Archive pour le 9 mars, 2013

Les PEOPLE de JeanDenis Robert et Per Sørensen sont entrés dans Paris !

Après ma soirée au Fouquet’s (voir billet du 21 février 2013), il me faut vous raconter un autre week-end People. Les apparences sont trompeuses, n’imaginez nullement que je me complais soudainement dans un parisianisme mondain. Foin des symboles hâtifs et incongrus, les hasards de mon agenda m’ont valu, à quelques jours d’intervalle, de rendre hommage à des amis militants et talentueux tout en partageant en leur compagnie, de riches moments de convivialité.
Ainsi, après avoir célébré, sur les Champs-Élysées, la sortie de l’ouvrage autour du documentaire Tous au Larzac, dans ce qui est devenue, une fois par an la « cantine » de l’académie des César, j’ai fêté la naissance de PEOPLE, le beau-livre, pas uniquement au sens éditorial du terme, du photographe JeanDenis Robert et du poète Per Sørensen.

Les PEOPLE de JeanDenis Robert et Per Sørensen sont entrés dans Paris ! dans Histoires de cinéma et de photographie bocataterblog1

L’événement se déroulait à la Bocata, un chaleureux restaurant à tapas du neuvième arrondissement de Paris.
En dépit de son patronyme, le sympathique patron, Eusebio Serrano, basque de Saint Sébastien, n’est pas un jambon. En effet, outre que sa cuisine satisfait agréablement les papilles, il fait régulièrement de sa petite salle, un endroit accueillant de débat et d’échange, un lieu d’exposition, de lecture, de discussions littéraires ou philosophiques. Des affiches ornent les murs, des journaux et des livres traînent négligemment dans les coins. Ce jour-là, des piles de PEOPLE envahissent deux guéridons.

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Pour ne rien vous cacher, il y a près d’un an, ici même, entre un chili con carne et un café gourmand, JeanDenis Robert m’avait présenté la maquette de son projet. Pire encore, touché notamment par le billet que j’avais consacré à une de ses expositions (voir 27 septembre 2011), il me sollicita pour écrire un texte d’introduction au futur ouvrage.
J’ai découvert depuis, qu’un peu masochiste, il appréciait en moi l’ignoble curieux, hantant les salles d’exposition, les cinémas, les librairies, pour terroriser les artistes, les auteurs, de ses questions cruellement justes, voire intelligentes et perspicaces, comme un insatiable « je veux-comprendre-tout, un increvable « vous-n’avez-pas-tout-dit » !
J’avoue que, sur l’instant, l’ampleur de la tâche sembla dépasser mon champ de compétences littéraires et artistiques ; n’est pas mon vénéré Antoine Blondin, maître du genre, qui veut, même au coin d’un zinc.
Et puis … quelques semaines plus tard, au cœur de l’été dernier, j’envoyai un sms à JeanDenis pour l’informer que j’avais peut-être trouvé l’angle d’attaque ; en somme, comme un accord pour entamer une carrière d’« avant-proposiste ».
Ce qui donnera dorénavant un soupçon de crédibilité à ce que fut ma vie professionnelle si je me réfère à la courte présentation qui en est faite dans le livre : « Cet honteux hédoniste n’a fait que ce qui lui plaisait : surprendre des artistes, raconter la vie des poètes, écouter des cuisiniers (Michel Bras), cuisiner des villages ariégeois, séduire des poules de luxe à Houdan et croquer des fromages en forme de cœur à Neufchâtel ». On aurait pu ajouter : partager les frasques des trublions de Charlie Hebdo, Cavanna, Choron, Reiser, Gébé … Ce n’est pas faux mais un peu lapidaire. Sinon, il vous sera difficile de comprendre que je puisse défendre la retraite à soixante ans !
Bon, pas question de voler la vedette à JeanDenis et Per ! Je ne suis que le rédacteur d’un préambule pour présenter leur « petit peuple ».

