« Sanguine sur la Butte et « Nature morte à Giverny », deux « pol’arts » de Renée Bonneau
En rendant hommage récemment à nos chères aïeules à partir de son anthologie Grand-mères au fil des pages, je vous avais confié que l’auteure Renée Bonneau, ancienne enseignante agrégée de lettres classiques, se distrayait à la retraite avec l’écriture de romans policiers historiques.
Suite à mon billet chaleureux sur son dernier ouvrage Meurtre au cinéma forain (voir archives du 1er mars 2012), s’était instaurée avec elle une correspondance cordiale et amicale qu’elle concrétisa notamment en m’offrant Nature morte à Giverny, un roman publié en 1999 (réédité en 2006).
Avant même d’en commencer la lecture, en fouillant sa bibliographie, comme par réflexe, par une sorte de cohérence que je vais m’attacher à développer ici, j’eus envie de commander Sanguine sur la Butte, une autre intrigue policière parue deux ans plus tard.
C’est ainsi, que mettant à profit l’épisode neigeux de mars, j’ai dévoré en quarante-huit heures les deux « pol’arts ». Car comme leur titre à double sens l’indique, les récits marient épisodes policiers et peinture, s’inscrivant même sensiblement dans la même époque, à la fin du dix-neuvième siècle et au début du vingtième.
Si je ne vous fais pas l’injure de vous définir ce qu’est une nature morte, au sens pictural du terme, il n’en est peut-être pas de même du type de dessin ou peinture réalisé avec la pierre de sanguine, une variété d’argile ferrugineuse. Matériau à l’aspect friable, particulièrement mis en valeur sur un papier doux possédant un peu de grain, ses coloris chauds rappellent ceux de la peau et en font l’outil de prédilection pour le nu et le portrait. Elle apparaît au seizième siècle dans l’histoire du dessin, avec notamment Léonard de Vinci qui en tire son célèbre effet de sfumato. Elle triomphe deux siècles plus tard avec Watteau et Fragonard qui exploitent sa palette chromatique.
Brève digression ou remarque, je ne sais pourquoi, sinon par simple homophonie, j’associe souvent à tort la rapine qui signifie brigandage, larcin, vol ou butin, et le rapin qui se dit d’un jeune élève dans un atelier de peinture, ou désigne un peintre bohême et sans talent.
En la circonstance, la confusion n’a absolument pas lieu d’exister puisque les deux romans mettent en scène en toile de fond des intrigues, deux grands artistes, Claude Monet, un des maîtres de l’Impressionnisme, et Henri de Toulouse-Lautrec.
Je les ai lus, non pas dans l’ordre de leur publication, mais, sans le savoir d’ailleurs, selon la chronologie de l’époque à laquelle ils se situent. Peut-être, inconsciemment, avais-je envie d’abord, d’une déambulation sur la butte Montmartre au pied de laquelle, quelques jours auparavant, j’avais fêté les PEOPLE de JeanDenis Robert et Per Sørensen (voir billet du 9 mars 2013).
Sur un air d’accordéon, on avait valsé à Pigalle.
Le roman de Renée Bonneau commence aussi en chanson :
« Elle avait sous sa toque de martre,
sur la butte Montmartre,
un p’tit air innocent.
On l’appelait Rose, elle était belle,
a’ sentait bon la fleur nouvelle,
rue Saint-Vincent …
… L’été, par les chauds crépuscules,
a rencontré Jules,
qu’était si caressant,
qu’a’ restait la soirée entière,
avec lui près du vieux cimetière,
rue Saint-Vincent.
Et je p’tit Jules était d’la tierce
qui soutient la gerce,
aussi l’adolescent,
voyant qu’a n’marchait pas au pantre,
d’un coup d’surin lui troua l’ventre,
rue Saint-Vincent. »
Créée par Aristide Bruant dans son cabaret le Mirliton, cette émouvante chanson a traversé le vingtième siècle, reprise notamment par Les Frères Jacques, Yves Montand, Cora Vaucaire, Patachou, Marc Ogeret, Colette Renard et même Renaud.
Elle raconte la fin tragique de Rose la petite blanchisseuse gisant à demi adossée au mur, une large flaque de sang étalée sur sa jupe grise.
