Grand-mères au fil des pages
En ce premier dimanche de mars, on fête les grand-mères. À la différence de la fête des Mères, c’est une tradition récente instituée, il y a vingt-cinq ans, par la marque de café Grand’Mère. Il s’agit donc d’une initiative purement commerciale qui a pour but de « booster » la vente des fleurs et des chocolats, accessoirement de manifester sa tendresse envers ses aïeules.
Je n’ai pas attendu ces circonstances pour évoquer la mémoire de ma chère mémé Léontine. Je lui avais consacré deux billets les 20 janvier et 14 février 2008, vingt ans presque jour pour jour après qu’elle eut soufflé ses cent bougies puis … rendu son dernier soupir.
Elle était unique, au propre comme au figuré, car ce fut le seul grand parent que j’eus la joie de connaître. Son ultime cadeau fut de tenir le cap jusqu’au jour fatidique de son centenaire.
Je pourrais écrire comme Simone de Beauvoir dans ses Mémoires d’une jeune fille rangée que « je l’aimais bien parce qu’elle était vieille ». Ce serait restrictif car je l’adorais. Mais cela me permet d’effectuer une habile transition pour vous parler de Grand-mères au fil des pages, une délicieuse anthologie de textes littéraires à propos des aïeules.
Renée Bonneau, son auteure (je ne me ferai décidément pas à ces marques modernes du féminin, elle qui fut professeur de lettres classiques non plus peut-être) sait de quoi elle parle puisqu’elle a choyé quatre petits-enfants et deux arrières petits-enfants.
J’ai eu l’occasion déjà de vous présenter un de ses romans, Meurtre au cinéma forain (voir billet du 1er mars 2012). En effet, tout adorable grand-mère qu’elle soit, Renée excelle à nous tricoter quelques savoureuses intrigues policières qui en font, sa modestie dût-elle en souffrir, un petit peu notre Agatha Christie.
Comme quoi, l’habit ou la fonction de grand-mère ne fait ni le moine, ni la nonne … à en croire encore celle du chansonnier Pierre-Jean de Béranger. Nous sommes vers 1820 et ainsi, s’épanche l’aïeule coquine auprès de ses petits-enfants.
Cela dit, toutes les grand-mères ne sont pas bonnes à jeter aux orties libertines, pas même celle de Béranger d’ailleurs ; par nature, la grand-mère fut jeune fille puis mère, donc aimante et sans doute amante aussi parfois.
Avec tendresse, Renée Bonneau nous emmène à la rencontre des grand-mères de la littérature française et même étrangère, en tant qu’héroïnes de romans ou écrivaines elles-mêmes.
La forme même de l’ouvrage suggère de le feuilleter lentement, épisodiquement, d’en déguster les textes comme les bonbons que suçotaient les grand-mères :
« Bonne-maman avait des joues roses, des cheveux blancs, des boucles d’oreilles en diamant ; elle suçait des pastilles de gomme, dures et rondes comme des boutons de bottine, dont les couleurs transparentes me charmaient ... » (Simone de Beauvoir)
Magiquement, chaque extrait renvoie de près ou de loin à nos propres grand-mères. La mienne, bien que son nom de jeune fille fût Noblesse, était d’une extraction sociale très modeste. Elle ne dégageait aucun apparat avec ses cheveux tenus en chignon par une barrette, ne portait aucun bijou sinon son alliance qu’elle gardait en solitaire depuis que la grande guerre lui avait volé son mari.
Elle avait par contre au fond des poches de son tablier, tout un assortiment de pépites mythiques, les pastilles au suc de pin La Vosgienne, celles à l’anis de l’abbaye de Flavigny sorties d’une boîte en fer montrant un jeune berger et une bergère se contant fleurette sur un banc, celles blanches et octogonales Vichy, bien d’autres encore … Jean Pastilla, confiseur favori de la famille de Médicis, introduit à la Cour d’Henri IV, est passé à la postérité en donnant son nom à tous ces bonbons dont je raffolais.
