La mort de quelqu’un de vrai
Jean Martres, un aîné qui m’était cher, s’en est allé.
« Au cimetière du village
Je lis : ci-git, un nom, un âge
Sur la pierre des monuments
Rongés par la pluie et les vents.
Et je revois de ces rivages
Dans le lointain, bien des visages
Tristes, inquiets, gais, rayonnants
En leur automne ou leur printemps.
Je voudrais conter leur histoire
Pour qu’ils vivent dans la mémoire
Des habitants de mon pays.
Mais on ne lirait pas mon livre :
Le travail presse ! On veut bien vivre !
Et sur les morts, tombe la nuit … »
Il y a quelques années, j’avais relevé ce poème servant d’épitaphe sur une tombe à l’ombre de l’église qui surplombe le village ariégeois de Betchat.
Son auteur, Abel Fournié, est justement l’homme qui repose sous la pierre. C’était un de ces valeureux hussards noirs de la Troisième République qui firent la fierté de l’Éducation Nationale. Il fut aussi le maître vénéré de l’aïeul que je pleure aujourd’hui.
C’est pour échapper aux regrets qui transpirent dans les vers du « fabricant de certificats d’études », que je mets à profit certains de mes séjours en terre ariégeoise pour donner la parole aux derniers survivants d’une France de l’entre-deux guerres, essentiellement rurale, en les filmant ou en trempant ma plume dans l’encre violette.
Ainsi, pour inaugurer ma quête d’une mémoire audiovisuelle de la commune de La Bastide du Salat, mon choix se porta tout naturellement sur le doyen du village, Jean Martres, l’ancien maréchal-ferrant. Il approchait alors de ses quatre-vingt-dix ans, je devrais dire printemps tant sa conversation était guillerette et riche.
Je fus tellement conquis par sa personne et le personnage, car c’en était un, que ma visite à son domicile devint un rite quasi quotidien. Je me régalais de l’écouter au coin de sa cheminée en hiver, dans sa cour aux beaux jours. Une amitié profonde, sincère et respectueuse naquit. Je le vouvoyais, il me tutoyait.
« Gens de peu, hommes quelconques, vies ordinaires », l’expression, nullement péjorative je précise, appartient au regretté Pierre Sansot qui enseigna la philosophie et l’anthropologie aux universités de Grenoble et Montpellier. J’eus l’occasion déjà de la lui emprunter pour le portrait de ma chère grand-mère, ma Mémé Léontine.
L’ouvrage dont elle est tirée fait partie de mes livres de chevet. Je cite volontiers quelques bribes du premier chapitre : « L’expression implique de la noblesse. Gens de peu comme il y a des gens de la mer, de la montagne, des plateaux, des gentilshommes. Ils forment une race. Ils possèdent un don, celui du peu, comme d’autres ont le don du feu, de la poterie, des arts martiaux, des algorithmes … Le peu ne présuppose pas la petitesse ou la mesquinerie mais plutôt un champ dans lequel il est possible d’exceller… Nous avons de la peine à rendre hommage à ces gens-là parce que, d’une façon expresse ou inavouée, nous avons adopté une échelle qui a pour fondement l’économique… Orgueil de ne rien devoir à d’autres situés plus haut sur l’échelle sociale, de ne jamais avoir failli à ses obligations, aux élans d’un cœur généreux, alors que l’on disposait de petits moyens. Dans ces conditions, la modestie est un choix de vie, une certaine manière d’aller à soi, aux autres, au langage… Les gens modestes ne demeuraient pas en retrait. Ils considéraient le spectacle du monde, les événements quotidiens avec quelque gouaille. Débarrassés des soucis d’une carrière et d’un avenir, ils appréhendaient d’un œil vivace, parfois gourmand, le présent tel qu’il s’offrait à eux.
Il suffisait que les gens modestes s’assemblent en grand nombre pour que la cité, les montagnes, l’histoire tremblent, pour que la terre, fantastiquement, se peuple de falaises, de monticules humains. Ainsi naquirent bien des légendes … »
Vous comprenez pourquoi je me sens bien au milieu de ces gens-là et que j’ai de la tendresse pour eux.