Il est une autre célèbre complainte écrite par le cinéaste Jean Renoir, fils de l’Auguste peintre, qui évoque un amour, cependant moins dramatique, au même endroit :
« En haut de la rue St-Vincent
Un poète et une inconnue
S’aimèrent l’espace d’un instant
Mais il ne l’a jamais revue
Cette chanson il composa
Espérant que son inconnue
Un matin d’printemps l’entendra
Quelque part au coin d’une rue
La lune trop blême
Pose un diadème
Sur tes cheveux roux
La lune trop rousse
De gloire éclabousse
Ton jupon plein d’trous
La lune trop pâle
Caresse l’opale
De tes yeux blasés
Princesse de la rue
Soit la bienvenue
Dans mon cœur blessé
Les escaliers de la butte sont durs aux miséreux
Les ailes des moulins protègent les amoureux
Petite mendigote
Je sens ta menotte
Qui cherche ma main
Je sens ta poitrine
Et ta taille fine
J’oublie mon chagrin … »
Similitude macabre, dans la nuit glaciale du 28 décembre 1894, Rolande et Lucie, deux prostituées racolent dans et autour du vieux cimetière Saint Vincent où ne reposent pas encore les écrivains Roland Dorgelès et Marcel Aymé, les peintres Eugène Boudin et Maurice Utrillo, le cinéaste Marcel Carné. Elles n’ont pas le cœur à chanter. Elles découvrent horrifiées, le corps d’une enfant habillée en petite fille modèle de la Comtesse de Ségur, qu’un fiacre vient de jeter avant de disparaître. L’autopsie révèle très vite que la fillette non vierge n’a pas été victime d’un coup de couteau dans le ventre comme on voudrait nous le faire croire, mais s’est noyée.
Quelques jours plus tard, toujours à Montmartre, c’est au tour d’une prostituée d’être poignardée en bas de chez elle. Avant de rendre l’âme, elle a juste eu le temps de souffler un nom incompréhensible à son amie de petite vertu qu’elle hébergeait. La victime, le visage tuméfié par les sévices infligés par son souteneur, s’appelle Rosa la Rouge ainsi surnommée à cause de son abondante crinière couleur de feu.
Les versions divergent au sujet de la personnalité réelle de Rosa mais Renée Bonneau a choisi de les confondre pour créer un personnage fictif attachant et cependant très plausible. Ainsi, de son vraie nom Carmen Gaudin, Rosa, petite ouvrière douce mais battue, rencontra en 1884 le peintre Toulouse-Lautrec qui, fasciné par sa splendide chevelure rousse, en fit son modèle de prédilection durant quatre années.
Cet extraordinaire portrait nous la montre, en plan américain, de profil, le nez pointu, le visage fermé sous la tignasse rousse, les bras maigres surgissant de sa camisole loqueteuse.
Le tableau s’appelle Á Montrouge (Boulevards extérieurs). Comme la chanson d’Aristide Bruant :
« … C’est Rosa…
J’sais pas d’où qu’all’ vient,
All’ a l’poil roux, eun’ têt’ de chien …
Quand all’ passe on dit v’là la rouge,
Á Montrouge.
Quand all’ tient l’micher dans un coin,
Moi j’suis à côté… pas ben loin…
Et l’lend’main l’sergot trouv’ du rouge
Á Montrouge. »
Dans son cabaret, vêtu de son costume de velours noir, ses bottes de chasseur, son chapeau à large bord et son écharpe rouge, Bruant lève soudain son verre de bière : « Je vais vous chanter une chanson que j’ai faite y’a pas si longtemps pour une fille – oui, mesdames les emperlousées, une fille, qu’aucune de vous ne vaudra jamais. Elle a pris avant-hier un coup de surin dans le ventre, et dans trois jours, on va la jeter dans la fosse commune, sans cureton, sans croquemort et sans discours. Alors, on va tous ensemble la lui faire, sa fête d’adieu, à Rosa la Rouge. Et après, mon ami le peintre passera parmi vous et vous mettrez dans son chapeau de quoi lui offrir des fleurs, elle le mérite. » Vous imaginez Toulouse-Lautrec, debout sur une table, s’improvisant chef de chœur avant de quêter ?
Comment ne pas penser encore au poème de Baudelaire, Á une mendiante rousse :
« Blanche fille aux cheveux roux,
Dont la robe par ses trous
Laisse voir la pauvreté
Et la beauté,
Pour moi, poète chétif,
Ton jeune corps maladif,
Plein de taches de rousseur,
A sa douceur.
