Je commence ce billet comme j’aurais pu l’achever.
« C’est à vous que je parle, homme des antipodes,
je parle d’homme à homme
avec le peu en moi qui demeure de l’homme,
avec le peu de voix qui me reste au gosier ;
mon sang est sur les routes, puisse-t-il, puisse-t-il,
ne pas crier vengeance (…)
Un jour viendra, c’est sûr, de la soif apaisée,
nous serons au-delà du souvenir, la mort
aura parachevé les travaux de la haine,
je serai un bouquet d’orties sous vos pieds ;
alors, eh bien, sachez que j’avais un visage
comme vous, une bouche qui priait comme vous.
Quand une poussière entrait, ou bien un songe,
dans l’œil, cet œil pleurait un peu de sel.
Et quand
une épine mauvaise égratignait ma peau
il y coulait un sang aussi rouge que le vôtre.
Certes, tout comme vous j’étais cruel, j’avais
soif de tendresse, de puissance,
d’or, de plaisir et de douleur.
Tout comme vous, j’étais méchant et angoissé,
solide dans la paix, ivre dans la victoire
et titubant, hagard, à l’heure de l’échec
Et pourtant, non.
Je n’étais pas un homme comme vous.
Vous n’êtes pas nés sur les routes,
personne n’a jeté à l’égout vos petits
comme des chats encore sans yeux,
vous n’avez pas erré de cité en cité
traqués par les polices,
vous n’avez pas connu les désastres, à l’aube
les wagons à bestiaux
et le sanglot amer de l’humiliation,
accusé d’un délit que vous n’avez pas fait,
du crime d’exister,
changeant de nom et de visage
pour ne pas emporter un nom qu’on a hué,
un visage qui avait servi à tout le monde
de crachoir !
Un jour viendra sans doute, quand ce poème lu
se trouvera devant vos yeux.
Il ne demande rien ! Oubliez-le, oubliez-le !
Ce n’est qu’un cri qu’on ne peut pas mettre dans un poème
parfait ; avais-je donc le temps de le finir ?
Mais quand vous foulerez ce bouquet d’orties
qui avait été moi, dans un autre siècle,
en une histoire qui vous semblera périmée,
souvenez-vous seulement que j’étais innocent
et que, tout comme vous, mortels de ce jour-là,
j’avais eu, moi aussi, un visage marqué
par la colère, par la pitié et la joie,
un visage d’homme, tout simplement. »
Il s’agit de la préface en prose de Sur les fleuves de Babylone, le long poème de Benjamin Fondane, un philosophe et écrivain juif roumain, naturalisé français.
Sa dernière lettre écrite à Drancy contenait des indications précises pour la publication de son œuvre. Le 30 mai 1944, il fut déporté dans le convoi n°75 vers le camp d’extermination d’Auschwitz Birkenau. Il y est mort dans une chambre à gaz, le 2 ou 3 octobre 1944.
« Nous verrons bien vers 1980 », écrivait-il en 1943. Je suis en 2013, rue Jean Jaurès à Drancy, une ville banlieusarde de la Seine-Saint-Denis. Je me gare à hauteur de la Villa Jaurès, un projet immobilier en cours de construction.
De l’autre côté de la chaussée, se trouve la cité de la Muette créée en 1933, à l’initiative d’Henri Sellier, ministre du gouvernement de Léon Blum, dont la grande cause était l’amélioration de l’habitat des populations défavorisées. C’est le premier grand ensemble construit en France, le premier gratte-ciel à la française, qui préfigurait l’architecture urbaine de l’avenir au même titre que la Cité radieuse de Le Corbusier. Ses concepteurs rêvaient de la cité jardin ouvrière du futur …
Ce matin, un résident bricole son automobile, quelques cantonniers d’origine maghrébine tondent les pelouses de cette ex-cité ignominieuse.
