Gare à la Garonne

Je me rends compte que, ces temps-ci, je fais fréquemment appel (avec un seul l) à Allain Leprest (avec deux ailes !), le « Rimbaud du vingtième siècle » comme le qualifia Jean d’Ormesson de l’Académie Française.
Aujourd’hui, je vous offre un de ses poèmes al dente (tel est le titre de l’opus) mis en bouche par Francesca Solleville. Francesca est la chanteuse ayant le plus interprété Jean Ferrat, avec Isabelle Aubret et Christine Sèvres son épouse. L’après-midi de ses obsèques, c’est elle qui déclama Ma France sur la place d’Antraigues. Petite fille du fondateur de la Ligue italienne des Droits de l’Homme, elle a beaucoup chanté les poètes Aragon, Mac Orlan, Ferré Interprète de chansons engagées contre le nazisme, le franquisme et la guerre du Viêt Nam, elle a aussi soutenu la cause ouvrière (La Commune en chantant, Chants d’exil sur des textes de Pablo Neruda).
Il y a une quinzaine d’années, Leprest qui fréquentait assidûment Antraigues, il choisit même malheureusement d’y mettre fin à ses jours, entreprit d’écrire un disque complet pour Francesca. Ainsi, y figure Gare à la Garonne, un hommage à Claude Nougaro, une chanson qui me fait tourner la tête en cette période de Saint Valentin.
Prenez ma main, je vous emmène pour une valse lente et nostalgique sur un des ponts qui enjambent le fleuve dans la traversée de Toulouse.

Gare à la Garonne par Francesca Solleville

« Fais gaffe où tu mets ton pied
Ici ou sur l’autre quai
Toi l’amicale pochetronne
Et ton troubadour d’ivrogne
Des fois l’eau et son tirant
Sont bêtement attirants
Gare à la Garonne

Mon poète de vingt berges
Qui flânes en longeant la berge
Dans les pompes à Lord Byron
Que tes rimes t’éperonnent
Mais pose bien tes semelles
L’eau souvent ressemble au ciel
Gare à la Garonne

Attention petit mélomane
Qui te promènes en walkman
Au son de l’accordéonne
Diatonique de Péronne
Tendrement mais notes à notes
Le fleuve nous « Nougarotte »
Gare à la Garonne

On croit que tout recommence
Et on y danse et on y danse
On y plonge et on y coule
Une piqûre de frelonne
Qui fredonne dans la foule
Un peu saoule entre les boules
Gare à la Garonne

Toi le suicidé d’enfance
Toi déjà mort qui avances
Sur le pont de tes dégoûts
Une pierre autour du cou
Tu auras beau tendre tes bras
La mort te refusera
Grâce à la Garonne »

Allain Leprest confiait : « On m’a souvent reproché d’être un peu nostalgique dans mes chansons, mais je pense qu’on ne peut bien parler d’une chose que quand elle est éloignée de soi. »

Gare à la Garonne dans Coups de coeur toulousepontneufblog

Comme à Paris, il y a un Pont-Neuf à Toulouse. Comme à Paris, malgré son nom, c’est le plus vieux pont de la ville rose. Et comme à Paris, il y a des amants sur le Pont-Neuf, l’eau et son attirant tirant (pas tyran pour un sou).
Une jeune lionne superbe et généreuse au sens du drame romantique hugolien, majestueuse et impétueuse à l’image du fleuve, y croisa un poisson rêveur, un barbeau (pas argenté, néanmoins pas commun, mais fluviatile) d’un certain nombre de berges, qui frétillait près du quartier historique de la Daurade, ainsi nommé, non pas par la fréquentation de cette espèce marine, ce qui serait incongru ici, quoique … mais pour les dorures aujourd’hui disparues de ses immeubles. Il n’y a pas que l’eau du canal du Midi qui soit verte ; le poisson fut ébloui par l’émeraude qui miroitait au soleil d’été.
Voilà une fable pas très nette, mais en d’autre temps, le chantre de ces lieux n’avait-il pas fait boire un coq et une pendule à la fontaine de ses mots. Une bluette surréaliste et dramatique d’une poule aux heures d’or qui devint coq au vin quand l’horloge sonna l’heure du (t)repas !
Alors donc, vous voyez, tout est possible ! Surtout qu’Allain Leprest nous invite à prendre les brisées de George Gordon Byron. Celui-ci se voulait orateur à la Chambre des Lords mais ce sont ses poésies mélancoliques qui le rendirent célèbre. Au point qu’il constitue une des grandes figures du romantisme britannique avec notamment, William Wordsworth, l’auteur de l’admirable poème Daffodils, je l’avais évoqué dans mon éloge de la jonquille (voir billet du 12 mars 2008). Son œuvre maîtresse est son Don Ju(ju)an, je la bégaie, est-ce l’ombre de Nougaro justement qui plane depuis son ancienne demeure du quai de Tounis ?
Au milieu de la rivière, lion et poisson coulent bientôt une nuit magique. La vague émeraude se fait chaude dans les bras de son Old Man River ! La guitare de Carlos Santana électrise la White magic woman, dans tous ses états liquides, tantôt aquarium, tantôt cascade effervescente, comme le fleuve nourricier de la ville.
Est-ce un amour d’opérette comme les bouquets de violettes que chanta autrefois Luis Mariano au théâtre du Capitole, non loin de là ? En tout cas, voilà que subitement l’imprévisible Garonne, qui l’eut crue, s’emporte et, chevauchant son lit, (nou)garotte le pauvre poiscaille.