Tu portes plus galamment
Qu’une reine de roman
Ses cothurnes de velours
Tes sabots lourds.
Au lieu d’un haillon trop court,
Qu’un superbe habit de cour
Traîne à plis bruyants et longs
Sur tes talons ;
En place de bas troués,
Que pour les yeux des roués
Sur ta jambe un poignard d’or
Reluise encor ;
Que des nœuds mal attachés
Dévoilent pour nos péchés
Tes deux beaux seins, radieux
Comme des yeux ;
Que pour te déshabiller
Tes bras se fassent prier
Et chassent à coups mutins
Les doigts lutins,
Perles de la plus belle eau,
Sonnets de maître Belleau
Par tes galants mis aux fers
Sans cesse offerts,
Valetaille de rimeurs
Te dédiant leurs primeurs
Et contemplant ton soulier
Sous l’escalier,
Maint page épris du hasard,
Maint seigneur et maint Ronsard
Épieraient pour le déduit
Ton frais réduit !
Tu compterais dans tes lits
Plus de baisers que de lis
Et rangerais sous tes lois
Plus d’un Valois !
- Cependant tu vas gueusant
Quelque vieux débris gisant
Au seuil de quelque Véfour
De carrefour ;
Tu vas lorgnant en dessous
Des bijoux de vingt-neuf sous
Dont je ne puis, oh ! pardon !
Te faire don.
Va donc ! sans autre ornement,
Parfum, perles, diamant,
Que ta maigre nudité,
Ô ma beauté ! »
Après ces deux meurtres, le Petit Journal agite le spectre de Jack l’éventreur. Aurait-il gagné Paris après avoir sévi dans Londres en 1888 ?
D’autant que la jeune sœur de Mireille, autre modèle préféré de Toulouse-Lautrec, a disparu mystérieusement lors du cambriolage d’une demeure bourgeoise du boulevard de Courcelles. Parmi le butin volé, figurent une petite étude de danseuse de Degas et un tableau de la série Gare Saint-Lazare de Claude Monet.
Y-a-t-il des liens qui unissent ces affaires ? C’est ce que doivent élucider l’inspecteur Gustave Berflaut, déjà à l’œuvre dans Meurtre au cinéma forain, et son collègue Lucas Guyon, avec, pour notre plus grand plaisir, la participation du peintre Toulouse-Lautrec qui, à son insu, a déjà croisé la route du mystérieux assassin et, involontairement, devient un protagoniste essentiel du roman.
Bien que descendant d’une des plus vieilles familles nobles de France, Henri de Toulouse-Lautrec fut victime de la coutume courante en son milieu de mariages entre cousins pour éviter l’éparpillement du patrimoine. Par suite de la consanguinité de ses parents, il contracta enfant la pycnodysostose, une dégénérescence du noyau cellulaire qui affectait le développement des os.
De toute petite taille, difforme, claudicant, zézayant, alcoolique pendant la majeure partie de sa vie adulte, mélangeant à son absinthe quotidienne divers cocktails soi-disant pour étudier les couleurs, devenu syphilitique, il mourut à trente-sept ans, non sans savoir connu beaucoup de succès auprès de la gente féminine.
Il a croqué la vie et le mode de vie de la bohème parisienne à la fin du XIXe siècle. Avec lui, Montmartre où il habitait, a trouvé son peintre. Il devint le témoin des lumières de la nuit qui brillent au cirque, au café-concert, dans les bals ou dans les salons étouffants des maisons closes.
Ainsi, pendant que le commissaire Lepard fustige ses collaborateurs pour leur manque d’efficacité, c’est l’occasion de plonger dans la vie nocturne montmartroise grâce au célèbre peintre et lithographe. Certains de ses croquis et affiches remplissent encore aujourd’hui les présentoirs des boutiques de souvenirs : bien sûr, Bruant au temps du cabaret Le Chat noir (un ancien président de la République, encore en vie, féru d’accordéon, chercha la popularité et la fortune autour !) antérieur au Mirliton, mais aussi, comme sur la couverture du livre, Louise Weber dite La Goulue, levant la jambe haut devant Valentin le Désossé, au temps où elle menait la revue du Moulin Rouge.
La créatrice du French Cancan a depuis, perdu bien de son aura et on la retrouve (comme dans Meurtre au cinéma forain), s’exhibant comme dompteuse de fauves à la fête à Neuneu, dans une baraque dont la façade est ornée de deux panneaux de Toulouse-Lautrec évoquant sa gloire passée. Elle est inhumée au cimetière Montmartre, à l’ombre des ailes du Moulin Rouge.
