Il est des semaines comme ça où les circonstances de la vie suscitent d’étonnantes correspondances.
Au hasard de mes billets, vous avez compris que le plateau du Larzac fait partie de mes terres de prédilection. N’ayez aucune inquiétude, amis caussenards, je n’ai absolument pas la fibre militariste et si je vous envahis quelques heures, c’est pour la bonne cause, pour l’air revivifiant, au propre comme au figuré, de votre pays, pour la beauté à couper le souffle de ses paysages qu’un camp militaire souhaita autrefois dérober à notre regard !
Même si Charles Trenet prétendait que pour partir en vacances, il faut prendre la Nationale 7 qu’on aille à Rome ou à Sète, pour moi la route qui fait recette quand je rejoins le littoral languedocien, c’est l’A71 avec un détour obligé sur le Causse à hauteur de La Cavalerie.
« Quand s´éloigne la tourmente
Quand retombe la poussière pesante
Et que sombre le pays
Dans le sommeil et l´ennui
Comme dans les films héroïques
Aux moments les plus critiques
Quand tout croule dans ma vie
Quand tout semble compromis
Moi j’entends la cavalerie
Moi je pense à la cavalerie
Un jour je prendrai la route
Vers ailleurs coûte que coûte
Je traverserai la nuit
Pour rejoindre la cavalerie ... »
C’est (Julien) clair, me voilà un peu fou chantant !
Ce vendredi-là, je n’avais pourtant pas le cœur en fête. J’allais le lendemain rendre un ultime hommage à la chère sœurette de ma tendre maman (voir billet Ma petite Reine du 5 février 2013).
Cependant, au sommet de la côte à la sortie de Millau, une fois encore, je bifurque à gauche pour recevoir le grand souffle du Causse mythique, et de manière plus prosaïque, humer l’odeur des moutons. En effet, j’envisage de mettre le cap sur la bergerie de la Blaquière, symbole de la lutte contre l’extension du camp militaire dans les années 1970 : Oui aux moutons, non aux canons !
Quelques pancartes se détachent sur les vastes étendues du plateau enneigé, témoignant que, quarante après, les protagonistes du conflit sont toujours en alerte : « Camp militaire défense d’entrer », « Non au gaz de schiste », « OGM Non dans les champs ni dans les assiettes ! ».
Bientôt, je m’engage sur la route étroite menant au hameau. Je suis en pays de connaissance. Je l’ai déjà évoqué (voir billet du 14 mai 2008), j’y avais rencontré un aimable paysan qui gardait ses brebis dans un champ au soleil brûlant de juillet 1981. Il me confiait alors son espoir que fût enfin abandonnée l’extension du camp avec l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République.
Je découvris, trente ans plus tard, lors de la projection du magnifique documentaire Tous au Larzac (voir billet du 1er décembre 2011), qu’il s’agissait d’Auguste Guiraud … le propriétaire de la bergerie mais aussi, avec son épouse, un des personnages marquants de la lutte.
En effet, le 9 mars 1975, à trois heures du matin, sa maison fut soufflée par un plastiquage : avec à l’intérieur, un berger, M.et Mme Guiraud et leurs sept enfants, sous les décombres. Heureusement, dans la partie où il y avait la chambre du couple Guiraud avec leur fils cadet âgé de 4 ans, la voûte s’ouvrit et se referma. Sinon, ils étaient morts ! Des clous avaient été répandus sur la route pour empêcher l’arrivée des secours. Les fils de téléphone avaient été coupés. L’enquête déboucha sur un non-lieu même s’il ne fait guère de doute que l’armée n’était pas étrangère à l’attentat.
Si on en voulait tant au brave Auguste, c’est qu’il avait été à l’origine de l’épisode le plus emblématique de la lutte du Larzac. Il possédait une bergerie de pierre en ruine sur sa propriété dont il devait être exproprié. Il n’obtint évidemment pas le permis d’en construire une nouvelle sur le périmètre de l’extension programmée du camp. Qu’à cela ne tienne, il décida de l’édifier tout de même avec l’Association pour la promotion de l’agriculture sur le Larzac.
Me voilà à la Blaquière, un hameau planqué derrière quelques blocs ruiniformes.
