Le hérisson (du Pré) commun
Une nuit de cet été, en traversant le Pré commun du petit village ariégeois où je séjournais, j’ai rencontré un hérisson, un vrai, je veux dire vivant, pas cette masse informe et sanguinolente que l’on croise trop souvent dans les phares de son automobile.
Je devine déjà votre scepticisme : que faisais-je à la nuit tombée, donc fort tard, à errer dans le village ? Les pétanqueurs avaient déserté le terrain de boules devant l’école. Même, le café que vous connaissez désormais (voir billet du 28 août 2012) était fermé. Comme je ne vous cache (presque) rien, je venais d’achever une soirée de montage du film justement consacré au café.
Vous voilà rassurés ! Cela dit, j’anticipe votre seconde question : « Mais pourquoi écrire un billet sur cet animal si peu médiatique ? »
Quitte à vous surprendre, je n’avais jamais observé un hérisson en vie d’aussi près. À tel point que, pour immortaliser l’événement, je suis allé chercher mon appareil photo. En lui recommandant aimablement de m’attendre car, mine de rien, ça fait du chemin ces petites bestioles ; s’il dort dix-huit heures par jour, il chasse la nuit à la vitesse moyenne de trois mètres par minute, et peut parcourir alors deux à trois kilomètres.
À mon retour, il n’avait pas bougé d’un poil ou plutôt d’un piquant, fier sans doute qu’un humanoïde s’intéresse à lui et tire même son portrait. Ce que je fis sur le champ en bravant mon arthrose, imaginez la scène, à plat ventre dans l’herbe. Les éclairs du flash n’inquiétèrent même pas mon sympathique hérisson peut-être un brin cabot.
Remarquez, en y réfléchissant, on comprend qu’il le soit car ce hérisson dit commun, Erinaceus europaeus en latin, de l’espèce des petits mammifères omnivores de la famille des Erinaceidae, s’est retrouvé en tête de gondoles de toutes les librairies de France, il y a quelques années.
Pour être parfaitement honnête, que mon nouvel ami ne m’en veuille pas, dans son roman best-seller, L’élégance du hérisson, Muriel Barbery ne parle absolument pas de hérisson sinon sur quelques lignes relevées à la page 175 dans l’édition de poche Folio : « Mme Michel, elle a l’élégance du hérisson: à l’extérieur, elle est bardée de piquants, une vraie forteresse, mais j’ai l’intuition qu’à l’intérieur, elle est aussi simplement raffinée que les hérissons, qui sont de petites bêtes faussement indolentes, farouchement solitaires et terriblement élégantes. »
En fait, elle raconte l’histoire de la concierge d’un hôtel particulier cossu sis 7 rue de Grenelle dans les beaux quartiers de Paris. Information pour les lecteurs qui aiment arpenter les lieux fréquentés par les héros de leurs romans préférés, dans la vraie vie, à cette adresse, se trouve une boutique de la marque Prada, celle-là même dont s’habille le diable !
Seulement voilà, cette Madame Michel qui se présente comme « veuve, petite, laide, grassouillette, avec des oignons au pied, et à en croire certains matins auto-incommodants, une haleine de mammouth », n’a pas perdu son chat qu’elle a baptisé Léon parce qu’elle a aimé Anna Karenine de Tolstoï. La véritable élégance lui appartient : elle apprécie Kant, vénère les natures mortes hollandaises, adore Mort à Venise et le cinéaste japonais Ozu, écoute Mahler, et joue les stupides aux yeux des vaniteux habitants de son immeuble pour qu’ils ne sachent pas qu’elle vaut beaucoup mieux qu’eux.
Seul, l’un d’eux, Bernard Grelier, échappe à cette dissimulation : « Que je lui dise : « Guerre et Paix est la mise en scène d’une vision déterministe de l’histoire » ou : « Feriez bien de graisser les gonds de la réserve à poubelles », il n’y mettra pas plus de sens, et pas moins. Je me demande même par quel inexpliqué miracle la seconde sommation parvient à déclencher chez lui un principe d’action. »
Si je comprends l’allégorie, la concierge et le hérisson cultivent en cachette leur délicatesse et leur beauté face à un territoire hostile.