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Car pour appréhender le titre PEOPLE de leur album, ne vous mélangez pas les pinceaux qui vous dévisagent sur la couverture !
Si le mot désigne dans le langage courant actuel les personnalités ou célébrités dont la vie privée et l’actualité s’étalent dans les médias, le point de vue et les images du monde de JeanDenis Robert s’inscrivent dans un autre registre. Paparazzo d’un genre particulier, certes toujours à l’affût, il traque des objets juste remarquables pour leur couleur, leur forme, leur matière, le mouvement et les effets plastiques qu’ils peuvent engendrer, avant de leur mettre la tête au (format) carré de son vieil Hasselblad.
Amoureux de la chine, fouineur de greniers, coureur impénitent des bric-à-brac, JDR (l’acronyme est de mode), réhabilite artistiquement, avec avidité, des objets promis à l’inéluctable rejet, fléau de notre société de consommation.
À travers le prisme de son objectif, l’article, l’instrument, l’ustensile, l’outil, le colifichet, la babiole, le bibelot, la bricole, la broutille, la camelote, bref tous ces machins trucs choses aux dénominations dévalorisantes, troquent leur condition d’objet, sinon de dérision du moins dérisoire, pour le statut enviable d’objet d’art et d’admiration.
Avant d’être homme d’image, JDR fabrique, c’est un « homme de mains ». Pour puiser dans les références familiales, je lui reconnais la facétie et l’ingéniosité du héros braconnier de Ni vu ni connu, un film truculent de son père Yves. Pour tromper le gibier, Blaireau alias Louis De Funès confectionnait de subtils appâts avec quatre bouts de bois et de la ficelle. En récupérant des objets en dérive et en les mettant en scène dans des regroupements insolites, JeanDenis piège l’œil et l’esprit du spectateur.
Au gré de son inspiration poétique, s’est constituée une galerie de portraits réunis dans cet ouvrage.
Il tire quatre épingles à nourrice d’un coffret de sa grand-mère et … désormais, des couples de danseurs de tango évoluent dans mon salon, c’est pour cela probablement qu’ils n’apparaissent pas dans le livre. Carlos Gardel, Volver con la frente marchita, les neiges du temps ont blanchi mes tempes !
Les objets dont il tire le portrait deviennent des sujets issus du peuple au sens originel du mot. Ils renvoient souvent aux « gens de peu » chers au philosophe et sociologue Pierre Sansot qu’il me plait souvent de citer. Les pinceaux aux bouilles peinturlurées de la couverture sont les Saltimbanques du poème d’Apollinaire :

« Les enfants s’en vont devant
Les autres suivent en rêvant
Ils ont des poids ronds ou carrés
Des tambours des cerceaux dorés ... »

Ou encore les Bohémiens de Baudelaire :

« La tribu prophétique aux prunelles ardentes
Hier s’est mise en route, emportant ses petits
Sur son dos, ou livrant à leurs fiers appétits
Le trésor toujours prêt des mamelles pendantes … »

Ces gens du voyage auquel JeanDenis nous invite.

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Faut-il absolument que je sacrifie à la mode du top 5 de mes photographies préférées ?
J’ai une affection toute particulière pour les quatre frères Tiroirs dont les yeux malicieux de titis parisiens rendent un hommage sans langue de bois à la mémoire ouvrière et à la grande tradition des ébénistes du Faubourg Saint-Antoine.
De même, j’ai une tendresse pour l’armée des gueux, un alignement de morceaux de bois et de plumes. Plutôt que celle des légendes arthuriennes qui en décousit avec Mordred en forêt de Brocéliande, je préfère penser aux miséreux, mendiants et va-nu-pieds qui se rangèrent aux côtés des nobles et des Réformés contre Philippe II et la maison d’Orange, durant la bataille des Flandres au seizième siècle.
« Les patries sont toujours défendues par les gueux, livrées par les riches » écrivit Charles Péguy.
N’est-il pas savoureux, en tout cas, qu’un photographe loue ceux qu’on dénomma les iconoclastes parce qu’ils cassaient les images pieuses.
Et comme, JDR n’en est pas à un pied de nez artistique près, farceur, il nous présente François, un moinillon saint-sulpicien, surprenant dresseur de hérissons.

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Quelques personnages illustres posent dans la galerie auprès du petit peuple.
Un coquillage en forme de bicorne impérial, accroché aux branches d’un antique chandelier, et voilà que se profile l’ombre boiteuse de Charles-Maurice de Talleyrand. Qui sait s’il n’attend pas Fouché, un autre ministre de Napoléon abdiquant, pour un souper désormais célèbre.

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C’est le cas aussi de Brassaï ! Certes, tous les immigrés hongrois ne sont pas à dégager, surtout celui-là : Gyula Halász de son vrai nom, de surcroît, photographe comme JeanDenis. Je leur trouve même une certaine ressemblance physique dans le lumineux hommage au maître en noir et blanc, sans doute, l’enchevêtrement de fils de nylon de l’un en écho à la chevelure ébouriffée de l’autre.