Puisque le Larzac et le cinéma ont désormais partie liée dans la postérité, voici une première anecdote : en 1973, Marlon Brando, Oscar d’interprétation pour son rôle dans Le Parrain de Francis Ford Coppola, refusant de se rendre à Hollywood pour recevoir sa récompense, envoya en son nom Petite Plume, une jeune femme déguisée en apache. Elle annonça devant le tout Hollywood que l’acteur déclinait cet honneur en signe de soutien aux Indiens d’Amérique et de protestation contre les traitements qui leur étaient infligés, notamment à Wounded Knee, une ville du Dakota du Sud, occupée par des Sioux réclamant une amélioration de leurs conditions de vie dans les réserves. À la suite de cela, pour faire connaître la situation des Amérindiens, Petite Plume effectua une tournée européenne qui la conduisit sur le Larzac. Elle s’assit au sommet d’un des rochers de la Blaquière et déclara : « Ici, c’est chez moi ! » !
En ce début d’après-midi, pas âme qui vive sinon deux chiens qui aboient. Ce sont pourtant quinze habitants qui demeurent là à l’année. Il me semble qu’il faut y être né pour apprécier la vie rude du Causse, pour y défendre avec une admirable ténacité, dix ans durant, des grandes causes.
J’avoue que si mon cœur bat un peu plus vite en arpentant la ruelle principale, ce n’est pas uniquement à cause d’un manque d’exercice physique. Ici, c’est un pan de l’histoire sociale de notre pays qui s’y déroula et se poursuit encore.
Je m’arrête quelques secondes devant la ferme des Guiraud puis me dirige vers la fameuse bergerie tout en bas du village ! C’est fléché comme tout monument historique. Ça y est, j’y suis devant !
Vous devez vous moquer de moi. J’en fais des tonnes pour un vulgaire parcage de moutons. Voici ce qu’en a fait l’ami Christian Rouaud dans son film :
Une cathédrale romane ! Il n’y a pas que les agneaux de dieu qui frissonnent à l’écoute des chants polyphoniques orthodoxes.
Je commence par lire un panneau d’information fixé à l’extérieur : « Une bergerie plantée ici comme un rempart au temps des templiers pour barrer la route à l’envahisseur … » avec un texte en guise de permis de construire :
-Pour renforcer le droit de vivre ici (Per affortir lo drech de viure aïci ….)
-Pour défendre la terre, outil de travail des paysans, nous avons voulu construire cette bergerie illégale (refus du permis de construire, la Blaquière étant située dans le périmètre d’extension du camp).
-Pose de la première pierre le 10 juin 1973
-Fin des travaux : début 1976
-Travail bénévole d’ouvriers, de paysans, d’étudiants venus de partout.
-Financement : refus 3% du paiement de l’impôt (beaucoup de contribuables militants déduisaient 3% de leurs impôts, en signe de protestation contre le budget militaire).
Quelle noble et émouvante action de désobéissance civile que la construction de cette bergerie respectueuse de l’architecture caussenarde par des centaines de gens ne possédant aucune qualification professionnelle !
« Les bâtisseurs venaient de partout, de tous milieux, de toutes familles politiques, routards voulant vivre mai 68, maos et scouts de France, écologistes et non-violents, étudiants, ouvriers, jeunes agriculteurs, retraités … Ils venaient pour un jour, pour une semaine, un mois, un an, certains sont restés … Ils vinrent des milliers totalement inexpérimentés … De longues A.G de 100 personnes s’attachaient à définir le programme de la journée et le travail de chacun … C’était le travail, c’était la fête, en un même temps, en un même lieu ... »
Comme les protagonistes principaux du film Tous au Larzac en témoignent avec humour et admiration, il y avait sans doute un peu de fumette et des coucheries chez tous ces jeunes aux cheveux longs et chemises à fleurs, peu habitués au maniement de la truelle et de la brouette, mais le résultat est là !
Ils ont parfois signé leur œuvre. En longeant les murs extérieurs, je découvre des pétroglyphes, ces pierres chargées de messages ou de clins d’œil : l’hebdomadaire satyrique Le Canard enchaîné, l’entonnoir que le dessinateur Cabu popularisa sur le crâne de Michel Debré, alors ministre de la Défense, la pierre des ouvriers de LIP en lutte également à l’époque, la Dame de Saint- Sernin, une véritable « Vénus de Millau » dont le mégalithe anthropomorphe original se trouve au Musée Fenaille de Rodez, des pacifistes, des maoïstes, des occitanistes …
Sous le toit de tuiles « canal » (la tuile ronde méditerranéenne), en frise, court en différentes langues, une phrase du général de Gaulle : « Les armes ont été de tout temps les instruments de la barbarie ». On n’osa pas s’en prendre au sanctuaire ovin, on préféra plastiquer la maison de son propriétaire.
