Les gâteaux de mon enfance
Dans mon enfance, le dimanche était sacré pour plusieurs raisons dépassant largement le fait qu’il fût le jour du seigneur.
Certes, il y avait, à neuf heures du matin, le pensum de la messe dite basse (pour la différencier de la grand-messe de onze heures) auquel il était impossible de me soustraire sous peine d’être recalé pour la communion solennelle, ce qui aurait constitué, convenez-en, un véritable camouflet pour un bon élève de l’école laïque, qui plus est, fils de deux hussards noirs de la République. Ainsi, afin d’être irréprochable, lors des voyages que nous effectuions l’été en famille, je me résignais même à assister aux offices religieux dans les cathédrales des villes européennes que nous visitions, et à faire viser par le prêtre, à la sacristie, la carte témoignant de ma fidélité. Ce n’était pas comme pour les enseignes commerciales de maintenant, la fréquentation de dix messes ne donnait malheureusement aucun droit à être dispensé de la onzième !
Un autre rite auquel je sacrifiais, probablement lié au précédent, c’était de troquer la blouse et les godasses cloutées de l’écolier pour les « habits du dimanche », blazer, chemise blanche avec cravate (à élastique !) et souliers vernis. Je les abandonnais cependant l’après-midi pour jouer au football ou faire du vélo dans la cour de ma maison école (voir billet La maison de mon enfance du 21 décembre 2008). Un demi-siècle plus tard, la mode vestimentaire dominicale a définitivement adopté le survêtement, le jogging, le tee-shirt et la combinaison du bricoleur.
Hors les jours fériés, outre l’emblématique poule au pot, le poulet rôti constituait le plat principal du repas de midi. Cela semble d’une banalité et d’une tristesse affligeantes maintenant que les hormones et autres aliments industriels ont complètement discrédité cette volaille. Le poulet d’antan, exclusivement élevé au grain et librement en plein air, était alors un mets recherché et coûteux quoique, chez nous, il provînt le plus souvent de la basse-cour de ma grand-mère. Sa dégustation était précédée du cérémonial de la découpe, à table, devant l’assemblée, car il ne suffisait pas alors de tirer sur les pattes pour l’écarteler !
Maintenant que j’ai émoustillé vos papilles, j’en viens à l’instant magique du dessert car il était un autre rite immuable qui nourrit ce billet.
Ma mère au fourneau, moi à la messe à réciter quelques litanies pour Saint Honoré, le patron des boulangers et des pâtissiers, il incombait à mon père de faire les courses et, en particulier d’acheter les « gâteaux du dimanche ». Ultime étape sur le chemin du retour, il s’arrêtait donc chez le pâtissier qui, à l’époque, était un artisan à part entière indépendant du boulanger.
Il y en avait deux dans mon bourg natal, mais, hormis la période de fermeture pour congés annuels, mon père était un client fidèle de Monsieur Lucas, justifiant son choix irrévocable par le fait que les enfants de l’autre pâtissier fréquentaient l’école libre du village ! J’en souris maintenant, mais vous voyez qu’en ce temps-là, la guerre des écoles, ce n’était pas de la tarte … à moins que c’en fût au contraire, au sens propre du mot.
Il y a prescription aujourd’hui, j’avoue que je n’entrais pas dans ces considérations anticléricales. J’étais plus bouffeur de glaces que de curés et lorsque ma maman me donnait trois sous pour m’acheter un cornet à deux boules, je me rendais discrètement chez Monsieur Leredde qui proposait une gamme plus variée de parfums. Il n’y avait pas qu’au pays da-ga d’Aragon qu’on aimait les glaces au citron !