J’enrageais devant l’art consommé et maîtrisé de ma mémé de les suçoter et les laisser fondre pendant des heures alors qu’à l’instar du loup de Charles Perrault, je croquais trop hâtivement, non pas la grand-mère, mais les confiseries. Et marri qu’on ne m’y reprendrait plus, le bec vide, je regardais, non pas les confiseries, mais ma grand-mère qui poursuivait sa patiente succion.
Peut-être, fallait-il comprendre dans cette scène, une métaphore de l’intrépidité de la jeunesse confrontée à la sagesse proverbiale des anciens.
Sans vouloir dénigrer la sincérité des sentiments, la reconnaissance du cœur va de pair avec celle du ventre. Ainsi, Renée Bonneau consacre évidemment une place importante à la grand-mère dans sa cuisine. Je prends même cinq cents grammes à la seule lecture de sa tête de chapitre empruntée encore à Simone de Beauvoir : « Je déjeunais chez eux tous les jeudis ; rissoles, blanquette, île flottante ; bonne-maman me régalait. »
Ma mémé cuisinière s’invitait plus épisodiquement en mon palais, en période de vacances scolaires et aussi au temps des moissons pour lesquelles mon père donnait un coup de main. Chez elle, en entrée, point de chausson aux fruits comme pour la compagne de Sartre, mais un cornet fait d’une tranche de jambon roulée et fourrée d’une macédoine de légumes avec de la « vraie » mayonnaise. En relisant des menus de banquet de l’époque, j’ai constaté qu’il s’agissait d’un véritable plat de fête. Puis, en mets de résistance, l’expression prenait tout son sens, une volaille de sa basse-cour, une poule à la sauce blanche ou un lapin aux pruneaux !
J’ai déjà raconté l’anecdote, en une circonstance, on frisa la pénurie de pruneaux. Ma précision dans le détail est peut-être mal placée, mais ma grand-mère n’a jamais possédé de toilettes dans sa maison. Une cabane au fond du jardin en faisait office pour satisfaire les besoins naturels (c’est presque aussi beau que du Francis Cabrel !).
Ainsi, un soir, alors que je jouais à cache-cache avec mon cousin, je m’étais réfugié dans la chambre de ma grand-mère. La planque devait être bonne puisque le cousin peinait à me trouver. Voilà donc que, tiraillé par une envie pressante, dans l’obscurité, je l’apaisai dans le pot de chambre. Le bruit inhabituel du jet m’incita à allumer la lumière pour découvrir horrifié que … j’urinais dans le récipient où macéraient les pruneaux avant le repas du lendemain ! Que croyez-vous qu’il arrivât ? « C’est rien mon fieu ! Mémé répara les dégâts tandis que mes parents me vouaient aux gémonies ! … Et nous mangeâmes des pruneaux !
Et un demi-siècle plus tard, lorsqu’on me demande quelle recette de lapin je souhaite, je réponds presque invariablement : façon grand-mère !
Je ne peux pas ne pas louer aussi ses sublimes frites taillées largement dans des pommes de terre Bintje ou Belle de Fontenoy qu’elle cultivait elle-même. Plongées je ne sais combien de fois dans l’huile de sa friteuse sur le poêle à charbon Godin de sa cuisine, elles ressortaient dorées, croustillantes et moelleuses à l’intérieur comme une purée. Une merveille dont je n’ai jamais retrouvé le goût !
Dans mon adolescence, et même plus tard, je courais littéralement chez ma grand-mère. Ceint de mon maillot des cycles Lejeune, je pédalais allègrement parfois vers son village picard distant d’une quarantaine de kilomètres pour me rassasier de ce qui était tellement mieux qu’un contrôle de ravitaillement … avant de rentrer le soir, toujours en vélo, repu, au domicile familial ! Les préparations culinaires de ma mémé valaient tellement mieux que les concoctions scientifiques de Lance Armstrong. À sa (dé)charge ( !), je n’ai jamais remporté sept Tours de France, ni même le moindre Tour de Picardie !
On a tous en nous un peu de la cuisine de nos aïeux. Lorsqu’elles égrenaient leurs souvenirs d’enfance, ma maman et sa sœur (qui vient de me quitter), immanquablement, évoquaient les épaisses tartines de beurre, tranchées dans une grosse miche, recouvertes de confiture maison que leur préparait leur grand-mère de la Manche.