Le premier troupeau de brebis pénétra dans la bergerie le 1er mars 1974. Leur descendance se manifeste cet après-midi par quelques bêlements. Respectueux de la pancarte, je rechigne à ouvrir pour lui rendre visite.
C’est ma chance, le seul habitant de la Blaquière (qui en compte quinze à l’année) que je croiserai dans le hameau est Philippe Guiraud qui a pris la succession de son père Auguste décédé, il y a une douzaine d’années. Avec plaisir, il ouvre un vantail de la porte de la bergerie :
Plus que les brebis paisibles qui ont vite compris que je n’avais rien d’un garde mobile (!), j’admire les arceaux de la voûte.
Puis j’entame une conversation à bâtons rompus avec Philippe très disponible.
Il est ému que je lui rappelle celle que j’avais eue avec son père, il y a plus de trente ans. Il ne tarit pas d’éloges sur mon copain Christian Rouaud qui a conté l’épopée du Larzac avec talent. D’ailleurs, il me confie que depuis la sortie du film, beaucoup de touristes viennent en pèlerinage, en particulier l’été. Cette affluence inédite n’est pas sans causer quelque gêne dans l’exercice de son travail. À sa profession d’agriculteur éleveur ovin, se greffe presque une fonction de guide. Sans compter que certains visiteurs irrespectueux n’ont pas la même délicatesse que moi avec l’ouverture des portes !
Philippe dormait dans la chambre de ses parents la nuit de l’explosion criminelle. Sa maman Marie-Rose, encore en vie, est l’admirable paysanne qui haranguait la foule lors d’un des rassemblements au Raja del Gorp : « L’argent, l’argent, ils n’ont que ce mot-là à la bouche ! »
Philippe figure même aussi dans une des séquences les plus émouvantes du film : c’est, en effet, l’un des trois gamins en culotte courte devant lesquels recule un char de l’armée. Il m’explique même dans quelles circonstances, cette scène fut tournée. Pour maintenir le suspense, je vous les révèlerai plus loin.
Les gosses de Pergaud et Yves Robert jouèrent à la guerre des boutons ; les enfants Guiraud firent l’apprentissage de la République de la liberté dans l’horreur avec la guerre des moutons.
Une demi-heure pour se remémorer dix ans de lutte, c’est une gageure impossible à tenir. Mais je reviendrai me recueillir à la « cathédrale » du Larzac.
Ce jour-là, je suis vraiment en pleine crise mystique puisque je ne résiste pas à faire mon petit crochet rituel à la chapelle de Saint-Martin du Larzac. Je m’attarde quelques instants devant les vitraux de Claude Baillon, maître-verrier à Millau.
Clin d’œil cocasse, je me retrouve même nez à nez dans une des deux chapelles latérales avec … un mouton.
Comme à chacune de mes visites, je me procure sur la table à l’entrée, les plus récents numéros de Gardarem lo Larzac, le journal du Larzac solidaire fabriqué par des bénévoles dont certains habitent le hameau. Cette fois, pour effectuer mon règlement, je n’ai pas besoin d’aller demander l’appoint à l’ancienne école comme lors de mon précédent passage. Malgré tout, heureuse rencontre, une fois franchie la buissière, ce pittoresque tunnel de buis typique du coin, je croise sur le pas de sa porte l’hôtesse du lieu, Michèle Vincent, une des « actrices » de Tous au Larzac . Toujours aussi accueillante, elle me propose d’entrer boire un café. Je sais que lorsqu’on commence à parler du Larzac … ce sera donc pour la prochaine fois !
Car il me faut rejoindre le golfe du Lion pour malheureusement tourner le lendemain une page de ma vie de famille, vous savez laquelle.
« Trempe dans l’encre bleue du Golfe du Lion,
Trempe, trempe ta plume, ô mon vieux tabellion,
Et de ta plus belle écriture,
Note ce qu’il faudra qu’il advînt de mon corps,
Lorsque mon âme et lui ne serons plus d’accord,
Que sur un seul point : la rupture ... »
L’adieu fut simple et émouvant à quelques mètres de la stèle dédiée à Brassens et sa supplique pour être enterré à la plage de Sète.
Et comme j’en étais aux hommages à ceux qui se sont absentés, je me suis rendu ensuite au cimetière moins marin que celui de Paul Valéry, faire une affectueuse révérence à l’ami Georges. Je veux dédier sa chanson à ma chère passante sur cette terre qui eut le bonheur de le fréquenter.