« Elle était pâtissière,
Dans la rue du Croissant,
Ses gentilles petites manières,
Attiraient les clients,
On aimait à l’extrême,
Ses yeux de puits d’amour,
Sa peau douce comme la crème,
Et sa bouche, un petit four,
Et du soir au matin,
Dans son petit magasin,
Elle vendait des petits gâteaux,
Qu’elle pliait bien comme il faut,
Dans un joli papier blanc,
Entouré d’un petit ruban,
En servant tous ses clients,
Elle se trémoussait bien gentiment,
Fallait voir comme elle vendait,
Ses petites brioches au lait ... »
Par souci de vérité historique, quoi qu’en dise le succès de Félix Mayol repris par Barbara au début de sa carrière, Madame Lucas exerçait rue de la République et, sans vouloir paraître goujat avec cette dame d’un âge déjà respectable, son physique m’a laissé un souvenir beaucoup moins impérissable que ses gâteaux. En l’occurrence, c’est là l’essentiel … quoique la crème pâtissière tourne vite !
Sauf circonstances particulières comme Noël, la galette des rois de l’Épiphanie et les anniversaires, mon père commandait huit gâteaux individuels, deux pour chacun selon affinités, sachant que ma mère et moi nous nous partagions de toute manière ceux promis à mon frère aîné allergique à la pâtisserie. Grand bien lui fît ! Miam miam !
Porter la bonne parole laïque était semé d’embûches (de Noël ?), la preuve, mon père choisissait d’entrée pour ma maman … deux religieuses, l’une au café, l’autre au chocolat ! C’était bien la peine de médire des sœurs qui enseignaient au Sacré-Cœur situé, comme par malice, en face de la pâtisserie !
« Tous les cœurs se rallient à sa blanche cornette,
Si le chrétien succombe à son charme insidieux,
Le païen le plus sûr, l’athée le plus honnête
Se laisseraient aller parfois à croire en Dieu.
Et les enfants de choeur font tinter leur sonnette…
Il paraît que, dessous sa cornette fatale
Qu’elle arbore à la messe avec tant de rigueur,
Cette petite soeur cache, c’est un scandale!
Une queue de cheval et des accroche-cœurs.
Et les enfants de chœur s’agitent dans les stalles... »
Reconnaissez que les strophes poétiques de Georges Brassens conviennent parfaitement au gâteau constitué de deux choux superposés cachant un amour de crème pâtissière. Comment ne pas succomber aux péchés de gourmandise et de luxure pour se taper une religieuse ?
Elle est née au milieu du dix-neuvième siècle chez Frascati, un célèbre pâtissier et glacier parisien de l’époque, dont le magasin très fréquenté était situé à l’angle du boulevard Montmartre et de la rue Richelieu. Elle offrait alors une silhouette différente sous forme d’un carré de pâte à choux fourré de crème pâtissière et surmonté de crème fouettée.
Grâce notamment à l’invention de la poche à douille assurant la régularité des formes, elle prit, à la fin du siècle, sa silhouette définitive de gros chou fourré de crème pâtissière au chocolat ou au café, sur lequel est juché un autre chou plus petit, le tout décoré de volutes de crème au beurre. Je crains d’accuser quelques grammes supplémentaires sur la balance, rien qu’en vous la décrivant.
Aujourd’hui, la maison Ladurée, celle-la même dont les macarons énervaient le chanteur Helmut Fritz dans un succès récent, n’hésite pas à bousculer les codes classiques et réinterprète le gâteau en parant et parfumant la sœur de rose, de violette, de caramel, de fleur d’oranger ou même de tomate. À damner un saint selon les gourmands qui l’ont croquée ! En admirant dans la vitrine ce néo-réalisme pâtissier, je pense au savoureux défilé de mode ecclésiastique mis en scène par Federico Fellini dans son film Fellini Roma. Vous pouvez le visionner en vous reportant à mon billet Cinema Paradiso Fellini Parigi du 26 janvier 2010.
La pâte à choux aurait été inventée au seizième siècle par un certain Popelini, un des cuisiniers et pâtissiers florentins qui accompagnèrent Catherine de Médicis lors de son arrivée à la cour de France. Il conçut le popelin, un gâteau confectionné à partir d’une pâte desséchée sur le feu ou « pâte à chaud ». Un siècle plus tard, un pâtissier parisien, Oriane Avice, précurseur d’Antonin Carême, perfectionna la recette en créant des petits gâteaux ronds et dodus, les choux grillés.