On croise aussi dans le roman, Jane Avril, une autre danseuse célèbre du Moulin Rouge, alors acoquinée avec un certain « alphonse » … Allais. Autre égérie de Toulouse-Lautrec, elle figure avec son grand chapeau sur une affiche très connue du cabaret le Divan Japonais.
On entend chanter ou presque une des grandes vedettes du music-hall de l’époque, Yvette Guilbert surnommée à son corps défendant la « Sarah Bernhardt des fortifs »
« Madame Arthur est une femme
Qui fit parler, parler, parler, parler d’elle longtemps,
Sans journaux, sans rien, sans réclame
Elle eut une foule d’amants,
Chacun voulait être aimé d’elle,
Chacun la courtisait, pourquoi ?
C’est que sans être vraiment belle,
Elle avait un je ne sais quoi ! … »
Quitte à vous surprendre, j’ai fredonné souvent ce refrain dès ma tendre enfance. D’une part, parce que je l’entendais de la bouche de ma mère et mes tantes quand il leur arrivait de chanter les airs de leur jeunesse ; d’autre part, et surtout, parce que veillait sur moi une madame Arthur, une vaillante employée de ménage et cuisinière du pensionnat de jeunes filles que dirigeait ma maman. Ce n’est pas l’insulter de dire qu’elle ne possédait pas le je ne sais quoi de son homonyme. Je « courtisais » cette brave femme de la campagne, corpulente et rougeaude, pour qu’elle me prépare à quatre heures, d’épaisses tartines de gros pain, recouvertes de beurre fermier et de confiture, ce qui me comblait largement à l’époque et lui valait en remerciement que je lui chantasse les deux premiers vers, et pas plus, au nom d’une certaine morale.
Soyez reconnaissant, cher lecteur, je vous offre en prime quelques strophes de l’Éros vanné, une chanson licencieuse dont Renée Bonneau se contente de citer le titre comme appartenant au récital d’Yvette Guilbert aux Ambassadeurs :
« … Je suis blond, mes yeux d’émeraude
Hypnotisant les névrosés,
J’apprends la science des fraudes
Aux maîtresses des épuisés.
J’ai la souplesse des couleuvres
Je sais le pouvoir des parfums
Et, par de secrètes manœuvres,
Ressusciter les sens défunts !
Et j’ai le martinet qui cingle
Pour les gagas ! triste troupeau,
Et le supplice de l’épingle
Cruelle, qui porte à la peau !
Elles ne sont point prolifiques
Mes unions, évidemment ;
J’assiste aux amours saphiques
Des femmes qui n’ont point d’amants.
Je suis le Dieu des Morphinées
En quête de frissons nouveaux,
Je suis le Dieu des Raffinées
Dont je détraque les cerveaux.
Très vieux, malgré mes vingt années,
Usé, blasé
Car je suis né
Sur un lit de roses fanées
Et je suis un Éros Vanné ! »
Tancée par son directeur artistique d’expliquer au public ce que signifiaient prolifiques et saphiques, Yvette Guilbert choisit de supprimer le quatrain en question.
Noctambule invétéré, Toulouse-Lautrec menait une vie plus que désordonnée dans laquelle il puisait copieusement ses sujets d’inspiration. Tout en faisant sa petite enquête, on le voit fréquenter assidûment le bordel mondain, on disait salon (!), sis au 24 de la rue des Moulins.
Il ne dédaigne, certes pas, étudier comme il dit malicieusement « sur le motif », mais, dans un des chapitres, il se consacre à sa célèbre toile Le Salon de la rue des Moulins.
Auprès de « Madame », la mère maquerelle, et de quelques collègues de « travail », assises sur les fauteuils et le grand canapé rouge, on retrouve Mireille, la sœur de la jeune bonne enlevée rue de Courcelles, que le peintre distrait parfois de ses devoirs à l’horizontale pour des séances de pose dans son atelier.