Renée Bonneau, outre l’incontournable extrait de la madeleine de tante Léonie tiré de À la recherche du temps perdu de Marcel Proust, nous émoustille les papilles avec quelques morceaux bien choisis. Ainsi, je me délecte des remèdes de la grand-mère du truculent Henri Vincenot dans son tendre roman La Billebaude (il est réédité ces temps-ci) :
« Suivant les saisons, on récoltait aussi l’armoise, racines et feuilles, la pervenche et la feuille de frêne ; les plus courageux d’entre nous s’attaquaient aux racines de brione, énorme sorte de betterave ligneuse .. ; dont on faisait des choses pharamineuses, notamment le vin de brione, au nom si joli que j’en réclamais chaque jour un verre ; on me le refusait car cela soignait l’hydropisie. Ma grand-mère en faisait aussi un certain « oxymel de brione » dont on m’administrait une cuillerée à café toutes les heures lorsque, par hasard, je donnais des signes avant-coureurs de bronchite ... »
Je ne l’ignorais pas puisque ses recettes ont fait l’objet d’un livre, même la sulfureuse George Sand, hors sa liaison tumultueuse avec Alfred de Musset (et quelques autres !), ne rechignait pas, ni derrière ses fourneaux, ni dans son devoir d’aïeule. Ainsi, confie-t-elle à Gustave Flaubert :
« La sacro-sainte littérature, comme tu l’appelles, n’est que secondaire pour moi dans la vie. J’ai toujours aimé quelqu’un plus qu’elle, et ma famille plus que quelqu’un …
J’ai souvent entendu dire à des femmes de talent que les travaux de ménage, et ceux de l’aiguille particulièrement, étaient abrutissants, insipides et faisaient partie de l’esclavage auquel on a condamné notre sexe … Leur influence n’est abrutissante que pour celles qui les dédaignent et qui ne savent pas chercher ce qui se trouve dans tout : le bien-faire. »
Renée Bonneau n’oublie pas d’évoquer l’exploitation de l’image de la grand-mère nourricière dans la publicité. Que de promesses pour les enfants (et même pour les plus grands un peu naïfs), suscitent les mots désuets de Bonne Maman et Mamie Nova !
Une petite fille qui m’est chère utilise les mêmes ressorts (certes sans aucune préoccupation commerciale sinon d’emporter la majeure partie de la production) lorsqu’elle colle une étiquette « confiture mamie » sur les pots de mûres qu’elle a ramassées (voir billet du 24 septembre 2008).
Pierre Perret, dans ses bouquins gourmands, n’agit pas autrement quand il décline la recette du « gigot d’agneau tel que le préparait la mémé d’une « borde » dans mon pays natal ». Je vous rassure, c’est du vécu et sacrément bon !
Cela dit, en consommateur adulte, méfions-nous des appellations sécurisantes qui évoquent parfois à tort le savoir-faire et la tradition d’autrefois. On nous balance bien, ces temps-ci, de la viande de cheval comme du bœuf. Même si les médias tentent de nous rassurer en affirmant qu’elle est saine pour la santé, après le scandale de la vache folle, qui sait si bientôt nous ne verrons pas dans la rue des piétons galoper comme dans la dernière ligne droite de Longchamp un jour de tiercé !
Les grand-mères ne sont pas avares non plus de nourritures intellectuelles. Les enfants vaquant à leurs occupations, elles sont souvent la première éducatrice des petits-enfants. Aujourd’hui même, à la demande des enseignants, elles dispensent aux écoliers leurs souvenirs et leur sagesse avec parfois un sens pédagogique qui étonne (ou méduse) les professeurs actuels. Pourquoi donc, est-ce plus facile d’apprendre avec les grand-mères comme attestent deux brefs extraits du livre ?