« Bonheur, tu aimes repartir
À peine à l’amarre
Tu appartiens à ces choses volatiles
Comme les bouquets de roses, tu t’fânes vite
C’est à croire qu’on ne te mérite pas
Que l’homme n’est pas fait pour toi
Te barre pas, bonheur, bonheur. »

Vaine supplique nougarienne tant la lionne Garonne au caractère bien trempé est indomptable.

frelonblog dans Poésie de jadis et maintenant

frelon sur fleur Desigual

La morale de la fable, Allain Leprest la délivre dans une autre chanson :

« Tu valseras pour rien mon vieux
La belle que tu serres dans tes yeux
Ce n’est pas de l’amour
C’est une envie d’amour
Tu valses avec une ombre ... »

Hombre et lumière ! Extinction des feux de l’amour ! Méfiez-vous de la Garonne !
Si Leprest était graveur, sa Garonne serait une eau-forte. S’il était peintre, elle serait naturellement une marine, ce qui n’est pas la moindre des incompréhensions de la part d’une eau douce, à moins que la gironde ne soit mal embouchée …
En auteur affable, je vous offre une seconde version de ma fable par JeHaN, un des derniers chanteurs itinérants dans la tradition des trouvères et troubadours. Ami de Nougaro et Leprest, il est aussi reconnu comme interprète hors pair des œuvres de Bernard Dimey. D’excellentes raisons pour qu’il me plaise !
Écoutez le donc trimballer son amertume poétique le long des berges de Garonne. Boudiou !

Gare à la Garonne par JeHaN

Depuis, j’ai ouï(es) dire que le gentil poisson, fuyant le pont de ses dégoûts, se serait réfugié vers l’(im)passe du Bazacle, auprès de quelques saumons remontant le fleuve depuis le pic d’Aneto jusque vers l’océan. Trouvant la plaisanterie saumâtre, il s’est juré qu’on ne l’y reprendra plus à gober quelques libellules vers le pont des « Demoiselles ».
Cependant, pris entre deux eaux, il emprunte encore à Leprest pour écrire à sa Garonne perdue :

« Sans t’avouer que je me manque
Donne-moi de mes nouvelles
Dis-moi dans quel port se planque
La barque de ma cervelle ... »

Mon imagination débordante, cela peut être dangereux lorsqu’il s’agit d’eau, a largement outrepassé les pensées d’Allain Leprest. Simple licence poétique, mais finalement, n’est-ce pas le projet de tout poète que de faire vagabonder l’esprit de son lecteur, en l’occurrence ici, vers les (dé)rives de Garonne.
Toulouse to win chantait Nougaro lorsqu’au temps de Nougayork, il cherchait des synthés liturgiques du côté de la 42e rue. Si l’on (se) perd parfois avec la Garonne, vous, vous avez gagné d’écouter aussi celle, éternelle, de l’ami Claude. C’était la moindre des choses tant il a inspiré également mon histoire d’eau.

plaquenougaro

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Publié dans : Coups de coeur, Poésie de jadis et maintenant |le 13 février, 2013 |2 Commentaires »

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2 Commentaires Commenter.

  1. le 17 février, 2013 à 8:25 Françoise écrit:

    Cher Jean-Michel,
    Depuis quand n’ai je pas mis un mot sur vos pages ? Je ne sais. Le temps me semble long loin de vos mots mais le quotidien peut être si prenant que la lecture passe au second plan.
    Je remonte le temps chez vous.
    Aujourd’hui c’est de Garonne que vous parlez. C’est à côté d’elle que j’ai posé mes valises, pas loin de Toulouse. Donc le Pont neuf, le pont Saint Michel, le pont des Catalans, le pont Saint Pierre, je commence à les connaître un peu.
    Comme toujours j’ai apprécié votre article et les musiques qui vont avec.
    Bon dimanche, Jean-Michel, je continue ma lecture.

    Répondre

  2. le 31 mars, 2013 à 23:23 JP77 écrit:

    Je remonte votre blog que je n’ai pas « feuilleté » depuis longtemps. C’est toujours un régal de vous lire. Surtout quand vous parlez d’un poète que j’aime.
    « Connaît-on encore Leprest ? » S’il ne fait plus de chansons, il est toujours présent dans l’esprit de beaucoup.
    Merci encore.

    Répondre

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