Peaux de lapin peaux!
En Alsace et en Lorraine, le Père Fouettard est un personnage du folklore de la Saint-Nicolas. Tandis que ce dernier distribue des cadeaux aux enfants sages, le sinistre Fouettard dispense des coups de martinet aux vilains garnements. Pour caricaturer, c’est l’antithèse du Père Noël. Avec humour, Jacques Dutronc et Jacques Lanzmann composèrent d’ailleurs une chanson sur les amours impossibles de leur progéniture, Marie Noël et Jean Balthazar.
Je me souviens que chez ma grand-mère, était rangé un martinet, ce petit fouet constitué d’un manche en bois et d’une dizaine de lanières en cuir. Il tiendrait son appellation d’un diminutif de martin, surnom du bâton chez La Fontaine, ou d’un certain général Jean Martinet flagellant les troupes indisciplinées de Louis XIV. Je me suis toujours interrogé sur sa présence chez ma merveilleuse mémé Léontine (voir billets des 20 janvier et 14 février 2008)), une question qui ne connaîtra jamais de réponse. L’expérimenta-t-elle sur les petites fesses de mon père et mon oncle ? En tout cas, elle n’en fit jamais usage sur les miennes bien que je fus un sacré petit diable.
Dans ma prime jeunesse, plutôt que quelque châtiment corporel, mis à part quelques coups de règle bien sentis sur les doigts, mon père me promettait la visite d’un personnage guère engageant, tout ce qu’il y avait de plus réel celui-là, le marchand de peaux de lapin. On l’appelait aussi parfois le loquetier, car il prenait également les vieux chiffons, ou plus familièrement, le père Lapouille.
Pour vous mettre dans l’ambiance, rien de mieux que de prendre un bon bain de nostalgie avec le regretté Allain Leprest :
« « Lapin peaux, peaux d’lapin, peaux ! »
On l’entendait du bout d’la rue
Poussi, poussa, bossi, bossu
L’père Lapue
Il puait mauvais, à rendre sourd
Mais c’était pas des raisons pour
L’priver d’bonjour
Ça empêche pas les épiciers
D’serrer la main à deux poignets
Aux poissonniers
« Lapin peaux, peaux d’lapin, peaux ! »
Comme un papa qu’aurait un p’tiot
Il poussait douc’ment son landau
Le père Lapiot
Il le tenait de sa maman
Les gens disaient en ricanant :
« Y crèv’ra d’dans ! »
Les proprios, les gens de foi
Rentraient chez eux, un gosse, un chat
Sous chaque bras
« Lapin peaux, peaux d’lapin, peaux ! »
Il avait de tout dans ses fouilles
Des trous, des clous, du plomb, des douilles
L’père Lapouille
« Ti gars si tu manges pas ton gras
Disait ma mère, y t’emport’ra
Dans son cabas »
Si j’avais mieux désobéi
M’aurait emporté dans les plis
D’son manteau gris
« Lapin peaux, peaux d’lapin, peaux ! »
Y a plus d’lupins, rue des Lupins
Deux cents bulldozers filaient l’train
Au père Lapin
Y a plus d’violettes, rue des Violettes
La pell’teuse a gagné d’une tête
Sur sa poussette
Maint’nant, c’est à toi d’rire, Pépé
Viens vendre des carottes au pied
De nos clapiers
« Lapin peaux, peaux d’lapin, peaux ! » »
Tout fout l’camp ! Il n’y a plus de violettes, rue des Violettes, il n’y a plus de marchands de peaux de lapin !
Il n’y a bientôt plus de lapin non plus. Par facilité commerciale, on va dire comme ça, le crabe se vend par pinces, le poulet par cuisses et le lapin par râble. Pourtant, le baron et la gigolette sont de bons morceaux également chez l’ami Jeannot. Et vous n’avez jamais goûté au lapin en compote que cuisinait ma mémé au martinet. Accompagné de ses incomparables frites « maison », c’était sublime !
Durant mon enfance, dans mon bourg natal, les gens achetaient leur lapin non dépiauté, le jeudi au marché. Mon père ne dérogeait pas à cette coutume, mieux encore, peut-être pour perpétuer la tradition de basse-cour de la ferme familiale, il élevait deux ou trois lapins dans des clapiers installés dans une dépendance du collège dirigé par ma maman. Il ne faut pas oublier non plus qu’on sortait d’une longue période de guerre durant laquelle l’approvisionnement était souvent compliqué.
Avant qu’il ne mijote dans la casserole, il fallait qu’on assène d’abord au pauvre lapin le fameux coup, hors de ma présence, puis qu’on le dépèce avec minutie. Auparavant, elle lui arrachait l’œil pour récupérer le sang en prévision d’un civet. À propos, chers lecteurs, si vous débusquez chez un bouquiniste quelconque, L’œil du lapin, un roman de souvenirs de Cavanna, pensez à moi !