Je pensais que les sœurs faisaient vœu de chasteté. Or, du moins en pâtisserie, les couvents abritent des mœurs pour le moins curieuses : ainsi, les gourmands indécis (les normands comme moi ?) qui hésiteraient sur quel parfum de la religieuse, s’enivrer, peuvent toujours opter pour un divorcé composé de deux choux parfumés, l’un au chocolat, l’autre au café.
On peut être dans les ordres et ne pas avoir pour autant une conduite exempte de tout reproche. Ainsi, il y a bien longtemps, à l’abbaye de Marmoutier, tandis qu’à l’occasion d’un repas de la Saint Martin où l’archevêque de Tours devait bénir une relique du manteau du saint patron, on s’affairait autour des fourneaux, « soudain, un bruit étrange et sonore, rythmé, prolongé, semblable à un gémissement d’orgue qui s’éteint, puis aux plaintes mourantes de la brise qui soupire dans les cloîtres, vint frapper de stupeur l’oreille indignée des bonnes sœurs. »
Sœur Agnès, une novice auteur de cette flatulence poétique, gênée devant ses coreligionnaires, aurait alors laissé tomber une cuillerée de pâte à choux dans une marmite de graisse chaude. Le pet-de-nonne était né. Je ne garantis pas la totale exactitude de son origine, par contre, j’ai noté à la page 235 du Cuisinier François de François Pierre de la Varenne (édition de 1651), une recette semblable de petits choux dits pets de putain ! En Aveyron, on lâche des pet de bièillo ou « pets de vieille ».
Peu importe l’appellation, je plongeais avidement ma main dans le sachet de beignets que ma maman achetait parfois.
Madame Lucas, je prendrai aussi deux éclairs, un au chocolat et un au café ! En principe, ils m’étaient destinés, mais je négociais souvent par la suite un troc avec ma mère qui lorgnait celui au café.
Ah ces éclairs ! Réguliers, éclatants ! Rien à voir avec leurs affligeants ersatz, tristes, craquelés, boursouflés, étirés, éventrés, à la vitrine de trop nombreuses boulangeries actuelles qui s’essaient à la pâtisserie. Ils ressemblent parfois aux tuyaux en plastique de la société Harpel transformés en boudins difformes par Monsieur Hulot dans le film Mon Oncle.
Par jeu, et beaucoup par gourmandise, j’entamais mon éclair par ses deux extrémités pour qu’à la troisième bouchée, sous la pression de mes dents, le chocolat s’écoule et que je le récupère sur ma langue tendue. Contrairement à ce que son nom suggérait, je suspendais le temps de la dégustation. Miam miam !
L’ancêtre de l’éclair serait le pain duchesse, un gâteau prisé au dix-huitième siècle, en pâte à choux étirée en forme de doigt et roulée dans des amandes. Le célèbre Marie Antoine Carême dont je vous ai montré la tombe au cimetière Montmartre dans mon billet précédent du 1er avril 2012, supprime les amandes, fourre la duchesse (en tout bien tout honneur !) de crème pâtissière au chocolat et au café, et en glace le dessus de fondant. Vers 1850, vingt ans après sa mort, l’éclair apparaît sous ce nom à Lyon sans qu’on en connaisse la raison exacte.
Petite digression, il n’y a rien qui ne me soit plus insupportable, quand je désire une baguette chez un boulanger-pâtissier, que d’être confronté pendant de longs instants aux atermoiements et aux demandes d’explications sur la composition de tel ou tel gâteau, des clients qui me précèdent. Sans parler de la phase suivante où la serveuse les « plie bien comme il faut, dans un joli papier blanc, entouré d’un petit ruban » !!!
Aucun risque de ce genre quand mon père choisissait ses propres gâteaux, sans hésitation, il pointait d’abord le doigt vers un baba au rhum. Ayant effectué des recherches sur le sujet, à votre intention, mes connaissances sur l’origine de ce gâteau risquent de vous laisser … baba !
