situation des paysans, l’injustice sociale dont ils sont accablés, les raisons de leur colère, parlait chiffres, hectares, nombre de têtes de bétail (il faut 30 vaches pour faire une fourme de Cantal de 50 kg. Le cousin Maurice, ancien enseignant et syndicaliste fervent, soutenait la discussion avec compétence et palliait pour Antonin la longue absence du pays natal. Tonin était bien loin du Tour de France quand il me disait :
– Tu vois, il est beau notre pays. Si nous avons plongé si vite aujourd’hui vers Aurillac, c’est qu’il faut bien descendre pour atteindre la rivière. Ici, tout descend ou monte, et si le pays est beau, si la terre est riche pour l’élevage, elle est dure à qui y travaille. Faucher un pré en pente, si tu savais ce que c’est dur ! »
Cette parenthèse un peu longue mais tellement authentique sent bon la douce France des années 1950-60, dans laquelle pourtant s’amorçait le dépeuplement des campagnes.
J’ai envie de clore cette journée de repos en compagnie d’un autre Auvergnat, le chanteur Jean-Louis Murat dans la contrée duquel les coureurs passeront demain pour rejoindre Saint-Étienne.
« Voilà le temps de vivre par les choses éphémères …Voilà monde moderne et son cul plein de boue accusant la montagne d’être obstacle à la joie »
Comme moi, Murat aime le vélo : « J’aime les champions, j’aime l’idée du tour de France, le circuit du tour de France. Le classement, le palmarès des étapes a participé à une sorte de mythologie intime. Le premier champion que j’ai vu était passé au-dessus de la ferme de mes grands-parents, échappé. J’étais petit, il s’appelait Gérard Saint (celui-là même dont on a salué la veuve à Argentan ndlr), et je suis resté très longtemps avec l’idée que le coureur cycliste était un saint. Je ne voyais pas de différence entre un type qui courait le tour de France et Saint François d’Assise ».
Pour son opus Grand Lièvre, il a écrit Le champion espagnol, une chanson dédiée à Federico Bahamontès qui se présente comme l’épouvantail du Tour, au pied des Alpes toutes proches.
Le relief du vieux massif hercynien, pourtant propice aux grandes manœuvres, ayant été escamoté, on retrouve bientôt à Grenoble, justement Tonin le sage qui se désespère de la passivité de Poulidor, du moins dans la fable que nous livre encore et toujours Antoine Blondin :
« Un directeur sportif, sentant la fin prochaine,
Fit venir son poulain et lui tint ce langage :
« Dans les jours à venir, courez à perdre haleine
Car après ça, Raymond, on peut tourner l’alpage.
Et je ne prétends pas que vous puissiez en plaine
Rattrapez le retard qui est votre apanage.
Si du jaune maillot vous convoitez la laine
Grimpez, si m’en croyez, de tout votre courage
Car il est bon que vous sachiez qu’en ce domaine
Patience fait moins que force, ni que rage.
Quant à longueur de temps, mon vieux, n’en parlons point !
Sur vos i je ne veux pas mettre trop de points,
Ni contrarier le fabuliste.
Gardez-vous cependant d’être trop attentiste
Trop prudent ou parcimonieux,
L’important n’est plus de se montrer fataliste
C’est d’aller au-devant des dieux.
À vous donc la rogne et la hargne,
Salut les cols, bonjour les montagnes !
Voilà votre poule aux œufs d’or
Ne la tuez pas trop d’épargne. »
Ainsi parla Antonin Magne
À l’intention de Poulidor ... »
Ce à quoi, le placide coursier creusois répond :
« « Rassurez-vous, amis, la course peu propice
M’oblige à différer un peu l’entrée en lice
Mais c’est promis, juré, sur les sommets alpins
C’est moi qu’on chassera comme un petit lapin. »
Ah !misère de l’Isère ! Point d’écho à Grenoble.
Où sont ces vains serments et ce grand projet noble ?
Le poulain n’a pas galopé, il rétrograde.
