« Larmes d’albâtre » ou quand des statues pleurent …
On n’a pas forcément besoin d’aller bien loin pour voyager. Ainsi, ce jour-là, je commence ma promenade par un tour au Machu Picchu.
Il s’agit d’un petit restaurant péruvien situé dans une ruelle discrète entre le jardin du Luxembourg et le Panthéon. La Montagne Sainte-Geneviève culminant à 61 mètres, vous n’avez pas à craindre de souffrir du soroche, le mal d’altitude !
Tenu par le même couple depuis une trentaine d’années, on y mange une cuisine aux saveurs andines pour un prix raisonnable. J’ai choisi dans le menu à 10,50 € proposé ce midi-là, l’aji de gallina, un émincé de poulet émincé, sauce palillo, piment jaune péruvien, amandes effilées et olives noires. Ce n’est pas le Pérou, mais c’est très correct !
Un parfum de culture embaume la rue Victor Cousin. Aux abords de la Sorbonne, je croise de vieux professeurs, le cartable sous le bras, et quelques secrétaires portant des cartons remplis de mémoires et de thèses fraîchement photocopiés.
J’entre quelques minutes dans la cour d’honneur de l’université beaucoup moins animée qu’au printemps 68.
Au pied des marches de la chapelle, Victor Hugo, dont la statue symbolise les Lettres, semble toujours absorbé dans ses pensées. En 1852, il publiait un pamphlet intitulé Napoléon le petit :
« Il a pour lui désormais l’argent, l’agio, la banque, la bourse, le comptoir, le coffre-fort et tous les hommes qui passent si facilement d’un bord à l’autre quand il n’y a à enjamber que la honte…Quelle misère que cette joie des intérêts et des cupidités… Ma foi, vivons, faisons des affaires, tripotons dans les actions de zinc ou de chemin de fer, gagnons de l’argent ; c’est ignoble, mais c’est excellent ; un scrupule en moins, un louis de plus ; vendons toute notre âme à ce taux ! » Un siècle et demi plus tard, rien n’a vraiment changé dans notre société.
Tous les chemins mènent à Rome, ainsi je me retrouve bientôt dans le square Paul Painlevé devant une sculpture en bronze de Remus et Romulus, les fondateurs de la ville, tétant les mamelles de la louve qui les recueillit.
Entre légende et poésie : « On accepte que les Anciens mêlent les dieux aux affaires humaines pour donner plus de majesté à leur ville » écrivait sans illusion Tite-Live dans son Histoire romaine.
En tout cas, je ne peux m’empêcher de penser à l’affiche du film Fellini Roma avec la mention « Rome est un bien bel endroit pour attendre la fin du monde ».
Du sourire aux larmes, il n’y a qu’un jardin à traverser.
Le musée national du Moyen Âge, installé dans les thermes gallo-romains et l’hôtel des abbés de Cluny, accueille, en ce printemps, l’exposition Larmes d’albâtre. Derrière ce titre mystérieux et poétique, se cachent les pleurants du tombeau de Jean sans Peur duc de Bourgogne.
Sans vouloir vous imposer une fastidieuse tournée des grands ducs, il vous reste peut-être de vos lointaines études scolaires, certains surnoms, traits de leur personnalité, Philippe le Hardi, Jean sans Peur, Philippe le Bon et Charles le Téméraire. Sous leur règne, le duché de Bourgogne connaît un siècle de puissance et de gloire jusqu’à vouloir rivaliser avec les plus grands royaumes d’Europe.
Les dissensions sont vives au sein du conseil de régence présidé par la reine Isabeau de Bavière, qui assiste le malheureux roi Charles VI d’abord mineur puis fou. Jean sans Peur et son cousin, Louis d’Orléans, le frère du roi, se querellent. Il semblerait que la reine Isabeau ne soit pas insensible aux charmes du séduisant Louis (Charles VII serait donc peut-être un enfant illégitime). Sentant le pouvoir lui échapper, Jean sans Peur fait assassiner Louis d’Orléans, le 23 novembre 1407, rue Vieille du Temple à Paris.
Cela déclenche une véritable guerre civile qui, aujourd’hui, fleurerait bon le vignoble (!), entre les Bourguignons menés par Jean sans Peur, et les Armagnacs commandés par le fils de la victime, Charles d’Orléans, et le comte d’Armagnac.