Dans ses Histoires Naturelles que j’aime citer souvent dès que je parle d’animaux, le comte de Buffon écrit déjà des choses assez proches dans sa description du hérisson : « Le renard sait beaucoup de choses, le hérisson n’en sait qu’une grande, disaient proverbialement les anciens. Il sait se défendre sans combattre, et blesser sans attaquer : n’ayant que peu de force et nulle agilité pour fuir, il a reçu de la Nature une armure épineuse, avec la facilité de se resserrer en boule et de présenter de tous côtés des armes défensives, poignantes, et qui rebutent ses ennemis ; plus ils le tourmentent, plus il se hérisse et se resserre. Il se défend encore par l’effet même de la peur, il lâche son urine dont l’odeur et l’humidité se répandant sur tout son corps, achèvent de les dégoûter. »
Le hérisson n’en était pas à son coup d’essai en littérature. En effet, en 2002, par l’imagination de l’auteur Éric Chevillard, il squatta le bureau d’un écrivain, ainsi naquit le roman Du hérisson : « D’où sort-il? que vient-il chercher ici, chez moi, sur ma table de travail. Comme si je n’avais rien de mieux à faire que de méditer sur son cas, comme si je n’avais pas de plus hautes et nobles préoccupations. Pour une fois que je m’intéresse à moi. Pour une fois que j’envisageai d’écrire de façon plus confidentielle, d’évoquer des souvenirs personnels, et par exemple cette période de liberté sexuelle effrénée qui s’ouvrit en 1968 et prit fin justement le jour où j’atteignais moi-même l’âge de puberté en me frottant les mains, voici qu’un hérisson naïf et globuleux vient parasiter ma confession autobiographique déchirante. Or personne ne se passionne pour la question du hérisson naïf et globuleux, ça se saurait. Ou peut-être un individu sur dix millions, et quel sinistre personnage. Je serais curieux de le voir. Ce doit être un malheureux bonhomme tout à fait seul au monde. Et qui ne connaît pas la joie. Ni l’envers de la neige, plus beau que l’endroit. Ni les premiers matins d’avril, quand le soleil revient de loin. Ni le confort d’être un chat dans l’eau quand le château brûle. Pour trouver de l’intérêt à ça, aux hérissons naïfs et globuleux, il faut manquer de distractions, demeurer célibataire en sa maison, avec peu de pelouse à tondre, de potager à bêcher et peu d’allées à ratisser. Il faut manquer d’amour et n’avoir pas d’amis, et être handicapé par la maladie. Il faut n’avoir qu’une jambe, et les yeux dans le plâtre. Ne pas collectionner les timbres, ne pas posséder d’atlas, ne pas peindre le dimanche des marines tant qu’on en peut extraire du tube de bleu de Prusse. Pour prendre goût aux hérissons naïfs et globuleux, il faut n’avoir rien de mieux. C’est mon avis en tout cas. D’autres raisons, je n’en vois guère qui se tiennent. » À la lecture de ce portrait robot, je ne me sens nullement visé !
À la différence de l’ouvrage de Muriel Barbery, il ne s’agit pas là d’une simple participation. L’animal s’incruste littéralement à tel point que l’expression « hérisson naïf et globuleux » revient deux ou trois fois par page. Il mange la gomme de l’écrivain, dérange ses papiers, l’empêchant d’écrire son autobiographie Vacuum extractor dans laquelle il se promet de tout révéler de son intimité.
Ainsi, Chevillard transforme l’intrus encombrant et insignifiant en machine à créer du sens. Hérissement pour certains critiques, jubilation pour moi ! Et puis, on apprend pas mal de choses sur le hérisson, l’auteur ayant eu la curiosité comme moi de compulser aussi les écrits de Buffon et Daubenton.