(Bonnes gens, apprenez qu’il est monté Anglade !)
Bien plus, c’est un oiseau que le plein vent apporte
Qui est passé, ce soir, au col de Porte,
Mais cet oiseau, c’est celui qui vient de Tolède,
L’Aigle que le ciel aidera parce qu’il s’aide.
Or, croyez-moi, pour un poulain, ce n’est pas gai
Sur la cime des Alpes de se faire alpaguer.
Et il faut revenir aux maximes d’antan :
Rien ne sert de courir si l’on ne part à temps. »
Fédé … cocorico ! Dans le premier acte de la trilogie des Alpes, l’aigle a pris son envol dans le massif de la Chartreuse chère à Stendhal pour l’emporter au vélodrome de Grenoble avec plus de deux minutes d’avance sur le groupe des favoris, et ainsi, s’installer à la deuxième place du classement général.
Au fait, le maillot jaune est toujours depuis Angers sur les épaules du discret belge Gilbert Desmet 1, ainsi numéroté pour le distinguer d’un autre Gilbert De Smet.
Plus pour longtemps, en effet, les serres du champion espagnol lui arrachent le paletot d’or dès le lendemain entre Grenoble et Val d’Isère, sans forcer son talent outre mesure.
Les vedettes du jour sont les neiges plus éternelles que jamais. L’hiver a été rude et long et il a été nécessaire de creuser de véritables tunnels dans la glace pour franchir le col de la Croix-de-Fer.
Pour son papier, Antoine Blondin choisit le col de l’Iseran comme angle d’attaque, ce qui n’est pas le cas des trois grands favoris du Tour qui restent sur la défensive :
« L’Iseran, qui accueillit longtemps en son sommet la plus haute route d’Europe, domine un décor majestueux de torrents et de névés, où des tunnels susceptibles d’abriter des rames de métro se creusent sous la neige. Les bourgades microscopiques, dont les toits d’ardoise passée se confondent avec le rocher, donnent aux vallées des proportions vertigineuses qui abolissent l’échelle humaine. À l’escalader, on croirait voyager soudain en Caravelle : la neige est au-dessous de nous si blanche, si calme, dans un azur piquant et frais comme un vin de pays.
Cependant, cette majesté n’a rien de farouche. L’Iseran est un monarque libéral qui se laisse assez facilement approcher par les Tourtisants. Certes les antichambres, comme toujours, sont les plus difficiles à franchir. D’abord, elles grouillent de monde et procèdent, ensuite, à une sélection très rigoureuse par voie de chemins pentus, plus raides que des huissiers à chaînes. Mais la récompense tient dans ces lacets largement ouverts qui donnent aux dernières embûches un aspect plutôt débonnaire. L’Iseran se hausse peut-être le col, il ne s’agit en aucun cas d’un col cassé, terreur des jambes intoxiquées qu’un rythme syncopé amène au bord de la génuflexion.
Dans ces conditions, comment expliquera-t-on que ce haut lieu sonne pour de très grands champions l’heure de l’abandon, les prémices de la retraite ? Louison Bobet se tenait, hier après-midi, au sommet du col pour nous rappeler qu’en ce même endroit, il quitta à jamais le Tour de France, par un jour de tempête du mois de juillet 1959. Ce fut assez foudroyant. Il ne monta pas dans le camion balai, mais disparut littéralement, comme s’il se fût désintégré au sein du paysage, assez semblable en cela au savant grec Empédocle, dont on ne retrouva que les sandales posées devant le cratère de l’Etna. Seul un dossard livré au vent marquait sa trace …«
Le toit du Tour, jusqu’à ce que le col de la Bonette-Restefond l’ait surpassé, reste fidèle à sa légende de cimetière des « éléphants » cyclistes. Enfin presque, car c’est plutôt l’effroi d’avoir à l’escalader qui a conduit trois grandes figures du Tour de France à le quitter dans la vallée. C’est d’abord le champion du monde en titre Jean Stablinski qui, victime d’une lourde chute, monte dans l’ambulance. C’est ensuite, André Darrigade qui, malade, abandonne pour la première fois dans l’épreuve dont il est le recordman des vainqueurs d’étapes. C’est enfin, plus surprenant, Charly Gaul, victorieux dans le Tour 1958, celui qu’on appelait l’Ange de la montagne: un ange déchu qui bat tristement de l’aile.