L’anar qui chanta Mourir pour des idées, d’accord mais de mort lente, écrivit aussi : « Il y a longtemps que j’ai pris position pour les moutons, contre les canons … Écoutez Pauvre Martin, j’ai été le premier à parler du Larzac ! »
« Avec une bêche à l’épaule,
Avec, à la lèvre, un doux chant,
Avec, à la lèvre, un doux chant,
Avec, à l’âme, un grand courage,
Il s’en allait trimer aux champs!
Pauvre Martin, pauvre misère,
Creuse la terre, creuse le temps!
Pour gagner le pain de sa vie,
De l’aurore jusqu’au couchant,
De l’aurore jusqu’au couchant,
Il s’en allait bêcher la terre
En tous les lieux, par tous les temps! ... »
Rendez-vous, non pas dans dix ans, mais le lendemain, Place des Grands Hommes à Montpellier !
Souhait de Georges Frêche, l’ancien maire de la ville, il s’agit d’un espace circulaire d’une soixantaine de mètres de diamètre, situé sur le site du centre commercial Odysseum. Le pourtour de la place comporte un portique sous lequel sont installées dix statues de personnalités politiques ayant marqué le vingtième siècle, œuvres de François Cacheux : par ordre alphabétique, Winston Churchill, Mohandas Gandhi, Charles de Gaulle, Jean Jaurès, Lénine, Mao, Golda Meir, Nelson Mandela, Gamal Abdel Nasser et Franklin Delano Roosevelt.
Pour justifier son projet, Georges Frêche prétendait que les statues ne sont pas censées glorifier les individus qu’elles représentent, mais symbolisent des idéologies marquantes du siècle dernier. Toutefois, la présence de certaines représentations fait scandale auprès de certaines instances. Ainsi, suite à l’instauration de la Journée européenne de commémoration des victimes du stalinisme et du nazisme, certains députés européens ont dénoncé la statue de Lénine comme une insulte aux victimes des répressions soviétiques.
À en juger par leur totale indifférence, je suis persuadé que lesdits symboles passent, au propre comme au figuré, au-dessus de la tête des quelques collégiens et lycéens qui traînent sur les bancs du square.
En lieu et place de son projet mégalomaniaque, Georges Frêche n’aurait-il pas fait œuvre vraiment originale en coulant dans le bronze une ode à la poignée de paysans du Larzac qui ont résisté avec succès aux décisions militaires et politiques. Voilà d’authentiques grands hommes et femmes ! Christian Rouaud, lorsqu’il reçut son César, ne disait rien d’autre, en termes plus châtiés, en citant La Boétie : « Les puissants ne sont grands que parce que nous sommes à genoux ». Et d’ajouter, « Ce César honore des femmes et des hommes debout ».
Il est temps d’ailleurs pour moi de retrouver sur le chemin du retour, les grands espaces qui ont servi de décor à leurs luttes. Christian Rouaud aime à dire à juste raison que le paysage est un personnage à part entière de son film.
La neige est tombée en abondance depuis l’avant-veille. J’envie le promeneur qui glisse dans une draille avec son traîneau tiré par deux chiens husky.
Ce matin-là, je fais une courte halte pour effectuer quelques emplettes locales à La Cavalerie, bourg où sont implantés les bâtiments du (trop) célèbre camp militaire. Est-ce justement une conséquence de la non extension du camp mais l’activité économique de la commune semble péricliter.
Je trouve cependant une boulangerie pour acheter un fendu, un gros pain de campagne vendu au poids et pétri avec des farines de blé et de seigle. Sa conservation était appréciée par les paysans caussenards qui le ramenaient du marché hebdomadaire.
Causses toujours, tes spécialités culinaires m’intéressent, je me dirige vers la supérette à la périphérie du village pour faire provision pour l’hiver : dans mon panier, plusieurs boîtes de délicieux tripous aveyronnais de la Jasse Larzou et un assortiment de fromages de brebis du plateau que je mangerai « là-haut » religieusement (eu égard à la cathédrale de la Blaquière ?). L’une des employées m’indique comment accéder au panorama vertigineux avec Millau en contrebas que l’on voit dans la séquence d’ouverture (digne de Shining et des meilleurs westerns) du film. Aujourd’hui, la neige épaisse renvoie plutôt à Jeremiah Johnson de Sydney Pollack ! Ce sera pour une prochaine fois.