Ainsi, les prestigieux naturalistes battent en brèche la distinction abusive qu’il y eût deux espèces de hérissons (naïf et globuleux ?), ceux à museau de chien et ceux à groin de cochon : « Je soupçonne qu’elle a été admise, parce que le museau du hérisson a quelques rapports au groin du cochon et au museau du chien : on a attribué ces caractères à différents individus, tandis qu’ils sont réunis dans le même. »
Et l’écrivain du roman face à son hérisson, d’écrire avec humour : « Ainsi, surprend-on parfois sur un visage une double ressemblance dont chaque terme pourtant paraît exclure l’autre, tels l’écureuil et la Vierge au bon lait que l’on peut voir, le premier dans les forêts de pins ou de sapins, la seconde au centre du tableau du Greco, La Sainte famille, et ensemble, chez moi, réunis. »
Je découvre également que la viande de hérisson est un mets de qualité chez les Tsiganes. Une recette bohème classique consiste à vider, épicer le hérisson, le farcir de sauge et d’oignon, puis à l’entourer de terre glaise, et le cuire au-dessus des braises, ou suspendu au-dessus du feu. Il peut être également cuit à l’étouffée en hiver lorsqu’il est bien gras : on fait revenir des petits morceaux de lard, dorer des oignons avant de mettre l’animal dans la graisse fondue du lard ; il suffit ensuite d’ajouter de l’eau et des pommes de terre et de laisser cuire doucement à couvert. Il ne s’agit nullement d’une blague mais ne vous aventurez pas à de telles expériences culinaires ou à parodier quelque épreuve de Koh-Lanta, car depuis 1981, le hérisson bénéficie en France d’un statut de protection total. Il est interdit en tout temps et sur tout notre territoire, de détruire, capturer, de naturaliser, qu’il soit vivant ou mort, de transporter, d’utiliser, et de commercialiser le Hérisson d’Europe. Gare donc aux Roms qui voudraient se souvenir des recettes de leur « babooshka », ils ont déjà assez de tracasseries comme cela !
Cela dit, certains carnets de guerre 1914-1918 relatent qu’en période de disette, des poilus se nourrirent de hérisson dans les tranchées.
Ne t’inquiète pas petit hérisson du Pré commun, je n’ai nullement l’intention de te faire subir un sort aussi funeste. Bien au contraire, voilà que je me risque à le caresser dans le sens … du piquant. Quoique parler de poils n’est pas impropre car son corps en est recouvert qui se renouvellent de manière continue et se transforment du front jusqu’aux flancs en piquants creux de deux à trois centimètres. L’adulte en possède de cinq à sept mille.
« La femelle et le mâle sont également couverts d’épines depuis la tête jusqu’à la queue, il n’y a que le dessous du corps qui soit garni de poil ; ainsi ces mêmes armes qui leur sont si utiles contre les autres, leur deviennent incommodes lorsqu’ils veulent s’unir. Ils ne peuvent s’accoupler à la manière des autres quadrupèdes, il faut qu’ils soient face à face, debout ou couchés. »
Ils s’en accommodent malgré tout car la hérissonne met bas au début de l’été, quatre à cinq bébés après cinq à six semaines de gestation.
C’est peut-être pour cela que dans sa Théorie du corps amoureux, Michel Onfray consacre un chapitre à la célébration du hérisson célibataire. Pour le philosophe, le hérisson symbolise le modèle de l’individu hédoniste et se réfère à lui comme la bonne distance à adopter en matière de relations amoureuses, ni trop près ni trop loin. Les piquants blessent et repoussent mais la douceur et la chaleur du ventre attirent. Il invite donc à une certaine modération dans le relâchement du sentiment et l’implication qu’il juge possible dans les relations amoureuses.