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La filiation artistique est incontestable. Pour sa série Graffiti, Brassaï photographia les grattages laissés sur les murs urbains, l’un d’eux illustrant même la couverture de Paroles, le recueil de poèmes de Prévert.

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Je me souviens aussi de sa pomme de terre ornée de germes tentaculaires qui en faisaient une araignée inquiétante. Il l’intitula la « magique circonstancielle ». Celle, peut-être, qui permet à JeanDenis Robert en agençant une sacoche de cuir, une planchette et un crayon d’atelier, de croquer un Charles Vanel presque aussi vrai que nature.

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JDR marie une tondeuse à rouflaquette manuelle à un gros grattoir de peinture, et s’envole alors la complainte de Scarlett et Jerry, un couple inquiétant, réplique « robertienne » de Bonnie Parker et Clyde Barrow. Même pas peur !
Dans cette esthétique du rapprochement d’objets incongrus, il y a un clin d’œil évident au surréalisme, ce mouvement artistique des années 1920 « beau comme la rencontre fortuite d’un parapluie et d’une machine à coudre sur une table de dissection », pour reprendre la formule d’André Breton empruntée à Lautréamont.
Cela renvoie aussi aux Nouveaux Réalistes dont les conceptions s’incarnaient dans un art de l’assemblage et de l’accumulation d’objets empruntés à la réalité quotidienne. Souvenez-vous, c’était un pauv’gars qui s’appelait Arman, y n’avait pas d’papa, y n’avait pas d’maman, mais plein d’autos qu’il compressait !
Homme de (bons) mots, JeanDenis affuble ses photographies d’une légende. Plus qu’une simple coquetterie formelle, c’est une manière d’offrir au spectateur un éventuel indice pour la compréhension et surtout de solliciter son esprit pour cheminer vers d’autres pistes plus personnelles.
Brassaï, déjà cité, prétendait que « ce n’est pas la photographie qui est à lire seulement, il faut aussi scruter le rapprochement avec une légende inattendue ou un texte, et les étincelles qui en résultent ».

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Une rose desséchée et la rouille d’un cadenas ouvert témoignent de l’amour brisé. « Je m’appelle Brigitte » révèle l’identité de la mignonne envolée.
Quel punch : avec une grosse pierre triangulaire burinée par l’érosion, un galet arrondi, une feuille morte, et quelques glands, JDR nous propose une tronche tuméfiée, une bouche boursouflée, un œil fermé, un nez en capilotade ! C’est l’ex-gueule d’ange déchu après le combat, de Sandro Botticelli boxeur, homonyme de l’un des plus grands peintres de la Renaissance italienne, qui plus est, spécialiste du portrait. Comble de l’ironie pour un sport qu’on qualifie souvent de noble art !

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Nul besoin d’aller à Toulon comme le suggère Arletty dans l’inoubliable séquence sur la passerelle de l’Hôtel du Nord, je respire un vivifiant air artistique en compagnie de toutes ces « gueules d’atmosphère ».
D’autant que pour prolonger notre plaisir, JeanDenis a eu la judicieuse idée de donner feuille blanche à la poésie débridée de Per Sørensen, un pote viking qu’il avait perdu de vue durant un gros paquet d’années, une vie pour certains.
Seule consigne ou contrainte, au nom d’une parité dans l’air du temps, qu’il imagine un texte en écho de chaque photographie.
On ne peut pas suspecter le bougre danois d’être sans papiers tant il noircit avec créativité et volubilité les pages de gauche qu’on lui réclame de remplir.
Autant je possédais une certaine connaissance de l’univers de JeanDenis, autant j’ignorais complètement celui de Per. Heureusement, les transports en commun, hors les jours de grève, favorisent parfois de belles rencontres.
Ainsi, assis sur « l’arbre creux de la banquette du bateau de l’heure de pointe », je découvris sa Cigale du métro.

