Archive pour mars, 2013

Peaux de lapin peaux!

En Alsace et en Lorraine, le Père Fouettard est un personnage du folklore de la Saint-Nicolas. Tandis que ce dernier distribue des cadeaux aux enfants sages, le sinistre Fouettard dispense des coups de martinet aux vilains garnements. Pour caricaturer, c’est l’antithèse du Père Noël. Avec humour, Jacques Dutronc et Jacques Lanzmann composèrent d’ailleurs une chanson sur les amours impossibles de leur progéniture, Marie Noël et Jean Balthazar.
Je me souviens que chez ma grand-mère, était rangé un martinet, ce petit fouet constitué d’un manche en bois et d’une dizaine de lanières en cuir. Il tiendrait son appellation d’un diminutif de martin, surnom du bâton chez La Fontaine, ou d’un certain général Jean Martinet flagellant les troupes indisciplinées de Louis XIV. Je me suis toujours interrogé sur sa présence chez ma merveilleuse mémé Léontine (voir billets des 20 janvier et 14 février 2008)), une question qui ne connaîtra jamais de réponse. L’expérimenta-t-elle sur les petites fesses de mon père et mon oncle ? En tout cas, elle n’en fit jamais usage sur les miennes bien que je fus un sacré petit diable.
Dans ma prime jeunesse, plutôt que quelque châtiment corporel, mis à part quelques coups de règle bien sentis sur les doigts, mon père me promettait la visite d’un personnage guère engageant, tout ce qu’il y avait de plus réel celui-là, le marchand de peaux de lapin. On l’appelait aussi parfois le loquetier, car il prenait également les vieux chiffons, ou plus familièrement, le père Lapouille.

Peaux de lapin peaux! dans Coups de coeur vendeur-de-peaux-de-lapin

Pour vous mettre dans l’ambiance, rien de mieux que de prendre un bon bain de nostalgie avec le regretté Allain Leprest :


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« « Lapin peaux, peaux d’lapin, peaux ! »
On l’entendait du bout d’la rue
Poussi, poussa, bossi, bossu
L’père Lapue
Il puait mauvais, à rendre sourd
Mais c’était pas des raisons pour
L’priver d’bonjour
Ça empêche pas les épiciers
D’serrer la main à deux poignets
Aux poissonniers

« Lapin peaux, peaux d’lapin, peaux ! »
Comme un papa qu’aurait un p’tiot
Il poussait douc’ment son landau
Le père Lapiot
Il le tenait de sa maman
Les gens disaient en ricanant :
« Y crèv’ra d’dans ! »
Les proprios, les gens de foi
Rentraient chez eux, un gosse, un chat
Sous chaque bras

« Lapin peaux, peaux d’lapin, peaux ! »
Il avait de tout dans ses fouilles
Des trous, des clous, du plomb, des douilles
L’père Lapouille
« Ti gars si tu manges pas ton gras
Disait ma mère, y t’emport’ra
Dans son cabas »
Si j’avais mieux désobéi
M’aurait emporté dans les plis
D’son manteau gris

« Lapin peaux, peaux d’lapin, peaux ! »
Y a plus d’lupins, rue des Lupins
Deux cents bulldozers filaient l’train
Au père Lapin
Y a plus d’violettes, rue des Violettes
La pell’teuse a gagné d’une tête
Sur sa poussette
Maint’nant, c’est à toi d’rire, Pépé
Viens vendre des carottes au pied
De nos clapiers
« Lapin peaux, peaux d’lapin, peaux ! » »

Tout fout l’camp ! Il n’y a plus de violettes, rue des Violettes, il n’y a plus de marchands de peaux de lapin !
Il n’y a bientôt plus de lapin non plus. Par facilité commerciale, on va dire comme ça, le crabe se vend par pinces, le poulet par cuisses et le lapin par râble. Pourtant, le baron et la gigolette sont de bons morceaux également chez l’ami Jeannot. Et vous n’avez jamais goûté au lapin en compote que cuisinait ma mémé au martinet. Accompagné de ses incomparables frites « maison », c’était sublime !
Durant mon enfance, dans mon bourg natal, les gens achetaient leur lapin non dépiauté, le jeudi au marché. Mon père ne dérogeait pas à cette coutume, mieux encore, peut-être pour perpétuer la tradition de basse-cour de la ferme familiale, il élevait deux ou trois lapins dans des clapiers installés dans une dépendance du collège dirigé par ma maman. Il ne faut pas oublier non plus qu’on sortait d’une longue période de guerre durant laquelle l’approvisionnement était souvent compliqué.
Avant qu’il ne mijote dans la casserole, il fallait qu’on assène d’abord au pauvre lapin le fameux coup, hors de ma présence, puis qu’on le dépèce avec minutie. Auparavant, elle lui arrachait l’œil pour récupérer le sang en prévision d’un civet. À propos, chers lecteurs, si vous débusquez chez un bouquiniste quelconque, L’œil du lapin, un roman de souvenirs de Cavanna, pensez à moi !
Une peau de lapin tailladée était vendue moins chère. Ma grand-mère était très habile dans cet exercice, il m’arrivait de l’aider en lui tenant fièrement les pattes arrière de l’animal. Un coup de couteau très pointu aux épaules puis aux oreilles, encore un autre, et bientôt, le lapin se retrouvait non pas à poil (!) mais sans sa « piau ».
Elle l’emmanchait ensuite retournée sur une fourquette (en forme de fourchette) de noisetier pour la tendre au maximum. Puis, elle la suspendait dans un bâtiment en courant d’air pour qu’elle sèchât mieux. Mon père l’entreposait, lui, dans un recoin sombre de l’immense cave qui occupait tout le sous-sol de la maison. En été, pour éviter la prolifération d’asticots, on enduisait de cendres parfois la queue et les pattes avant.
Il suffisait alors d’attendre le passage tant redouté du … marchand de peaux de lapin. À chacune de mes frasques, on m’avait tellement promis son redoutable châtiment.
Lapins peaux, peaux d’lapin peaux ! Le jour de son débarquement était arrivé ! Sa voix me semblait lugubre, j’en frissonnais déjà. À l’étage, derrière le rideau entrebâillé, je l’apercevais, gravissant à pied à côté de son vélo la rue de l’Église, rectiligne, exactement dans la perspective de la fenêtre du bureau (qui faisait aussi office de salon). J’en menais de moins en moins large à chacun de ses pas qui le rapprochait de moi. Je ne pourrais vous en faire une description précise car je n’ai jamais eu évidemment l’idée de le côtoyer de trop près. Il sentait mauvais, disons qu’il dégageait une forte odeur de suint et de vieille graisse.
Et puis, il avait une dégaine à la Jean Valjean, le bagnard dérobant une pièce à Petit-Gervais sur la route de Digne. Cela, je vous le dis aujourd’hui, car en ce temps-là, bien que je sois né le même jour que Victor Hugo, j’ignorais tout des Misérables.

peaudelapin dans Coups de coeur

Quand il sonnait à la porte, je craignais que la dernière heure de ma trop brève vie ne fût arrivée ! Il semblait comploter en sourdine avec mon père sur mon futur sort. Que n’étais-je plus bête que le pauvre lapin, en fait, ils marchandaient le prix des peaux, quelques francs de l’époque : « pas lourde ! ch’poil tient pas bien ! y a des vers ! » Et puis, le lapin est marron et blanc, c’est moins cher, ou il est tout noir, une misère ! Un vieux mâle, c’est plus cher ! Le blanc immaculé, c’était le nec plus ultra. Le délit de faciès avait donc cours aussi pour les lapins !
Mon père ramassait trois sous dont il n’avait guère besoin, son traitement d’enseignant, bien que trop maigre pour son admirable sacerdoce, lui subvenant suffisamment. Mais, c’était une coutume héritée sans doute de sa maman où il ne fallait rien perdre ni gaspiller. Le recyclage existait tout naturellement. Il faut savoir que les grand-mères de la fin du dix-neuvième siècle montaient leur ménage avec ché piaux d’lapins, ché os et ché loques de la maisonnée !
Mon père n’allait pas jusqu’à proposer à l’infâme bonhomme un petit verre de goutte comme ma mémé le faisait avec tous ceux qui la distrayaient quelques instants de sa solitude.
Bientôt, le colporteur reprenait son chemin : Peaux d’lapin peaux ! Ouf, j’étais sauvé pour six mois encore !
Je ne saurais en terminer avec ce personnage inquiétant sans vous livrer la description qu’en faisait Honoré de Balzac dans Les Français peints par eux-mêmes ou l’Encyclopédie morale du dix-neuvième siècle :
« Le marchand de peaux de lapins est originaire de l’Auvergne ; il a, comme tous ses compatriotes, trois qualités principales : la sobriété, l’économie et la patience. Son costume le plus ordinaire est d’un effet très pittoresque : un bonnet de laine coiffe sa tête jusqu’aux yeux, laissant passer à peine quelques mèches de cheveux noirs et plats ; son gilet et son pantalon sont faits d’un drap grossier, et leur forme ainsi que leur dimension, pourrait donner à croire qu’ils ont été taillés sur une mesure commune. D’énormes sabots chaussent ses pieds, et sont maintenus par des guêtres de bois qui se boutonnent assez haut sur la jambe. Du reste, ce bonnet, cette veste, ce pantalon, ces guêtres, ce qu’on entrevoit de la chemise, la figure même, ainsi que les mains, tout cela est d’une seule couleur, d’une couleur de suie très prononcée.
Parmi tous les chanteurs que porte le pavé de Paris, il n’en est pas de plus disgracieusement doué que le marchand de peaux de lapins. Je ne saurais auquel donner la palme, de lui ou du marchand d’habits, mais, à coup sûr, ils sont aussi dignes, l’un que l’autre, d’être mis sous verre, et conservés dans un cabinet de raretés acoustiques ... »
Tiens, il n’y a pas longtemps, on a sonné à ma porte. Un pauvre hère proposait d’aiguiser mes couteaux … Je n’ai pas eu peur. Réminiscence de vieux métiers d’autrefois !