Pour le vin d’accompagnement, je m’arrête quelques heures plus tard à la cave d’Yvan Bernard, à Montpeyroux, près de Clermont-Ferrand. Ce viticulteur sympathique produit des Côtes d’Auvergne (AOC) issues de raisin en conversion vers l’agriculture biologique.
Je suis un de ses fidèles clients depuis que nous fîmes connaissance lors d’une dégustation de crus d’Auvergne dans le cadre de Traces de vies, le festival du cinéma documentaire de Clermont-Ferrand … au cours duquel Christian Rouaud présentait en guest star sa précédente réalisation LIP, l’imagination au pouvoir, documentaire également nominé aux César.
Vous croyiez peut-être que le jus de raisin arverne me montait à la tête ? Que nenni, au contraire, mon propos est d’une cohérence implacable !
D’ailleurs, la convivialité et l’hédonisme se retrouvent volontiers dans le cinéma du réel, la raison gourmande et les causes militantes.
Tous au Larzac … tous au Fouquet’s ! C’est ainsi que ma plongée caussenarde entamée à la Blaquière s’est achevée le vendredi suivant dans l’établissement des Champs-Élysées célèbre depuis que … !
Non mais ! Il n’y a pas qu’un certain président de la République qui possède le droit d’y sabler son succès. Dans son mail d’invitation, Christian Rouaud conclut avec humour : « on oubliera les symboles incongrus pour profiter d’une occasion de boire un coup ensemble ».
Depuis plusieurs années, l’académie des César du cinéma français en a fait sa « cantine » et y réunit ses lauréats à l’issue de la cérémonie de remise des récompenses.
Ainsi, il est savoureux que l’ancien soixante-huitard Christian Rouaud y fêtât l’an dernier son César du meilleur film documentaire obtenu avec Tous au Larzac !
Je ne suis guère « solidaire » sur le coup mais je blague, n’imaginez aucune critique dans mon propos ! Je charrie volontiers le copain Christian, compagnon de « chemin des images » (clin d’œil privé à saint Guy notre bon maître !) depuis trente ans. Putain 30 ans !!!
Pour une énième fois, manière de flatter mon ego (!), c’est l’occasion de lui rappeler qu’au temps où nous sévissions dans l’Éducation Nationale, je lui avais raflé la palme d’or du festival de Semur-en-Auxois ! Son savoureux film sur l’initiation au rugby en école maternelle avait moins séduit le jury (souverain bien sûr) que mes Voyages dans La gloire de mon père avec des élèves de CM2 ! À défaut de compression sculptée, je reçus une imposante fontaine (quel sacrilège au pays de Bourgogne !) qui doit se lézarder peut-être encore dans le jardin de l’ex-épouse d’un autre copain.
Bref, Christian a eu la délicate et amicale attention de m’inviter dans la trop fameuse brasserie pour la sortie du livre Tous au Larzac, ce n’est qu’un début (Éditions de l’Œil).
En effet, l’académie des Arts et Techniques du Cinéma et l’académie des César ont l’excellente idée, depuis quelques années, d’éditer un livre autour d’un film primé aux César.
Après notamment, Rendons à César autour du film Quand la mer monte, Les Promeneurs autour de Le Promeneur du Champ de Mars de Robert Guédiguian, Les Plages d’Agnès Varda, leur choix s’est porté cette année sur le documentaire de Christian Rouaud.
Christian m’accueille en haut de l’escalier d’accès au salon Raimu. Avant que les invités n’affluent, nous avons le temps d’échanger quelques minutes. Il est ravi que je lui rapporte des nouvelles toutes fraîches du Larzac, notamment de Philippe Guiraud et Michèle Vincent, et touché que, suite aux multiples projections de son film à travers l’hexagone, les touristes déferlent en masse sur le plateau. C’est aussi cela la magie du cinéma, plus encore quand il sert … des caus(s)es aussi exaltant(e)s.
Bien évidemment, dès qu’il le peut, Christian retourne voir ses « acteurs ». Il est même allé chez eux leur montrer son César. Il m’avoue que depuis deux ans que le film est sorti, il ne fait que travailler et vivre pour lui : projections et débats dans les festivals, multiples rencontres avec des publics variés, des lycéens de Bordeaux la semaine précédente. Voilà du service après-vente intelligent et militant ! Le professeur sommeille encore dans le cinéaste.