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« … Avant que le bateau de l’heure de pointe
ne l’emporte à vau-l’eau
inaperçue
par les visages de granite
au même titre que le folklore
d’avant-garde inventée
du petit gitan
sans oreille musicienne
Dans le sifflet de samba policier
énervant
du grillon
nous la rechercherons
Dans la glossolalie délirante aussi
de la sauterelle expulsée de l’Éden ... »

Elle me confia la clé de l’inspiration. Je dus cependant appeler au secours Robert, non pas JeanDenis mais le Petit, pour qu’il m’expliquât la glossolalie. Car, tout descendant d’Harald qu’il soit, Per manie la langue de Molière avec plus de virtuosité que beaucoup d’entre nous. Et c’est peut-être justement cela son pouvoir : le don d’écrire la langue étrange et étrangère de la poésie qu’on n’a jamais apprise.
Je bats ma coulpe et je vous rassure peut-être, à la première lecture, je ne comprends pas toujours grand-chose. « Parler en langues » comme le glossolale, ce serait parler pour ne rien dire, mais c’est aussi tout dire. Effectivement, par une étonnante alchimie, le puzzle des mots se met bientôt en place.
L’aquarelliste autrichien, Aloys Zötl, qui figure dans le livre, reproduisait ses animaux d’après les livres d’histoire naturelle et d’ethnographie de sa bibliothèque. Pour justifier cette démarche pas si éloignée de celle du naturaliste Buffon, un critique d’art affirmait : « Au fond, nous ne savons rien des animaux et Zötl a infiniment raison de corriger la version officielle ». De la même façon, nous ignorons aussi presque tout des people de JDR, et Per Sørensen a bigrement raison de rêver et broder en parfaite liberté sur leur avatar.
Loin de paraphraser dessus, il transcende les « portraits » de Jean-Denis en élevant leur caractère surréaliste à la puissance deux.
À partir de Gaby (Ô Gaby !), un énigmatique trésorier chercheur de trésor, il nous (dé)trousse l’impossible cavale de trois copains mauriciens qui, sous l’empire de champignons hallucinogènes, projettent d’atteindre leur eldorado, le métro parisien, en creusant un tunnel sous l’Afrique.

« Il y a plus de mangues dans les couloirs du métro de Paris que sur les arbres de vos mères !…
…..
Combien de combines « malines » comme ça
pour amasser assez d’argent ? … Argent destiné à pourrir dans sa cachette … dans le fumier !
Car toutes voies d’accès à la forteresse Europe étant bloquées
(air mer routes cols de montagne) seul les VIPs
pourraient fuir la petite prison verdoyante dans laquelle de naissance on tournait en rond !
Une seule solution : passer par en dessous ! Creuser ! … Quoi ? UN TUNNEL SOUS L’AFRIQUE !
Pour en avoir les forces faudrait se piquouser avec du sang de caméléon
Non ! Plutôt MANGER … pas des mangues puisque ce trésor leur avait été volé …
mais des ŒUFS … en forme de champignons hallucinogènes pondus par l’orage !
Et à l’heure nocturne où les crabes sortent de leurs trous et se rassemblent sur la plage
Ils ont commencé à creuser avec les vieilles houes de leurs aïeuls ... »

On rirait volontiers de ce road movie sous les mers si derrière ces pauvres hères, dignes de certains héros des films des frères Coen, ne se cachait pas un fait divers dramatique réel de l’exil.
À partir de Je m’appelle Brigitte, Per se livre à un exercice de style traitant chacune des strophes de son poème à la manière de Ronsard (spécialiste en rose mignonne !), de Rimbaud, d’un rappeur américain et ci-après, de Gabriela Mistral, une poète chilienne :

« Ça va de soi
que ces roses-là
même sublimes
sont incapables d’exprimer profondément
le dialogue poétique entre le bébé
et la purée de légumes
faite main
le matin
par sa maman »

Per truffe ses textes de clins d’œil à des musiques qui lui sont chères. Ainsi, apprend-on que la folle virée de Scarlett et Jerry, mal engagée sur l’air de Frankie and Johnny, un vieux standard américain, s’est finalement achevée paisiblement :

« La tondeuse en tondant faisait le mâle
Avec la toison d’or des agnelettes
En grattant le dos à des buffets Louis XVI
Le grattoir se croyait starlette
Quels amoureux qu’ces deux-là
Ils aimaient TOUT … y a pas de mal ! …

… Le jour où c’est dev’nu obligatoire
d’exhiber ses penchants … Scarlette … Jerry …
furent adoptés par un couple d’antiquaires
et exposés dans leur vitrine de vieux outils
Deux gueux deux vieux amoureux
Et qui ont … bien terminé »

D’autres diront que les deux ont plutôt mal terminé ! Une idylle d’actualité en cette époque où le mariage pour tous défraye la chronique.
Il fredonne presque sans surprise, et pour cause, Lucy in the sky with the diamonds, le LSD des Beatles avec ses Mauriciens allumés. On se surprend à taper du pied sur Just a gigoloqui serait juste un rigolo (Per lui-même ?)