Publié dans:Coups de coeur |on 24 mars, 2013 |6 Commentaires »

Les PEOPLE de JeanDenis Robert et Per Sørensen sont entrés dans Paris !

Après ma soirée au Fouquet’s (voir billet du 21 février 2013), il me faut vous raconter un autre week-end People. Les apparences sont trompeuses, n’imaginez nullement que je me complais soudainement dans un parisianisme mondain. Foin des symboles hâtifs et incongrus, les hasards de mon agenda m’ont valu, à quelques jours d’intervalle, de rendre hommage à des amis militants et talentueux tout en partageant en leur compagnie, de riches moments de convivialité.
Ainsi, après avoir célébré, sur les Champs-Élysées, la sortie de l’ouvrage autour du documentaire Tous au Larzac, dans ce qui est devenue, une fois par an la « cantine » de l’académie des César, j’ai fêté la naissance de PEOPLE, le beau-livre, pas uniquement au sens éditorial du terme, du photographe JeanDenis Robert et du poète Per Sørensen.

Les PEOPLE de JeanDenis Robert et Per Sørensen sont entrés dans Paris ! dans Histoires de cinéma et de photographie bocataterblog1

L’événement se déroulait à la Bocata, un chaleureux restaurant à tapas du neuvième arrondissement de Paris.
En dépit de son patronyme, le sympathique patron, Eusebio Serrano, basque de Saint Sébastien, n’est pas un jambon. En effet, outre que sa cuisine satisfait agréablement les papilles, il fait régulièrement de sa petite salle, un endroit accueillant de débat et d’échange, un lieu d’exposition, de lecture, de discussions littéraires ou philosophiques. Des affiches ornent les murs, des journaux et des livres traînent négligemment dans les coins. Ce jour-là, des piles de PEOPLE envahissent deux guéridons.

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Pour ne rien vous cacher, il y a près d’un an, ici même, entre un chili con carne et un café gourmand, JeanDenis Robert m’avait présenté la maquette de son projet. Pire encore, touché notamment par le billet que j’avais consacré à une de ses expositions (voir 27 septembre 2011), il me sollicita pour écrire un texte d’introduction au futur ouvrage.
J’ai découvert depuis, qu’un peu masochiste, il appréciait en moi l’ignoble curieux, hantant les salles d’exposition, les cinémas, les librairies, pour terroriser les artistes, les auteurs, de ses questions cruellement justes, voire intelligentes et perspicaces, comme un insatiable « je veux-comprendre-tout, un increvable « vous-n’avez-pas-tout-dit » !
J’avoue que, sur l’instant, l’ampleur de la tâche sembla dépasser mon champ de compétences littéraires et artistiques ; n’est pas mon vénéré Antoine Blondin, maître du genre, qui veut, même au coin d’un zinc.
Et puis … quelques semaines plus tard, au cœur de l’été dernier, j’envoyai un sms à JeanDenis pour l’informer que j’avais peut-être trouvé l’angle d’attaque ; en somme, comme un accord pour entamer une carrière d’« avant-proposiste ».
Ce qui donnera dorénavant un soupçon de crédibilité à ce que fut ma vie professionnelle si je me réfère à la courte présentation qui en est faite dans le livre : « Cet honteux hédoniste n’a fait que ce qui lui plaisait : surprendre des artistes, raconter la vie des poètes, écouter des cuisiniers (Michel Bras), cuisiner des villages ariégeois, séduire des poules de luxe à Houdan et croquer des fromages en forme de cœur à Neufchâtel ». On aurait pu ajouter : partager les frasques des trublions de Charlie Hebdo, Cavanna, Choron, Reiser, Gébé … Ce n’est pas faux mais un peu lapidaire. Sinon, il vous sera difficile de comprendre que je puisse défendre la retraite à soixante ans !
Bon, pas question de voler la vedette à JeanDenis et Per ! Je ne suis que le rédacteur d’un préambule pour présenter leur « petit peuple ».

couverture

Car pour appréhender le titre PEOPLE de leur album, ne vous mélangez pas les pinceaux qui vous dévisagent sur la couverture !
Si le mot désigne dans le langage courant actuel les personnalités ou célébrités dont la vie privée et l’actualité s’étalent dans les médias, le point de vue et les images du monde de JeanDenis Robert s’inscrivent dans un autre registre. Paparazzo d’un genre particulier, certes toujours à l’affût, il traque des objets juste remarquables pour leur couleur, leur forme, leur matière, le mouvement et les effets plastiques qu’ils peuvent engendrer, avant de leur mettre la tête au (format) carré de son vieil Hasselblad.
Amoureux de la chine, fouineur de greniers, coureur impénitent des bric-à-brac, JDR (l’acronyme est de mode), réhabilite artistiquement, avec avidité, des objets promis à l’inéluctable rejet, fléau de notre société de consommation.
À travers le prisme de son objectif, l’article, l’instrument, l’ustensile, l’outil, le colifichet, la babiole, le bibelot, la bricole, la broutille, la camelote, bref tous ces machins trucs choses aux dénominations dévalorisantes, troquent leur condition d’objet, sinon de dérision du moins dérisoire, pour le statut enviable d’objet d’art et d’admiration.
Avant d’être homme d’image, JDR fabrique, c’est un « homme de mains ». Pour puiser dans les références familiales, je lui reconnais la facétie et l’ingéniosité du héros braconnier de Ni vu ni connu, un film truculent de son père Yves. Pour tromper le gibier, Blaireau alias Louis De Funès confectionnait de subtils appâts avec quatre bouts de bois et de la ficelle. En récupérant des objets en dérive et en les mettant en scène dans des regroupements insolites, JeanDenis piège l’œil et l’esprit du spectateur.
Au gré de son inspiration poétique, s’est constituée une galerie de portraits réunis dans cet ouvrage.
Il tire quatre épingles à nourrice d’un coffret de sa grand-mère et … désormais, des couples de danseurs de tango évoluent dans mon salon, c’est pour cela probablement qu’ils n’apparaissent pas dans le livre. Carlos Gardel, Volver con la frente marchita, les neiges du temps ont blanchi mes tempes !
Les objets dont il tire le portrait deviennent des sujets issus du peuple au sens originel du mot. Ils renvoient souvent aux « gens de peu » chers au philosophe et sociologue Pierre Sansot qu’il me plait souvent de citer. Les pinceaux aux bouilles peinturlurées de la couverture sont les Saltimbanques du poème d’Apollinaire :

« Les enfants s’en vont devant
Les autres suivent en rêvant
Ils ont des poids ronds ou carrés
Des tambours des cerceaux dorés ... »

Ou encore les Bohémiens de Baudelaire :

« La tribu prophétique aux prunelles ardentes
Hier s’est mise en route, emportant ses petits
Sur son dos, ou livrant à leurs fiers appétits
Le trésor toujours prêt des mamelles pendantes … »

Ces gens du voyage auquel JeanDenis nous invite.