Lorsque, comme moi, on bascule insidieusement vers l‘automne de sa vie, on a comme un instinct de se retourner vers le passé et d’écouter ses aînés avec un peu plus d’attention et d’intérêt.
On dit en Afrique que lorsqu’un griot s’en va, c’est une bibliothèque qui disparaît. J’ai le sentiment que chez nous, ce sont des pans d’histoire qui se lézardent ou s’écroulent quand des aïeux comme Jean Martres, ancrés dans la France rurale de la première moitié du vingtième siècle, s’éteignent.
Jean, ainsi m’adressais-je à lui, m’a enrichi jusqu’à ces dernières semaines et je ne doute pas que sa mort me permettra de découvrir ou de percevoir plus encore la richesse de sa personnalité.
Derrière sa fenêtre, dès qu’il m’entrevoyait traversant sa cour, il me faisait un large signe accompagné d’un tonitruant « Entre ! ». Je le retrouvais solitaire, calé au fond de son fauteuil, la casquette vissée inexorablement sur son crâne, plongé dans ses réflexions ou dans la lecture d’un journal ou d’un livre. L’œil pétillant, il se redressait alors, prompt à deviser sur le sujet sur lequel je le lançais, ou à apporter quelques compléments à notre conversation de la veille. Bref, je sentais que j’étais un interlocuteur attendu et apprécié. Et, une heure plus tard, je sortais enrichi de chez lui.
Sa gouaille savoureuse était au service d’une langue précise et même châtiée. Je me régalais de certains de ses mots et expressions tirés d’un Français vieilli. Quand il se disait un peu savant, il ne fallait pas y voir une quelconque prétention mais juste reconnaître familièrement que dans certains domaines, il était connaisseur, expert, versé et même ferré … ce qui était la moindre des choses de la part d’un maréchal-ferrant.
Cela dit, Jean Martres était un monsieur instruit et cultivé comme, cela m’afflige, l’Éducation Nationale en produit de moins en moins aujourd’hui.
L’écolier en blouse noire et sabots avait fait de bonnes études depuis l’école communale à classe unique de son village jusqu’au Cours Complémentaire de Salies-du-Salat. Il s’y ennuyait un peu, le gamin amoureux de la nature et particulièrement des oiseaux ayant flairé et déniché … que l’Histoire officielle, le « roman national » qu’on lui enseignait n’était que des histoires. Il arrêta sa scolarité prématurément pour entrer dans la vie active comme beaucoup d’enfants de condition modeste à l’époque. Ma mémé Léontine connut malheureusement pareil dilemme, et décida que mon père poursuivrait ses études tandis que mon oncle reprendrait la ferme.
Tout en forgeant pour devenir forgeron, au propre comme au figuré, Jean, curieux de tout, se dota d’un solide bagage intellectuel. Jusqu’aux dernières heures de sa vie, toujours éveillé au monde en crise, il lut avec avidité le quotidien régional, des hebdomadaires d’opinion notamment celui « qu’on vend le matin d’un dimanche » comme le chantait Jean Ferrat dans Ma France, de nombreux romans aussi, des ouvrages spécialisés particulièrement en ornithologie. Plus d’une fois, j’ai puisé dans les magazines qui s’amoncelaient dans son ancien atelier. Il découpait parfois même certains éditoriaux pour me les soumettre.
Il regardait aussi avec intérêt à la télévision des documentaires et des émissions consacrés à l’Histoire, la vraie cette fois-ci. Sans esprit passéiste, il avait compris encore ce que pouvaient apporter des moyens modernes d’information et de communication comme la vidéo et l’internet. À défaut d’ordinateur, il était heureux lorsque je lui imprimais les billets que je rédige ici. Il inspira d’ailleurs certains d’entre eux. Il accepta évidemment volontiers d’être le héros du premier film sur la mémoire de son village, réalisé avec mon ami Philippe Morin.