Une peau de lapin tailladée était vendue moins chère. Ma grand-mère était très habile dans cet exercice, il m’arrivait de l’aider en lui tenant fièrement les pattes arrière de l’animal. Un coup de couteau très pointu aux épaules puis aux oreilles, encore un autre, et bientôt, le lapin se retrouvait non pas à poil (!) mais sans sa « piau ».
Elle l’emmanchait ensuite retournée sur une fourquette (en forme de fourchette) de noisetier pour la tendre au maximum. Puis, elle la suspendait dans un bâtiment en courant d’air pour qu’elle sèchât mieux. Mon père l’entreposait, lui, dans un recoin sombre de l’immense cave qui occupait tout le sous-sol de la maison. En été, pour éviter la prolifération d’asticots, on enduisait de cendres parfois la queue et les pattes avant.
Il suffisait alors d’attendre le passage tant redouté du … marchand de peaux de lapin. À chacune de mes frasques, on m’avait tellement promis son redoutable châtiment.
Lapins peaux, peaux d’lapin peaux ! Le jour de son débarquement était arrivé ! Sa voix me semblait lugubre, j’en frissonnais déjà. À l’étage, derrière le rideau entrebâillé, je l’apercevais, gravissant à pied à côté de son vélo la rue de l’Église, rectiligne, exactement dans la perspective de la fenêtre du bureau (qui faisait aussi office de salon). J’en menais de moins en moins large à chacun de ses pas qui le rapprochait de moi. Je ne pourrais vous en faire une description précise car je n’ai jamais eu évidemment l’idée de le côtoyer de trop près. Il sentait mauvais, disons qu’il dégageait une forte odeur de suint et de vieille graisse.
Et puis, il avait une dégaine à la Jean Valjean, le bagnard dérobant une pièce à Petit-Gervais sur la route de Digne. Cela, je vous le dis aujourd’hui, car en ce temps-là, bien que je sois né le même jour que Victor Hugo, j’ignorais tout des Misérables.
Quand il sonnait à la porte, je craignais que la dernière heure de ma trop brève vie ne fût arrivée ! Il semblait comploter en sourdine avec mon père sur mon futur sort. Que n’étais-je plus bête que le pauvre lapin, en fait, ils marchandaient le prix des peaux, quelques francs de l’époque : « pas lourde ! ch’poil tient pas bien ! y a des vers ! » Et puis, le lapin est marron et blanc, c’est moins cher, ou il est tout noir, une misère ! Un vieux mâle, c’est plus cher ! Le blanc immaculé, c’était le nec plus ultra. Le délit de faciès avait donc cours aussi pour les lapins !
Mon père ramassait trois sous dont il n’avait guère besoin, son traitement d’enseignant, bien que trop maigre pour son admirable sacerdoce, lui subvenant suffisamment. Mais, c’était une coutume héritée sans doute de sa maman où il ne fallait rien perdre ni gaspiller. Le recyclage existait tout naturellement. Il faut savoir que les grand-mères de la fin du dix-neuvième siècle montaient leur ménage avec ché piaux d’lapins, ché os et ché loques de la maisonnée !
Mon père n’allait pas jusqu’à proposer à l’infâme bonhomme un petit verre de goutte comme ma mémé le faisait avec tous ceux qui la distrayaient quelques instants de sa solitude.
Bientôt, le colporteur reprenait son chemin : Peaux d’lapin peaux ! Ouf, j’étais sauvé pour six mois encore !
Je ne saurais en terminer avec ce personnage inquiétant sans vous livrer la description qu’en faisait Honoré de Balzac dans Les Français peints par eux-mêmes ou l’Encyclopédie morale du dix-neuvième siècle :
« Le marchand de peaux de lapins est originaire de l’Auvergne ; il a, comme tous ses compatriotes, trois qualités principales : la sobriété, l’économie et la patience. Son costume le plus ordinaire est d’un effet très pittoresque : un bonnet de laine coiffe sa tête jusqu’aux yeux, laissant passer à peine quelques mèches de cheveux noirs et plats ; son gilet et son pantalon sont faits d’un drap grossier, et leur forme ainsi que leur dimension, pourrait donner à croire qu’ils ont été taillés sur une mesure commune. D’énormes sabots chaussent ses pieds, et sont maintenus par des guêtres de bois qui se boutonnent assez haut sur la jambe. Du reste, ce bonnet, cette veste, ce pantalon, ces guêtres, ce qu’on entrevoit de la chemise, la figure même, ainsi que les mains, tout cela est d’une seule couleur, d’une couleur de suie très prononcée.
Parmi tous les chanteurs que porte le pavé de Paris, il n’en est pas de plus disgracieusement doué que le marchand de peaux de lapins. Je ne saurais auquel donner la palme, de lui ou du marchand d’habits, mais, à coup sûr, ils sont aussi dignes, l’un que l’autre, d’être mis sous verre, et conservés dans un cabinet de raretés acoustiques ... »
Tiens, il n’y a pas longtemps, on a sonné à ma porte. Un pauvre hère proposait d’aiguiser mes couteaux … Je n’ai pas eu peur. Réminiscence de vieux métiers d’autrefois !