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Faut-il absolument que je sacrifie à la mode du top 5 de mes photographies préférées ?
J’ai une affection toute particulière pour les quatre frères Tiroirs dont les yeux malicieux de titis parisiens rendent un hommage sans langue de bois à la mémoire ouvrière et à la grande tradition des ébénistes du Faubourg Saint-Antoine.
De même, j’ai une tendresse pour l’armée des gueux, un alignement de morceaux de bois et de plumes. Plutôt que celle des légendes arthuriennes qui en décousit avec Mordred en forêt de Brocéliande, je préfère penser aux miséreux, mendiants et va-nu-pieds qui se rangèrent aux côtés des nobles et des Réformés contre Philippe II et la maison d’Orange, durant la bataille des Flandres au seizième siècle.
« Les patries sont toujours défendues par les gueux, livrées par les riches » écrivit Charles Péguy.
N’est-il pas savoureux, en tout cas, qu’un photographe loue ceux qu’on dénomma les iconoclastes parce qu’ils cassaient les images pieuses.
Et comme, JDR n’en est pas à un pied de nez artistique près, farceur, il nous présente François, un moinillon saint-sulpicien, surprenant dresseur de hérissons.

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Quelques personnages illustres posent dans la galerie auprès du petit peuple.
Un coquillage en forme de bicorne impérial, accroché aux branches d’un antique chandelier, et voilà que se profile l’ombre boiteuse de Charles-Maurice de Talleyrand. Qui sait s’il n’attend pas Fouché, un autre ministre de Napoléon abdiquant, pour un souper désormais célèbre.

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C’est le cas aussi de Brassaï ! Certes, tous les immigrés hongrois ne sont pas à dégager, surtout celui-là : Gyula Halász de son vrai nom, de surcroît, photographe comme JeanDenis. Je leur trouve même une certaine ressemblance physique dans le lumineux hommage au maître en noir et blanc, sans doute, l’enchevêtrement de fils de nylon de l’un en écho à la chevelure ébouriffée de l’autre.

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La filiation artistique est incontestable. Pour sa série Graffiti, Brassaï photographia les grattages laissés sur les murs urbains, l’un d’eux illustrant même la couverture de Paroles, le recueil de poèmes de Prévert.

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Je me souviens aussi de sa pomme de terre ornée de germes tentaculaires qui en faisaient une araignée inquiétante. Il l’intitula la « magique circonstancielle ». Celle, peut-être, qui permet à JeanDenis Robert en agençant une sacoche de cuir, une planchette et un crayon d’atelier, de croquer un Charles Vanel presque aussi vrai que nature.

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JDR marie une tondeuse à rouflaquette manuelle à un gros grattoir de peinture, et s’envole alors la complainte de Scarlett et Jerry, un couple inquiétant, réplique « robertienne » de Bonnie Parker et Clyde Barrow. Même pas peur !
Dans cette esthétique du rapprochement d’objets incongrus, il y a un clin d’œil évident au surréalisme, ce mouvement artistique des années 1920 « beau comme la rencontre fortuite d’un parapluie et d’une machine à coudre sur une table de dissection », pour reprendre la formule d’André Breton empruntée à Lautréamont.
Cela renvoie aussi aux Nouveaux Réalistes dont les conceptions s’incarnaient dans un art de l’assemblage et de l’accumulation d’objets empruntés à la réalité quotidienne. Souvenez-vous, c’était un pauv’gars qui s’appelait Arman, y n’avait pas d’papa, y n’avait pas d’maman, mais plein d’autos qu’il compressait !
Homme de (bons) mots, JeanDenis affuble ses photographies d’une légende. Plus qu’une simple coquetterie formelle, c’est une manière d’offrir au spectateur un éventuel indice pour la compréhension et surtout de solliciter son esprit pour cheminer vers d’autres pistes plus personnelles.
Brassaï, déjà cité, prétendait que « ce n’est pas la photographie qui est à lire seulement, il faut aussi scruter le rapprochement avec une légende inattendue ou un texte, et les étincelles qui en résultent ».

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Une rose desséchée et la rouille d’un cadenas ouvert témoignent de l’amour brisé. « Je m’appelle Brigitte » révèle l’identité de la mignonne envolée.
Quel punch : avec une grosse pierre triangulaire burinée par l’érosion, un galet arrondi, une feuille morte, et quelques glands, JDR nous propose une tronche tuméfiée, une bouche boursouflée, un œil fermé, un nez en capilotade ! C’est l’ex-gueule d’ange déchu après le combat, de Sandro Botticelli boxeur, homonyme de l’un des plus grands peintres de la Renaissance italienne, qui plus est, spécialiste du portrait. Comble de l’ironie pour un sport qu’on qualifie souvent de noble art !

botticelli

Nul besoin d’aller à Toulon comme le suggère Arletty dans l’inoubliable séquence sur la passerelle de l’Hôtel du Nord, je respire un vivifiant air artistique en compagnie de toutes ces « gueules d’atmosphère ».
D’autant que pour prolonger notre plaisir, JeanDenis a eu la judicieuse idée de donner feuille blanche à la poésie débridée de Per Sørensen, un pote viking qu’il avait perdu de vue durant un gros paquet d’années, une vie pour certains.
Seule consigne ou contrainte, au nom d’une parité dans l’air du temps, qu’il imagine un texte en écho de chaque photographie.
On ne peut pas suspecter le bougre danois d’être sans papiers tant il noircit avec créativité et volubilité les pages de gauche qu’on lui réclame de remplir.
Autant je possédais une certaine connaissance de l’univers de JeanDenis, autant j’ignorais complètement celui de Per. Heureusement, les transports en commun, hors les jours de grève, favorisent parfois de belles rencontres.
Ainsi, assis sur « l’arbre creux de la banquette du bateau de l’heure de pointe », je découvris sa Cigale du métro.

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« … Avant que le bateau de l’heure de pointe
ne l’emporte à vau-l’eau
inaperçue
par les visages de granite
au même titre que le folklore
d’avant-garde inventée
du petit gitan
sans oreille musicienne
Dans le sifflet de samba policier
énervant
du grillon
nous la rechercherons
Dans la glossolalie délirante aussi
de la sauterelle expulsée de l’Éden ... »

Elle me confia la clé de l’inspiration. Je dus cependant appeler au secours Robert, non pas JeanDenis mais le Petit, pour qu’il m’expliquât la glossolalie. Car, tout descendant d’Harald qu’il soit, Per manie la langue de Molière avec plus de virtuosité que beaucoup d’entre nous. Et c’est peut-être justement cela son pouvoir : le don d’écrire la langue étrange et étrangère de la poésie qu’on n’a jamais apprise.
Je bats ma coulpe et je vous rassure peut-être, à la première lecture, je ne comprends pas toujours grand-chose. « Parler en langues » comme le glossolale, ce serait parler pour ne rien dire, mais c’est aussi tout dire. Effectivement, par une étonnante alchimie, le puzzle des mots se met bientôt en place.
L’aquarelliste autrichien, Aloys Zötl, qui figure dans le livre, reproduisait ses animaux d’après les livres d’histoire naturelle et d’ethnographie de sa bibliothèque. Pour justifier cette démarche pas si éloignée de celle du naturaliste Buffon, un critique d’art affirmait : « Au fond, nous ne savons rien des animaux et Zötl a infiniment raison de corriger la version officielle ». De la même façon, nous ignorons aussi presque tout des people de JDR, et Per Sørensen a bigrement raison de rêver et broder en parfaite liberté sur leur avatar.
Loin de paraphraser dessus, il transcende les « portraits » de Jean-Denis en élevant leur caractère surréaliste à la puissance deux.
À partir de Gaby (Ô Gaby !), un énigmatique trésorier chercheur de trésor, il nous (dé)trousse l’impossible cavale de trois copains mauriciens qui, sous l’empire de champignons hallucinogènes, projettent d’atteindre leur eldorado, le métro parisien, en creusant un tunnel sous l’Afrique.

