Sur la Côte d’Émeraude … entre Dinan et l’île de Jersey
Changement de cap, après mon précédent billet sur les troubadours occitans, je vous narre cette fois ma récente virée au pays des bardes bretons. La transition serait certes naturelle, n’attendez cependant pas de moi une évocation des carrières d’Alan Stivell et Glenmor qui participèrent activement à la re(con)naissance de la culture musicale celtique et de la langue bretonne au début des années 1960.
Je me contente de vous signer quelques cartes postales en provenance de la Côte d’Émeraude et ses proches environs, ainsi nommée en raison de la couleur de la Manche à certains moments. Car n’en déplaise à Charles Trenet, il n’y a pas que du côté de Collioure et de Banyuls que « la mer a des reflets changeants sous la pluie », entre le cap Fréhel et Cancale aussi.
Les mauvaises langues et … quelques sets de table et tee-shirts sur les présentoirs des boutiques de souvenirs édictent certain proverbe tendancieux comme quoi en Bretagne, il pleut deux fois par semaine, une fois trois jours et une fois quatre ! Il serait plus juste d’affirmer qu’il y fait beau plusieurs fois par jour ou qu’il y fait toujours beau entre deux averses ou … parfois même très beau! Allez, pas de mauvais esprit, le temps capricieux en ce mois de juin ne m’a pas empêché d’effectuer quelques balades agréables.
Pour commencer, j’ai souhaité retourner à Dinan, cité médiévale de la Haute-Bretagne popularisée par le chevalier Bertrand Du Guesclin qui bouta les Anglais hors de la ville dans les prémices de la Guerre de Cent ans.
En contemplant sa statue équestre dans la ville haute, il est difficile de constater sa laideur légendaire. Une chronique de l’époque le présente comme « l’enfant le plus laid de Rennes à Dinan », « les jambes courtes et noueuses, les épaules démesurément larges, les bras longs, une grosse tête ronde et ingrate, la peau noire comme celle d’un sanglier ».
« … Il était laid : les traits austères,
La main plus rude que le gant ;
Mais l’amour a bien des mystères,
Et la nonne aima le brigand.
On voit des biches qui remplacent
Leurs beaux cerfs par des sangliers... »
Est-ce à lui et à son épouse, la resplendissante Tiphaine de Raguenel, que pensait Victor Hugo quand il écrivit cette strophe de La légende de la nonne, reprise en musique par Georges Brassens ? Son physique ingrat mais aussi sa bravoure lui valurent le surnom de « dogue noir de Brocéliande ».
Il mourut en juillet 1380 lors du siège de Châteauneuf-de-Randon en Lozère. Avant de reposer en paix, comme il en avait émis le vœu, dans sa ville natale, sa dépouille fut sacrément chahutée. En ces temps moyenâgeux, n’existait pas Roc Eclerc, l’entreprise de pompes funèbres liée à la célèbre enseigne de grande distribution de l’Ouest de la France.
En raison du long trajet depuis l’Auvergne, de la forte chaleur estivale et en l’absence des embaumeurs royaux, le corps du chevalier fut d’abord éviscéré, décervelé et baigné dans une mixture de vin et d’épices. Les viscères furent enfouis en l’église du couvent des Dominicains du Puy-en-Velay. Par la suite, un nuage de mouches accompagnant de trop près la charrette mortuaire, il fallut faire bouillir le corps dans un grand chaudron pour détacher les chairs du squelette et les inhumer en l’église des Cordeliers de Montferrand. Puis le roi Charles V décida de faire enterrer les ossements de son valeureux connétable dans la basilique royale de Saint-Denis, aux côtés des rois de France. Le cœur seul parvint à Dinan où il fut déposé sous une dalle au couvent des Jacobins, puis transféré en 1810 dans l’église Saint-Sauveur. Quatre sépultures pour un seul homme !
Je vous rassure, nul besoin de numéroter mes abattis, le trajet d’une vingtaine de kilomètres depuis Dinard, mon camp de base, est beaucoup moins rocambolesque.
Par souci de rendre la promenade moins pénible en plaçant en son début les difficultés dues à la forte déclivité du lieu, je choisis de me garer au port au pied du viaduc dont les photographes sportifs immortalisèrent le franchissement par les coureurs des Tours de France d’antan.
Tour de France 1931 (photo Miroir des Sports)
Tour de France 1950 5ème étape Rouen-Dinard (photo Miroir-Sprint)
Surplombant la Rance à quarante mètres de hauteur, l’impressionnant édifice de granit relie le centre ville de Dinan et le bourg de Lanvallay, épargnant aux gens pressés les montées et descentes longues et sinueuses.
Je préfère musarder en bas, près du vieux pont de pierre en dos d’âne Il serait né au dixième siècle après que les Normands (mes compatriotes ont bon dos !) eurent ravagé la région et détruit un ancien gué d’origine romaine. Jusqu’en 1923, il possédait trois arches dont l’une en bois se relevait pour permettre la circulation des embarcations entre la mer et l’intérieur du pays. Plus récemment encore, il fut dynamité en août 1944 par les Allemands pour des raisons stratégiques.
Pour un peu, ces remaniements et reconstructions me rappellent le sketch de Jacques Dufilho sur la visite du château : « La chapelle, rasée par le Prince Noir, incendiée par les Huguenots, pillée par les Sans-Culottes, est entièrement d’époque » !
En tout cas, le petit pont ne manque pas de charme et les peintres amateurs ne s’y trompent pas en dressant volontiers leur chevalet à proximité. En parlant de toile, transition un peu « rance » (et pour cause) me dirait une chère petite fille, autrefois, les marins d’eau douce sur leurs gabarres passaient sous les arches, transportant, outre le bois, la toile (notamment pour les voiles de navire) qui constituait le commerce le plus florissant de la ville. En effet, on dénombrait encore environ mille cinq cents tisserands au début du dix-neuvième siècle.