Ainsi, dans une lettre, en date du 24 septembre 1767, à son amie, maîtresse et correspondante Sophie Volland, l’encyclopédiste Denis Diderot écrivait : « J’ai encore huitaine à passer ici. Priez Dieu que je ne meure pas d’indigestion. On nous apporte tous les jours de Champigny les plus furieuses et les plus perfides anguilles, et puis des petits melons d’Astracan, puis de la sauerkraut, et puis des perdrix aux choux, et puis des perdreaux à la crapaudine, et puis des baba(s), et puis des pâtés, et puis des tourtes, et puis douze estomacs qu’il faudrait avoir, et puis un estomac où il faut mettre comme pour douze. Heureusement on boit en proportion, et tout passe … »
J’adore traîner sur Gallica, la banque numérique de la Bibliothèque Nationale de France. On accède en ligne à de précieux ouvrages anciens, dans leur édition d’origine.
C’est comme cela que j’ai découvert un ouvrage de 1811 intitulé de manière truculente, Manuel de la cuisine ou l’art d’irriter la gueule par une Société de gens de bouche. En préambule, il prévient que « ce titre est un attrape-gourmand : rien de plus modeste que ce manuel de cuisine ; les mets qu’il nous offre n’ont rien de piquant, rien de neuf, rien d’irritant ; La Cuisine Bourgeoise est une incendiaire en comparaison. L’auteur qui fait la petite bouche, et qui suppose une gueule, nous apprend qu’il a quelque teinture des lettres » ! Il indique à l’article “baba”qu’il s’agit d’un “gâteau à l’allemande” ou kaisel-koucke, c’est-à-dire une pâte levée cuite dans un moule, au beurre et aux œufs, garnie de raisins de Corinthe et aromatisée avec de l’eau de fleurs d’oranger. Ce gâteau est servi sec et sans safran.
Voici aussi ce que j’ai déniché en consultant, curieux titre, le Dictionnaire général de la Cuisine française et moderne de l’office et de la pharmacie domestique, en date de 1853 :
« BABA (d’après les traditions de la Cour de Lunéville, et suivant la méthode de M.Carême, auteur du Pâtissier pittoresque, etc.). Pour opérer ce gâteau d’origine polonaise, qui doit toujours présenter assez de volume pour être servi comme grosse pièce à l’entremets, et pour pouvoir figurer pendant plusieurs jours sur les buffets d’en-cas, commencez par réunir trois livres de la plus belle farine, une once et quatre gros de levure de bière, une once de sel fin, quatre onces de sucre, six onces de raisin de Corinthe, six onces de raisin muscat de Malaga, une once de cédrat confit, une once d’angélique confite, un gros de safran, un verre de crème, un verre de vin de Malaga, vingt à vingt-deux œufs et deux livres du beurre le plus fin…
… La vraie couleur du baba doit être rougeâtre : c’est la cuisson mâle ; mais elle n’est pas facile à saisir … Un quart d’heure de trop suffirait pour changer cette belle nuance pourprée en une teinte indécise et rembrunie. »
Je note en fin de chapitre : « … Il paraît, quant à l’origine de ces gâteaux, que c’est véritablement le roi Stanislas, beau-père de Louis XV, qui les a fait connaître en France. Chez les augustes descendants de ce bon roi, on fait toujours accompagner le service des babas par celui d’une saucière où l’on tient mélangé du vin de Malaga sucré avec une sixième partie d’eau distillée de tanaisie.
On a su par Madame la Comtesse Kisseleff, née Comtesse Potocka, et parente des Leckzinski, que le véritable baba polonais devrait se faire avec de la farine de seigle et du vin de Hongrie. »
À défaut de baba à portée de main, je mets en bouche les mots de cette recette imprégnée de poésie. Mon père « améliorait » son vrai baba avec une rasade de rhum supplémentaire.
Car c’est en 1835 que le pâtissier parisien Stohrer, descendant du chef pâtissier polonais du roi Stanislas, imagina d’arroser les babas sitôt démoulés avec du rhum.