« Il y a plus de mangues dans les couloirs du métro de Paris que sur les arbres de vos mères !…
…..
Combien de combines « malines » comme ça
pour amasser assez d’argent ? … Argent destiné à pourrir dans sa cachette … dans le fumier !
Car toutes voies d’accès à la forteresse Europe étant bloquées
(air mer routes cols de montagne) seul les VIPs
pourraient fuir la petite prison verdoyante dans laquelle de naissance on tournait en rond !
Une seule solution : passer par en dessous ! Creuser ! … Quoi ? UN TUNNEL SOUS L’AFRIQUE !
Pour en avoir les forces faudrait se piquouser avec du sang de caméléon
Non ! Plutôt MANGER … pas des mangues puisque ce trésor leur avait été volé …
mais des ŒUFS … en forme de champignons hallucinogènes pondus par l’orage !
Et à l’heure nocturne où les crabes sortent de leurs trous et se rassemblent sur la plage
Ils ont commencé à creuser avec les vieilles houes de leurs aïeuls ... »

On rirait volontiers de ce road movie sous les mers si derrière ces pauvres hères, dignes de certains héros des films des frères Coen, ne se cachait pas un fait divers dramatique réel de l’exil.
À partir de Je m’appelle Brigitte, Per se livre à un exercice de style traitant chacune des strophes de son poème à la manière de Ronsard (spécialiste en rose mignonne !), de Rimbaud, d’un rappeur américain et ci-après, de Gabriela Mistral, une poète chilienne :

« Ça va de soi
que ces roses-là
même sublimes
sont incapables d’exprimer profondément
le dialogue poétique entre le bébé
et la purée de légumes
faite main
le matin
par sa maman »

Per truffe ses textes de clins d’œil à des musiques qui lui sont chères. Ainsi, apprend-on que la folle virée de Scarlett et Jerry, mal engagée sur l’air de Frankie and Johnny, un vieux standard américain, s’est finalement achevée paisiblement :

« La tondeuse en tondant faisait le mâle
Avec la toison d’or des agnelettes
En grattant le dos à des buffets Louis XVI
Le grattoir se croyait starlette
Quels amoureux qu’ces deux-là
Ils aimaient TOUT … y a pas de mal ! …

… Le jour où c’est dev’nu obligatoire
d’exhiber ses penchants … Scarlette … Jerry …
furent adoptés par un couple d’antiquaires
et exposés dans leur vitrine de vieux outils
Deux gueux deux vieux amoureux
Et qui ont … bien terminé »

D’autres diront que les deux ont plutôt mal terminé ! Une idylle d’actualité en cette époque où le mariage pour tous défraye la chronique.
Il fredonne presque sans surprise, et pour cause, Lucy in the sky with the diamonds, le LSD des Beatles avec ses Mauriciens allumés. On se surprend à taper du pied sur Just a gigoloqui serait juste un rigolo (Per lui-même ?)

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Per que j’appelle Pierrot désormais, n’oublie pas le populaire piano à bretelles. Comme lors des veillées d’antan, il nous conte l’histoire d’un étonnant paysan et de l’accordéoniste inconnu :

« Notre père à la ferme
loué soit sa lucidité !
voulant nous soustraire à « l’idiotisme de la vie des champs (je ne fais que citer Karl Marx)
notre père s’était servi de l’existant – comme d’autres du blues … de la boxe –
la tradition locale encore tenace
de l’accordéon « boutonneux » diatonique
ce Français rital railleur narguant un monde d’accordéons-pianos au sourire édenté ... »

Je ne vous en révèle pas la fin savoureuse !
Au-delà de son amour pour la musique tout court, Per Sørensen goûte celle des mots. Les siens sont des cris venant de l’intérieur, manifestations de sa rage et de sa révolte, manifestes contre la misère sociale, la souffrance, l’injustice et l’intolérance.
S’agrippant aux quatre vieilles branches avec lesquelles son acolyte Jean-Denis a imaginé un ancien groupe punk, il s’emporte devant le spectacle des « salles d’attente du non-emploi » remplies de loosers réduits à écouter leurs « musiques intérieures », le casque sur la tête.
Il a le bon génie de se mettre dans la peau de celui qui, en équilibre sur un pied au sommet de la colonne de Juillet, place de la Bastille, contemple le peuple abusé :

« Leur faudrait-il vraiment
un nouveau Charonne
mais sans la charge de la police – sans la police –
où la répression est la pression même des manifestants
sur eux-mêmes
pour qu’enfin ils entendent mes avertissements ? ... »

Et la chute, non pas du Génie mais du poème : « - Maman ! Pourquoi il est comme ça, sur une jambe, là-haut ? – Combien de fois je t’ai dit qu’il a envie de pisser ? »
Comme pour toute chute, on s’esclaffe. Génial … évidemment !
Sans mansuétude pour les puissants, Per réquisitionne les objets ciselés « d’un inabordable prix à vie de poumons et de systèmes nerveux corrodés » chez ce Monsieur de Talleyrand qui conseillait de prendre toujours le parti des tondeurs contre les tondus.

« Pendant qu’on y est pourquoi pas honneur aux jeunes des cités décriés
et décrits comme une armée de gueux
et qui lors du crash du concorde à Gonesse
dans un lit d’hôtel hôtelissime
ont été les premiers à porter secours ? »

Per gueule sa révolte dans sa réhabilitation des gueux. Je continuerais volontiers le combat avec l’ami Pierrot et sa plume inspirée.
Plus léger, prenant à témoin Suzanne la Rouge (qui fut un peu nourrice de JeanDenis enfant) et un oiseau possiblement de Prévert, il pourfend avec humour les raconteurs de salades selon lesquelles les Français ne se lavent pas.
« J’en passe et des meilleurs » pour reprendre un vers de Victor Hugo en pleine bataille d’Hernani !

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Lorsqu’il s’agit de refermer le livre, pour marquer son mépris envers les deux cruches de Jacquemare-Ravi, « rondelets négriers pénitenciers notaires épiciers », Per, acrobate des mots, s’en sort par une pirouette en nous déclinant la table des matières.
PEOPLE est une œuvre composée à quatre mains, ne devrait-on pas dire avec un œil, une main et deux beaux esprits ? À la différence de nombreux livres de photographies juste aérées par quelques textes d’une plume prestigieuse, c’est un ouvrage phototextuel, un recueil d’iconotextes. Sans céder à la rigidité d’une classification, il s’agit plus exactement d’un carnet de voyage dans des natures mortes que ressuscitent deux artistes curieux, inventifs et joyeux.
Ne vous offusquez pas de mes références, Georges Perec, Boris Vian et Frédéric Dard burent à la même source. Duettistes complices, Robert&Sørensen nous élèvent, tels Roux et Combaluzier, jusqu’aux degrés supérieurs … du surréalisme ; comme Jacob et Delafon, ils permettent un lavage salutaire … de notre cerveau.
C’est pour toutes ces bonnes raisons que, dans un élan d’amitié et d’admiration, les amis de Per et JeanDenis ont souhaité, le temps d’un week-end, se glisser au milieu de leur bon PEUPLE.

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L’ambiance est chaleureuse à la Bocata. C’est petit, mais il y a de la place.
Dans un coin, sous une tête de taureau, une diaspora de Danois autour de Per écluse quelques canettes de bière San Miguel. César Birotteau, héros parfumeur de Balzac, flairant la convivialité, s’est même invité à leur table. Olé ! C’est aussi cela l’Europe!
Écrits pour être lus à haute voix dans la tradition des poètes surréalistes, la prosodie des poèmes de Per Sørensen est cousine de la langue rappeuse et slameuse d’aujourd’hui.
Justement, Jean-Yves Bertogal dit JYB, poète antillo-réunionnais slameur ultramarin (comme il se définit), en fournit la preuve en prenant en bouche les mots de Pierre. À ses côtés, le saxophoniste Rodolphe Lauretta, ancien élève d’Archie Shepp, chef de file du Psycho Group Trio, apporte avec virtuosité et humour sa couleur musicale.

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De la même façon qu’ils transcendent les portraits de JDR, les textes de Per atteignent encore une autre dimension poétique avec la performance de Jean-Yves et Rodolphe. D’ailleurs, le poète jubile à leur écoute comme s’il les découvrait.

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Autre dégât collatéral, tout à fait réjouissant, il paraîtrait que, depuis qu’il en a effectué quelques lectures, JYB est véritablement hanté, notamment, par les problèmes existentiels de la tondeuse et du grattoir. Il est vrai que « deux ouvriers qui valsent le paso (sur une photo du Front populaire), c’est mal vu  … alors qu’on a toujours admis que deux filles dansent ensemble faute de partenaire » ! Il sait qu’il faut éviter les amalgames en tout genre comme le recommande le proverbe africain figurant sur sa carte de visite : « Le manguier que tu fixes n’est pas le pommier que tu vois ». Un slameur peut en cacher un autre. La relève est déjà assurée avec un petit-fils de Jean-Denis Robert qui s’essaie avec bonheur à la lecture d’Arcimboldo. Puis Michel Dréano choisit, par paresse ou modestie, de lire le texte le plus court de PEOPLE, mais sûrement pas le moins suggestif. Il répond à un portrait que JeanDenis a joliment légendé Émile, miroir aux alouettes.