https://www.dailymotion.com/video/xgtszd
En patois ou pas, à sa manière, Jean était un conteur. Comme un enfant avec son aïeul, je me délectais de ses « histoires naturelles ». Il me tenait en haleine avec ses palpitantes évocations de chasses au sanglier ou à la bécasse. J’y entendais même le tintement du grelot du chien bécassier ou humais les senteurs des sous-bois. Sans doute, y figuraient des réminiscences de mes lectures de jeunesse, Raboliot (un prix Goncourt), La dernière harde, Sanglar, L’Écureuil du Bois-Bourru, La Framboise et Bellehumeur, Les Compagnons de l’Aubépin. La belle langue des romans de Maurice Genevoix m’arma au moins dans mon expression, sûrement mieux que les textos et les tweets d’aujourd’hui, ça c kler(!) !
Un peu à la façon du naturaliste Buffon, pour les avoir observés durant une majeure partie de son existence, il savait les comportements de presque tous les animaux peuplant son petit coin du bas Salat. Il portait même le nom de l’un d’eux, un petit mustélidé prisé pour sa fourrure.
Il y a quelques années, il avait vite repéré les empreintes du goupil qui venait d’égorger dix-sept poules dans la basse-cour de la ferme.
Dans sa jeunesse, il grimpait aux arbres pour visiter les nids de la buse ou du milan, passait des heures à épier le roitelet, le serin, le chardonneret dans les vignes. Dans sa vieillesse, ce fut au tour des oiseaux reconnaissants de venir gazouiller et picorer sur les différents perchoirs naturels installés dans sa cour.
J’eus souvent recours à ses connaissances pour la rédaction de mes leçons de choses. Encore très récemment, il m’entretenait des hannetons et des habitudes du hérisson.
« J’voudrais travailler encore – travailler encore
Forger l’acier rouge avec mes mains d’or
Travailler encore – travailler encore
Acier rouge et mains d’or »
Ce refrain de Bernard Lavilliers, toujours brûlant d’actualité avec le conflit ArcelorMittal de Florange, convenait aussi à Jean, « homme de mains », artisan valeureux et méticuleux. J’aimais m’attarder quelques instants dans l’ancienne forge contiguë au couloir de son domicile comme pour ranimer la flamme d’une mémoire ouvrière dont il se faisait toujours l’avocat. Bien que, par la nature même de son métier, il se trouvât entre l’enclume et le marteau, il avait choisi son camp et savait tous les combats parfois sanglants menés par ses aînés pour améliorer une condition sociale de nouveau mise à mal. Il conservait fièrement dans son vestibule le drapeau rouge que je lui avais rapporté d’un des meetings de la récente campagne présidentielle.
Sans que cela constituât un radotage d’ancien combattant, Jean était volubile dès qu’il s’agissait de raconter ses faits de résistance et son engagement dans les Forces françaises de l’intérieur (FFI) et au sein de la 1ère armée du général de Lattre de Tassigny.
Il y mettait tant de faconde, d’émotion et d’humour que son long périple de son Ariège natale jusqu’à Berlin dégageait un parfum de « grande vadrouille ». Avec Jean le conteur, il était une fois des histoires vraies, tragiques ou drôles qui captivaient son auditoire. Comme on dit de certains acteurs, il crevait l’écran.
Enfant du baby boom, je découvris à travers ses souvenirs et ses confidences, plus que mes parents souhaitèrent m’en dire et que les manuels d’Histoire officielle m’enseignèrent sur ces heures sombres. Il me fit prendre conscience de la dimension du conflit avec ses horreurs, ses traîtrises, ses compromissions, ses engagements. Je compris alors tout l’amour de Jean pour sa terre de France et la Liberté.
J’aurais aimé lui réciter ce poème de résistance que le hasard de mes promenades et mes lectures m’a fait relire tout récemment :
« … À la terre qu’il aima
Pour qu’à la saison nouvelle
Mûrisse un raisin muscat
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n’y croyait pas
L’un court et l’autre a des ailes
De Bretagne ou du Jura
Et framboise ou mirabelle
Le grillon rechantera
Dites flûte ou violoncelle
Le double amour qui brûla
L’alouette et l’hirondelle
La rose et le réséda »
Jean n’était pas croyant, il n’avait pas d’ailes, mais il courut du Sud-Ouest.