J’arpente quelques instants le chemin de halage le long duquel sont amarrés désormais des bateaux de plaisance, ceux-là même qui bloquent les automobiles à l’entrée de l’estuaire entre Saint-Malo et Dinard, lors de la levée du pont près de l’usine marémotrice. En fait, je les envie de glisser sur les eaux paisibles du fleuve côtier. Bien qu’à la communale, vous ayez sué sur les cartes muettes des cours de la Seine, la Loire, la Garonne et du Rhône, il est bien d’autres fleuves en France, certes de dimension plus modeste, et la Rance se jetant dans la Manche, en fait partie.
Je quitte les bords de Rance pour me lancer à l’assaut de la cité via la pittoresque rue du Petit Fort. Il s’agit d’une véritable plongée dans le passé, quoique l’expression soit guère adéquate, en effet, la montée est raide avec des passages à plus de 20 % et malaisée avec ses pavés d’époque disjoints et le caniveau au milieu. J’imagine le temps des charrettes à bras transportant les marchandises entre le port et la ville haute.
L’effort est tempéré par les nombreuses haltes pour admirer les vieilles maisons à pans de bois ou encorbellements. Souvent fleuries, elles sont occupées aujourd’hui par des restaurants et des artisans divers, potiers, sculpteurs, peintres et souffleurs de verre.
La rue du Petit Fort devient rue du Jerzual après le franchissement de la porte du même nom. Construite aux XIVème et XVème siècles, la porte du Jerzual protégeait autrefois l’entrée de la ville. De chaque côté, partent des remparts en partie accessibles au public.
Au-delà, les façades sont toujours aussi pittoresques et la pente tout autant sévère. Parvenu au sommet de la côte, je baguenaude dans le vieux quartier de l’Horloge me laissant guider par les noms de ruelles rappelant les activités qui les animaient autrefois : rue de l’Apport, de la Cordonnerie, de la Lainerie, de la Chaux, rue du Petit Pain. Il existe même une venelle du Trou-au-Chat, ainsi baptisée non pas parce qu’y couraient les « greffiers » mais parce qu’on y entreposait le « chat », une machine de guerre utilisée durant les sièges, une sorte de chariot mobile et couvert, armé d’un éperon de fer, qu’on lançait contre les murailles pour les ébranler.
Le nez en l’air, je m’attarde devant les maisons anciennes à colombages et vitraux. Certaines de guingois se touchent presque en leur sommet.
Réjouissant anachronisme vestimentaire, un chevalier en armure coiffé du drapeau héraldique aux deux léopards de la Normandie semble monter la garde non loin du magasin tendance À l’aise Breizh ! Tee-shirts « Copains comme cochons Hénaff », « Bob Morlaix » en vitrine, la marque tourne en dérision les symboles d’une identité bretonne éculée. Comme un clin d’œil à une émouvante journée (voir billet du 3 octobre 2011), même la célèbre affiche du film d’Yves Robert est parodiée.
Tiens, c’est une bonne idée finalement pour achever la promenade, de déguster au retour en bas de la ville, au bord de la Rance, crime de lèse-majesté envers le chevalier Du Guesclin grand amateur de cidre, une bière de l’abbaye trappiste et flamande de Westmalle. Ces moinillons, ils sont forts en bières et en fromages !
Yec’hed mat ! et Ken arc’hoazh ! Pour les non familiers de la langue bretonne (j’en fais partie) : Santé et à demain !
Le lendemain donc, « dès l’aube à l’heure où blanchit la campagne », je pars (ce vers de Victor Hugo n’est pas innocent). Dès potron-minet, le branle-bas de combat est sonné sur le ferry de la compagnie Condor. En effet, j’ai choisi de passer la journée à Jersey, la plus grande des îles Anglo-Normandes, distante de Saint-Malo d’environ soixante-cinq kilomètres.
Les Britanniques nomment cet archipel normand (car situé à l’ouest de la péninsule du Cotentin), Channel Islands, les îles de la Manche. Elles dépendent directement de la Couronne britannique, mais ne font cependant pas partie du Royaume-Uni. Elles sont sous la souveraineté du duc de Normandie (je redresse le buste fièrement) … donc de la reine Elizabeth II (ma mine est aussitôt déconfite) puisque le titre ducal est détenu par la monarchie anglaise depuis la conquête de l’Angleterre par Guillaume le Conquérant suite à la bataille d’Hastings en 1066.
Jersey possède une exception constitutionnelle qui lui permet de faire ses propres lois, de lever ses impôts et de gérer les affaires internes. Elle ne dépend de la Grande-Bretagne que pour les questions de défense et de relations internationales.
Tandis que nous croisons les remparts de Saint-Malo, je scrute le ciel avec circonspection. Ouest-France, le plus grand quotidien régional de France, promet crachin et gros nuages le matin, des averses l’après-midi et des orages en soirée. Entrée, plat, fromage et dessert au menu de la météo bretonne ! Pourvu que la mer soit calme car je ne voudrais pas subir la même mésaventure qu’Arthur Rimbaud (patience !).
Compte tenu du décalage horaire (une heure), nous parvenons en vue de Saint-Hélier, la capitale de l’île, sensiblement à la même heure locale que celle du départ. Ô temps ! Suspends ton vol, et vous, heures propices, Suspendez votre cours ! …
Après que mes amis bretons aient satisfait à la fouille douanière, les normands bénéficiant d’une mansuétude spéciale (je plaisante bien sûr), nous rejoignons le car bleu number eight de la compagnie Tantivy pour effectuer le tour de l’île durant la matinée.