« Tu me demandes de parler du bonheur
couchés que nous sommes sous les ombrelles des ombellifères
comme si on pouvait parler de l’amour
en le faisant »

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Je rencontrerai Michel Dréano, plus tard dans la soirée. Il ne pouvait pas en être autrement : il est en effet l’auteur d’une chanson Vieil encrier d’encre violette ! « Vieil encrier, vieil encrier? Est-ce que j’ai une gueule de vieil encrier? »

« Dans mon bistrot un peu baroque
Comme tous les matins je cale
Entre mon bloc-notes et mon bock
La page blanche me fait mal
Et je déambule sans fin
Rêveur de terre et de nuages …
Vieil encrier d’encre violette
Devenu depuis talisman
Tu me racontes des bluettes
Quand j’ai le blues en fond d’écran … »

Comme il se présente sur son site, Michel défend une chanson d’aujourd’hui qui revendique sa contamination par le “flow” du “slam”. Voilà que dans la cohue et le brouhaha qui envahissent la salle, mieux qu’un long discours, il déclame une de ses dernières compositions, dédiée au pianiste de jazz Thelonious Monk :

« Qui ?
Frott’ son silex aux mill’ menhirs de Manhattan
Quand les poètes de la Grosse Pomme font leur ramdam ?
Qui ?
Inspiré par les plaintes rauques des Iroquois,
Dans les clairières du quaternaire des séquoias, se lève enfin… ?
Qui ?
Aux équinoxes et aux éclipses, flocons de neige,
Va fair’ tanguer sur son clavier, tout un manège ?
C’est Thelonious, c’est Thelonious
Le moine fou
Au chapeau mou
Qui rôde autour de minuit … »

Le jazz, la scansion cadencée, la gestuelle déhanchée, le petit sourire jouissif au coin des lèvres, il me semble voir surgir devant moi le souffleur de vers Nougaro.
L’instant de grâce est (trop) vite dissipé. Cela me ramène au Jazzman de Per, et sa « musique si sérieuse qu’on ne devrait pas l’affubler de quelque nom que ce soit « !

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Jazz et java copains, ça doit pouvoir se faire, ça se fait même ! Per Sørensen en personne, à la guitare, et son copain danois, l’accordéoniste (qui n’est pas) inconnu, Nils Makela Pedersen, entament un medley musette : La java bleue, La vie en rose, Le dénicheur et évidemment, puisqu’on ne se trouve qu’à quelques dizaines de mètres de la célèbre place :

« C’est une rue
C’est une place
C’est même tout un quartier,
On en parle, on y passe
On y vient du monde entier.
Perchée au flanc de Paname
De loin elle vous sourit,
Car elle reflète l’âme
La douceur et l’esprit de Paris
Un petit jet d’eau
Une station de métro
Entourée de bistrots,
Pigalle.
Grands magasins
Ateliers de rapins
Restaurants pour rupins,
Pigalle »

Arnaud Montebourg trouverait peut-être un peu fort de roquefort qu’un duo danois s’empare de cette valse à la gloire de ce quartier festif de Paris ? Qu’il se dissimule sous sa marinière, car cet immense succès des années 1950 est quasiment une œuvre made in Denmark !
En effet, son auteur et interprète Georges Ulmer, de son vrai nom Jørgen Frederik Ulmer, naquit à Copenhague !
La chanson, à sa sortie, fit scandale et fut même interdite sur les ondes, probablement en raison de ce couplet :

« Clochards, camelots
Tenanciers de bistrots,
Trafiquants de coco,
Pigalle
Petites femmes qui vous sourient
En vous disant: « Tu viens chéri »
Et Prosper qui dans un coin
Discrètement surveille son gagne pain... »

Le discret Eusebio nous invite à passer à table : charcuterie basque, albondigas, empanadas, vin rouge ibérique … Olé encore !
Soudain, le bar plonge dans une semi pénombre d’où surgit bientôt un gâteau éclairé de bougies. JeanDenis Robert atteint, ce soir-là, un âge auquel on peut prétendre à la retraite … il aurait même fait des démarches administratives en ce sens ! Je vous rassure, il a plein de projets en tête.
La soirée se prolonge. Vertige des formes, ivresse des mots, devant quelques derniers verres de contact, on trinque encore au succès de PEOPLE en compagnie de ce Michel Bacchus que JDR surprit en son repaire.

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J’essaie de percevoir derrière sa silhouette « bibendumisée », quelques traits du copain d’avant, beau comme un dieu sculpté par Michel-Ange. J’invite à se joindre à nous, le Glaude et le Bombé, deux autres « amis autodestructeurs éthyliques » (comme écrit Per) chers à René Fallet.
Le dernier carré a du mal à se quitter. Eusebio envisage de baisser le rideau de fer. Pour un peu, avant ma re-traversée de Paris, à l’instar de Grandgil alias Jean Gabin, j’ameuterais volontiers les riverains de la tranquille rue Milton :
« Pour Monsieur Robert, trente et un rue Milton, ce sera quinze euros. Pour Monsieur Sørensen, maintenant c’est trente euros. Je voulais dire trente-cinq. Oh ! C’est plus lourd que je pensais, je crois qu’il va falloir cinq euros de plus pour les frais d’envoi à vos lecteurs hors la capitale ! »
Vous avez compris que je vous encourage vivement à céder, une fois n’est pas coutume, à l’affreux néologisme de pipolisation engendré ici par JeanDenis Robert et Per Sørensen.
PEOPLE est un joyau culturel à (s’)offrir. Son ciselage est un travail d’équipe. Il me faut donc louer aussi Alice Andersen pour les subtiles et élégantes mise en page et calligraphie, ainsi que Jean-Luc Favreau qui a patiemment relu les épreuves. Pour y être modestement confronté avec ce blog, je sais que ce n’est pas une sinécure.

PEOPLE de P. Sørensen et JD. Robert, beau-livre, 68 pages 30×30 cm, 35  € (+4,15 € de frais d’envoi hors Paris)
Pour le commander directement auprès de JD. Robert, cliquer sur le lien http://www.jeandenisrobert.com

Autres informations :

Des clips de JYB : http://universalite-ultramarine.blogspot.fr/
Site de Michel Dréano : http://micheldreano.org/
La Bocata bar à tapas 31 rue Milton 75009 Paris

Grand-mères au fil des pages

En ce premier dimanche de mars, on fête les grand-mères. À la différence de la fête des Mères, c’est une tradition récente instituée, il y a vingt-cinq ans, par la marque de café Grand’Mère. Il s’agit donc d’une initiative purement commerciale qui a pour but de « booster » la vente des fleurs et des chocolats, accessoirement de manifester sa tendresse envers ses aïeules.
Je n’ai pas attendu ces circonstances pour évoquer la mémoire de ma chère mémé Léontine. Je lui avais consacré deux billets les 20 janvier et 14 février 2008, vingt ans presque jour pour jour après qu’elle eut soufflé ses cent bougies puis … rendu son dernier soupir.
Elle était unique, au propre comme au figuré, car ce fut le seul grand parent que j’eus la joie de connaître. Son ultime cadeau fut de tenir le cap jusqu’au jour fatidique de son centenaire.
Je pourrais écrire comme Simone de Beauvoir dans ses Mémoires d’une jeune fille rangée que « je l’aimais bien parce qu’elle était vieille ». Ce serait restrictif car je l’adorais. Mais cela me permet d’effectuer une habile transition pour vous parler de Grand-mères au fil des pages, une délicieuse anthologie de textes littéraires à propos des aïeules.

Grand-mères au fil des pages dans Almanach grandmerescouvertureblog

Renée Bonneau, son auteure (je ne me ferai décidément pas à ces marques modernes du féminin, elle qui fut professeur de lettres classiques non plus peut-être) sait de quoi elle parle puisqu’elle a choyé quatre petits-enfants et deux arrières petits-enfants.
J’ai eu l’occasion déjà de vous présenter un de ses romans, Meurtre au cinéma forain (voir billet du 1er mars 2012). En effet, tout adorable grand-mère qu’elle soit, Renée excelle à nous tricoter quelques savoureuses intrigues policières qui en font, sa modestie dût-elle en souffrir, un petit peu notre Agatha Christie.
Comme quoi, l’habit ou la fonction de grand-mère ne fait ni le moine, ni la nonne … à en croire encore celle du chansonnier Pierre-Jean de Béranger. Nous sommes vers 1820 et ainsi, s’épanche l’aïeule coquine auprès de ses petits-enfants.