Quelques lignes de la plume de Maurice Vidal m’interpellent :
« Il y avait aussi, très loin à l’arrière, un coureur du nom de Charly Gaul. C’est l’ancien seigneur des lieux, sur lesquels jadis il exerça une redoutable suzeraineté. Ne vous inquiétez surtout pas pour lui, ne le plaignez pas, il n’aimerait pas çà. Il affiche une mine réjouie, une bonne santé évidente. Simplement, il fait un Tour de France à l’eau d’Évian ou de Perrier. Les jeux dangereux, il les laisse à d’autres. Cet homme qui s’exclamait un jour « je ne veux pas mourir » est en train de revivre ».
Comme quoi, même les anges peuvent avoir des choses à se reprocher !
Je reviens avec Blondin : « En contrepartie, cet Iseran guillotineur d’idoles ne parvint presque jamais, au cours de son histoire, à délivrer des vainqueurs de premier rang. Il est de ces montagnes qui accouchent de valeureuses souris et, tandis qu’elles terrorisent les états-majors, font la part belle aux sergents fourriers, délégués par les équipes.
Dans la fosse tourbillonnante où s’étire Val-d’Isère, ils sont de nouveau arrivés trois, hier soir, que l’on n’attendait guère. L’Espagnol Manzaneque, doublure de Perez-Frances ; l’Italien Fontona, doublure de Battistini, et le merveilleux petit coureur de Royan, Épaud, doublure d’Anglade. »
Aujourd’hui, Antoine, maître du genre, manierait sans doute le calembour avec l’EPO, l’hormone magique du cyclisme des vingt dernières années.
Pour le pauvre Manzaneque, coutumier des longs raids en solitaire, son succès passe au second plan. L’information principale est la prise du maillot jaune par Bahamontés suite à la défaillance du leader Desmet. Anquetil pointe à la seconde place à trois petites secondes. La bagarre promet d’être fantastique demain.
Cinquante après, je suis surpris et déçu que Blondin n’en fasse guère cas dans sa chronique quotidienne qu’il intitule : Pour qui sonne l’Anglade :
« Victor Hugo, dans sa période superbe et révolutionnaire, proclamait volontiers qu’il fallait mettre un bonnet rouge au vieux dictionnaire. Pour notre part, nous lui passons un Maillot Jaune, durant trois semaines. La communauté où nous vivons n’est pas fermée, elle ne demande qu’à communiquer ses secrets, à les faire partager, mais ils réclament certaines initiations et il n’y a pas d’initiation sans langage. Le Tour de France s’en forge un à la mesure des circonstances. L’employer à l’égard du lecteur, c’est donner à nos mystères les résonances du cor de chasse et appeler tout un chacun dans notre vaste intimité. Aussi voudra-t-on bien excuser les calembours, les néologismes ou les tournures de syntaxe auxquels nous pouvons nous abandonner. Ils ne constituent pas des provocations mais des invitations.
Ce fier préambule n’a d’autre objet que de me permettre de justifier le titre ci-dessus .Pour qui sait ce que sonner veut dire, il est assez évident qu’Henry Anglade s’est montré, sur l’ensemble des étapes, le plus ardent et le plus constant attaquant. »
Pour la première fois, en cette année 1963, les téléspectateurs de France, de Belgique et du Luxembourg, peuvent suivre chaque jour en direct (et en noir et blanc, la télévision en couleurs apparaîtra l’année suivante) les dix derniers kilomètres de la course et l’arrivée dans la ville-étape.
Malheureusement les conditions météorologiques et l’état de la chaussée interdisent tout reportage du duel épique que se livrent Anquetil et Bahamontès dans la Forclaz, un col d’un autre âge avec une chaussée épouvantable, observez les photos !