En fait, cela commence par plusieurs tours d’un îlot directionnel, trait d’humour britannique (of course) de Pierre Morel, chauffeur du car, anglais comme son nom ne l’indique pas, mais d’origine normande. Bagot, Guignant, Roulland (nom de jeune fille de ma maman), les patronymes normands sont nombreux sur l’île.
Pierre Morel remplit avec un certain talent les deux fonctions de chauffeur … de bus et de public, en calmant rapidement notre appréhension sur les routes étroites, sinueuses et encombrées, et en créant une ambiance joyeuse. J’avoue qu’au départ, déjà décontenancé par la circulation à gauche, je me suis demandé comment il n’allait pas emplafonner tôt ou tard les véhicules qu’il croise à quelques centimètres près sans (trop) réduire sa vitesse.
Je regrette qu’au début de notre « folle randonnée », il ne ralentisse pas à hauteur de la grève d’Azette et surtout ne mentionne même pas que Victor Hugo vécut là, pendant trois ans, dans la commune de Saint-Clément, au début de son exil de presque vingt ans sur les îles anglo-normandes.
Lors de la première halte, je lui apprendrai que l’illustre romancier et poète, poursuivi par la police de Napoléon Bonaparte suite au coup d’État du 2 décembre 1851 auquel il s’était opposé, s’enfuit avec sa famille à Bruxelles avant de s’installer à Jersey de 1852 à 1855, puis dans l’île voisine de Guernesey jusqu’en 1870.
« Il y a une douzaine d’années, dans une île voisine des côtes de France, une maison, d’aspect mélancolique, en toute saison, devenait particulièrement sombre à cause de l’hiver qui commençait, cette maison s’appelait Marine-Terrace. L’arrivée y fut lugubre ».
Hugo y achève son pamphlet sur Napoléon le Petit et commence l’écriture de son recueil de poèmes satiriques Les Châtiments. Il y dénonce deux crimes, celui du 18 Brumaire où Bonaparte a pris le pouvoir par la violence, et celui du coup d’État du 2 décembre 1851.
« … Oui, tant qu’il sera là, qu’on cède ou qu’on persiste,
Ô France ! France aimée et qu’on pleure toujours,
Je ne reverrai pas ta terre douce et triste,
Tombeau de mes aïeux et nid de mes amours !
Je ne reverrai pas ta rive qui nous tente,
France ! hors le devoir, hélas ! j’oublierai tout.
Parmi les éprouvés je planterai ma tente.
Je resterai proscrit, voulant rester debout.
J’accepte l’âpre exil, n’eût-il ni fin ni terme,
Sans chercher à savoir et sans considérer
Si quelqu’un a plié qu’on aurait cru plus ferme,
Et si plusieurs s’en vont qui devraient demeurer.
Si l’on n’est plus que mille, eh bien, j’en suis ! Si même
Ils ne sont plus que cent, je brave encor Sylla ;
S’il en demeure dix, je serai le dixième ;
Et s’il n’en reste qu’un, je serai celui-là ! »
Ultima verba (« Derniers mots » mais rien à voir avec Jean-Pierre Foucault) ! Hors l’écriture, effondré par la disparition de sa fille Léopoldine, troublé par la folie de sa seconde fille Adèle, jaloux de la complicité de son épouse avec le critique Sainte-Beuve, Hugo s’adonne au spiritisme et à la photographie. C’est ainsi qu’on le voit méditant sur le fameux cliché du Rocher des Proscrits, un endroit où il rencontre d’autres réfugiés politiques français.
En 1855, Victor Hugo devenu indésirable à Jersey pour avoir, dans un écrit, injurié la reine Victoria se réfugie à l’île de Guernesey.
Victor Hugo et la pomme de terre, c’est toujours une question de culture ! Pierre Morel est beaucoup plus prolixe sur la Jersey Royal Potato, la pomme de terre royale de Jersey, la patate Rouoyale dé Jèrri en jersiais. On la trouve en sacs à de nombreux carrefours dans la campagne. Nulle présence de vendeur, vous déposez votre obole dans un tronc et vous emportez la marchandise.
Il est vrai qu’à Jersey, outre une police classique en uniforme, il existe une « police honorifique » constituée de connétables, centeniers, vingteniers et officiers, sans uniforme ni salaire. Chaque habitant ne peut refuser cette fonction plus de trois fois sous peine d’amende et de prison. Vous imaginez cela possible chez nous ? Une idée à creuser pour notre ministre Manuel Valls.
Premier arrêt d’un quart d’heure à Gorey, un des trois principaux ports, situé à l’est de l’île.
Nous n’avons pas le temps de monter jusqu’au château de Mont Orgueil qui, depuis son promontoire granitique, domine le village de pêcheurs.
Un colvert traverse paisiblement la chaussée pour se réfugier dans un bac à fleurs.
J’effectue quelques pas le long du quai bordé de palmiers. En effet, l’île de Jersey bénéficie d’un micro climat très tempéré, avec quasiment aucun jour de gel. Notre guide railleur justifie même la présence nombreuse de véhicules 4×4 par l’unique jour de neige annuel.
Déjà, nous mettons le cap vers le nord de l’île via un paysage de petits champs bornés de murettes de granit ou de haies, qui n’est pas sans rappeler le bocage normand.
Dans les prés, paissent exclusivement des petites vaches de race jersiaise à la robe fauve plus ou moins foncée, élevées pour l’exceptionnelle qualité de leur lait.
Les chemins creux que notre chauffeur ne craint pas d’emprunter, portent souvent des noms de lieux-dits qui fleurent bon la campagne française.
Les villages avec leurs fermes et leurs monuments de granit rose sont pimpants au soleil (Ouest-France s’était trompé, il fait beau et même presque chaud !). Comme le souligne encore malicieusement l’intarissable Pierre Morel, le pub n’est jamais loin de l’église, le cimetière non plus d’ailleurs !