Ainsi, M. Wermersh dans Perspectives : « Je ne sais pas ce qui se passe avec Madame X… On dirait qu’elle fait passer la grammaire comme la confiture, a remarqué une institutrice après l’intervention d’une grand-mère dans sa classe. »
De même, Nathalie Sarraute rend hommage à la pédagogie de sa grand-mère : « C’est avec elle que j’apprends les leçons les plus rebutantes … avec elle, même celles de géographie ont du charme … Nous rions beaucoup toutes les deux, surtout quand elle me lit des comédies … Le Malade imaginaire ... »
Renée Bonneau en profite pour rendre hommage à ses deux grands-mères comme tout à chacun possède en principe. Quoique bientôt, outre les grand-mères biologiques, il faudra parler de grand-mères de substitution, d’adoption ou de recomposition ! Et le malicieux Henri Vincenot qui maniait l’humour derrière ses imposantes moustaches, évoque ses six grand-mères … pour des raisons qui n’ont rien à voir avec quelque désunion !
Les aïeules de Renée habitaient la même rue que ses parents et se détestaient cordialement. Mais chacune, à sa manière et avec sa sensibilité, participa à l’éducation littéraire, musicale et civique de la petite Renée. Je souris de sa remarque à propos de son livre préféré Les Misérables : « Aucune adaptation cinématographique ne remplacera jamais pour moi la scène du vol des chandeliers ... », moi qui, dans le cadre d’une initiation à l’image au lycée, vantait les mérites respectifs de ladite séquence mise en scène successivement par Raymond Bernard, Jean-Paul Le Chanois et Robert Hossein. Dans le fond, elle a bien raison ; malgré le talent de Fernand Ledoux et Louis Seigner dans le rôle de Monseigneur Bienvenue Myriel, rien n’égale la plume de mon alter Hugo (voir billet du 11 février 2010).
Au fil des pages, nous découvrons que les grand-mères d’antan étaient instruites et excellaient souvent dans l’art de la correspondance. Je ne parle même pas de Madame de Sévigné experte dans l’exercice mais d’aïeules d’extraction modeste nourries à la pédagogie appliquée des valeureux hussards noirs de la République quoi qu’à la lecture encore de La Billebaude … :
« Mes grand-mères et ma mère n’avaient jamais fréquenté l’école des garçons qui était, elle, publique et laïque. Elles n’avaient eu que l’enseignement des sœurs dont l’instituteur disait que c’étaient des ignorantes, des obscurantistes, et qui ne pouvaient donc enseigner que l’ignorance et l’obscurité. Cela n’empêchait pas ma mère d’écrire des lettres merveilleuses sans faute d’orthographe … Elle pouvait aussi réciter la liste de tous les papes depuis saint Pierre … Il fut convenu que ma grand-mère se chargerait de toute la correspondance et elle remplissait alors deux grandes pages d’une écriture élégante … Les quelques lettres que j’ai conservées valent bien le meilleur de la mère de Sévigné, exception faite de quelques impropriétés de termes, qui d’ailleurs ne manquaient pas de saveur ... »
Ma mémé Léontine fréquenta aussi l’école « obscurantiste » des sœurs qu’elle quitta à douze ans, armée d’un bon « socle de connaissances » comme nos technocrates jargonneux de l’éducation se complaisent à dire aujourd’hui. Bien qu’elle ne quittât jamais son village natal, à l’exception de deux escapades à Paris pour cause d’expositions universelles, elle ne manquait pas d’écrire dans une langue impeccable à ses petits-enfants lorsqu’ils séjournèrent à l’étranger.
Renée nous offre aussi quelques descriptions de maisons de grand-mères rassemblées à la suite de cette mémoire d’outre-tombe de Chateaubriand : « Si j’ai vu le bonheur, c’est certainement dans cette maison ». Elle figure d’ailleurs sur une plaque apposée à ladite maison à Plancoët, un petit village des Côtes d’Armor. Humblement, j’avoue que je connaissais comme personnalités de cette commune, non pas Madame de Bédée, mais un certain Désiré Letort. Coureur cycliste de la fin des années 1960, surnommé Désiré de Plancoët, porteur éphémère du maillot jaune du Tour, il fut déchu de son titre de champion de France sur route pour usages de pastilles beaucoup plus nocives que celles suçotées par nos grand-mères ! On possède les références culturelles qu’on mérite, cela fait un peu sketch des Inconnus !