De la Muette, le chanteur Jean Guidoni en parle ainsi :
« Moi J’habite à Drancy
À la cité de la Muette
On peut dire que j’ai d’ la chance
Cité de la Muette tu parles mais pas muette pour tout l’ monde
Si seulement une nuit j’ pouvais vraiment dormir
S’il n’y avait pas toujours ces drôles de voix qui grondent
S’il n’y avait pas ces murs à sans arrêt gémir
Qu’est-ce qu’elle a cette baraque à grincer comme un brick
Qu’est-ce qui peut bien comme ça devoir la tourmenter
La faire pleurer de tous ses moellons et de ses briques
Et me faire somnambule dans mon F3 hanté
Ce soir je ne veux plus d’ pleurs
J’ai trop besoin d’ silence
Et me voilà dans la nuit
A faire la chasse au bruit
Frappant avec violence
Mon vieux papier à fleurs
Montrez-vous les fantômes
Que je gueule à perdre haleine
Mais soudain j’ne chante plus
Heurté comme par un flux
Par une marée humaine
Un effarant monôme
Et voilà qu’je commence
À mieux voir des silhouettes
C’est ceux qui campent ici
Dans mon F3 de Drancy
A la cité d’ la Muette
Vous parlez d’un coup d’ chance … »
La cité ne fut jamais achevée du fait de la crise économique. Le bâtiment qui demeure aujourd’hui servit à partir de juillet 1940 de camp pour les prisonniers de guerre français et britanniques puis, jusqu’en juillet 1941, pour les « ressortissants des puissances ennemies » (les civils anglais et du Commonwealth).
Sa forme en « fer à cheval » se prêtait à la transformation en camp d’internement. On l’entoura de barbelés. Des miradors furent installés aux quatre coins et la cour recouverte de mâchefer.
On distingue trois périodes dans l’histoire de ce camp. D’août 1941 à juillet 1942, il est placé sous l’autorité suprême de l’allemand Theodor Dannecker. Un fonctionnaire français, nommé par la Préfecture de police, assure le commandement et fait appliquer le règlement. La garde extérieure et la surveillance intérieure sont assurées par des gendarmes français.
La seconde période débute à l’occasion de la grande rafle des 16 et 17 juillet 1942. Sur les 13 152 hommes, femmes et enfants arrêtés, 4 992 sont directement internés à Drancy. Il s’agit de personnes seules et de couples sans enfants qui seront déportés dès le 19. Les autres sont enfermés au Vel’d’Hiv’ à Paris puis transférés vers les camps de Pithiviers et Beaune-la-Rolande. Les parents sont ensuite directement déportés vers Auschwitz fin juillet et début août. Trois mille enfants séparés séjournent à Drancy à partir du 15 août avant d’être à leur tour envoyés à Auschwitz.
Du 2 juillet 1943 au 17 août 1944, les nazis administrent le camp avec à leur tête le terrible Aloïs Brunner. Les gendarmes français sont relevés de leurs fonctions et n’assurent plus que la garde extérieure.
Entre les étés 1941 et 1944, Drancy fut le principal camp d’internement et de transit des Juifs de France vers Auschwitz – Birkenau. 67 000 des 75 000 Juifs déportés de France sont passés par là . Drancy la juive !
À l’entrée de la Cité, a été érigé en 1976 un monument du souvenir étrange et abstrait, œuvre du sculpteur franco-israélien Shelomo Selinger.
De ses propres mots, « Il est appelé à perpétuer la mémoire des Juifs enfermés dans le camp installé en ce lieu, d’où ils furent déportés dans les camps d’extermination nazis. J’espère qu’il sera à même de transmettre aux générations futures les émotions qu’en qualité de rescapé des camps nazis, j’ai revécues deux années durant, en travaillant à cette œuvre.
C’est une sculpture en granit rose, haute de 3,60 mètres, qui s’ouvre tel un immense cri sur 3 blocs différenciés formant la lettre shin en hébreu, celle qui est gravée traditionnellement sur la mezouzah apposée sur les maisons juives pour contenir le parchemin rituel. Les deux blocs de pierre latéraux représentent les « portes de la mort » et portent des inscriptions en français, en hébreu. »
Les portes de la mort se referment à l’arrière du monument. Deux escaliers se rejoignent à hauteur de rails qui mènent jusqu’à un wagon « témoin » et même acteur. Mis en place en 1988, c’est l’un de ceux qui transportèrent des milliers de Juifs vers les camps d’extermination.