Poussez-vous, v’là le car bleu qui passe ! Certains touristes craignant pour la carrosserie de leur véhicule, mordent sur le talus ou reculent jusqu’au croisement précédent.
Bientôt, nous atteignons la côte rocheuse du nord de l’île avec un arrêt d’une demi-heure le long de la grève de Lecq et sa plage de sable rose, le temps de nous rafraîchir d’une bière ale, plus légère que celle des ecclésiastiques flandriens.
La balade reprend tambour battant le long de la côte septentrionale avec sa succession de criques et de falaises escarpées. Bientôt, nous longeons la baie de Saint Ouen, une niche naturelle pour la faune et la flore, avec non loin de là, l’aéroport de l’île et un golf, un autre paradis (fiscal) pour les grands financiers du monde entier.
Allez Pierre ! Le phare de la Corbière est en vue. Nous atteignons désormais le sud-ouest de l’île qui, il est vrai, n’est longue que de dix-neuf kilomètres.
Le lieu sauvage tient son nom du jersiais « corbin », corbeau en langue normande. Oiseau de mauvais augure autrefois pour les marins qui naviguaient dans les parages dangereux à cause de la présence de hauts-fonds et de rochers submergés à marée haute. Aujourd’hui, les goélands et les mouettes rieuses remplacent les sinistres corvidés.
Sur un promontoire voisin, une tour témoigne de l’occupation allemande durant la seconde guerre mondiale. Siège d’une station de radio marine encore récemment, l’ancien bunker est aménagé désormais en appartements de vacances prisés, paraît-il, par … quelques vétérans germaniques.
Notre virée s’achève avec la descente vers la baie de Saint-Aubin et le port de Saint-Brélade. C’est là que, dans un décor de végétation méditerranéenne, se concentrent de nombreux hôtels de luxe et les villas d’acteurs, sportifs et banquiers milliardaires. « Rêve inaccessible » même avec la loi Scellier !
Le reste de la journée est consacré à la visite à pied de Saint-Hélier, il serait plus exact de parler de shopping dans les rues piétonnes du quartier commerçant. Mise à part l’achat d’un jean chez Marks & Spencer, je préfère errer au gré de mon humeur.
Les rues ont une signalétique bilingue, parfois savoureuse : ainsi, Royal Square devient la Place du Marché et surtout, Church Street se traduit en rue … Trousse Cotillon ! Vous me réciterez un Je vous salue Marie dans la langue de Jersey !
« J’té salue, Mathie, car lé Seigneu est auve té pa’ce qué t’es favorisée et t’es bénie entré les femmes.
Étout bénîn est l’frit d’ta bielle, Jésû. Sainte Mathie, Méthe dé Dgieu, prie pouor nous pécheurs, ach’teu et à l’heuthe dé not’ mort.
Âmen. »
Une sculpture en bronze me fournit la possibilité de photographier enfin les sympathiques vaches jersiaines que j’avais aperçues très fugacement le matin, vous savez pourquoi. Pauvre Monsieur Morel, il va finir par m’en vouloir s’il lit mon billet.
Repérez la minuscule grenouille qui interpelle le veau. Un clin d’œil à Jean de La Fontaine ? Pas sûr, nous verrons plus tard pourquoi.
Pour me mettre en appétit, je fais un crochet par le fish market et ses étals alléchants de poissons et coquillages d’une remarquable fraîcheur. Puis je traverse le marché couvert très typique avec son architecture victorienne, sa verrière et sa fontaine. Les boutiques de fleurs affluent. L’atmosphère presque silencieuse qui y règne tranche avec l’exubérance de nos marchés.
Pour combler mon petit creux à l’estomac, je me restaure d’un fish and chips and peas. Cela n’a pas changé depuis mon enfance, le vert des petits pois britanniques a toujours une tonalité irradiée !
Rassasié, je me fonds dans la foule des piétons de l’artère commerçante de Saint-Hélier, King Street curieusement baptisée « rue de derrière » en français.
Abandonnant les femmes à leurs emplettes, je traque le détail pittoresque. Par exemple, le service de nettoyage municipal effectue sa tournée de ramassage des poubelles dans un étonnant camion rose (une note de « gay-té »?).
Plus loin, des plaques scellées sur le trottoir rappellent l’horreur nazie.
Juché sur une colonne où sont inscrites les peines encourues pour les délits, un batracien de pierre rappelle que les Jersiais sont communément appelés les crapauds.
Sur les bancs de bois destinés aux lécheurs de vitrines fatigués, une plaque évoque le jubilé récent de sa majesté la Reine.
Je constate que l’activité ancienne de poterie est en voie d’extinction. Qu’importe, cela n’en a que plus de valeur, j’ai hérité de quelques jolies faïences de ma maman.
Boire une ale à la taverne The Pierson est agréable. C’est là, au coin de la rue, que se déroula le dénouement de la bataille de Jersey, le 6 janvier 1781.
« … Quel est donc ce héros qui porte blanche aigrette,
Qui guide la milice, et s’avance à sa tête?
– C’est Pierson. – Admirez son air calme et vainqueur:
Dans son oeil vif se lit sa généreuse ardeur:
Sur son front blanc et pur, sur son mâle visage
Resplendit sa belle âme et brille son courage.
Jeune, il ne compte encor que vingt-quatre printemps:
Mais, dès sa tendre enfance, élevé dans les camps,
Amoureux des lauriers que promet la victoire,
Il sait l’art de conduire une armée à la gloire.
La crainte n’a jamais approché de son coeur;
Mais ce coeur bat plus fort au seul mot de l’honneur.
Le poste du danger est celui qu’il préfère.
Là, son oeil est brillant; là, son âme guerrière,
Pendant que de son bras il sème la terreur,
Trouve un digne aliment à sa noble valeur.