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Cela dit, toutes les grand-mères ne sont pas bonnes à jeter aux orties libertines, pas même celle de Béranger d’ailleurs ; par nature, la grand-mère fut jeune fille puis mère, donc aimante et sans doute amante aussi parfois.
Avec tendresse, Renée Bonneau nous emmène à la rencontre des grand-mères de la littérature française et même étrangère, en tant qu’héroïnes de romans ou écrivaines elles-mêmes.
La forme même de l’ouvrage suggère de le feuilleter lentement, épisodiquement, d’en déguster les textes comme les bonbons que suçotaient les grand-mères :
« Bonne-maman avait des joues roses, des cheveux blancs, des boucles d’oreilles en diamant ; elle suçait des pastilles de gomme, dures et rondes comme des boutons de bottine, dont les couleurs transparentes me charmaient ... » (Simone de Beauvoir)
Magiquement, chaque extrait renvoie de près ou de loin à nos propres grand-mères. La mienne, bien que son nom de jeune fille fût Noblesse, était d’une extraction sociale très modeste. Elle ne dégageait aucun apparat avec ses cheveux tenus en chignon par une barrette, ne portait aucun bijou sinon son alliance qu’elle gardait en solitaire depuis que la grande guerre lui avait volé son mari.
Elle avait par contre au fond des poches de son tablier, tout un assortiment de pépites mythiques, les pastilles au suc de pin La Vosgienne, celles à l’anis de l’abbaye de Flavigny sorties d’une boîte en fer montrant un jeune berger et une bergère se contant fleurette sur un banc, celles blanches et octogonales Vichy, bien d’autres encore … Jean Pastilla, confiseur favori de la famille de Médicis, introduit à la Cour d’Henri IV, est passé à la postérité en donnant son nom à tous ces bonbons dont je raffolais.