Brève digression littéraire : outre des velléités guerrières, Charles d’Orléans possédait un beau talent de poète. C’est de sa plume qu’a éclos ce Rondeau de printemps que les plus anciens d’entre vous ont possiblement appris au collège :
« Le temps a laissé son manteau
De vent, de froidure et de pluie,
Et s’est vêtu de broderie,
De soleil luisant, clair et beau.
Il n’y a bête ni oiseau
Qu’en son jargon ne chante ou crie:
« Le temps a laissé son manteau
De vent, de froidure et de pluie, «
Rivière, fontaine et ruisseau
Portent en livrée jolie,
Gouttes d’argent, d’orfèvrerie;
Chacun s’habille de nouveau.
Le temps a laissé son manteau. »
On aurait souhaité que ce poème fût d’actualité plus précocement, cette année !
Trouillard bien que sans Peur, pour se protéger, Jean fait fortifier son hôtel particulier parisien dont le seul vestige, la très belle tour dite Jean sans Peur, subsiste aujourd’hui dans un quasi anonymat, adossée à une école élémentaire de la rue Étienne Marcel. Grandeur et décadence …
Attisant beaucoup de haine contre lui, Jean Sans Peur est assassiné à son tour le 10 septembre 1419 sur le pont de Montereau, à la confluence de l’Yonne et de la Seine.
Ce meurtre jette le fils unique du défunt, le jeune duc Philippe le Bon, dans les bras des Anglais. Cherchant à venger son père, il pousse la reine Isabeau de Bavière à signer le désastreux traité de Troyes qui prévoit que le roi Charles VI, après sa mort, aurait comme successeur son beau-fils, le roi d’Angleterre Henri V. Heureusement … Jeanne d’Arc accourra de sa Lorraine pour sauver Charles VII de cet avenir calamiteux.
Comme son père Philippe le Hardi, Jean 1er de Bourgogne dit Jean sans Peur est enterré à la Chartreuse de Champmol, un monastère de l’ordre des Chartreux, situé tout près de Dijon.
La légende prétend que lors de la visite de François I° à Champmol, le père abbé fit ouvrir les sépulcres et déclara au roi en lui montrant la tête fracassée de Jean Sans Peur : « Voici, sire, le trou par lequel les Anglais entrèrent en France ! » Humour plus noir que british !
Son fils héritier Philippe le Bon souhaita que la sépulture de Jean sans Peur soit une copie fidèle du tombeau de Philippe le Hardi : une dalle de marbre noir sur laquelle se tiennent les gisants en marbre blanc du duc et de son épouse Marguerite de Bavière, avec pour soubassement, une autre dalle noire surmontée d’arcades gothiques accueillant un cortège de pleurants.
Suite à la vente de la chartreuse comme bien national en 1792, les tombeaux furent conservés en raison de leur valeur historique et artistique, puis réinstallés en l’église Saint- Bénigne. Pendant les actes de profanation consécutifs à la Révolution française, certains éléments disparurent ou furent récupérés par des amateurs. En 1827, les deux tombeaux restaurés furent remontés dans la salle des gardes du palais des Ducs de Bourgogne à Dijon.
Sans blasphémer, il y a une joyeuse pagaille chez les pleurants. Entre ceux qui soutenaient le gisant de Philippe le Hardi et qui se retrouvèrent à supporter celui de son fils Jean, ceux qui disparurent, ceux qui furent rachetés à des collectionneurs, ceux qui furent refaits à l’identique des manquants, sachant aussi que quatre d’entre eux se sont expatriés au musée de Cleveland, la vie de pleurants des tombeaux des ducs de Bourgogne n’est pas un long fleuve tranquille !
À la faveur des travaux de rénovation entrepris au musée des Beaux-Arts de Dijon, installé dans l’ancien palais ducal, les fameux pleurants ont même pris la poudre d’escampette pour effectuer une tournée triomphale. Au cours des trois dernières années, en véritables ambassadeurs, ils ont parcouru le Nouveau Monde, du Metropolitan Museum de New-York jusqu’à San Francisco en passant par Saint-Louis, Dallas, Minneapolis, Los Angeles et Richmond, avant de retrouver le vieux continent via le Sint-Janshospitaal à Bruges, le Bode Museum à Berlin, et donc le musée de Cluny à Paris.
Un peu comme les merveilleux papys du groupe de chanteurs cubains Buenavista Social Club, ils connaissent tardivement la consécration mondiale, six siècles après leur naissance.