Hélas! pourquoi faut-il que la mort, dans sa rage,
Ait frappé tout d’abord ton sublime courage,
O Pierson! ait brisé ce corps jeune et si beau
Ait préparé sitôt ton immortel tombeau! … »
Le major Pierson et le baron de Rullecourt, les chefs des deux forces en présence, périrent au cours de ce combat. Ce fut la dernière tentative française pour s’emparer des îles anglo-normandes et la victoire resta aux forces de Jersey.
Sur la façade de la bibliothèque municipale, une plaque discrète me révèle l’existence de Maistre Wace, un poète normand qui naquit à Jersey peu après l’an 1100. L’histoire littéraire a retenu deux œuvres majeures de ce poète de langue jersiaise et normande : le Roman de Brut, une chronique en vieux français sur les rois de Bretagne qui inspira plus tard des auteurs comme Chrétien de Troyes, et le Roman de Rou, une véritable épopée nationale de la Normandie qui raconte en vers son histoire depuis l’époque de Rollon jusqu’à la bataille de Tinchebray en 1106. Il faudra que je recherche si cette somme ne figure pas en français moderne sur Gallica, le site de la BNF.
À Royal Square, des collégiens français, un peu affolés, me baragouinent un anglais très approximatif pour que je leur indique le lieu de rendez-vous de leur groupe. Cela tombe à point, nous nous dirigeons également vers la Place de la Libération.
Auparavant, je jette un œil à l’intérieur de l’église paroissiale. Je remarque une stèle à la mémoire du brigadier John Anquetil, natif de l’île et lieutenant-colonel de l’armée du Bengale. Mon sang de descendant de viking ne fait qu’un tour. Et puis quelque chose me dit que je vous parlerai prochainement de son homonyme à l’éblouissante pédalée.
Comme un symbole, l’architecture victorienne et gothique de la banque NatWest témoigne de l’importance que revêt la finance sur l’île.
La sculpture de la Libération inaugurée en 1995 évoque la délivrance de l’île, le 9 mai 1945, de cinq années d’occupation nazie, par les forces avancées de la Royal Navy et de la British Army. Elle représente un groupe d’habitants déployant le drapeau anglais dans une grande espérance de paix et de liberté.
Si je me retourne, je découvre l’hôtel de la Pomme d’Or où Victor Hugo passa sa première nuit d’exil sur l’île, le 16 août 1852.
Les sirènes des bateaux retentissent dans le port tout proche.
Vous savez ma délectation pour le grand Victor (voir billet Mon alter Hugo à moi du 11 février 2010). Je ne résiste donc pas avant de quitter l’île, à vous offrir un autre magnifique poème tiré des Châtiments.
« Sonnez, sonnez toujours, clairons de la pensée.
Quand Josué rêveur, la tête aux cieux dressée,
Suivi des siens, marchait, et, prophète irrité,
Sonnait de la trompette autour de la cité,
Au premier tour qu’il fit, le roi se mit à rire ;
Au second tour, riant toujours, il lui fit dire :
« Crois-tu donc renverser ma ville avec du vent ? »
À la troisième fois l’arche allait en avant,
Puis les trompettes, puis toute l’armée en marche,
Et les petits enfants venaient cracher sur l’arche,
Et, soufflant dans leur trompe, imitaient le clairon ;
Au quatrième tour, bravant les fils d’Aaron,
Entre les vieux créneaux tout brunis par la rouille,
Les femmes s’asseyaient en filant leur quenouille,
Et se moquaient, jetant des pierres aux hébreux ;
À la cinquième fois, sur ces murs ténébreux,
Aveugles et boiteux vinrent, et leurs huées
Raillaient le noir clairon sonnant sous les nuées
A la sixième fois, sur sa tour de granit
Si haute qu’au sommet l’aigle faisait son nid,
Si dure que l’éclair l’eût en vain foudroyée,
Le roi revint, riant à gorge déployée,
Et cria : « Ces hébreux sont bons musiciens ! »
Autour du roi joyeux riaient tous les anciens
Qui le soir sont assis au temple, et délibèrent.
À la septième fois, les murailles tombèrent. »
Une heure et demie plus tard, les remparts de Saint-Malo résistent sur notre passage !!!
Pour démarrer la journée suivante, rien de tel qu’un petit blanc limé au comptoir du Bar des Amis ! J’offre même une tournée supplémentaire au lecteur perspicace qui se souviendra que j’avais déjà évoqué ce café dans mon billet du 18 mai 2008 Sueurs froides à Dinard. C’est là que choqué par sa découverte macabre, un aimable autochtone avait recouvré ses esprits.
N’imaginez pas une quelconque addiction à l’alcool, il ne s’agit là que d’une licence IV littéraire. D’ailleurs le Bar des Amis de la rue Saint Alexandre semble avoir définitivement fermé ses volets.
Mais sensible à la poésie du vin des rues, chère à Robert Doisneau, Antoine Blondin, René Fallet, Alphonse Boudard et Bernard Dimey, c’est l’occasion de regretter la disparition progressive de ces petits zincs, bistrots, troquets, rades, caboulots et guinguettes qui faisaient le charme de nos quartiers. Chez eux, les happy hours duraient toute la journée. On y croisait des trognes qui nous distillaient des brèves de comptoir ou carrément des tranches de vie truculentes.