grd-bonbons-anis-de-flavigny-original dans Portraits de famille

J’enrageais devant l’art consommé et maîtrisé de ma mémé de les suçoter et les laisser fondre pendant des heures alors qu’à l’instar du loup de Charles Perrault, je croquais trop hâtivement, non pas la grand-mère, mais les confiseries. Et marri qu’on ne m’y reprendrait plus, le bec vide, je regardais, non pas les confiseries, mais ma grand-mère qui poursuivait sa patiente succion.
Peut-être, fallait-il comprendre dans cette scène, une métaphore de l’intrépidité de la jeunesse confrontée à la sagesse proverbiale des anciens.
Sans vouloir dénigrer la sincérité des sentiments, la reconnaissance du cœur va de pair avec celle du ventre. Ainsi, Renée Bonneau consacre évidemment une place importante à la grand-mère dans sa cuisine. Je prends même cinq cents grammes à la seule lecture de sa tête de chapitre empruntée encore à Simone de Beauvoir : « Je déjeunais chez eux tous les jeudis ; rissoles, blanquette, île flottante ; bonne-maman me régalait. »
Ma mémé cuisinière s’invitait plus épisodiquement en mon palais, en période de vacances scolaires et aussi au temps des moissons pour lesquelles mon père donnait un coup de main. Chez elle, en entrée, point de chausson aux fruits comme pour la compagne de Sartre, mais un cornet fait d’une tranche de jambon roulée et fourrée d’une macédoine de légumes avec de la « vraie » mayonnaise. En relisant des menus de banquet de l’époque, j’ai constaté qu’il s’agissait d’un véritable plat de fête. Puis, en mets de résistance, l’expression prenait tout son sens, une volaille de sa basse-cour, une poule à la sauce blanche ou un lapin aux pruneaux !
J’ai déjà raconté l’anecdote, en une circonstance, on frisa la pénurie de pruneaux. Ma précision dans le détail est peut-être mal placée, mais ma grand-mère n’a jamais possédé de toilettes dans sa maison. Une cabane au fond du jardin en faisait office pour satisfaire les besoins naturels (c’est presque aussi beau que du Francis Cabrel !).
Ainsi, un soir, alors que je jouais à cache-cache avec mon cousin, je m’étais réfugié dans la chambre de ma grand-mère. La planque devait être bonne puisque le cousin peinait à me trouver. Voilà donc que, tiraillé par une envie pressante, dans l’obscurité, je l’apaisai dans le pot de chambre. Le bruit inhabituel du jet m’incita à allumer la lumière pour découvrir horrifié que … j’urinais dans le récipient où macéraient les pruneaux avant le repas du lendemain ! Que croyez-vous qu’il arrivât ? « C’est rien mon fieu ! Mémé répara les dégâts tandis que mes parents me vouaient aux gémonies ! … Et nous mangeâmes des pruneaux !
Et un demi-siècle plus tard, lorsqu’on me demande quelle recette de lapin je souhaite, je réponds presque invariablement : façon grand-mère !
Je ne peux pas ne pas louer aussi ses sublimes frites taillées largement dans des pommes de terre Bintje ou Belle de Fontenoy qu’elle cultivait elle-même. Plongées je ne sais combien de fois dans l’huile de sa friteuse sur le poêle à charbon Godin de sa cuisine, elles ressortaient dorées, croustillantes et moelleuses à l’intérieur comme une purée. Une merveille dont je n’ai jamais retrouvé le goût !
Dans mon adolescence, et même plus tard, je courais littéralement chez ma grand-mère. Ceint de mon maillot des cycles Lejeune, je pédalais allègrement parfois vers son village picard distant d’une quarantaine de kilomètres pour me rassasier de ce qui était tellement mieux qu’un contrôle de ravitaillement … avant de rentrer le soir, toujours en vélo, repu, au domicile familial ! Les préparations culinaires de ma mémé valaient tellement mieux que les concoctions scientifiques de Lance Armstrong. À sa (dé)charge ( !), je n’ai jamais remporté sept Tours de France, ni même le moindre Tour de Picardie !
On a tous en nous un peu de la cuisine de nos aïeux. Lorsqu’elles égrenaient leurs souvenirs d’enfance, ma maman et sa sœur (qui vient de me quitter), immanquablement, évoquaient les épaisses tartines de beurre, tranchées dans une grosse miche, recouvertes de confiture maison que leur préparait leur grand-mère de la Manche.
Renée Bonneau, outre l’incontournable extrait de la madeleine de tante Léonie tiré de À la recherche du temps perdu de Marcel Proust, nous émoustille les papilles avec quelques morceaux bien choisis. Ainsi, je me délecte des remèdes de la grand-mère du truculent Henri Vincenot dans son tendre roman La Billebaude (il est réédité ces temps-ci) :
« Suivant les saisons, on récoltait aussi l’armoise, racines et feuilles, la pervenche et la feuille de frêne ; les plus courageux d’entre nous s’attaquaient aux racines de brione, énorme sorte de betterave ligneuse .. ; dont on faisait des choses pharamineuses, notamment le vin de brione, au nom si joli que j’en réclamais chaque jour un verre ; on me le refusait car cela soignait l’hydropisie. Ma grand-mère en faisait aussi un certain « oxymel de brione » dont on m’administrait une cuillerée à café toutes les heures lorsque, par hasard, je donnais des signes avant-coureurs de bronchite ... »
Je ne l’ignorais pas puisque ses recettes ont fait l’objet d’un livre, même la sulfureuse George Sand, hors sa liaison tumultueuse avec Alfred de Musset (et quelques autres !), ne rechignait pas, ni derrière ses fourneaux, ni dans son devoir d’aïeule. Ainsi, confie-t-elle à Gustave Flaubert :
« La sacro-sainte littérature, comme tu l’appelles, n’est que secondaire pour moi dans la vie. J’ai toujours aimé quelqu’un plus qu’elle, et ma famille plus que quelqu’un …
J’ai souvent entendu dire à des femmes de talent que les travaux de ménage, et ceux de l’aiguille particulièrement, étaient abrutissants, insipides et faisaient partie de l’esclavage auquel on a condamné notre sexe … Leur influence n’est abrutissante que pour celles qui les dédaignent et qui ne savent pas chercher ce qui se trouve dans tout : le bien-faire. »
Renée Bonneau n’oublie pas d’évoquer l’exploitation de l’image de la grand-mère nourricière dans la publicité. Que de promesses pour les enfants (et même pour les plus grands un peu naïfs), suscitent les mots désuets de Bonne Maman et Mamie Nova !
Une petite fille qui m’est chère utilise les mêmes ressorts (certes sans aucune préoccupation commerciale sinon d’emporter la majeure partie de la production) lorsqu’elle colle une étiquette « confiture mamie » sur les pots de mûres qu’elle a ramassées (voir billet du 24 septembre 2008).
Pierre Perret, dans ses bouquins gourmands, n’agit pas autrement quand il décline la recette du « gigot d’agneau tel que le préparait la mémé d’une « borde » dans mon pays natal ». Je vous rassure, c’est du vécu et sacrément bon !
Cela dit, en consommateur adulte, méfions-nous des appellations sécurisantes qui évoquent parfois à tort le savoir-faire et la tradition d’autrefois. On nous balance bien, ces temps-ci, de la viande de cheval comme du bœuf. Même si les médias tentent de nous rassurer en affirmant qu’elle est saine pour la santé, après le scandale de la vache folle, qui sait si bientôt nous ne verrons pas dans la rue des piétons galoper comme dans la dernière ligne droite de Longchamp un jour de tiercé !
Les grand-mères ne sont pas avares non plus de nourritures intellectuelles. Les enfants vaquant à leurs occupations, elles sont souvent la première éducatrice des petits-enfants. Aujourd’hui même, à la demande des enseignants, elles dispensent aux écoliers leurs souvenirs et leur sagesse avec parfois un sens pédagogique qui étonne (ou méduse) les professeurs actuels. Pourquoi donc, est-ce plus facile d’apprendre avec les grand-mères comme attestent deux brefs extraits du livre ?
Ainsi, M. Wermersh dans Perspectives : « Je ne sais pas ce qui se passe avec Madame X… On dirait qu’elle fait passer la grammaire comme la confiture, a remarqué une institutrice après l’intervention d’une grand-mère dans sa classe. »
De même, Nathalie Sarraute rend hommage à la pédagogie de sa grand-mère : « C’est avec elle que j’apprends les leçons les plus rebutantes … avec elle, même celles de géographie ont du charme … Nous rions beaucoup toutes les deux, surtout quand elle me lit des comédies … Le Malade imaginaire ... »
Renée Bonneau en profite pour rendre hommage à ses deux grands-mères comme tout à chacun possède en principe. Quoique bientôt, outre les grand-mères biologiques, il faudra parler de grand-mères de substitution, d’adoption ou de recomposition ! Et le malicieux Henri Vincenot qui maniait l’humour derrière ses imposantes moustaches, évoque ses six grand-mères … pour des raisons qui n’ont rien à voir avec quelque désunion !
Les aïeules de Renée habitaient la même rue que ses parents et se détestaient cordialement. Mais chacune, à sa manière et avec sa sensibilité, participa à l’éducation littéraire, musicale et civique de la petite Renée. Je souris de sa remarque à propos de son livre préféré Les Misérables : « Aucune adaptation cinématographique ne remplacera jamais pour moi la scène du vol des chandeliers ... », moi qui, dans le cadre d’une initiation à l’image au lycée, vantait les mérites respectifs de ladite séquence mise en scène successivement par Raymond Bernard, Jean-Paul Le Chanois et Robert Hossein. Dans le fond, elle a bien raison ; malgré le talent de Fernand Ledoux et Louis Seigner dans le rôle de Monseigneur Bienvenue Myriel, rien n’égale la plume de mon alter Hugo (voir billet du 11 février 2010).
Au fil des pages, nous découvrons que les grand-mères d’antan étaient instruites et excellaient souvent dans l’art de la correspondance. Je ne parle même pas de Madame de Sévigné experte dans l’exercice mais d’aïeules d’extraction modeste nourries à la pédagogie appliquée des valeureux hussards noirs de la République quoi qu’à la lecture encore de La Billebaude … :
« Mes grand-mères et ma mère n’avaient jamais fréquenté l’école des garçons qui était, elle, publique et laïque. Elles n’avaient eu que l’enseignement des sœurs dont l’instituteur disait que c’étaient des ignorantes, des obscurantistes, et qui ne pouvaient donc enseigner que l’ignorance et l’obscurité. Cela n’empêchait pas ma mère d’écrire des lettres merveilleuses sans faute d’orthographe … Elle pouvait aussi réciter la liste de tous les papes depuis saint Pierre … Il fut convenu que ma grand-mère se chargerait de toute la correspondance et elle remplissait alors deux grandes pages d’une écriture élégante … Les quelques lettres que j’ai conservées valent bien le meilleur de la mère de Sévigné, exception faite de quelques impropriétés de termes, qui d’ailleurs ne manquaient pas de saveur ... »
Ma mémé Léontine fréquenta aussi l’école « obscurantiste » des sœurs qu’elle quitta à douze ans, armée d’un bon « socle de connaissances » comme nos technocrates jargonneux de l’éducation se complaisent à dire aujourd’hui. Bien qu’elle ne quittât jamais son village natal, à l’exception de deux escapades à Paris pour cause d’expositions universelles, elle ne manquait pas d’écrire dans une langue impeccable à ses petits-enfants lorsqu’ils séjournèrent à l’étranger.
Renée nous offre aussi quelques descriptions de maisons de grand-mères rassemblées à la suite de cette mémoire d’outre-tombe de Chateaubriand : « Si j’ai vu le bonheur, c’est certainement dans cette maison ». Elle figure d’ailleurs sur une plaque apposée à ladite maison à Plancoët, un petit village des Côtes d’Armor. Humblement, j’avoue que je connaissais comme personnalités de cette commune, non pas Madame de Bédée, mais un certain Désiré Letort. Coureur cycliste de la fin des années 1960, surnommé Désiré de Plancoët, porteur éphémère du maillot jaune du Tour, il fut déchu de son titre de champion de France sur route pour usages de pastilles beaucoup plus nocives que celles suçotées par nos grand-mères ! On possède les références culturelles qu’on mérite, cela fait un peu sketch des Inconnus !
On pénètre dans la demeure domaniale d’une vieille dame portugaise et d’une petite maison de la campagne irlandaise. Je me régale d’Albert Camus chantant Ramona, j’ai fait un rêve merveilleux lors des concerts dominicaux improvisés chez sa grand-mère. J’imagine l’animation qui règne chez la « bonne dame de Nohant » lorsqu’elle invite l’auteur de Madame Bovary au milieu de la marmaille pour les fêtes de Noël : « On saute, on danse, on chante, on crie, on casse la tête à Flaubert … Ce soir, on fait du bruit, on est bête avec délices ».
Chez ma mémé Léontine, hors les grands rassemblements familiaux des fêtes, l’ambiance était beaucoup plus calme. Veuve depuis la grande guerre, elle s’était habituée à la solitude. Même un coucou suisse avait cessé de chanter les heures depuis qu’un soldat allemand avait eu l’odieuse envie de tirer dessus. Elle ne posséda jamais la télévision, ni la radio, sinon une donnée par mon père dont elle ne fit jamais grand cas. Depuis son petit village, elle « connaissait le monde », comme elle le soulignait souvent, à travers la lecture, de la première à la dernière ligne, du quotidien régional Le Courrier Picard. Elle en fut même l’abonné la plus âgée … et la vedette à l’occasion de son centenaire. À la fin de la journée, de l’avoir plié en deux voire en quatre, de l’avoir trituré, tourné, retourné, le journal était devenu un véritable chiffon presque illisible, au grand mécontentement de mon père qui souhaitait résoudre les mots croisés. Rien ne lui échappait, de l’actualité mondiale jusqu’au moindre fait divers dans le bled le plus modeste de la Somme ! Elle possédait même son réseau personnel d’agents de renseignements avec la visite du facteur et des commerçants ambulants en échange d’un petit verre de sa bonne goutte !
Victime comme chacun de la fameuse cristallisation des souvenirs expliquée par Stendhal, je garde en mémoire l’image d’un grand nombre de buffets, placards et tiroirs remplis de boîtes, des petites, des grandes, des rondes, des carrées, d’où, sous mes yeux écarquillés et envieux, ma grand-mère sortait des biscuits divers et variés en provenance de la Ruche Picarde !
Dans ma cuisine, trônent certaines de ces boîtes ainsi que des pots à épices et un moulin à café, véritables reliques d’un temps heureux.