Au fil des pages, on croise des figures connues de cette belle époque, Casque d’or, d’autres danseuses du Moulin Rouge, la Môme Fromage, Mimi Pattes en l’air. On découvre des cabarets alors à la mode, ainsi on ne s’ennuyait pas au Rat mort, rendez-vous des peintres impressionnistes Degas et Manet, et des poètes ; Rimbaud y aurait blessé Verlaine de trois coups de couteau à la cuisse. Le café tiendrait son nom d’un rongeur trouvé mort, le jour de son inauguration, sur une banquette voire dans une pompe à bière. Notons qu’en ce quartier, on pourrait reconstituer un bestiaire des cafés entre le Chat noir (mangea-t-il le rat ?), le Lapin agile, le Perroquet gris, l’Âne rouge, le Sanglier bleu, et encore, aujourd’hui, les Deux Ânes et les Trois Baudets où débutèrent de futurs grands noms du music-hall.
Petit clin d’œil et pointe personnelle d’humour, il est un artiste originaire de Toulouse (Lautrec ?) qui hanta aussi la butte, une soixantaine d’années plus tard. Il s’agit de Claude Nougaro dont j’ai évoqué la période montmartroise dans le billet Allée des Brouillards du 1er février 2008. Concevez que ses souvenirs d’un tendre pique-nique ne sont pas incongrus ici :
« Tous les deux, on déjeunait sur l’herbe
Et moi j’en avais fumé un peu
A travers mes paupières entrouvertes
L’air bleu
Ton visage à l’envers sur ton buste
Un baiser que tu me donnes à boire
A se croire dans un tableau d’Auguste
Renoir
Un chardonneret qui sifflote
Dans l’eau un bouchon qui flotte
Ma plume qui pêche à la ligne
Un vers insigne
Tous les deux, on déjeunait sur l’herbe
Et moi j’en avais fumé un peu
Tu me disais je t’aime, que ce verbe
M’émeut
Donne-moi encore ta bouche qu’on déguste
L’eau-de-vie de pomme, de prune, de poire,
Dans la toile étoilée de l’auguste
Renoir
Un rouge-gorge qui sifflote
Dans l’eau un bouchon qui flotte
Ma plume qui pêche à la ligne
Une plume de cygne
Tous les deux, on déjeunait sur l’herbe
Et moi j’en avais fumé un peu
Dans mes yeux, un triangle superbe
Tes yeux
Puis le soir obscurcit la pelouse
Pour l’oiseau, laissons les gâteaux secs
C’est parfait. On repart à Toulouse-
Lautrec. »
Toulouse-Lautrec aimait esquisser en arrière-plan de ses tableaux de cabarets, quelques silhouettes comme Oscar Wilde et Tristan Bernard dont l’amoureux de la petite reine que je suis apprend qu’il fut directeur du célèbre vélodrome Buffalo, situé à Neuilly tout près de la Porte Maillot.
C’est d’ailleurs, à cause de cette coquetterie picturale qu’il dessine, sans le savoir, un des premiers portraits-robots de l’histoire criminelle, celui de l’homme qui a semé la terreur sur la butte Montmartre durant quelques jours.
Ne voulant rien ôter du suspense, je file de suite à la campagne, précisément à Giverny, un petit bourg du département de l’Eure où Claude Monet posa définitivement son chevalet en 1890 et où Renée Bonneau situe un autre polar historique Nature morte à Giverny.
Le roman commence par un article lapidaire du Figaro en date du 18 août 1908 informant qu’un crime mystérieux vient d’être commis dans la paisible bourgade où demeure le Maître de l’Impressionnisme. Les lecteurs devraient rapidement en savoir plus sur l’affaire car le journaliste Robert Fresnot est sur place. Il constitue d’ailleurs une transition tout à fait involontaire entre les deux romans car je découvre bientôt qu’il a bien connu Henri de Toulouse-Lautrec pour l’avoir eu comme voisin de palier rue de Caulaincourt sur la butte Montmartre. Cela dit, il ne vaut mieux pas qu’il évoque la mémoire de l’infirme génial devant Monet vu comme il le considérait : « Seule la figure existe, les paysagistes sont des brutes ; que n’eût pas fait Monet s’il n’avait pas été assez con pour lâcher la figure ! »
C’est tout le pouvoir de la romancière d’en savoir plus que ses personnages et elle met immédiatement au parfum ses lecteurs :
« Claude Monet s’était levé aux aurores. Il voulait terminer les Nymphéas au soleil levant qu’il avait commencés à la même heure au début de la semaine, et se dirigea vers l’étang.