En hommage, j’en appelle au héros de Un Singe en hiver, le roman savoureux d’Antoine Blondin qui en connaissait un rayon (de bicyclette) sur les verres de contact :
« Une nuit sur deux, Quentin Albert descendait le Yang-tse kiang dans son lit bateau : trois mille kilomètres jusqu’à l’estuaire, vingt-six jours de rivière quand on ne rencontrait pas les pirates, double ration d’alcool de riz si l’équipage indigène négligeait de se mutiner. Autant dire qu’il n’y avait pas de temps à perdre. Déjà la décrue du fleuve s’annonçait aux niveaux d’eau établis par les Européens sur les parois rocheuses ; d’une heure à l’autre, l’embarcation risquait de se trouver fichée dans le limon comme l’arche de Noé sur le mont Ararat. Quentin se complaisait à cette péripétie qui lui permettait de donner sa mesure : sans tergiverser, il s’enfonçait à l’intérieur des terres pour négocier l’achat d’un train de buffles et soudoyer des haleurs, qu’il payait en dollars mexicains plus avantageux que celui de la sapèque. C’était l’instant raffiné où Quentin, seul Français parmi des milliers de Chinois cupides et fourbes, leur opposait sa propre impassibilité qu’on n’aurait pas attendue d’un fusilier marin de cet âge. Un sourire aux lèvres, il déchirait en deux les billets de banque du Gouvernement, ce qui les rendait inutilisables, et n’en concédait qu’une moitié au chef de chantier, se réservant de lui remettre la seconde lorsque le travail sera accompli. L’Asiatique s’inclinait en connaisseur devant ce trait d’ingéniosité qui coupait l’herbe sous les crocs-en-jambe. Et la navigation reprenait son cours sur l’oreiller, doucement d’abord afin d’éviter les cadavres à la dérive de certains buffles qu’on avait dû faire rentrer dans l’eau jusqu’aux cornes … »
À l’autre bout du comptoir, Marcel, un baroudeur cher à Pierre Perret, non moins loquace, revendique sa part d’aventure :
« … Au Cap Gris-Nez il jouait du corps au fond des bois
Avec les vahinés
À Shanghai il avait échangé des chinois
Contre des porte-clés
Il avait mis des tigres en cage
Il avait bouffé des sauvages
Aux vieux il leur suçait les yeux
Y parait que c´est fameux
À ce type-là on y a dit on est pas des paumés
On est de Gennevilliers
Mon p´tit gars j´y ai dit moi seul personnellement
Je connais même Orléans
Mais il avait vu l´Afrique noire
Les plus grands trafiquants d´ivoire
Tous les pays du Benelux
Y connaissait Guy Lux ... »
Cet après-midi, vu la météo incertaine, ma bourlingue se résume à une courte promenade le long du sentier douanier de Rothéneuf, un charmant quartier de la cité corsaire de Saint-Malo.
Pauvre Rutebeuf ! Ce n’est pas seulement la vague homophonie avec son hommage au poète du Moyen-Âge qui me fait penser à Léo Ferré.
« Que sont mes amis devenus
Que j’avais de si près tenus
Et tant aimés
Ils ont été trop clairsemés
Je crois le vent les a ôtés
L’amour est morte.
Ce sont amis que vent emporte
Et il ventait devant ma porte
Les emporta ... »
Certes, le vent souffle fort aujourd’hui et les amis du bar de Dinard sont partis pour cause de fermeture mais plus sérieusement, dans les années 1960 Léo Ferré habita avec sa guenon Pépé, un îlot isolé par la grâce des marées, à quelques centaines de mètres de là.
Sur cette île Du Guesclin, il fit l’acquisition du fort construit par Vauban pour protéger le « pré carré » du roi Louis XIV. Cela n’empêcha pas l’artiste anarchiste de dire merde à l’architecte militaire dans un célèbre pamphlet !
« … Bagnard, le temps qui tant s’allonge
Dans l’îl’ de Ré
Avec ses poux le temps te ronge
Dans l’îl’ de Ré
Où sont ses yeux où est sa bouche
Avec le vent
On dirait parfois que j’les touche
Merde à Vauban
C’est un p’tit corbillard tout noir
Étroit et vieux
Qui m’sortira d’ici un soir
Et ce s’ra mieux
Je reverrai la route blanche
Les pieds devant
Mais je chant’rai d’en d’ssous mes planch’s
Merde à Vauban. »
Il écrivit sur son rocher quelques-unes de ses plus belles chansons et notamment son sublime poème La mémoire et la mer :
« La marée je l’ai dans le cœur
Qui me remonte comme un signe
Je meurs de ma petite sœur
De mon enfant et de mon cygne
Un bateau ça dépend comment
On l’arrime au port de justesse
Il pleure de mon firmament
Des années lumières et j’en laisse
Je suis le fantôme Jersey
Celui qui vient les soirs de frime
Te lancer la brume en baiser
Et te ramasser dans ses rimes
Comme le trémail de juillet
Où luisait le loup solitaire
Celui que je voyais briller
Aux doigts du sable de la terre ... »
Le temps de traverser le camping absolument désert du Nicet, je vous laisse en compagnie de Léo.
http://www.dailymotion.com/video/xrurx
La mer m’appelle de pointe en anse, de crique en promontoire quoiqu’elle se soit retirée avec la basse marée, découvrant de jolies plages de sable fin.
Le paysage devient austère ou pimpant selon l’humeur des lourds nuages narguant le soleil.
Sur la pointe de la Varde, un blockhaus et des casemates rappellent la présence de l’occupant allemand durant la seconde guerre mondiale. Soudain, vers l’Ouest, par le miracle d’une éclaircie, surgissent dans le lointain le cap Fréhel et son phare.
Je profite avant la prochaine averse ! Pas de mauvais esprit, le Dieu Râ se montre finalement généreux le temps de la balade.
De plage en plage, je traverse quelques pâtés de maisons avec vue imprenable sur la mer. Heureux propriétaires !
Je me glisse entre les ganivelles, ces barrières constituées de lattes de bois qui atténuent fortement la prise au vent. Petit korrigan de près de deux mètres (!), j’hante la lande et sa végétation rabougrie de bruyère cendrée, de genêt à balais et d’ajonc de Le Gall. Que cela doit être poignant le cri du cormoran le soir au fond des ajoncs !!!