Balançant entre angoisse et joie, je me souviens encore fort bien avoir écouté sur mon transistor la fin d’étape homérique commentée par Fernand Choisel.
Voici ce qu’en rapportent les Compagnons du Tour de Maurice Vidal :
« Lorsque Federico prit le maillot jaune à Val d’Isère, il ne pouvait se faire aucune espèce d’illusion. Avec un Jacques Anquetil à trois secondes, le problème était clair : attaquer le normand dans la dernière étape alpestre, provoquer son effondrement pour se mettre à l’abri du chronomètre allié de maître Jacques …
… Bahamontès possédait 90 secondes d’avance au sommet du grand Saint Bernard. Ses chances se rétrécissaient. Pourtant il récidiva dans le col de la Forclaz, avant même le passage épouvantable sur la vieille route de terre défoncée et ravinée. Par cet acharnement à se battre jusqu’au bout, l’aigle devenait lion. Tout le monde céda dans le groupe de tête, sauf Jacques Anquetil. Au démarrage de Fede, il répondit par un démarrage. D’un côté à l’autre de la route, les deux hommes se mesuraient du regard, extirpaient de leurs organismes les dernières forces disponibles pour faire céder le rival. Nul ne céda. Et ce fut l’une des plus beles passes d’armes de ce Tour, la plus belle même, vue depuis plusieurs années.
Au sommet de la Forclaz, Federico était premier, mais vaincu. Il attaqua pourtant une dernière fois dans l’anodin col des Montets. Il commença en tête la descente vers Chamonix. Mais Anquetil, une fois encore, fondit sur lui, le passa. Alors Federico indomptable jusque là, prit peur tout d’un coup dans cette descente dangereuse, grasse et traîtresse. Il manqua un virage, dut laisser partir son rival. Il revint une dernière fois, lorsqu’à son tour Anquetil manqua de partir dans le ravin. Il attaqua à l’entrée de la ligne droite, lui qui n’a jamais su sprinter. Il faillit surprendre Anquetil. Mais l’affaire était déjà entendue, l’indomptable, le fier, le grand Federico dut céder son beau maillot. »
Quant à Raymond Poulidor, le poulain d’Antonin Magne, après de timides attaques dans l’ascension du col du Grand Saint-Bernard, il termine à huit minutes.
Je devais être au comble du bonheur ce mercredi 10 juillet aux alentours de seize heures. Mon champion s’adjugeait sa seconde étape de montagne et endossait la tunique bouton d’or.
Le Tour de France est définitivement joué. Deux jours plus tard, Antoine Blondin, en aussi grande forme qu’Anquetil, nous narre une savoureuse Course contre le Monstre à la manière des Contes du Chat Perché de Marcel Aymé, écrivain d’origine franc-comtoise :
« Il était une fois, entre Arbois et Montigny-les-Arsures, un vieux matou revenu de bien des choses, qui avait élu domicile sur le trapon d’une cave et trouvait sa pitance sans l’avoir à chercher, grâce à la gentillesse des deux petites filles de la ferme. Il les payait de retour en les aidant à faire leurs devoirs, car il connaissait la solution de toutes les questions, ayant avalé jadis par force d’habitude un rat de bibliothèque. Le temps qu’il n’occupait pas à ces besognes scolaires, il l’employait à se chauffer sur le muretin qui retranchait la basse-cour de la grand-route laquelle était petite, sinueuse et ombragée de mystère. Pour dire vrai, il n’y passait jamais personne et le vieux chat n’avait à signaler que quelque commandeau de renards, voire un épisodique mitigne de belettes. (orthographe choisie par l’auteur ennemi des anglicismes commando et meeting !ndlr)
Or, ce jour-là, peu après le déjeuner, qui se composait de truites de la Loue et de Meurette, Delphine et Marinette, penchées sur un problème du Certificat, virent arriver le chat sur ses patins de velours, les moustaches émues, l’oreille mobile.