Il installa son chevalet tout près du pont japonais … Aucune ride n’agitait la surface de l’étang qui revêtait en cet endroit précis, tout autour des feuilles, une délicate teinte rosée qu’il n’avait pas observée la veille… » Encore une histoire de sanguine ?
Nous n’en saurons pas plus car Renée nous emmène alors dans un long flash-back de cent quarante pages en reprenant les personnages un mois avant le drame découvert par Monet.
Il y a un siècle, déjà les Japonais, certes sans appareil Nikon en bandoulière, se rendaient à Giverny, pour admirer notamment, surplombant le bassin des Nymphéas, un pont … japonais ! Il s’agit dans l’histoire d’un expert en art occidental de Tokyo et de sa fille qui ont la chance rare d’être les hôtes du peintre dans sa propriété du Clos Normand.
Notre bonheur immédiat est d’accomplir en leur compagnie les quelques kilomètres qui séparent la gare de Vernon et Giverny : « Ils longèrent les prairies éclaboussées de coquelicots, les champs où s’allongeaient les ombres des meules, les vergers en fleurs, et découvrirent enfin l’embouchure de l’Epte, bordée de peupliers. Monsieur Hakasuko frémit de joie. »
En effet, qui connaît un peu le peintre effectue à travers ces deux phrases somme toute banales, une sorte de trajet initiatique dans les œuvres de Claude Monet.
Les peupliers plantés en bordure de l’Epte au bout du jardin d’eau firent l’objet d’une exposition de quinze tableaux sur ce seul thème. Pour les peindre, Monet sauva ces arbres de l’abattage en indemnisant les marchands de bois privés de la coupe. Il installa son chevalet dans une barque au milieu d’une zone marécageuse. La construction en tranches verticales et la bande horizontale de la rive anticipe sur le travail de Mondrian, deux décennies plus tard.
La fiction policière se déroule dans le périmètre réel et très restreint de quelques centaines de mètres entre la propriété de l’artiste et l’hôtel Baudy.
Á l’origine, cet établissement était une modeste épicerie-buvette, faisant aussi un peu office de recette auxiliaire des Postes, dirigée par Angelina Baudy, avec attenant, un atelier où son mari Lucien entretenait les machines à coudre dont il était représentant.
Il fallut qu’au début des années 1880, Willard Leroy Metcalf, « un américain hirsute et baragouinant un langage incompréhensible » poussât la porte avec son matériel de peintre sur le dos, pour que naisse la merveilleuse histoire de l’hôtel Baudy.
Bientôt, Giverny devient le point de ralliement de quelques jeunes peintres américains, en provenance de Washington, Philadelphie, Boston et New York, attirés par la réputation de Monet et espérant peut-être quelques conseils du maître. Les chambres chez l’habitant ne suffisent plus, la maison Baudy se transforme en auberge puis en hôtel cossu d’une dizaine de chambres avec des ateliers pour les artistes-peintres, et aussi des tennis.
En l’été 1908, période à laquelle se situe le roman, y logent un peintre Donald Amberson et son épouse Elisabeth, leurs cousins Stanley et Linley Edwards, peintres eux-aussi, Lilian Merry une jeune photographe du Washington Post, un couple français de vieux comédiens dont la femme est la cousine d’Angelina Baudy, un militaire de carrière ayant défendu le capitaine Dreyfus lors de la célèbre affaire, accompagné de sa femme, ainsi que le journaliste du Figaro présent pour écrire un article sur la visite prochaine de Marcel Proust chez Claude Monet.
Pour compléter le « casting » du polar, se joint Ophélia, la jeune fille de monsieur Hakasuko, hébergée avec son père dans la maison de Monet.
Durant un mois, ce petit monde se côtoie quotidiennement. Ils partagent les repas, jouent au tennis ou au bridge, lisent dans le jardin, certains peignent tout de même. Le vieil acteur cabot anime des soirées en présence de Monet, en déclamant des textes tels Les Conquérants de José-Maria de Heredia, rappelez-vous « Comme un vol de gerfauts hors du charnier natal.. », ou encore à la demande de son épouse, Les Bijoux, le poème érotique de Baudelaire :
« La très-chère était nue, et, connaissant mon cœur,
Elle n’avait gardé que ses bijoux sonores …
… Elle était donc couchée et se laissait aimer,
Et du haut du divan elle souriait d’aise
A mon amour profond et doux comme la mer,
Qui vers elle montait comme vers sa falaise.