Ces pleurants devaient à l’origine être l’œuvre du sculpteur flamand Claus de Werve, « ouvrier d’ymages et varlet de chambre du duc Jean sans Peur » puis de Philippe le Bon, et auteur (avec son oncle) notamment de l’admirable Christ au tombeau de la cathédrale de Langres. Malheureusement, il mourut avant de commencer la réalisation du tombeau. Philippe le Bon fit alors appel, en 1443, à l’artiste aragonais Jean de la Huerta. Celui-ci, en proie à des grosses difficultés techniques, s’enfuit en 1456 et fut remplacé par le sculpteur avignonnais Antoine Le Moiturier qui tailla les gisants et quelques pleurants. Le tombeau fut enfin mis en place en 1470, un demi-siècle après la mort de Jean sans Peur.
Les pleurants sont des statuettes en ronde-bosse, une technique de sculpture en trois dimensions. Elles ne sont pas attachées à un fond comme les hauts et les bas-reliefs, mais posées sur un socle, indépendantes les unes des autres.
À Dijon, en soubassement du tombeau, les pleurants comme écrasés sous le poids des deux gisants, semblent glisser à pas feutrés entre les arcades d’un cloître.
Dans la scénographie imaginée au musée de Cluny, le visiteur n’a nul besoin de s’agenouiller pour les contempler. Autonomes, exposés à hauteur d’œil, quasiment à portée de main, on peut les examiner sous toutes les coutures de leur robe de bure. Ils gagnent en vie, un comble pour des éléments de sépulture.
Quand je débouche dans la galerie plongée dans la pénombre, je suis d’abord surpris par la petite taille des figurines, une quarantaine de centimètres seulement, qui les font ressembler de loin à une collection de nains de jardin, modèles Pleureur ou Grincheux.
Quelques pas plus loin, je cesse de blasphémer. Le charme opère, le recueillement et l’émerveillement s’installent, l’émotion m’étreint. Bien loin du plâtre grossier dont sont faits les petits bonshommes qui égayent les pelouses, les statuettes taillées et polies dans la pierre d’albâtre de Vizille, légèrement veinée, sont des chefs-d’œuvre de délicatesse.
À l’image d’une vraie procession ou d’un cortège de funérailles, les pleurants semblent gravir un plan légèrement incliné en forme d’arc de cercle. On en dénombre en principe trente-neuf, mais j’avoue ne pas les avoir comptés, préférant m’attarder devant chacun d’eux. En effet, aucun n’est à l‘autre pareil, tous sont des œuvres à part entière.
Ils représentent les différentes parties de la société : les clergés régulier et séculier ainsi que des laïcs. Un aspergeant porteur du seau d’eau bénite, le porte-croix, le diacre, l’évêque, des chantres des chartreux, des membres de la famille et des gens de la maison ducale accompagnent le duc dans l’au-delà selon une symbolique très codifiée de la dévotion au Moyen Âge.
Leur chagrin est presque communicatif. Il est vrai que la fonction première des pleurants, n’est-elle pas de pleurer et de prier éternellement pour le duc défunt, incitant ainsi le croyant à prier également pour le salut de l’âme des ducs de Bourgogne.
Dans le silence recueilli de la salle, il semble qu’on perçoit des sanglots, des soupirs, des chuchotements, des froissements d’étoffe, tant la scénographie pourtant muette est réaliste.
Le poli de la pierre, le jeu des lumières et des ombres valorisent le travail délicat et majestueux sur les drapés des manteaux de deuil, des robes fourrées à manches amples avec un chaperon à cornette souvent rabattu pour masquer le visage. La bure lourde et épaisse est mise en valeur par ses bourrelets et ses replis.
Comme pour mieux souligner encore la monochromie de l’albâtre, quelques rehauts de couleur sienne et or décorent parfois certains attributs, tels chapelets, livres et sacs.
Outre le traitement remarquable des vêtements, je suis bouleversé par la variété des attitudes de chagrin, d’abattement, de douleur, de méditation ou d’exaltation qu’expriment le visage et la gestuelle de chacun des pleurants.
L’un, les mains jointes, implore le ciel. Un autre essuie une larme d’un revers de main cachée dans les plis de sa robe. Un autre encore se frappe la poitrine. Certains, pudiquement, dissimulent leur tristesse en enfouissant complètement leur visage dans la profonde capuche de leur manteau.
C’est beau et poignant ! À cet instant, pour ajouter à la solennité de la cérémonie qui se déroule devant moi, j’écouterais bien un passage du Requiem des rois de France d’Eustache du Caurroy interprété sublimement par l’orchestre Doulce Mémoire.