Dîtes-moi, chat, seriez-vous devenu fou ? demanda Delphine. Il est l’heure de votre sieste. Nous vous appellerons quand le moment sera venu de corriger nos copies.
-Il s’agit bien de Coppi ! répondit le matou, qui semblait hors de lui, il s’agit d’Anquetil. L’étape contre la montre passe au pied du jardin.
-Anquetil ! s’exclama Marinette, j’ai entendu dire que c’était là un monstre qui dévorait tout, la terreur des basses-courses, il faut le chasser immédiatement.
-Que non pas, rétorqua Delphine, allons le voir au contraire….
… Se plantant alors au milieu de la route, qui signale les dos-d’âne, mais non les dos de chats, lesquels peuvent se le faire gros, le matou boula sous la roue d’Anquetil comme il débouchait et le contraignit à mettre pied à terre.
Delphine et Marinette, jaillies des buissons, avaient des regards ardents pour ce monstre qui offrait l’image dorée du prince charmant.
-C’est que je n’ai pas le temps, soupira Anquetil, on m’attend à Besançon.
-Allons, allons, reprit le matou, et si je vous disais que c’est pour la chose du Certificat d’études, question calcul.
Le mot calcul sembla éveiller quelque intérêt chez le Prince Charmant.
Expliquez-vous, dit-il, je n’ai perdu que trop de temps.
Justement, répondit le matou avec un air satisfait. Voici l’énoncé du problème que Marinette et Delphine avaient à traiter : « Etant donné qu’un coureur A (Anquetil) part d’Arbois trois minutes après un coureur B (Bahamontès) et que celui-ci atteint Besançon en 1h 14’ 27’’, à quelle moyenne A devra-t-il rouler pour courir la même distance en 1h 12’ 20’’, sans pour autant rattraper B ? »
Anquetil se gratta la tête en gentil monstre apprivoisé.
Chat, dit-il, je vous donne ma langue.
-A la moyenne de 45,207 kilomètres à l’heure.
Vous êtes fou, s’exclama Anquetil, je roulais beaucoup plus vite que cela quand vous m’avez arrêté.
Sans doute, dit le matou, mais les petites ont répondu ainsi aux examinateurs, et c’est bien la raison pour laquelle je me suis permis de vous retarder. Vous ne voudriez quand même pas que leur solution soit fausse et qu’elles soient recalées à l’examen.
La légende prétend qu’Anquetil consentit de bonne grâce à calquer sa course sur un horaire qui permit à ses nouvelles petites amies d’obtenir leur diplôme en imposant au jury l’évidence matérielle des faits. Et c’est pourquoi il n’a distancé hier Bahamontès que de 2’ 7’’, ce dont certains ignorants auront la mauvaise grâce de s’étonner. »
Pourquoi nos instituteurs de la communale préféraient-ils les histoires de trains qui se croisent ou se rattrapent aux belles légendes du Tour ?
Quant à l’Antoine, pour sa dernière chronique du Tour 1963, il explique le mode d’emploi d’Anquetil. Que ne me l’a-t-on pas demandé, cela fait dix ans que je pratique Maître Jacques !
« Chaque homme en son temps. Celui de Jacques Anquetil aurait pu être le temps de cette promotion que François Mauriac a dénoncée naguère comme celle des « petits mufles de la génération réaliste ». Le caractère essentiellement chronométrique de ses performances, une façon assez polaire de triompher sans un effort d’accommodement, un mépris ombrageux et poli à l’endroit des manifestations extérieures de la sympathie pouvaient donner à penser qu’il concevait son métier sous l’angle le plus aigu et le plus étriqué : celui d’un homme qui ne traîne point sur le pas de sa porte, une fois la journée finie. Être de sang-froid, sinon animal à sang froid, Anquetil se dérobait sous l’écorce fuyante du batracien ou du reptile. On ne connaissait ni la saveur de ses larmes ni le prix de son sourire. Il courait à côté de son personnage.