Pour six euros, on peut visiter des rochers sculptés par l’abbé Fouré à la fin du dix-neuvième siècle. Je connais quelques nationalistes corses qui feraient usage d’une barre à mine pour protester contre ce tourisme littoral abusif.
Au bout d’une heure, j’atteins le havre (de paix) de Rothéneuf.
Cette anse communique avec la Manche par un étroit goulet qui s’assèche complètement à marée basse, laissant échoués les bateaux de plaisance.
Zone de vase nue recouverte à chaque marée, la slikke héberge mollusques et invertébrés. Pendant les grandes marées, le fort marnage permet la pêche à pied et de nombreux pêcheurs arpentent sable et rochers à la recherche de lançons, étrilles, tourteaux et petits homards.
Cela me rappelle une chanson d’Yvan Dautin, le papa de Clémentine Autain.
« La méduse de la plage de Saint-Malo
Fait du vélo sur la plage à Saint-Malo
Les coquillages et les crustacés
En ont assez de se faire écraser
Sous les rayons d’un vélo majuscule
Et d’une méduse qui vous tentacule
Ouille, ouille, ouille !
C’est là qu’il faut pas s’en méli-mélo les pinceaux
Dans la chaîne de vélo… »
Il est temps que la méduse pique un sprint et dégage car la mer remonte de manière spectaculaire, et dans peu de temps, les bateaux iront sur l’eau.
Ken arc’hoazh ! La traduction est superflue cette fois.
« En sortant de l’école
Nous avons rencontré
Un grand chemin de fer
Qui nous a emmenés
Tout autour de la terre
Dans un wagon doré.
Tout autour de la terre
Nous avons rencontré
La mer qui se promenait
Avec tous ses coquillages
Ses îles parfumées
Et puis ses beaux naufrages
Et ses saumons fumés.
Au-dessus de la mer
Nous avons rencontré
La lune et les étoiles
Sur un bateau à voiles
Partant pour le Japon … »
Le lendemain, j’ai rencontré en gare de Dinard, un petit train qui n’aurait pas déplu à Prévert.
En fait, la ville de Dinard, desservie jusqu’en 1987 par un train corail (de tourteau ?) en provenance de Paris-Montparnasse, ne possède plus de gare, démolie au début des années 2000. Un projet d’urbanisation avec la construction d’immeubles et d’une médiathèque est en cours de réalisation.
Alors, il y a quelques semaines, une association de Lorient, Idées détournées, et la coopérative Habitation familiale ont eu l’ingénieuse initiative d’organiser un dernier voyage dans l’imaginaire en s’appropriant le site avant sa « déconstruction », des anciennes dépendances de la gare mises à disposition des syndicats et associations locales comme le Vélo-Club Dinardais (j’ignore si la méduse de la plage était adhérente !).
Ainsi, ce matin, quai Ampère, je retrouve mon âme enfantine comme au temps où je jouais avec mon train électrique dans le grenier de la maison familiale. Ce train-là, dit de la Création, est tiré par une locomotive à vapeur digne de la véritable héroïne de La bête humaine, le film de Jean Renoir. De dos, ne serait-ce pas Jean Gabin mécanicien sur sa « Lison » ?
Dans son sillage, la fresque représente plusieurs wagons de voyageurs dont on aperçoit les silhouettes.
Les wagons sont réalisés à partir de déchets pré-triés et collés directement sur les murs. Les matériaux sont divers et variés : bouteilles, bouchons et emballages en plastique, cartons, vieux papiers peints, affiches, journaux, tracts et magazines, bois, boîtes de conserves et même ustensiles de cuisine mis au rebut.
Chaque wagon tourne autour d’un thème, par exemple la musique ; c’est l’occasion de me souvenir de J’entends siffler le train, un immense succès de Richard Anthony des années yéyé.
Comme Prévert, je pars autour de la terre avec le train du quai Ampère pour retrouver le regretté Félix Leclerc au Québec.
« Oh ! le train du Nord
Tchou, tchou, tchou, tchou,
Le train du Nord
A perdu l’Nord … »
Les arrière-grands-mères armoricaines perdraient peut-être aussi la tête (et la coiffe avec !) si elles savaient ce qu’il advient de leurs batteries de cuisine.
Au mur de la G’Art, des graffeurs ont bombé une famille de voyageurs prête à embarquer.
Quel bonheur même éphémère de voir passer les petits tortillards de nos grands-pères, Brassens parlait de corbillards qui suivaient la route en cahotant, un moyen de transport pour une autre destination.
Allez, ce midi, je retourne voir ma Normandie qui m’a donné le jour, enfin presque ; plus exactement, je déguste une assiette de fruits de mer à Saint-Benoît-des-Ondes, un petit village de la baie du Mont-Saint-Michel (voir billet du 10 juin 2010 Le bonheur est dans le pré-salé).
En bordure du chemin Dolais, mon cœur n’est pas à marée basse comme la Manche, la silhouette majestueuse du Mont-Saint-Michel se dessine au loin. Je bénis la folie du Couesnon qui mit cette merveille dans ma province natale.
Je ne devrais pas afficher un chauvinisme aussi exacerbé car j’aurais pu naître au charmant petit port de Cancale. En effet, mes parents, alors jeunes mariés, eurent l’opportunité d’y acquérir une maison de famille. Leur modeste traitement d’enseignants débutants les en empêcha.
Est-ce par atavisme, régulièrement, je reviens visiter ce bijou de la côte d’Émeraude que ma chère maman, native de l’autre côté de la baie, adorait, mettant ainsi en pratique la réflexion de Colette : « Trois jours de Paris aride contiennent moins de délices qu’une heure Cancalaise ».