Pour les puristes qui me reprocheront ma liberté avec la chronologie et la véracité historique, je suggèrerai alors tout simplement un trésor de la musique de la Cour de Bourgogne. Elle posséda quelques-uns des plus grands compositeurs de l’époque. Rabelais lui-même, cite dans le prologue du Quart Livre, Gilles Binchois, Antoine Busnoys et Guillaume Dufay. Je vous offre Mille regrets de Josquin des Prés :
Je profite de l’exposition consacrée aux pleurants pour visiter aussi les riches collections permanentes que propose le musée de Cluny.
Ainsi, comme devant un chamboule-tout de la foire du Trône (évidemment), je serais presque à canarder un alignement de têtes de rois de France taillées dans le calcaire lutétien, la pierre locale. Ces sculptures datant de 1220 et appartenant notamment à Notre-Dame de Paris furent mutilées et arrachées par les révolutionnaires. Plusieurs dizaines d’entre elles ont été découvertes en 1977 … dans les sous-sols de l’ex-Banque française du commerce extérieur. Pour une fois que les banques planquent des trésors pour une bonne cause… !
À défaut d’admirer les pleurants de Jean sans Peur qui vont rejoindre, cet automne, la Bourgogne après leur tournée triomphale, vous pourrez toujours vous consoler en vous rendant au Louvre contempler le tombeau de Philippe Pot, grand sénéchal de Bourgogne, chevalier de la Toison d’or, serviteur de Philippe le Bon puis Charles le Téméraire, descendants de Jean sans Peur.
Son gisant est également porté par des pleurants drapés de noir dont l’originalité est qu’ils soient représentés grandeur nature.
Assez larmoyé, à la sortie du musée, je retrouve l’esprit frondeur du quartier Latin d’antan et du bal des Quat’z’Arts qui, chaque printemps, réunissait les élèves en architecture, peinture, sculpture et gravure de l’École nationale des Beaux-arts de Paris.
Allez, je vous fredonne un couplet un tantinet impertinent de Charles Trenet :
« Tout est Duc ici, Monsieur,
Tout est Duc,
Tout est au Duc,
Tout est au Duc.
Il possède à lui seul des millions de ducats
Ah oui, vraiment Monsieur,
C’est fou ce que le Duc a !
Le Duc a tout, Monsieur,
Pour être un homme heureux
Mais le Duc est très malheureux :
Depuis vingt ans
Il a perdu ses cheveux.
Il nerveux, il est nerveux
Et nous cherchons, en vain, depuis un truc
Pour faire pousser les poils du Duc ... »
Tout est au duc … de Bourgogne bien sûr !
J’essaie d’être sérieux encore quelques minutes en compagnie de Montaigne qui, assis, prend le frais dans le square Paul Painlevé.
Sa statue est l’œuvre de Paul Landowski, l’artiste qui sculpta les émouvants Fantômes du mémorial de la seconde bataille de la Marne (voir billet du 4 janvier 2013). Initialement en marbre blanc, Montaigne a été depuis, coulé dans le bronze pour mieux supporter les farces estudiantines. L’une d’entre elles a donné naissance à une superstition : tout vœu prononcé en caressant le pied de l’écrivain serait exaucé … À défaut d’être concluants, les essais des badauds (pas ceux de Montaigne) ont donné une patine dorée au soulier droit de Michel Eyquem, seigneur de Montaigne.
Est-ce le vin du Machu Picchu qui fait son effet ? Il me revient en mémoire une chanson des Quatre Barbus :
« Le duc de bordeaux ne boit qu’du Bourgogne
Mais l’duc de Bourgogne, lui ne boit que de l’eau
Ils ont aussitôt échangé sans vergogne
Un verre de Bourgogne contr’le port de Bordeaux.
Ce traité idiot nous démontre un truc
C’est qu’le vin déforme l’histoire
Et que les eunuques qui éduquent les Ducs
Devraient leur couper l’envie d’boire !
Le duc de bordeaux ressemble à son père
Son père à son frère, et son frère à Montaigne
Si bien qu’on n’sait plus c’qui est le plus beau
Le Duc de Montaigne ou les essais d’Bordeaux... »
Il en existe une version paillarde que j’entonnais (frère Jean des Entonneurs ?!) dans ma jeunesse :
« Madam’ la Duchesse de la Tremouille,
Malgré sa pudeur et sa grande piété,
A patiné plus de paires de c…
Que la Grande armée n’a usé de souliers... »
… De Montaigne ? Je crains qu’il ne faille me couper l’envie d’écrire aujourd’hui !