Jeune homme superbe et de fine race, en qui eussent pu se reconnaître des amateurs de twist très exigeants, il promenait à travers les courses une nonchalance efficace et glacée qui ajoutait à son éloignement. Son maillot jaune lui était un blouson et sa mèche dorée sur son visage aigu celle d’un Johnny Hallyday qui n’eût pas tout à fait passé la rampe.
Aujourd’hui, nous voyons avec émotion le malentendu se dissiper. Un homme nous est donné, qui peut accueillir et refléter l’admiration diffuse que nous lui portions. Si Anquetil courait pour que les cœurs s’ouvrent à lui, c’est magnifiquement gagné. Le prince est descendu dans la rue, s’est mêlé à la foule, lui a signifié qu’il était sensible à ses aspirations profondes, à son besoin d’aimer et que, somme toute, il le lui rendait bien. Nous savons qu’il peut, à juste titre, reprendre à son compte le fameux « je vous ai compris ! » …
Le Tour du Cinquantenaire nous a désigné un champion à aimer, c’est pourquoi je le préfère à toute autre épreuve qui ne nous désigne que des hommes à abattre. »
Maurice Vidal conclut ainsi : « Je ne sais pas si Anquetil vaut Coppi. Mais c’est un très grand champion, l’un des plus grands qu’ait connu notre sport cycliste. »
En remportant le Tour de France pour la quatrième fois, Jacques Anquetil dépasse les performances de Philippe Thys et Louison Bobet , triples vainqueurs de la grande boucle. »
Dans le Roman du Tour du magazine But&Club, intitulé, cette année-là, Minutes d’or, les journalistes Félix Lévitan et Roger Debaye rendent hommage avec lyrisme à Jacques Anquetil:
« Dans son poème L’Horloge, Baudelaire a écrit: »Les minutes, mortel folâtre, sont des gangues/Qu’il ne faut pas lâcher sans en avoir extrait l’or ».
L’or que Jacques Anquetil a extrait de cette poignée de minutes qui le distinguent des autres coureurs se nomme popularité.
Il ne lui manquait que cela pour être comblé. Il l’est désormais ... »
On retrouve là tout l’art de raconter la grande chevauchée du vingtième siècle. Car finalement, les retransmission télévisées quotidiennes des fins d’étapes ne semblent pas avoir conquis outre mesure le chansonnier Jacques Grello:
« Être assis bien tranquille, au coin d’une boisson fraîche, les pieds dans les pantoufles, à regarder les images, quel reposant plaisir. L’âge aidant, c’est mon occupation préférée.
Alors, vous pensez, le Tour télévisé, le Tour à domicile, quelle fête pour le glouton optique que je suis.
Durant trois semaines, sous le coup de quatre heures, inutile de compter sur moi: j’étais en tête-à-tête avec Robert Chapatte qui, le micro collé au visage, l’air un peu de quelqu’un qui jouerait de l’ocarina avec son nez, me commentait la course. Sobrement, sans littérature. À la télé, le lyrisme échevelé n’est plus possible. L’image irrécusable tord enfin le cou à l’éloquence.
Durant trois semaines, je n’en ai pas perdu une bouchée. Aujourd’hui, on me demande: « C’est comment le Tour à la télé? » Et navré d’être moins content que je l’avais rêvé, un peu déçu tout longuement examiné, je ne puis que bêtement répondre: « C’est ça et c’est pas ça ».
Pour les voir les coureurs, on les voit bien, on les suit, on les précède, on les survole, on est partout comme Dieu le Père ou Jacques Goddet lui-même. Tout est intéressant, surprenant, passionnant, mais ça ne vibre pas, ça n’est pas enthousiasmant, ça n’est pas gai. Ces silhouettes grises au fond du téléviseur, c’est triste comme un aquarium où il n’y aurait pas de poissons rouges.«
Dans un an, nous nous retrouverons sur la route du Tour de France d’il y a cinquante ans. Je vous promets déjà que 1964 sera un très grand millésime.