« Sa technique de l’évitement du négatif procède du repli, du renfermement, de la fermeture des écoutilles par laquelle le monde pénètre habituellement la chair, donc l’âme….Pour sa part, le hérisson refuse tout autant le mimétisme avec les parages que la violence du prédateur car il préfère une sagesse véritablement hédoniste : éviter le déplaisir, se mettre dans la position de n’avoir pas à subir le désagrément, s’installer dans la retraite ontologique. Ni disparaître, ni attaquer, mais se structurer en forteresse à partir d’un pli dans lequel il préserve son identité… Dans le corpus catholique, l’animal équivaut très rapidement au pécheur. Pour quelles raisons le christianisme déteste-t-il le hérisson ? Les prophètes, toujours perspicaces en diable, remarquent qu’il habite de préférence les villes en ruine et qu’il manifeste une prédisposition dommageable pour les cités désertées par les hommes, donc maudites parce que touchées par la peste, la famine, la maladie, la guerre et autres catastrophes de mauvaises factures… Les pères de l’église lui reprochent l’hypocrite insolence de qui se renferme avec orgueil sur soi, se refuse l’ouverture aux autres, au monde. Pire :ces théologiens fossoyeurs de philosophie fustigent son désir d’être autonome et d’apparaître à lui-même sa propre loi, indépendamment de toute référence à Dieu. Replié, roulé en boule, solipsiste par son vouloir délibéré, le hérisson faute gravement en revendiquant et en réalisant la souveraineté, l’indépendance, sans aucun souci du recours divin. Péché mortel pour les vendeurs d’arrières-mondes…Voilà, me semble-t-il, d’excellentes raisons pour aimer le hérisson : sa stratégie de l’évitement, sa passion des déserts brûlés, son goût pour l’autonomie, son autosuffisance démontrée, son art de la prudence, son ingéniosité avisée, sa prévoyance avérée, ajoutons : sa fonction de victime émissaire et propitiatoire chez les chrétiens – tout contribue au portrait d’un animal qui mérite grandement l’affection... » Je ne m’attendais pas à ce qu’il compte parmi ses plus fidèles partisans, un philosophe qui, dans d’autres ouvrages réquisitoires, a cogné dur sur Dieu et déboulonné le psychanalyste Freud.
Suis-je un peu partial ou un brin fakir, mon hérisson (du Pré commun) est presque doux au toucher. Est-ce la proximité de la petite école dans la perspective de la promenade, je repense à la récitation de l’incontournable Maurice Carême que nous apprenions à la communale :
« Bien que je sois très pacifique,
Ce que je pique et pique et pique
Se lamentait le hérisson.
Je n’ai pas un seul compagnon.
Je suis pareil à un buisson,
Un tout petit buisson d’épines
Qui marcherait sur des chaussons.
J’envie la taupe ma cousine,
Douce comme un gant de velours.
Émergeant soudain des labours
« Il faut toujours que tu te plaignes »
Me reproche la musaraigne.
« Certes, je sais me mettre en boule
Ainsi qu’une grosse châtaigne,
Mais c’est surtout lorsque je roule
Plein de piquants, sous un buisson,
Que je pique et pique et repique
Moi qui suis si, si pacifique »
Se lamentait le hérisson. »
De nombreuses légendes et croyances colportées à travers les âges ont engendré une attitude plutôt hostile à son égard. Son mode de vie discret et nocturne renforçait son image négative. Un animal qui ne se montre pas au grand jour, ne pouvait être que fourbe et malfaisant. Dans l’Europe médiévale, les fermiers persécutaient les hérissons les accusant de téter le pis des vaches et de les ensorceler en tarissant leur sécrétion lactée. Aujourd’hui, il est formellement déconseillé de donner du lait de vache à un hérisson affaibli que vous voudriez soigner, au risque de provoquer des diarrhées mortelles.
On le présentait aussi comme l’ennemi des basses-cours, y pénétrant la nuit pour attaquer les poules, en les étranglant ou bien en les saignant par le croupion, ou pour manger les œufs en les écrasant et en en léchant le jaune. Comment l’en blâmerais-je, moi qui adore les œufs à la coque avec des mouillettes !
Il y a deux mille ans, le naturaliste romain Pline l’Ancien initia peut-être l’idée que le hérisson ramassait des fruits en se roulant sur eux pour y planter ses piquants afin de les emporter au loin.
« … Quant sa viande querre vet ;
Tote sa petite aleure
S’en vet à la vigne meure
Tant fet, qu’a la vigne est monte,
Ou plus a de resins plente ;
Si la croule si durement
Que ils chient esopessement.