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Per que j’appelle Pierrot désormais, n’oublie pas le populaire piano à bretelles. Comme lors des veillées d’antan, il nous conte l’histoire d’un étonnant paysan et de l’accordéoniste inconnu :

« Notre père à la ferme
loué soit sa lucidité !
voulant nous soustraire à « l’idiotisme de la vie des champs (je ne fais que citer Karl Marx)
notre père s’était servi de l’existant – comme d’autres du blues … de la boxe –
la tradition locale encore tenace
de l’accordéon « boutonneux » diatonique
ce Français rital railleur narguant un monde d’accordéons-pianos au sourire édenté ... »

Je ne vous en révèle pas la fin savoureuse !
Au-delà de son amour pour la musique tout court, Per Sørensen goûte celle des mots. Les siens sont des cris venant de l’intérieur, manifestations de sa rage et de sa révolte, manifestes contre la misère sociale, la souffrance, l’injustice et l’intolérance.
S’agrippant aux quatre vieilles branches avec lesquelles son acolyte Jean-Denis a imaginé un ancien groupe punk, il s’emporte devant le spectacle des « salles d’attente du non-emploi » remplies de loosers réduits à écouter leurs « musiques intérieures », le casque sur la tête.
Il a le bon génie de se mettre dans la peau de celui qui, en équilibre sur un pied au sommet de la colonne de Juillet, place de la Bastille, contemple le peuple abusé :

« Leur faudrait-il vraiment
un nouveau Charonne
mais sans la charge de la police – sans la police –
où la répression est la pression même des manifestants
sur eux-mêmes
pour qu’enfin ils entendent mes avertissements ? ... »

Et la chute, non pas du Génie mais du poème : « - Maman ! Pourquoi il est comme ça, sur une jambe, là-haut ? – Combien de fois je t’ai dit qu’il a envie de pisser ? »
Comme pour toute chute, on s’esclaffe. Génial … évidemment !
Sans mansuétude pour les puissants, Per réquisitionne les objets ciselés « d’un inabordable prix à vie de poumons et de systèmes nerveux corrodés » chez ce Monsieur de Talleyrand qui conseillait de prendre toujours le parti des tondeurs contre les tondus.

« Pendant qu’on y est pourquoi pas honneur aux jeunes des cités décriés
et décrits comme une armée de gueux
et qui lors du crash du concorde à Gonesse
dans un lit d’hôtel hôtelissime
ont été les premiers à porter secours ? »

Per gueule sa révolte dans sa réhabilitation des gueux. Je continuerais volontiers le combat avec l’ami Pierrot et sa plume inspirée.
Plus léger, prenant à témoin Suzanne la Rouge (qui fut un peu nourrice de JeanDenis enfant) et un oiseau possiblement de Prévert, il pourfend avec humour les raconteurs de salades selon lesquelles les Français ne se lavent pas.
« J’en passe et des meilleurs » pour reprendre un vers de Victor Hugo en pleine bataille d’Hernani !

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Lorsqu’il s’agit de refermer le livre, pour marquer son mépris envers les deux cruches de Jacquemare-Ravi, « rondelets négriers pénitenciers notaires épiciers », Per, acrobate des mots, s’en sort par une pirouette en nous déclinant la table des matières.
PEOPLE est une œuvre composée à quatre mains, ne devrait-on pas dire avec un œil, une main et deux beaux esprits ? À la différence de nombreux livres de photographies juste aérées par quelques textes d’une plume prestigieuse, c’est un ouvrage phototextuel, un recueil d’iconotextes. Sans céder à la rigidité d’une classification, il s’agit plus exactement d’un carnet de voyage dans des natures mortes que ressuscitent deux artistes curieux, inventifs et joyeux.
Ne vous offusquez pas de mes références, Georges Perec, Boris Vian et Frédéric Dard burent à la même source. Duettistes complices, Robert&Sørensen nous élèvent, tels Roux et Combaluzier, jusqu’aux degrés supérieurs … du surréalisme ; comme Jacob et Delafon, ils permettent un lavage salutaire … de notre cerveau.
C’est pour toutes ces bonnes raisons que, dans un élan d’amitié et d’admiration, les amis de Per et JeanDenis ont souhaité, le temps d’un week-end, se glisser au milieu de leur bon PEUPLE.