Durant de longues secondes, j’essaie de concevoir … l’inimaginable.
Je lirai plus tard le témoignage d’une femme appartenant au convoi n°76 du 30 juin 1944 :
« Un soir, l’accès de notre chambre fut obstrué par des rouleaux de barbelés. Le lendemain, nous aurions à quitter ce camp. Partir, disaient les anciennes, c’était aller à « Pitchipoï » (Pitchipoï est le nom yiddish qui désigne un petit monde imaginaire. Il est utilisé au camp de Drancy par les internés pour désigner la destination inconnue des convois de déportation vers l’Est). Personne ne savait ce que cela voulait dire, et nous pensions en réalité que nous irions en Allemagne, dans un camp de travail comme on nous l’avait dit. »
Dans un acte admirable et désespéré de résistance, plutôt que voir Pitchipoï, certains tentèrent de retrouver la lumière en creusant un tunnel qui devait déboucher dans l’avenue Jean Jaurès. Une plaque en témoigne :
« Sous cette allée, à 1m50 de profondeur passait le tunnel de l’évasion du camp de DRANCY.
70 internés répartis en 3 équipes oeuvrèrent de jour et de nuit pour sa réalisation. Commencé en septembre 1943, long de 36 mètres, il fut découvert par les nazis en novembre 1943 et ne fut jamais achevé. Il manquait 3 mètres pour atteindre la liberté ! »
Les Allemands procédèrent à l’arrestation de quatorze membres de l’équipe du tunnel. Ils furent interrogés sous la torture, aucun ne parla. Ils furent déportés par le 62e convoi, le 20 novembre 1943. Sur les quatorze, douze sautèrent du train en marche et purent rejoindre la Résistance. L’un d’eux, Claude Aron fut arrêté à Lyon, alors qu’il avait un poste de responsabilité dans un maquis. Torturé, il avoua s’être évadé du train de déportation, pour ne pas mettre en cause ses amis du maquis. Ramené à Drancy, il y fut épouvantablement torturé, déporté et exécuté à son arrivée à Auschwitz.
Scellée à proximité du wagon, une plaque reconnaît la responsabilité engagée de notre pays : « La République française en hommage aux victimes des persécutions racistes et antisémites et des crimes contre l’humanité sous l’autorité de fait dite « Gouvernement de l’État français » (1940-1944). N’oublions jamais. »
Un peu plus loin : « Ici, l’État français de Vichy interna plusieurs milliers de juifs, tsiganes et étrangers. Déportés vers les camps nazis, presque tous y trouvèrent la mort. Nous, génération de la mémoire, n’oublierons jamais. »
Enfant du baby boom, c’est sans doute pourquoi je suis là aujourd’hui. Lors de l’ouverture du mémorial de la Shoah de Drancy, le président de la République François Hollande déclara : « Il ne s’agit plus d’accuser mais de transmettre … » ! C’est cela le devoir de mémoire.
Encore un témoignage d’un « passager » du convoi n°57 du 18 juillet 1943 :
« La veille, à Drancy, les détenus désignés pour la déportation sont parqués dans les escaliers réservés au départ.
18 juillet, depuis la veille nous sommes parqués dans l’escalier 22, en quarantaine, sans contact avec les autres. Nous avions été appelés, priés de ramasser toutes nos affaires et de rejoindre l’escalier 22. La nuit s’est passée dans les chambres de cet escalier que nous avions peint il y a quelques jours. Dans ces chambres, nous dormons à même le sol. Tôt le matin, rassemblement dans la cour interdite aux autres détenus. Derrière la grille du camp, des camions attendent pour nous amener à la gare de Bobigny. »
Elle est distante de deux kilomètres. La route des Petits Ponts, empruntée par les autobus, parfaitement rectiligne, s’appelle aujourd’hui, avenue Henri Barbusse.
Coïncidence, ce dernier dimanche d’avril est la journée nationale du souvenir des victimes et des héros de la Déportation.