On pénètre dans la demeure domaniale d’une vieille dame portugaise et d’une petite maison de la campagne irlandaise. Je me régale d’Albert Camus chantant Ramona, j’ai fait un rêve merveilleux lors des concerts dominicaux improvisés chez sa grand-mère. J’imagine l’animation qui règne chez la « bonne dame de Nohant » lorsqu’elle invite l’auteur de Madame Bovary au milieu de la marmaille pour les fêtes de Noël : « On saute, on danse, on chante, on crie, on casse la tête à Flaubert … Ce soir, on fait du bruit, on est bête avec délices ».
Chez ma mémé Léontine, hors les grands rassemblements familiaux des fêtes, l’ambiance était beaucoup plus calme. Veuve depuis la grande guerre, elle s’était habituée à la solitude. Même un coucou suisse avait cessé de chanter les heures depuis qu’un soldat allemand avait eu l’odieuse envie de tirer dessus. Elle ne posséda jamais la télévision, ni la radio, sinon une donnée par mon père dont elle ne fit jamais grand cas. Depuis son petit village, elle « connaissait le monde », comme elle le soulignait souvent, à travers la lecture, de la première à la dernière ligne, du quotidien régional Le Courrier Picard. Elle en fut même l’abonné la plus âgée … et la vedette à l’occasion de son centenaire. À la fin de la journée, de l’avoir plié en deux voire en quatre, de l’avoir trituré, tourné, retourné, le journal était devenu un véritable chiffon presque illisible, au grand mécontentement de mon père qui souhaitait résoudre les mots croisés. Rien ne lui échappait, de l’actualité mondiale jusqu’au moindre fait divers dans le bled le plus modeste de la Somme ! Elle possédait même son réseau personnel d’agents de renseignements avec la visite du facteur et des commerçants ambulants en échange d’un petit verre de sa bonne goutte !
Victime comme chacun de la fameuse cristallisation des souvenirs expliquée par Stendhal, je garde en mémoire l’image d’un grand nombre de buffets, placards et tiroirs remplis de boîtes, des petites, des grandes, des rondes, des carrées, d’où, sous mes yeux écarquillés et envieux, ma grand-mère sortait des biscuits divers et variés en provenance de la Ruche Picarde !
Dans ma cuisine, trônent certaines de ces boîtes ainsi que des pots à épices et un moulin à café, véritables reliques d’un temps heureux.
La maison n’était chauffée que par le poêle de la cuisine. Cela tient-il d’un certain masochisme, je conserve le souvenir délectable, lors des nuits glaciales d’hiver, de la douce chaleur diffusée sous les draps par une brique préalablement placée dans le four puis enveloppée dans des feuilles de papier.
Simone de Beauvoir, enfant, étouffait dans le cossu appartement germanopratin : « Sur les murs, pas un vide : des tapisseries, des assiettes de faïence, des tableaux aux couleurs fumeuses ; une dinde morte gisait au milieu d’un mas de choux verts ; les guéridons étaient recouverts de velours, de peluche, de guipures ... »
Renée Bonneau n’oublie évidemment pas la première grand-mère littéraire qu’il soit donné aux enfants de rencontrer, la mère-grand du Petit Chaperon rouge avec sa maison terrifiante, mal gardée et sa formule en guise de mot de passe : Tire la chevillette, et la bobinette cherra !
Et je reconnais bien là le professeur de lettres précisant avec humour : « exemple canonique des grammaires pour rappeler le futur du verbe choir qui sans elle aurait aujourd’hui … chu dans l’oubli ». Me permettrais-je d’ajouter qu’aujourd’hui toujours, dans le marasme scolaire ambiant, le correcteur accorderait peut-être quelques points, malgré tout, à l’élève qui répondrait chérir en écho à la tendresse qu’il manifeste à la grand-mère !