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L’ambiance est chaleureuse à la Bocata. C’est petit, mais il y a de la place.
Dans un coin, sous une tête de taureau, une diaspora de Danois autour de Per écluse quelques canettes de bière San Miguel. César Birotteau, héros parfumeur de Balzac, flairant la convivialité, s’est même invité à leur table. Olé ! C’est aussi cela l’Europe!
Écrits pour être lus à haute voix dans la tradition des poètes surréalistes, la prosodie des poèmes de Per Sørensen est cousine de la langue rappeuse et slameuse d’aujourd’hui.
Justement, Jean-Yves Bertogal dit JYB, poète antillo-réunionnais slameur ultramarin (comme il se définit), en fournit la preuve en prenant en bouche les mots de Pierre. À ses côtés, le saxophoniste Rodolphe Lauretta, ancien élève d’Archie Shepp, chef de file du Psycho Group Trio, apporte avec virtuosité et humour sa couleur musicale.

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De la même façon qu’ils transcendent les portraits de JDR, les textes de Per atteignent encore une autre dimension poétique avec la performance de Jean-Yves et Rodolphe. D’ailleurs, le poète jubile à leur écoute comme s’il les découvrait.

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Autre dégât collatéral, tout à fait réjouissant, il paraîtrait que, depuis qu’il en a effectué quelques lectures, JYB est véritablement hanté, notamment, par les problèmes existentiels de la tondeuse et du grattoir. Il est vrai que « deux ouvriers qui valsent le paso (sur une photo du Front populaire), c’est mal vu  … alors qu’on a toujours admis que deux filles dansent ensemble faute de partenaire » ! Il sait qu’il faut éviter les amalgames en tout genre comme le recommande le proverbe africain figurant sur sa carte de visite : « Le manguier que tu fixes n’est pas le pommier que tu vois ». Un slameur peut en cacher un autre. La relève est déjà assurée avec un petit-fils de Jean-Denis Robert qui s’essaie avec bonheur à la lecture d’Arcimboldo. Puis Michel Dréano choisit, par paresse ou modestie, de lire le texte le plus court de PEOPLE, mais sûrement pas le moins suggestif. Il répond à un portrait que JeanDenis a joliment légendé Émile, miroir aux alouettes.

« Tu me demandes de parler du bonheur
couchés que nous sommes sous les ombrelles des ombellifères
comme si on pouvait parler de l’amour
en le faisant »

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Je rencontrerai Michel Dréano, plus tard dans la soirée. Il ne pouvait pas en être autrement : il est en effet l’auteur d’une chanson Vieil encrier d’encre violette ! « Vieil encrier, vieil encrier? Est-ce que j’ai une gueule de vieil encrier? »

« Dans mon bistrot un peu baroque
Comme tous les matins je cale
Entre mon bloc-notes et mon bock
La page blanche me fait mal
Et je déambule sans fin
Rêveur de terre et de nuages …
Vieil encrier d’encre violette
Devenu depuis talisman
Tu me racontes des bluettes
Quand j’ai le blues en fond d’écran … »

Comme il se présente sur son site, Michel défend une chanson d’aujourd’hui qui revendique sa contamination par le “flow” du “slam”. Voilà que dans la cohue et le brouhaha qui envahissent la salle, mieux qu’un long discours, il déclame une de ses dernières compositions, dédiée au pianiste de jazz Thelonious Monk :

« Qui ?
Frott’ son silex aux mill’ menhirs de Manhattan
Quand les poètes de la Grosse Pomme font leur ramdam ?
Qui ?
Inspiré par les plaintes rauques des Iroquois,
Dans les clairières du quaternaire des séquoias, se lève enfin… ?
Qui ?
Aux équinoxes et aux éclipses, flocons de neige,
Va fair’ tanguer sur son clavier, tout un manège ?
C’est Thelonious, c’est Thelonious
Le moine fou
Au chapeau mou
Qui rôde autour de minuit … »

Le jazz, la scansion cadencée, la gestuelle déhanchée, le petit sourire jouissif au coin des lèvres, il me semble voir surgir devant moi le souffleur de vers Nougaro.
L’instant de grâce est (trop) vite dissipé. Cela me ramène au Jazzman de Per, et sa « musique si sérieuse qu’on ne devrait pas l’affubler de quelque nom que ce soit « !