Dans une démarche de mise en valeur de son patrimoine mémoriel, la ville de Bobigny organise une visite de l’ancienne gare qui fut donc le lieu de départ de près d’un tiers des Juifs déportés de France vers Auschwitz-Birkenau de juillet 1943 à août 1944.
Auparavant, de juin 1942 à juin 1943, les départs s’effectuaient en gare du Bourget. Là-bas, 41 convois déportèrent près de 40 000 personnes. Cependant, utilisant le réseau ferroviaire de la Grande Ceinture, ils passaient tout de même à Bobigny avant de rejoindre le nœud de Noisy-le-Sec puis la voie de l’Est.
Quinze heures ! La quarantaine de personnes inscrites pour la visite sont ponctuelles au rendez-vous fixé sur le pont surplombant les voies. Frisson imprévu, un long train de marchandises constitué de wagons pas tellement différents de ceux de sinistre mémoire, couvre les premières explications de la guide. Il paraît que le mythique Orient-Express passait aussi encore là il y a peu. Voyage, voyage … !
Une heure et demie durant, Anne Bourgon, chargée de mission de l’aménagement et de la valorisation du site, va nous livrer des informations précises, documentées, adaptées aux différents niveaux de connaissance de son auditoire, propres à faire jaillir émotion et recueillement. Mieux encore, à la lumière de toutes les recherches qu’elle a effectuées, elle n’hésite pas à apporter sa vision personnelle, battant en brèche ainsi un certain discours officiel du génocide et quelques a priori d’une histoire mal assumée.
D’entrée, elle stigmatise les nombreuses années durant lesquelles ne put émerger aucune mémoire du rôle joué par la gare. Dès l’après-guerre, la SNCF continua d’utiliser le site comme si de rien n‘était, l’activité de gare de marchandises se poursuivant jusqu’à la fin des années 1970.
Elle loua même certains espaces, à partir de 1954, puis l’ensemble du site dans les années 1980, à une entreprise de récupération de métaux. Ainsi, dans une métaphore involontaire, le souvenir du génocide à Bobigny disparut sous un amoncellement de ferraille. Finalement, c’est peut-être aussi ce qui a préservé le lieu et permet de le retrouver aujourd’hui presque en l’état. Le départ du ferrailleur en 2005 puis le classement du site comme monument historique a enfin rendu possible la fréquentation de ce haut lieu de la souffrance des Juifs dans la déportation.
La plongée dans l’horreur s’effectue par un escalier abrupt menant à l’ex-friche industrielle d’une superficie de 35 000 mètres carrés.
À la différence du Bourget où les départs se faisaient aux yeux de tous, Alois Brunner choisit Bobigny pour sa discrétion, le risque moins élevé de bombardements alliés ainsi que son côté … « fonctionnel ».
La gare était située alors dans une zone maraîchère agrémentée de quelques rares pavillons et possédait une longue voie de garage auprès de laquelle les autobus pouvaient accéder directement. Elle desservait aussi l’imprimerie du célèbre hebdomadaire L’Illustration située à quelques centaines de mètres de là. Dirigé par un « collaborateur », le journal fut interdit à la Libération. Je me souviens d’une phrase d’Albert Camus :« J’ai envie de me marier, de me suicider, ou de m’abonner à l’Illustration. Un geste désespéré, quoi… »!
La gare des voyageurs qui demeure le bâtiment le plus spectaculaire, n’était déjà plus en activité, le trafic des voyageurs ayant cessé dès le milieu des années 1930. Elle servait alors de logement à des cheminots dont on a dit peut-être abusivement qu’ils avaient fait acte de résistance. En tout cas, ils furent témoins de départs de convois. On entre là dans les mécanismes, les jeux d’acteurs et les responsabilités de chacun dans un climat de reprise en main par l’administration berlinoise.
Sur la façade de ce bâtiment considéré donc à tort comme emblématique, dès 1948, des plaques furent tout de même apposées mentionnant le chiffre erroné de 100 000 déportés partis de cette gare et omettant de préciser qu’ils étaient juifs.
Ce n’est qu’en 1992 que le maire communiste Georges Valbon décide de la pose d’une nouvelle plaque.