Quant à terre sunt espandu.
Et il est aval descendu,
Par desus se voutre et enverse,
Et au lonc et a la traverse,
Tant que les resins sunt fichées
Es brochettes qui sunt deugees,
Et quant s’est charchie durement,
Si s’en torne tot belement
A son recet, a ses foons ;
Et tant cum dure la sesons
Des pomes, fet-il autresi
Comme des resins que je dis... »
Non, il ne s’agit pas de notre langue orthographiée à la mode des textos, mais d’un extrait du Bestiaire divin en vers de Guillaume Le Clerc de Normandie, trouvère anglo-normand du treizième siècle. Vous aurez deviné qu’il décrit le hérisson se secouant pour faire tomber raisins et pommes accrochés à ses piquants, et « agissant à la manière du diable qui gaspille le fruit naturel de l’humanité » !
À propos de ces foutues épines, je fus témoin dans mon enfance, lors d’un banquet de mariage, du récit surréaliste d’un honorable enseignant venant de voir un pot de yaourt traverser paisiblement la chaussée. Après qu’elle eût mis son hallucination sur le compte de moult libations, l’assemblée intriguée constata effectivement qu’un pauvre hérisson trop curieux ou gourmand s’était empêtré les piquants dans le carton du laitage.
Plus sérieusement, toujours à cause de son enveloppe épineuse, le hérisson peut être mis en danger lors d’une exposition au soleil par les mouches qui s’y accrocheraient et y pondraient leurs œufs. Cela pourrait expliquer sa sollicitude manifestée envers le goupil dans la seule fable de La Fontaine où il soit mis en scène, à savoir Le Renard, les Mouches et le Hérisson :
« Aux traces de son sang, un vieux hôte des bois,
Renard fin, subtil et matois,
Blessé par des Chasseurs, et tombé dans la fange,
Autrefois attira ce Parasite ailé
Que nous avons mouche appelé.
Il accusait les Dieux, et trouvait fort étrange
Que le Sort à tel point le voulût affliger,
Et le fit aux Mouches manger.
Quoi ! se jeter sur moi, sur moi le plus habile
De tous les Hôtes des Forêts !
Depuis quand les Renards sont-ils un si bon mets ?
Et que me sert ma queue ? Est-ce un poids inutile ?
Va ! le Ciel te confonde, animal importun.
Que ne vis-tu sur le commun ?
Un Hérisson du voisinage,
Dans mes vers nouveau personnage,
Voulut le délivrer de l’importunité
Du Peuple plein d’avidité :
Je les vais de mes dards enfiler par centaines,
Voisin Renard, dit-il, et terminer tes peines.
– Garde-t’en bien, dit l’autre, ami, ne le fais pas ;
Laisse-les, je te prie, achever leurs repas.
Ces animaux sont soûls ; une troupe nouvelle
Viendrait fondre sur moi, plus âpre et plus cruelle.
Nous ne trouvons que trop de mangeurs ici-bas :
Ceux-ci sont courtisans, ceux-là sont magistrats.
Aristote appliquait cet apologue aux hommes.
Les exemples en sont communs,
Surtout au pays où nous sommes.
Plus telles gens sont pleins, moins ils sont importuns. »
Le hérisson aimable offre ses services au renard pour le débarrasser des « parasites ailés ». Mais celui-ci, prudent dans son malheur, l’en dissuade suivant le précepte figurant déjà dans la Rhétorique d’Aristote : « Vous n’avez désormais plus à craindre cet homme qui ne vous nuira plus, car il est riche ; mais si vous le tuez, d’autres viendront, poussés à vous voler par leur pauvreté et à dépenser les deniers publics. »
Les amoureux de la langue française auront remarqué au passage que le dernier vers de la fable est une application de la règle subtile de l’accord des adjectifs avec gens. L’adjectif épithète précédant gens se met au féminin tandis que les adjectifs attributs qui suivent prennent le masculin.