Presque en guise de conclusion, j’ai envie de vous citer ce passage tiré de La maison sans racines d’Andrée Chedid, la grand-mère du chanteur M. Elle a d’ailleurs écrit certaines de ses chansons. Dans ce roman, une jeune iranienne éprouve l’envie de recourir aux photographies pour fixer le souvenir de son aïeule : « Nouza sommeille sur le divan. Je la contemple, comme si c’était ma petite fille. Les peignes d’écaille ont glissé de ses cheveux à peine gris, leur désordre auréole son visage détendu. Ses rides se dissipent. Ses épaules arrondies, son cou de gazelle s’offrent à la nuit. Je voudrais la photographier, la garder, ainsi, pour toujours. Mes yeux n’y suffiront pas. Ni ma mémoire … »
Moi-même j’ai souvent photographié ma mémé Léontine et je l’ai même enregistrée au magnétophone, vous l’entendiez dans sa biographie.
Ainsi, ma grand-mère demeure présente dans mon salon. Car un jour, les chères aïeules s’en vont. L’événement parfois incompris aux yeux des enfants est prétexte à quelques pages très émouvantes. :
« Il me semble la revoir encore : une belle vieille, très grande, toujours toute vêtue de noir. Quand on me dit qu’elle était morte, quand les prêtres l’emmenèrent, je m’en souviens bien, mon cœur d’enfant fut déchiré ; c’est alors que je compris avec horreur ce qu’est la mort ... » (Giosué Carducci, Lettre à Lina)
Ainsi aussi, Victor Hugo, dans ses Odes et Ballades, décrit deux petits enfants à genoux devant leur grand-mère défunte :
« Dors-tu ? réveille-toi, mère de notre mère,
D’ordinaire en dormant ta bouche remuait
Car ton sommeil ressemble à ta prière.
Mais, ce soir, on dirait la madone de pierre ;
Ta lèvre est immobile et ton souffle est muet.
Pourquoi coucher ton front plus bas que de coutume ?
Quel mal avons-nous fait pour ne plus nous chérir ? … »
Pire encore que la mort, peut-être, est la déchéance physique, le « naufrage de la mémoire » ; encore que Pierre Loti en fait un récit presque amusé :
« Vers ses quatre-vingts ans … l’enfance sénile avait tout à coup terrassé son intelligence, je ne l’ai donc connue qu’ainsi, les idées perdues, l’âme absente. Elle s’arrêtait longuement devant certaine glace, pour causer, sur le ton le plus aimable, avec son propre reflet qu’elle appelait ma « bonne voisine » ... »
Renée Bonneau évoque la mort de ses propres grand-mères qui partirent de façon aussi opposées qu’elles avaient vécu : l’une fut renversée accidentellement par un camion, l’autre connut une interminable déchéance. Sa conclusion est profondément touchante : « J’en ai moins voulu depuis au camion qui, tuant net ma grand-mère, lui épargna l’indifférence, l’abandon et la laisse intacte dans mon souvenir ».
Je prends conscience que ma mémé Léontine me gâta jusqu’à l’article de la mort. Elle s’alita, certes, les deux dernières années de sa vie mais conserva toute sa lucidité intellectuelle et son optimisme. Elle fit l’effort de se relever une dernière fois à l’occasion de son centenaire … avant de nous dire adieu trois semaines plus tard.
René Bonneau nous redonne le sourire, la lumière même, celle incomparable de la Toscane, avec sa visite au cimetière du petit village de Bolgheri. Là, se trouve l’une des rares statues de grand-mère au monde, celle de Nonna Lucia, l’aïeule du poète italien Giosué Carducci.
« Que veux-tu donc que nous disions au cimetière
Où ta grand-mère dort sous terre ?
Et les cyprès s’enfuient et semblent un noir cortège
Qui, en toute hâte, s’en va en grondant.
Alors du haut de la colline, depuis le cimetière,
Descendant par la verte allée des cyprès,
Haute, majestueuse, vêtue de noir,
Il me paraît revoir Grand-mère Luccia … »
Si je dois revoir la Toscane, j’irai à Bolgheri.
Comme la nostalgie n’est plus ce qu’elle était, les grand-mères ne sont plus ce que furent celles de mes générations. Elles avaient des prénoms au charme suranné, Zulma, Zénobie, Églantine, Alphonsine, Victorine, Ernestine ou encore, à leur image, Rose et Clémence.