Notre guide nous expose la topographie du site et le déroulement des opérations à l’aide d’une grande photo accrochée sur un modeste local. Nous observons parfaitement le trajet des autobus depuis le camp de Drancy dont les tours se dressent dans le lointain telles des sentinelles.
Les nazis ne considérant pas les Juifs comme des voyageurs, les embarquements s’effectuaient sur la plate-forme de la gare de marchandises plus « adaptée ». dans des wagons à bestiaux prévus pour 40 hommes et 8 chevaux.
La seule lecture silencieuse de témoignages affichés sur le mur du dépôt de marchandises suffit pour ressentir l’innommable.
Pour la structuration de mon billet, je prends quelque liberté par rapport à la chronologie de la visite.
Je me plante quelques instants devant les rails rouillés. Ce que je vois est la dernière image de la France qu’emportérent les futures victimes. Tout à côté, huit grandes photographies racontent l’exact moment où les déportés embarquaient. Elles sont tirées de fonds d’archives de pays de l’Est car, on ne connaît actuellement aucun cliché pris à Bobigny. Les nazis ne tenaient probablement pas à donner trop de publicité à leur ignoble besogne.
Peu importe ! Le visage de ces enfants et de leurs mères, ignorant qu’ils seront directement gazés dans quelques heures, mouille les yeux d’un monsieur qui « s’excusera » peu après … que des membres de sa famille aient péri au camp de Buchenwald.
Nous arpentons les rails envahis de mauvaises herbes. Allégorie émouvante, dans la future scénographie muséale envisagée avec le concours de l’École Nationale du Paysage de Versailles, pourraient être cultivées des plantes de friches aussi indésirables qu’étaient jugées les gens qui foulèrent le lieu il y a soixante-dix ans.
Nous parvenons à une guérite et un poste d’aiguillage, jonction entre la voie de garage où les déportés étaient embarqués, et le réseau de lignes menant à Auschwitz.
Anne Bourgon se plait avec subtilité à considérer ce point dénommé Z dans la signalétique de la SNCF comme la dernière lettre de l’alphabet qui marquerait la fin d’une étape, ou le point Zéro d’une nouvelle séquence du voyage menant aux chambres à gaz. C’est l’instant du basculement du monde de l’internement à celui de l’extermination.
Nous rebroussons chemin vers l’ancienne gare de marchandises qui deviendra probablement dans un proche avenir le vrai lieu de commémoration. Déjà, une immense frise, couvrant tout un pignon, recense de manière très détaillée l’ampleur du génocide : « Plus de 74 000 Juifs ont été déportés depuis la France occupée, par 74 convois, entre mars 1942 et août 1944. Moins de 5 000 sont revenus ».
Anne Bourgon qui a su nous fournir une foule d’informations avec une économie de paroles, laisse encore à chacun le temps de se recueillir et de réfléchir à sa manière.
Je tends l’oreille ; une femme qui a visité plusieurs fois le camp d’Auschwitz, s’entretient avec beaucoup d’humanité et de pédagogie avec trois collégiennes de couleur très attentives … Anne précise qu’il y eut quelques déportés noirs à Bobigny.
Je m’attarde encore devant quelques photocopies de lettres, certaines furent jetées des trains.
L’une d’elles est écrite par Simone Weill, une presque homonyme de l’ancienne ministre qui partit aussi de Bobigny pour Birkenau :
« Ma chère Denise,
Quand tu recevras cette lettre, je pense que nous roulerons dans la direction que tu devines !
Nous allons sans doute rejoindre papa et maman, je souhaite que nous soyons dans le même camp. On part vendredi matin. C’est le voyage qui m’ennuie le plus, pour la petite, pour le froid maintenant.