De quoi réjouir Muriel Barbery dont le roman L’élégance du hérisson fait l’éloge de « la langue, cette richesse de l’homme, et ses usages, cette élaboration de la communauté sociale, (qui) sont des œuvres sacrées. Qu’elles évoluent avec le temps, se transforment, s’oublient et renaissent tandis que, parfois, leur transgression devient la source d’une plus grande fécondité, ne change rien au fait que pour prendre avec elles ce droit du jeu et du changement, il faut au préalable leur avoir déclaré pleine sujétion. (…)
Moi, je crois que la grammaire, c’est une voie d’accès à la beauté. (…) Quand on fait de la grammaire, on a accès à une autre dimension de la beauté de la langue. Faire de la grammaire, c’est la décortiquer, regarder comment elle est faite, la voir toute nue, en quelque sorte. Et c’est là que c’est merveilleux, parce qu’on se dit : « Comme c’est bien fait, qu’est-ce que c’est bien fichu ! », « Comme c’est solide, ingénieux, riche subtil ! ». Moi, rien que savoir qu’il y a plusieurs natures de mots et qu’on doit les connaître pour en conclure à leurs usages et à leurs compatibilités possibles, ça me transporte. »
Pour en revenir au hérisson, je comprends mal son altruisme envers le renard de la fable qui se range pourtant avec le putois, le blaireau, la fouine, le chien, le sanglier, le hibou grand-duc et la chouette hulotte, parmi les ennemis ne craignant pas de se faire déchirer la gueule. Attention à tes abatis, il est une chouette qui hulule la nuit dans les platanes du pré commun.
Dans sa fable Le hérisson et les lapins, Jean-Pierre Claris de Florian, considéré comme presque aussi talentueux que son collègue du siècle précédent Jean de La Fontaine, brosse un portrait moins positif du hérisson, le présentant comme un indécrottable chercheur de noises se complaisant dans le conflit :
« Il est certains esprits d’un naturel hargneux
Qui toujours ont besoin de guerre ;
Ils aiment à piquer, se plaisent à déplaire,
Et montrent pour cela des talents merveilleux.
Quant à moi, je les fuis sans cesse,
Eussent-ils tous les dons et tous les attributs :
J’y veux de l’indulgence ou de la politesse ;
C’est la parure des vertus.
Un hérisson, qu’une tracasserie
Avait forcé de quitter sa patrie,
Dans un grand terrier de lapins
Vint porter sa misanthropie ... »
Et lorsque après souper, la troupe réunie, il se mit à deviser des affaires du temps, de ses piquants, il blessa un jeune lapin, puis deux, puis trois puis un quatrième …
Que cela puisse te consoler, cher hérisson du Pré commun, sache que les fabulistes en vous choisissant comme héros de leurs vers, vous font surtout porter en réalité tous les vices et défauts de mes compatriotes humains. Tu as d’autant plus bon dos avec tes piquants !
Les mentalités varient. Dans l’Antiquité, le hérisson « héros de la paix » était l’objet d’une grande considération et on accrochait ses peaux au pied des vignes pour détourner la grêle. Dans le bestiaire égyptien, il annonce la résurrection. En Afrique orientale, pour améliorer la fertilité, on recouvrait les grains d’une peau de hérisson avant de semer. Dans la plupart des superstitions répandues en France, le hérisson apportait plutôt le malheur.
Au seizième siècle, le sens du tact avait pour symbole un hérisson et une hermine, soient les animaux au poil le plus dur et le plus doux.
On attribuait aussi au hérisson des vertus thérapeutiques. Dans son « Histoire des Animaux à Quatre Pattes et des Serpents », parue en 1658, le révérend anglais Edward Topsell décrivait diverses potions à base de hérisson supposées soulager les maux des humains. Pline, encore lui, écrivait que « la cendre de hérisson mélangée au miel ou sa peau calcinée avec de la poix liquide, guérit de la calvitie. La tête de l’animal réduite en cendre et employée seule, fait même repousser les poils sur les cicatrices ».