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La maison n’était chauffée que par le poêle de la cuisine. Cela tient-il d’un certain masochisme, je conserve le souvenir délectable, lors des nuits glaciales d’hiver, de la douce chaleur diffusée sous les draps par une brique préalablement placée dans le four puis enveloppée dans des feuilles de papier.
Simone de Beauvoir, enfant, étouffait dans le cossu appartement germanopratin : « Sur les murs, pas un vide : des tapisseries, des assiettes de faïence, des tableaux aux couleurs fumeuses ; une dinde morte gisait au milieu d’un mas de choux verts ; les guéridons étaient recouverts de velours, de peluche, de guipures ... »
Renée Bonneau n’oublie évidemment pas la première grand-mère littéraire qu’il soit donné aux enfants de rencontrer, la mère-grand du Petit Chaperon rouge avec sa maison terrifiante, mal gardée et sa formule en guise de mot de passe : Tire la chevillette, et la bobinette cherra !
Et je reconnais bien là le professeur de lettres précisant avec humour : « exemple canonique des grammaires pour rappeler le futur du verbe choir qui sans elle aurait aujourd’hui … chu dans l’oubli ». Me permettrais-je d’ajouter qu’aujourd’hui toujours, dans le marasme scolaire ambiant, le correcteur accorderait peut-être quelques points, malgré tout, à l’élève qui répondrait chérir en écho à la tendresse qu’il manifeste à la grand-mère !
Presque en guise de conclusion, j’ai envie de vous citer ce passage tiré de La maison sans racines d’Andrée Chedid, la grand-mère du chanteur M. Elle a d’ailleurs écrit certaines de ses chansons. Dans ce roman, une jeune iranienne éprouve l’envie de recourir aux photographies pour fixer le souvenir de son aïeule : « Nouza sommeille sur le divan. Je la contemple, comme si c’était ma petite fille. Les peignes d’écaille ont glissé de ses cheveux à peine gris, leur désordre auréole son visage détendu. Ses rides se dissipent. Ses épaules arrondies, son cou de gazelle s’offrent à la nuit. Je voudrais la photographier, la garder, ainsi, pour toujours. Mes yeux n’y suffiront pas. Ni ma mémoire … »
Moi-même j’ai souvent photographié ma mémé Léontine et je l’ai même enregistrée au magnétophone, vous l’entendiez dans sa biographie.

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Ainsi, ma grand-mère demeure présente dans mon salon. Car un jour, les chères aïeules s’en vont. L’événement parfois incompris aux yeux des enfants est prétexte à quelques pages très émouvantes. :
« Il me semble la revoir encore : une belle vieille, très grande, toujours toute vêtue de noir. Quand on me dit qu’elle était morte, quand les prêtres l’emmenèrent, je m’en souviens bien, mon cœur d’enfant fut déchiré ; c’est alors que je compris avec horreur ce qu’est la mort ... » (Giosué Carducci, Lettre à Lina)
Ainsi aussi, Victor Hugo, dans ses Odes et Ballades, décrit deux petits enfants à genoux devant leur grand-mère défunte :

« Dors-tu ? réveille-toi, mère de notre mère,
D’ordinaire en dormant ta bouche remuait
Car ton sommeil ressemble à ta prière.
Mais, ce soir, on dirait la madone de pierre ;
Ta lèvre est immobile et ton souffle est muet.
Pourquoi coucher ton front plus bas que de coutume ?
Quel mal avons-nous fait pour ne plus nous chérir ? … »

Pire encore que la mort, peut-être, est la déchéance physique, le « naufrage de la mémoire » ; encore que Pierre Loti en fait un récit presque amusé :
« Vers ses quatre-vingts ans … l’enfance sénile avait tout à coup terrassé son intelligence, je ne l’ai donc connue qu’ainsi, les idées perdues, l’âme absente. Elle s’arrêtait longuement devant certaine glace, pour causer, sur le ton le plus aimable, avec son propre reflet qu’elle appelait ma « bonne voisine » ... »
Renée Bonneau évoque la mort de ses propres grand-mères qui partirent de façon aussi opposées qu’elles avaient vécu : l’une fut renversée accidentellement par un camion, l’autre connut une interminable déchéance. Sa conclusion est profondément touchante : « J’en ai moins voulu depuis au camion qui, tuant net ma grand-mère, lui épargna l’indifférence, l’abandon et la laisse intacte dans mon souvenir ».
Je prends conscience que ma mémé Léontine me gâta jusqu’à l’article de la mort. Elle s’alita, certes, les deux dernières années de sa vie mais conserva toute sa lucidité intellectuelle et son optimisme. Elle fit l’effort de se relever une dernière fois à l’occasion de son centenaire … avant de nous dire adieu trois semaines plus tard.

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René Bonneau nous redonne le sourire, la lumière même, celle incomparable de la Toscane, avec sa visite au cimetière du petit village de Bolgheri. Là, se trouve l’une des rares statues de grand-mère au monde, celle de Nonna Lucia, l’aïeule du poète italien Giosué Carducci.

« Que veux-tu donc que nous disions au cimetière
Où ta grand-mère dort sous terre ?
Et les cyprès s’enfuient et semblent un noir cortège
Qui, en toute hâte, s’en va en grondant.
Alors du haut de la colline, depuis le cimetière,
Descendant par la verte allée des cyprès,
Haute, majestueuse, vêtue de noir,
Il me paraît revoir Grand-mère Luccia … »

Si je dois revoir la Toscane, j’irai à Bolgheri.
Comme la nostalgie n’est plus ce qu’elle était, les grand-mères ne sont plus ce que furent celles de mes générations. Elles avaient des prénoms au charme suranné, Zulma, Zénobie, Églantine, Alphonsine, Victorine, Ernestine ou encore, à leur image, Rose et Clémence.
Celles d’aujourd’hui sont mutantes. La cinquantaine sportive, elles s’habillent en Desigual, se teignent les cheveux, s’inscrivent au club de marche, suivent des cours d’université populaire, chattent sur internet. Cependant, elles sont encore attentives à leurs petits-enfants, surveillent leurs devoirs, les emmènent quelquefois au musée, plus souvent au Mac Do, les conduisent au sport ou leurs ateliers artistiques. Dans des familles moins aisées, on retrouve sans doute quelques comportements anciens.
Allez, je me branche une dernière fois sur radio France Bleue région Picardie ! Ma merveilleuse grand-mère avait réussi le tour de force, lorsque j’étais en vacances chez elle, de rendre agréable le pensum de la messe du dimanche. Ce n’était pourtant pas une sinécure : douze kilomètres à pied, aller-retour, par des sentiers herbeux et même la traversée très pentue d’un bois. Ce qui aurait pu constituer un chemin de croix devenait un vrai chemin de passion dont chaque station était vouée au culte des fleurs sauvages des talus aux propriétés vantées par ma grand-mère. Un sacré remède à la crise de foi !
Vous avez deviné les qualités de l’ouvrage de mamie Bonneau (avec tout mon respect). La lecture de ses morceaux choisis sur nos vénérables aïeules vous plongera immanquablement dans vos propres souvenirs de mamie, mémé, mané, maminou etc…. Bien que d’édition déjà ancienne, on peut toujours le commander, j’ai vérifié, au moins sur le site de la FNAC.
Emmanuelle Riva, une rayonnante octogénaire, a reçu, ces derniers jours, le César de la meilleure interprétation pour un film qui s’appelle Amour. Beau clin d’œil pour nos aînées ! Bonne fête les grand-mères!
Vous savez combien j’aime Allain Leprest. En cadeau, je vous offre les savoureuses paroles de sa chanson Le dico de grand-mère:

« Dans la chambre de grand-mère
Y avait un gros dictionnaire
Où couraient des kangourous
Des républiques et des poux
Et, comme dans ses pages roses,
On parlait pas de la chose
Je m’en payais une tranche
En reluquant ses feuilles blanches

J’y lisais des mots cochons
« Con », « cul », « bite » et « cornichon »
A la page six cent vingt
Y avait même écrit « vagin »
C’étaient des mots sans photos
Avec en prime l’écho
« Pavillon », « éléphant », « fleur »
Les mots disaient leur couleur

Le soir, en tournant ses pages
L’oreille dans son coquillage
J’écoutais des bruits de mer
Dans le dico de grand-mère
Des Papous, des coloquintes
Des rois, des ornithorynques
Le Tibet et le charbon,
Sa couverture sentait bon

Y avait pas encore écrit
Ni le prénom d’ l’Algérie
Ni même celui de Sarclo
Ni SIDA dans le dico
Quelque part, au verbe « aimer »
C’était un peu écorné
Entre « écume » et « écureuil »
J’y ai vu un trèfle à deux feuilles

Un soir, dans le vieux Larousse
Sous les moustaches de Proust
J’ai trouvé un p’tit billet
Tout jauni, tout gribouillé
C’était plein d’ fautes d’autographe
Y avait trois « f » à « girafe »
Pas d’apostrophe à « je t’aime »
Mais elle l’a aimé quand même…
Mon grand-père« 

Publié dans:Almanach, Portraits de famille |on 1 mars, 2013 |2 Commentaires »

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