Je pense que ce ne sera pas trop long ; quand papa et maman sont partis, le samedi matin, ils devaient arriver le lundi matin. Ils doivent être dans un nouveau camp près de Dresde. On part avec courage. »
Jean Ferrat dont le papa Mnacha Tenenbaum fut séquestré au camp de Drancy puis déporté via Le Bourget et assassiné à Auschwitz, y répondait presque :
« Ils étaient vingt et cent, ils étaient des milliers
Nus et maigres, tremblants, dans ces wagons plombés
Qui déchiraient la nuit de leurs ongles battants
Ils étaient des milliers, ils étaient vingt et cent
Ils se croyaient des hommes, n’étaient plus que des nombres
Depuis longtemps leurs dés avaient été jetés
Dès que la main retombe il ne reste qu’une ombre
Ils ne devaient jamais plus revoir un été
La fuite monotone et sans hâte du temps
Survivre encore un jour, une heure, obstinément
Combien de tours de roues, d’arrêts et de départs
Qui n’en finissent pas de distiller l’espoir ... »
Le titre de la chanson Nuit et Brouillard fait référence à la directive Nacht und Nebel signée en 1941 par Adolf Hitler, qui ordonnait que les personnes représentant une menace pour le Reich ou l’armée allemande dans les territoires occupés soient transférées en Allemagne et disparaissent dans le secret absolu.
La chanson connut un grand succès auprès du public dès sa sortie en 1963, malgré une censure non avouée des autorités qui déconseillaient sa diffusion sur les ondes ….
Une autre lettre jetée du convoi du 31 juillet 1943 :
« Madame ! Vous serez bien aimable d’envoyer ce petit mot à l’adresse suivante … J’espère ne pas trop vous déranger maintenant, et pouvoir vous récompenser un jour. Merci …
Drancy le 30 VII 43
Ma bien chère Amie !
Le sort a voulu que vous deveniez marraine de mon enfant plus vite que vous ne l’avez voulu. Je n’ai pas eu la chance d’avoir un mot de vous avant mon départ. Je ne sais pas où se trouve mon petit garçon, où je devrais aller le trouver, quand un jour je reviendrai à la vie. Pourtant je pars courageuse et avec la ferme conviction que mon enfant ne sera pas abandonné.
Je ne suis plus qu’un numéro dans un wagon plombé … Mais ne vous en faites pas, j’ai très bon moral et je compte absolument revenir et bientôt …
Un bon baiser pour mon Jeannot. Dans trois heures, on part à l’aube.
Je vous embrasse, je vous embrasse. Je vous crie de toutes mes forces : Au revoir !
Votre Éva »
Éva Gorgevit a survécu à l’enfer d’Auschwitz. Elle a soufflé, il y a peu de temps, ses cent bougies lors d’une fête organisée par son fils Jean !
La friche de l’ancienne gare fait revivre avec beaucoup d’émotion l’esprit de ceux qui partirent de Bobigny pour être exterminés à Auschwitz.
« … Un jour viendra, c’est sûr, de la soif apaisée,
nous serons au-delà du souvenir, la mort
aura parachevé les travaux de la haine,
je serai un bouquet d’orties sous vos pieds ;
alors, eh bien, sachez que j’avais un visage
comme vous, une bouche qui priait comme vous … »
Mon billet de mémoire s’achève comme je l’ai commencé … enfin pas tout à fait.
En effet, le hasard de mes lectures fait qu’il n’est pas incongru que je vous parle ici de Moi René Tardi prisonnier de guerre au Stalag IIB, une bande dessinée de Jacques Tardi.
Il serait réducteur de considérer uniquement Tardi comme l’auteur des savoureuses aventures d’Adèle Blanc-Sec. Il a adapté également en bande dessinée des polars de Léo Malet, le chef-d’œuvre de Céline Voyage au bout de la nuit, le roman de Jean Vautrin Le Cri du peuple sur la Commune de Paris. Il a publié encore quelques albums remarquables sur la guerre 14-18.
Et pour la petite histoire, sachez que, nommé récemment chevalier de la Légion d’honneur, il a refusé cette distinction en indiquant ne vouloir « rien recevoir, ni du pouvoir actuel, ni d’aucun autre pouvoir politique quel qu’il soit ».
Avec Moi, René Tardi, prisonnier de guerre – Stalag IIB, Jacques Tardi réalise un projet mûri de longue date, de mettre en images les souvenirs qu’à sa demande, son propre père consigna sur des cahiers d’écolier, à propos de ses années de guerre et de sa captivité en Allemagne.