Je suis persuadé que l’homme de conviction, le combattant pour la liberté et l’amoureux de la nature qu’il fut, eût adoré ces vers de Louis Aragon, un poète qu’il chérissait.
L’ultime joie que je lui offris, fut de retrouver, soixante-six ans plus tard, Anne-Lise, la jeune fille de la ferme alsacienne qui le recueillit malade sur le chemin vers Berlin. Sa photo trônait sur le rebord de la cheminée. Au cours de ces deux dernières années, ils évoquèrent au téléphone avec ferveur et émotion le « bon vieux temps » qui ne l’avait guère été pourtant. Quelque intuition me laisse penser que Jean est parti, sinon avec son secret, du moins avec le regret de n’avoir pas repris le chemin de Sondernach au retour de Berlin.
Qui sait s’il n’y aurait pas trouvé l’âme sœur, lui qui préféra le célibat parce que, comme il confiait malicieusement : « ça ne s’était pas fait, elles avaient toujours un défaut » ! Quelques jours après son décès, avec beaucoup d’émotion, j’ai rendu visite au « jeune » frère d’Anne-Lise, tout au fond de la vallée de Munster. Sur un tableau, j’ai retrouvé la petite ferme telle que l’avait connue Jean. Dans le salon, le poêle en céramique, typiquement alsacien, réchauffe toujours les corps et les cœurs.
« … Ce n’était rien qu’un feu de bois
Mais il m’avait chauffé le corps
Et dans mon âme il brûle encore
A la manièr’ d’un feu de joie … »
Pour avoir vu souvent ses yeux s’embuer, sachez combien Jean vous était reconnaissant, chère famille alsacienne qui lui avait donné quatre bouts de bois quand dans sa vie de soldat, il faisait froid.
Il fut une jolie exposition dédiée à Jean Ferrat qui s’intitulait Jean des Encres, pour les chansons et les engagements du poète, et Jean des Sources, pour tout ce qui l’inspirait, l’amour, l’amitié, l’Ardèche.
Comme une profession de foi, Jean Martres laissait précieusement en évidence sur sa table, la lettre ouverte (et posthume) qu’écrivit le comédien Philippe Torreton à Jean Ferrat avant les dernières élections présidentielles (voir billet du 27 avril 2012 Une bouffée d’air pur de la campagne électorale).
En toute modestie, j’ai pris la plume de Jean (Michel) des Encres pour rendre, à travers ce billet, un respectueux hommage à Jean (Martres) des sources et des halliers.
Vous me manquez déjà, Jean. S’il fallait vous définir en quelques mots, j’emprunterais volontiers une phrase du cinéaste Yves Robert à propos de Bourvil, relevée il y a quelques semaines sur un mur dédié au grand acteur dans le village de son enfance : « Il reste pour moi une des vraies personnes que j’ai rencontrées dans ma vie ».
Pour être plus personnel et plus concis encore, je reprends le titre du film que je vous ai consacré : Jean, vous fûtes un Monsieur MÉMORABLE !
Dans son roman Mort de quelqu’un, Jules Romains montre que la mort suscite des troubles, notamment, une modification dans la perception du lieu où le défunt vivait, dans les habitudes de ses voisins.
Pendant un certain temps, lors de mes prochains séjours dans son petit village d’Ariège, mon regard butera sur les volets obstinément clos de son modeste domicile au milieu du Pré commun. Puis un jour, la maisonnette reprendra vie … c’est la vie !

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bel hommage pour une belle personne! Avec des témoignages de cette valeur, on ne meurt jamais tout à fait.Mais les jeunes générations actuelles sont-elles sensibles à des personnages de cette nature, et surtout penseront-elles à les évoquer avec tant de respect et d’émotion?
Bonjour,
les extraits vidéos postés étant magnifiques, je serais intéressé par l’achat du DVD. Pourriez-vous m’indiquer la marche à suivre ? En vous remerciant !
Je vous remercie de l’intérêt que vous avez porté à mon billet.
Je vous transmets par mail la marche à suivre pour que vous puissiez faire l’acquisition du DVD.
Bien cordialement.