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Jazz et java copains, ça doit pouvoir se faire, ça se fait même ! Per Sørensen en personne, à la guitare, et son copain danois, l’accordéoniste (qui n’est pas) inconnu, Nils Makela Pedersen, entament un medley musette : La java bleue, La vie en rose, Le dénicheur et évidemment, puisqu’on ne se trouve qu’à quelques dizaines de mètres de la célèbre place :

« C’est une rue
C’est une place
C’est même tout un quartier,
On en parle, on y passe
On y vient du monde entier.
Perchée au flanc de Paname
De loin elle vous sourit,
Car elle reflète l’âme
La douceur et l’esprit de Paris
Un petit jet d’eau
Une station de métro
Entourée de bistrots,
Pigalle.
Grands magasins
Ateliers de rapins
Restaurants pour rupins,
Pigalle »

Arnaud Montebourg trouverait peut-être un peu fort de roquefort qu’un duo danois s’empare de cette valse à la gloire de ce quartier festif de Paris ? Qu’il se dissimule sous sa marinière, car cet immense succès des années 1950 est quasiment une œuvre made in Denmark !
En effet, son auteur et interprète Georges Ulmer, de son vrai nom Jørgen Frederik Ulmer, naquit à Copenhague !
La chanson, à sa sortie, fit scandale et fut même interdite sur les ondes, probablement en raison de ce couplet :

« Clochards, camelots
Tenanciers de bistrots,
Trafiquants de coco,
Pigalle
Petites femmes qui vous sourient
En vous disant: « Tu viens chéri »
Et Prosper qui dans un coin
Discrètement surveille son gagne pain... »

Le discret Eusebio nous invite à passer à table : charcuterie basque, albondigas, empanadas, vin rouge ibérique … Olé encore !
Soudain, le bar plonge dans une semi pénombre d’où surgit bientôt un gâteau éclairé de bougies. JeanDenis Robert atteint, ce soir-là, un âge auquel on peut prétendre à la retraite … il aurait même fait des démarches administratives en ce sens ! Je vous rassure, il a plein de projets en tête.
La soirée se prolonge. Vertige des formes, ivresse des mots, devant quelques derniers verres de contact, on trinque encore au succès de PEOPLE en compagnie de ce Michel Bacchus que JDR surprit en son repaire.

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J’essaie de percevoir derrière sa silhouette « bibendumisée », quelques traits du copain d’avant, beau comme un dieu sculpté par Michel-Ange. J’invite à se joindre à nous, le Glaude et le Bombé, deux autres « amis autodestructeurs éthyliques » (comme écrit Per) chers à René Fallet.
Le dernier carré a du mal à se quitter. Eusebio envisage de baisser le rideau de fer. Pour un peu, avant ma re-traversée de Paris, à l’instar de Grandgil alias Jean Gabin, j’ameuterais volontiers les riverains de la tranquille rue Milton :
« Pour Monsieur Robert, trente et un rue Milton, ce sera quinze euros. Pour Monsieur Sørensen, maintenant c’est trente euros. Je voulais dire trente-cinq. Oh ! C’est plus lourd que je pensais, je crois qu’il va falloir cinq euros de plus pour les frais d’envoi à vos lecteurs hors la capitale ! »
Vous avez compris que je vous encourage vivement à céder, une fois n’est pas coutume, à l’affreux néologisme de pipolisation engendré ici par JeanDenis Robert et Per Sørensen.
PEOPLE est un joyau culturel à (s’)offrir. Son ciselage est un travail d’équipe. Il me faut donc louer aussi Alice Andersen pour les subtiles et élégantes mise en page et calligraphie, ainsi que Jean-Luc Favreau qui a patiemment relu les épreuves. Pour y être modestement confronté avec ce blog, je sais que ce n’est pas une sinécure.

PEOPLE de P. Sørensen et JD. Robert, beau-livre, 68 pages 30×30 cm, 35  € (+4,15 € de frais d’envoi hors Paris)
Pour le commander directement auprès de JD. Robert, cliquer sur le lien http://www.jeandenisrobert.com

Autres informations :

Des clips de JYB : http://universalite-ultramarine.blogspot.fr/
Site de Michel Dréano : http://micheldreano.org/
La Bocata bar à tapas 31 rue Milton 75009 Paris

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