Celles d’aujourd’hui sont mutantes. La cinquantaine sportive, elles s’habillent en Desigual, se teignent les cheveux, s’inscrivent au club de marche, suivent des cours d’université populaire, chattent sur internet. Cependant, elles sont encore attentives à leurs petits-enfants, surveillent leurs devoirs, les emmènent quelquefois au musée, plus souvent au Mac Do, les conduisent au sport ou leurs ateliers artistiques. Dans des familles moins aisées, on retrouve sans doute quelques comportements anciens.
Allez, je me branche une dernière fois sur radio France Bleue région Picardie ! Ma merveilleuse grand-mère avait réussi le tour de force, lorsque j’étais en vacances chez elle, de rendre agréable le pensum de la messe du dimanche. Ce n’était pourtant pas une sinécure : douze kilomètres à pied, aller-retour, par des sentiers herbeux et même la traversée très pentue d’un bois. Ce qui aurait pu constituer un chemin de croix devenait un vrai chemin de passion dont chaque station était vouée au culte des fleurs sauvages des talus aux propriétés vantées par ma grand-mère. Un sacré remède à la crise de foi !
Vous avez deviné les qualités de l’ouvrage de mamie Bonneau (avec tout mon respect). La lecture de ses morceaux choisis sur nos vénérables aïeules vous plongera immanquablement dans vos propres souvenirs de mamie, mémé, mané, maminou etc…. Bien que d’édition déjà ancienne, on peut toujours le commander, j’ai vérifié, au moins sur le site de la FNAC.
Emmanuelle Riva, une rayonnante octogénaire, a reçu, ces derniers jours, le César de la meilleure interprétation pour un film qui s’appelle Amour. Beau clin d’œil pour nos aînées ! Bonne fête les grand-mères!
Vous savez combien j’aime Allain Leprest. En cadeau, je vous offre les savoureuses paroles de sa chanson Le dico de grand-mère:
« Dans la chambre de grand-mère
Y avait un gros dictionnaire
Où couraient des kangourous
Des républiques et des poux
Et, comme dans ses pages roses,
On parlait pas de la chose
Je m’en payais une tranche
En reluquant ses feuilles blanches
J’y lisais des mots cochons
« Con », « cul », « bite » et « cornichon »
A la page six cent vingt
Y avait même écrit « vagin »
C’étaient des mots sans photos
Avec en prime l’écho
« Pavillon », « éléphant », « fleur »
Les mots disaient leur couleur
Le soir, en tournant ses pages
L’oreille dans son coquillage
J’écoutais des bruits de mer
Dans le dico de grand-mère
Des Papous, des coloquintes
Des rois, des ornithorynques
Le Tibet et le charbon,
Sa couverture sentait bon
Y avait pas encore écrit
Ni le prénom d’ l’Algérie
Ni même celui de Sarclo
Ni SIDA dans le dico
Quelque part, au verbe « aimer »
C’était un peu écorné
Entre « écume » et « écureuil »
J’y ai vu un trèfle à deux feuilles
Un soir, dans le vieux Larousse
Sous les moustaches de Proust
J’ai trouvé un p’tit billet
Tout jauni, tout gribouillé
C’était plein d’ fautes d’autographe
Y avait trois « f » à « girafe »
Pas d’apostrophe à « je t’aime »
Mais elle l’a aimé quand même…
Mon grand-père«

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je suis très honorée et émue de ces pages consacrées à mon anthologie qu’enrichissent vos souvenirs drôles et touchants et ces photos de votre grand-mère et de ses objets conservés comme des reliques. Où qu’elles soient, nos grand-mères, souhaitons que leur parvienne un écho de ce tendre hommage, elles l’ont mérité.
Un grand merci pour cette belle place faite à nos grands-mères et à Renée Bonneau. Grands-parents nostalgie, traits d’union des familles, nous leur avons consacré deux autres ouvrages : « L’Art d’être Grand-mère » et « L’Art d’être Grand-Père ». En sympathie.