Les yeux fixés sur moi, comme un tigre dompté,
D’un air vague et rêveur elle essayait des poses,
Et la candeur unie à la lubricité
Donnait un charme neuf à ses métamorphoses … »
Un bijou, une émeraude précisément, sera à l’origine d’un des petits scandales qui ne vont pas tarder à secouer les clients de l’hôtel. Ophélia, la jeune japonaise logeant chez Monet, avec son franc-parler, ne rate pas une occasion de les attiser.
Les jalousies, les inimitiés, les susceptibilités, les sentiments amoureux aussi, participent de façon très insidieuse à la future découverte macabre de Claude Monet au milieu de ses nymphéas. Plein de détails a priori sans importance pour le lecteur deviendront éléments à charge ou pas pour les différents suspects.
C’est sans doute d’ailleurs une qualité du récit que de ne pas trop nous accaparer avec l’enquête policière pour nous laisser vagabonder en sa présence dans la vie et l’œuvre du grand artiste. Ne boudons pas ce plaisir que Monet offre avec plus de parcimonie aux jeunes peintres américains hébergés à l’hôtel.
Sensation étrange, je me sens même privilégié par rapport aux protagonistes du roman. Certes, l’illustre peintre s’était alors absenté depuis soixante-cinq ans, mais j’eus la chance, avec une trentaine d’écoliers et leur maîtresse, de disposer pour nous seuls de l’admirable jardin d’eau durant une journée complète de juin. C’est dire que j’imagine parfaitement les variations de lumière, les déplacements et les émotions des personnages du roman.
Renée Bonneau met en scène quelques situations comme des instantanés photographiques renvoyant à quelques célèbres toiles du maître.
« Un matin d’intense chaleur, elles décidèrent de faire une promenade en barque sur l’Epte. Elisabeth, en robe blanche, comme sa compagne, laissait pendre un bras dans le courant, tandis qu’Ophélia ramait, lentement, jusqu’à l’ombre d’un saule pleureur, où elles s’arrêtèrent. »
En canot sur l’Epte est une de ces toiles où Monet a tenté selon ses propres mots « des choses impossibles à faire de l’eau avec de l’herbe qui ondule dans le fond … C’est admirable mais c’est à rendre fou de faire ça. »
Renée Bonneau, en s’appuyant sur ce tableau, met en scène le trouble qui semble naître entre Elisabeth Amberson et Ophélia dont on connaît déjà ses penchants saphiques. D’ailleurs, Ophélia ne manque pas de suggérer à son père d’acquérir le chef-d’œuvre pour le musée de Tokyo.
L’écrivain Octave Mirbeau, ami de Monet, dans son commentaire du tableau, écartait rapidement les deux figures féminines, les deux belles-filles du peintre, préférant insister sur un autre érotisme surgissant au premier plan du tableau : « l’œil peu à peu s’enfonce dans cette fraîcheur d’onde, et découvre à travers les transparences liquides, jusqu’au lit de sable d’or, toute une vie florale interlacustre, d’extraordinaires végétations submergées, de longues algues filamenteuses, fauves, verdâtres, pourprées, qui, sous la poussée du courant, s’agitent, se tordent, s’échevèlent, se dispersent, se rassemblent, molles et bizarres chevelures ; et puis ondulent, serpentent, se replient, s’allongent, pareilles à d’étranges poissons, à de fantastiques tentacules de monstres marins ».
Comment ne pas penser aussi au poème poignant de Victor Hugo Á Villequier que Gaston Vieuxville dit Mortambert inscrit souvent au programme de ses soirées littéraires :
« Maintenant que Paris, ses pavés et ses marbres,
Et sa brume et ses toits sont bien loin de mes yeux ;
Maintenant que je suis sous les branches des arbres,
Et que je puis songer à la beauté des cieux ;
Maintenant que du deuil qui m’a fait l’âme obscure
Je sors, pâle et vainqueur,
Et que je sens la paix de la grande nature
Qui m’entre dans le cœur ;
Maintenant que je puis, assis au bord des ondes,
Ému par ce superbe et tranquille horizon,
Examiner en moi les vérités profondes
Et regarder les fleurs qui sont dans le gazon ;
Maintenant, ô mon Dieu ! que j’ai ce calme sombre
De pouvoir désormais
Voir de mes yeux la pierre où je sais que dans l’ombre
Elle dort pour jamais … »
Hugo pleure bien sûr sa fille Léopoldine qui s’est noyée avec son mari lors d’une promenade en barque sur la Seine dont l’Epte est un affluent.