De la même génération d’après-guerre que moi, Tardi a été longtemps indifférent voire exaspéré par les récits de prisonnier de guerre qui nourrissaient souvent les conversations lors des repas familiaux.
« J’ai compris beaucoup plus tard, après avoir franchi cette période de l’adolescence où j’étais en conflit avec mon père, lui reprochant son passé militaire, à quel point ces années terribles avaient compté pour lui, dont la jeunesse avait été confisquée, volée pourrait-on dire … 4 ans et 8 mois de captivité, le froid, la faim, la survie, et surtout l’amertume qui fera de lui à vie un homme meurtri, aigri, coléreux, honteux … Un vaincu, un perdant revenu de tout ... »
« À la Libération, la révélation de la barbarie nazie à l’ouverture des camps de la mort, puis l’arrivée des survivants à l’Hôtel Lutetia à Paris, ainsi que l’héroïsme des résistants français sous l’occupation, éclipsèrent totalement le retour des prisonniers de guerre. Il n’y eut pas d’espace pour la parole de ces derniers et leurs souffrances n’eurent pas de droit de cité. Ils demeurèrent des victimes silencieuses et ignorées de cette guerre, puis de la honteuse collaboration du régime de Vichy, qui les laissa par la suite otages aux mains de l’ennemi, main-d’œuvre de substitution … »
Tel un documentaire, dans sa bande dessinée de près de deux cents pages, Tardi adulte renoue le dialogue avec son père aujourd’hui décédé, en retraçant son destin de prisonnier de guerre. Subtilité quasi psychanalytique, Tardi se met en scène lui-même sous les traits d’un gamin imaginaire en culottes courtes, goguenard et cynique, sans cesse présent au milieu du paysage.
J’ai ressenti une profonde émotion en découvrant véritablement le quotidien des prisonniers de guerre après qu’ils eussent été abandonnés par leur état-major et considérés comme des lâches par le gouvernement collaborationniste. Des planches en noir et blanc et nuances de gris comme une chape de plomb sur un pan de notre Histoire de France.
Ces hommes « voyagèrent » aussi dans des wagons de marchandises, parqués comme des bêtes jusqu’au camp. Nombreux eurent la chance d’en revenir, c’est peut-être leur malchance aux yeux de l’Histoire …
J’ai eu un oncle très cher qui connut semblable destin. Vous le connaissez peut-être pour vous l’avoir présenté dans un billet du 19 mai 2009 en compagnie de Monsieur Hulot, le tonton de Jacques Tati. Comme Tardi, dans ma jeunesse, je fus le témoin de joutes oratoires mémorables entre mon père et cet oncle lors des repas de famille. Je n’y comprenais rien mais ce qui est certain, c’est qu’ils étaient rarement d’accord sur le sujet !
Dans le prolongement de la lecture de Tardi, en surfant sur la Toile, j’ai découvert une liste d’enseignants prisonniers au Stalag IV C : « CARON Michel, matricule 5031/../IV C, né le 14/04/1910 à Fleury-sur-Andelle (Eure), instituteur, Rouen ».
Oui, c’est bien mon cher tonton Michel ! Il fut prisonnier cinq ans durant au camp de Bodenbach, district de Tetschen, dans le territoire des Sudètes. Peu de temps après, il enchanta mon enfance et ma jeunesse …..
Comme je regrette maintenant de n’avoir pas pu et su œuvrer pour sa mémoire !
Je garde de lui le souvenir d’un homme gai, modeste, tolérant, pourvu d’un sens profond de l’amitié. Chaque année, il retrouvait ses camarades prisonniers lors d’un banquet joyeux et fraternel au restaurant Chez Plumeau à Montmartre, ce qui était le prétexte à railleries affectueuses de ma part. Entre rires et larmes … Peut-être, était-ce parce que le pays avait connu une grande trouille que le cinéma français de ma jeunesse préférait se défouler avec de grands succès populaires et même populistes comme La vache et le prisonnier, La grande vadrouille ou La septième compagnie.
La réalité des camps de la mort a depuis pris le dessus. Le devoir de mémoire s’opère.