Statistiquement, on doit bien trouver quelques perles dans les innombrables bancs d’huîtres naturelles et d’élevage qui constituent la renommée de la cité.
Dans la ville haute, devant l’église, une fontaine « les laveuses d’huîtres » rend hommage aux femmes cancalaises qui, antan, triaient à marée basse sur la grève, les coquillages fraîchement déchargés des bisquines.
Déjà, au seizième siècle, les échevins de Paris avaient passé un contrat avec la ville de Cancale afin d’organiser un arrivage frais et régulier deux fois par semaine pour servir la table du roi.
Autrefois, aux alentours de Pâques, les bateaux de pêche étaient autorisés à aller draguer les huîtres sauvages des bancs naturels de la baie. Cette grande migration était surnommée la Caravane.
Je m’attarde quelques minutes devant les étalages du mini marché au bout de la digue : l’huître creuse dans sa robe beige aux bords foncés, l’huître plate de forme arrondie type belon dont celle, hors norme (donc impropre à la consommation par notre président !!!) numérotée 0000 dite « pied de cheval ». Pour les non initiés, plus le numéro est grand, plus la taille est petite.
J’admire la dextérité et la célérité avec lesquelles les ostréiculteurs ouvrent les huîtres. À n’importe quelle heure, les touristes commandent une assiette d’une demi-douzaine d’huîtres qu’ils vont aussitôt déguster en s’asseyant sur les gradins qui surplombent les parcs. Pique-nique de la mer !
Apparemment, ils sont moins délicats que George Sand :
« Enfin, je gagnai Cancale, où les huîtres étaient passables et le vin blanc de l’auberge excellent. Je me trouvai à table à côté d’un tout petit vieillard bossu, ratatiné et sordidement vêtu, qui me parut fort laid et avec qui pourtant je liai conversation, parce qu’il me sembla être le seul qui attachât de l’importance à la qualité des huîtres. Il les examinait sérieusement, les retournant de tous côtés.
– Est-ce que vous cherchez des perles ? lui demandai-je.
– Non, répondit-il ; je compare cette espèce, ou plutôt cette variété, à toutes celles que je connais déjà.
– Ah ! vraiment ? vous êtes amateur ?
– Oui, monsieur ; comme vous, sans doute ?
– Moi ? je voyage exclusivement pour les huîtres.
– Bravo ! nous pourrons nous entendre. Je me mets absolument à votre service.
– Parfait ! Avalons encore quelques-uns de ces mollusques et nous causerons. – Garçon ! apportez-nous encore quatre douzaines d’huîtres.
– Voilà, Monsieur ! dit le garçon en posant sur la table quatre bouteilles de vin de Sauternes.
– Que voulez-vous que nous fassions de tout ce vin ? demanda d’un ton bourru le petit homme.
– Une bouteille par douzaine, est-ce trop ? dit le garçon en me regardant.
– On verra, répondis-je. Vos huîtres sont diablement salées. N’importe, pourvu qu’il y en ait à discrétion... »
Je profite de la basse marée pour me promener au bord des bassins. Une huître met environ quatre ans pour parvenir à maturité.
Puis je me désaltère à la terrasse de La Mère Champlain, en bordure du port. L’enseigne serait-elle un clin d’œil à Samuel de Champlain, dessinateur, géographe et explorateur qui fonda la ville de Québec le 3 juillet 1608 ? À moins, plus subtilement, que cela constitue un jeu de mots sur la mer de Champlain, une ancienne mer d’eau salée aujourd’hui disparue qui couvrait, peu après la dernière glaciation, les basses terres du Saint-Laurent.
En tout cas, il me plait de lire sur un des murs deux vers d’Arthur Rimbaud :
Jacques Chirac n’a donc pas inventé ce néologisme pour se dédouaner de quelques agissements douteux. Rimbaud s’inspira d’un sobriquet attribué par Théophile Gautier à la duchesse d’Abrantès (d’Abracadabrantès !). pour introduire l’adjectif dans son poème Le Cœur supplicié.
Une lecture plus approfondie, si j’ose m’exprimer ainsi en la circonstance, ne manque pas de sel (de mer).
« Ô flots abracadabrantesques
Prenez mon cœur, qu’il soit sauvé.
Ithyphalliques et pioupiesques
Leurs insultes l’ont dépravé ! … »
L’ithyphalle est le phallus en érection. En fait, on comprend bientôt que le narrateur vomissant à la poupe du bateau est en train de subir une sodomisation par un groupe de soldats priapiques et avinés. Certains exégètes voient là une allusion à un viol qu’aurait subi Rimbaud lors d’un séjour en prison durant la Commune.
Gardant mes arrières, j’achève ma déambulation le long des quais. Quelques véhicules ne laissent planer aucun doute sur l’activité locale.
Je n’ai pourtant rien à me reprocher, mais je me souviens subitement de Rue de la Soif, une ancienne chanson de Bernard Lavilliers souvent inspiré par l’atmosphère des ports et des petits bars (des amis).
« ... On est mort d’une rafale dans le port
on s’étale on filait à l’anglaise
avec une cancalaise
c’est bizarre c’était la même
celle qui a fourni le pétard
celle qui jurait un grand amour éternel
celle qu’est bilingue
avec un rire de dingue
on s’rappelle. »
Ainsi se termine mes excursions aux senteurs iodées. Sur le chemin du retour, j’aurais pu connaître d’autres effluves à Livarot mais je n’en ferai pas un fromage. En effet, j’ai trouvé porte close à la ferme de la Houssaye, une institution fondée en 1810 par un certain Michel Fromage (ça ne s’invente pas) qui produit de sublimes Pont-l’Évêque et « colonels » 5 étoiles ou bandelettes. Ce sera pour une autre fois.