Je puise dans le livre : « Après les débats que j’ai animés autour de Tous au Larzac, j’ai le sentiment d’avoir parcouru une sorte de France idéale, où des gens comme vous et moi inventent de nouvelles façons de vivre ensemble, de communiquer, d’agir, en expérimentant des micro-systèmes totalement alternatifs à la frénésie de consommation et de compétition qui nous submerge. J’y vois une nouvelle façon de militer, c’est-à-dire de retrouver une autonomie perdue, tout en reprenant l’initiative collectivement ».
Il me confie que, comme autrefois avec les ciné-journaux de Léon Maillé tournés sur le Larzac et projetés au début des meetings de soutien, des gens tournent aujourd’hui nombreuses images relayées par le web sur le conflit autour de l’implantation d’un aéroport à Notre-Dame des Landes. Qui sait si dans un demi-siècle, nous n’aurons pas un documentaire « Des moutons, pas d’avions ! ».
À propos des images d’archives, il est temps que je vous dévoile les dessous de la séquence des gamins d’Auguste Guiraud repoussant un char d’assaut qui s’est aventuré à la Blaquière, tels que me l’ont racontés Philippe, témoin de la scène, et Christian.
J’ai désormais d’autant moins de scrupules à vous les révéler que le réalisateur se justifie dans le livre : « Cette séquence a été tournée avant la lutte, par la BBC, quand un char anglais s’était coincé entre deux maisons. Je ne l’utilise pas comme preuve, ou comme illustration, mais de façon métaphorique, comme un rappel de l’image tellement connue de l’homme avec son petit sac en plastique devant le tank de la place Tien An Men. Ce qui compte, c’est la force narrative de la séquence, la façon dont elle emporte le spectateur aux côtés des personnages ». Leçon de cinéma !
Je suis surpris de me retrouver dans la liste de diffusion de l’invitation, en la flatteuse compagnie de Nicolas Philibert, réalisateur de Être et avoir, et Bertrand Tavernier qui écrivit à propos de Tous au Larzac : « Ils ne courent pas les rues les films qui réchauffent autant le cœur des pauvres hommes, qui regardent le passé, constatent qu’il n’est pas mort, loin de là. Qu’il n’est même pas encore passé… »
Dommage qu’il ne soit pas présent ce soir ! J’aurais peut-être osé dire au spécialiste du cinéma américain qui trouve dans cette chronique de solidarité le souffle du western et de John Ford, que (peut-être) autant que Ford, il y a (Robert) Redford et la guerre du champ de haricots de son film Milagro. Le pot de terre contre le pot d’affaire !
Avant que je le laisse à ses invités et aux journalistes, Christian paraphe le livre d’une amicale dédicace. Dans un format à l’italienne, la mise en page de l’ouvrage rappelle les photogrammes et les pellicules d’avant le numérique. Défilent ainsi au fil des pages de nombreux instantanés du film avec pour légende quelques phrases-choc :« Monsieur Debré nous a parlé d’écoles, de routes, d’aérodromes. Il n’a pas eu de paroles pour les hommes, pour les femmes, pour les vieillards, pour les bergers, pour les enfants. On dirait que pour lui, les personnes ne comptent pas. »
Le livre mêle, au-delà de Tous au Larzac, l’histoire de différentes luttes et d’autres films militants comme Les LIP ou l’imagination au pouvoir également réalisé par Christian Rouaud. Et sous forme d’entretiens, les hommes et les femmes debout du Causse sont rejoints par d’autres cinéastes, Ariane Doublet, Mariana Otero, Bertrand Bonello, William Klein, le paysagiste Gilles Clément, pour continuer le combat.
En double page centrale, je tombe sur un slogan en grosses lettres « Le Larzac est comme une grosse miche de pain. Pour la manger, il faudra la couper en morceaux ». Au-delà de la métaphore, la déraison gourmande me renvoie lourdement au « fendu » de la Cavalerie.
Il est temps que j’aille me rafraîchir sinon l’esprit du moins le gosier avec quelques flûtes de champagne.
Le temps d’enfiler sa petite laine (de mouton?), une ancienne compagne de route dans l’image se fera plus tard subtiliser son livre dédicacé. Comme quoi, même dans l’antre des « pipeules », les mœurs ne sont pas irréprochables. Allez, le combat continue ! Et si vous ne l’avez pas encore fait, allez voir Tous au Larzac s’il passe encore en salle ou, à défaut, procurez-vous le DVD ! Vous aurez la pêche après la projection : une leçon de militantisme fort utile en ces temps de crise et de morosité. Je n’ose pas vous dire de vous rendre tous au Larzac pour respirer l’air des grand(e)s caus(s)es …