Lilian la photographe et Fresnot le journaliste canotent aussi souvent sur l’Epte pour rejoindre l’île aux Orties, un endroit où Monet possède un hangar pour ranger ses bateaux. Á l’abri des regards, sans se soucier de l’effet urticant des plantes, ils mettent à nu leur intimité croissante.
C’est dans ce même endroit discret qu’une vingtaine d’années plus tôt, l’artiste peignit deux grands tableaux de Suzanne sa belle-fille qu’il appelait L’Ascension et L’Assomption.
Dans un geste de rage, il aurait un jour lancé son pied chaussé d’un sabot en plein milieu d’une des deux toiles, y laissant une « terrible balafre ». Il ne vendit jamais les deux tableaux.
Curieux destin de ces deux œuvres que le roman place négligemment dans l’atelier du peintre : « du haut de leur talus, deux jeunes femmes abritées sous leur ombrelle, se faisant face, comme si elles allaient à la rencontre l’une de l’autre ». Une seule en fait, Suzanne Hoschedé en jeune fille à l’ombrelle tournée vers la gauche et vers la droite !
Deux portraits admirables … comme quoi, n’en déplaise à Toulouse-Lautrec, Monet n’a pas toujours été con !
Avec l’arrivée de ses hôtes japonais et de ses jeunes admirateurs de l’hôtel Baudy, l’artiste, souffrant d’une cataracte qui altère ses perceptions visuelles, semble retrouver envie et dynamisme devant son chevalet, d’autant que la galerie Durand-Ruel se fait pressante pour une prochaine exposition.
Ophélia rabattant les volets verts sur le crépi rose de la maison, inspire Monet se promenant dans son jardin : « Femme à la fenêtre » ! Mais, pour l’instant, il se consacre encore à ses célèbres nénuphars en s’essayant au tondo, toile de format circulaire, proche de l’objectif photographique fish-eye.
Monet a retrouvé aussi l’appétit (l’avait-il perdu ?) et, dans la salle à manger entièrement peinte en jaune, ses hôtes, jaunes aussi (!), plus habitués aux sushis, font preuve de politesse et de courtoisie pour honorer la solide cuisine de Marguerite : ce jour-là, d’après une recette de Mallarmé, poisson (je ne pense pas qu’il fût cru), poêlée de girolles, arrosés d’un sancerre bien frais.
Le roman circule dans l’atmosphère lumineuse de Giverny jusqu’à ce que … le sang se mêle aux nuances délicates des toiles impressionnistes.
Je ne vous en révèle pas plus. Dans mon billet sur les grand-mères, j’avais écrit qu’il y avait quelque chose d’Agatha Christie en Renée Bonneau. En effet, elle réunit dans le salon tous les acteurs du drame pour la scène finale. Le commissaire, aidé par le perspicace journaliste, passe alors en revue chaque personne de l’assistance en énumérant ses mobiles, les failles de son alibi, et les preuves qui le trahissent.
Robert Fresnot pourra faire enfin pour le Figaro le récit du drame qui a bouleversé Giverny. Comme Toulouse-Lautrec lui avait légué son carnet de croquis, Claude Monet, reconnaissant, lui offrira un petit format du Pont japonais.
Plus tard, l’artiste avec ses jardiniers, créera une rose thé qu’ils baptiseront du prénom de la victime.
Claude Monet décèdera le 5 décembre 1926. Accouru au chevet du peintre, son ami Georges Clémenceau aurait insisté pour qu’on ne recouvre pas le corps d’un linceul noir, en expliquant que cela n’était pas convenable : « Pas de noir pour Monet ! Le noir n’est pas une couleur ! ». Il aurait alors arraché les rideaux aux motifs colorés de la fenêtre pour en recouvrir la dépouille du peintre.
Du noir et des couleurs dans les deux romans de Renée Bonneau ! Cela fait du bien de se distraire en se cultivant. Torquay, cité balnéaire du sud-ouest de l’Angleterre se flattait d’accueillir le plus grand nombre de têtes couronnées ainsi que la « reine du crime », Agatha Christie, native de cette région du Devon. Puisse Renée Bonneau, de l’autre côté du Channel, lorsqu’elle est en villégiature sur la côte d’Émeraude, continuer à nous concocter quelques savoureux romans historiques!