Ne crains rien, petit hérisson du Pré commun, en ce qui me concerne ce serait vain remède, le mal est irrémédiable!
Voilà qu’il se pelotonne, peut-être lassé de mes élucubrations à moins qu’il souhaite simplement montrer une autre facette de sa personnalité à mon objectif.
Car, il s’agit là de sa technique de défense ; à la moindre alerte, il se met en boule en hérissant ses piquants. Certes, c’est d’aucune efficacité sous les roues des automobiles et des camions qui constituent finalement les plus grands prédateurs du hérisson de l’an 2000.
L’écrivain d’Éric Chevillard encombré de son hérisson sur le bureau évoque ce danger des temps modernes avec humour : « Chose étonnante, le hérisson naïf et globuleux fréquemment victime de cette mésaventure de mourir sur la route depuis plus d’un siècle maintenant n’a toujours pas trouvé de réponse adaptée à la situation. Fâcheux contre-exemple pour la théorie de l’Évolution. Deux réactions simples s’imposaient pourtant même pour moi qui n’y connais rien : ou bien le hérisson naïf et globuleux apprenait à regarder la route à droite, à gauche, comme un écolier, avant de la traverser, et à accélérer le pas plutôt que de s’arrêter si un véhicule soudain surgissait ; ou bien, et cette deuxième réaction m’eût semblé plus naturelle venant de lui, mieux correspondre à son idiosyncrasie, il renforçait son armure de piquants de manière à résister à l’écrasement et même à s’en prémunir en constituant une menace pour les pneumatiques. »
Et de protester contre l’inégalité de traitement réservé par les pouvoirs publics au hérisson et au crapaud : « Ce dernier jouit d’aménagements du réseau routier étudiés et pratiqués à sa seule intention, je veux parler de ces galeries souterraines prétentieusement nommées crapauducs en référence aux ouvrages d’art monumentaux sublimes des architectes romains et qui lui permettent de circuler en toute sécurité dans nos campagnes, sous le flot ininterrompu des voitures ».
extrait de l’album La vie des bêtes de Reiser
« On croit généralement
Les hérissons bêtes et piquants
C’est une erreur de sentiments
Quand on les prend
Dans le bon sens du poil
Ils sont doux et sympathiques«
J’aurais volontiers choisi ce poème en guise de conclusion s’il ne s’intitulait pas Confidence de pneumatiques. Humour noir que je ne peux exercer à l’encontre de mon copain le hérisson du Pré commun ! Quoiqu’il ne détestât pas l’humour puisqu’il donna son nom à un ancien hebdomadaire satirique sur papier vert auquel collaborèrent de célèbres dessinateurs tels Cabu, Faizant, Sempé et Pellos.
« … Un soir je descendis dans une auberge triste
Auprès de Luxembourg
Dans le fond de la salle il s’envolait un Christ
Quelqu’un avait un furet
Un autre un hérisson
L’on jouait aux cartes
Et toi tu m’avais oublié ... »
Le voyageur extrait d’Alcools de Guillaume Apollinaire ! Le lendemain, au crépuscule, je revins faire un tour sur le pré commun. C’est le hérisson qui m’avait oublié. Il avait probablement choisi de faire œuvre plus utile en débarrassant les jardins et potagers voisins, de leurs hôtes indélicats, insectes, vers, limaces, escargots, et éventuellement serpents. D’ailleurs, je croisai un crapaud craintif qui rasait les murs.
Mon billet à l’encre violette possède peut-être un parfum de cette vieille France en sabots où les hommes et les animaux vivaient encore ensemble, celle décrite par trois « Fédérés » qui installèrent, il y a un quart de siècle, leurs pénates théâtrales, Loin d’Hagondange (c’est le titre d’un de leurs plus grands succès avec Mémoires d’un bounhoumme), dans un piquant village de l’Allier appelé … Hérisson.
Le café est ouvert … ce matin ! Je trinque à la santé de mon copain noctambule. Madame la cafetière, possédez-vous encore votre hérisson, un de ces anciens égouttoirs à bouteilles en forme de couronnes pourvues de piquants ?

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