Il semble acquis que le gâteau a été introduit en France par le roi de Pologne Stanislas 1er dont la fille Marie Lesczynska épousa Louis XV et dont la statue se dresse sur la superbe place de Nancy. Par contre, il faut être plus sceptique sur l’origine du mot baba lui-même. Je pencherai pour la déclinaison française de « babooshka », une grand-mère ou une vieille femme en russe, plutôt que la version du roi Stanislas, friand lecteur des Contes des Mille et Une Nuits et Ali Baba. Je vous donne mon éclair au chocolat si je me trompe !
Gâteaux secs ou baba imbibé de rhum, de vin de Malaga ou de fleur d’oranger, Franc-Nohain, le père de Jean, le populaire animateur de l’émission télévisée 36 Chandelles (ça ne nous rajeunit pas), les départageait dans une délicieuse fable que j’appris en classe de sixième :
« Ce qui caractérise le baba,
C’est l’intempérance notoire.
A-t-il dans l’estomac
Une éponge ? On le pourrait croire,
Avec laquelle on lui voit boire,
— En quelle étrange quantité —
Soit du kirsch, de la Forêt-Noire
Soit du rhum, de première qualité.
Oui, le baba se saoule sans vergogne
Au milieu d’une assiette humide s’étalant,
Tandis que près de lui, dans leur boîte en fer-blanc
De honte et de dégoût tout confus et tremblants,
Les gâteaux secs regardent cet ivrogne.
« Voyez, dit l’un des gâteaux secs, un ancien – à ce point ancien qu’il est même un peu rance – Voyez combien l’intempérance nous doit inspirer de mépris
Et voyez-en aussi les déplorables fruits :
Victime de son inconduite,
Sachez que le baba se mange tout de suite.
Pour nous qui menons au contraire
une vie réglée, austère
on nous laisse parfois des mois. »
Cependant, une croquignole,
jeune et frivole, et un peu folle,
Une croquignole songe à part soi :
— On le mange, mais lui, en attendant, il boit.
Je connais plus d’un gâteau sec
Dont c’est au fond l’ambition secrète
Et qui souhaite d’être baba. »
Une fois le baba réservé, mon père commandait encore pour lui un Paris-Brest.
Tant pis ou tant mieux, il m’est impossible d’évoquer ce gâteau sans vous infliger d’indigestes (?) considérations vélocipédiques. Je connais certaines de mes lectrices cuisinières qui vont me maudire ; je sais aussi au moins un lecteur sans doute gourmand que je vais ravir. Par politesse pour votre hôte, je ne doute pas que vous ferez honneur à sa table.
La faute en incombe à Pierre Giffard, un normand comme moi, né à Fontaine-le-Dun, petit bourg du Pays de Caux, pensionnaire au lycée Corneille de Rouen, un siècle avant moi, avant d’embrasser une carrière de grand reporter et de journaliste sportif … comme j’en rêvais.
Passionné par cet engin récent, il édita en 1891 La Reine Bicyclette, un ouvrage qui traite de « l’histoire du vélocipède, des temps les plus reculés jusqu’à nos jours ». De là, naquit plus tard l’expression la petite reine employée souvent pour qualifier ce moyen de locomotion. Alfred Jarry, moins galant, le définissait comme « un petit mulet que l’on conduit par les oreilles et que l’on fait avancer en le bourrant de coups de pied ».
Comme beaucoup de patrons de presse de l’époque, Giffard fut à l’initiative de plusieurs événements sportifs. Ainsi, pour le compte du quotidien Le Petit Journal, il créa la course cycliste Paris-Brest-Paris.
Le 6 septembre 1891, au petit matin, 206 coureurs prennent le départ devant les locaux de l’organe de presse, quelques-uns sur des tricycles, d’autres sur des tandems ou même un grand bi. Les fabricants des machines, Peugeot, Clément, Rochet, sont essentiellement français (c’est François Bayrou qui serait content !), cependant, le vainqueur chevauche un cycle Humber d’origine anglaise, pesant 21,5 kg.
À Versailles, une plaque apposée dans la côte de Picardie témoigne de la dernière halte du premier vainqueur Charles Terront, le mercredi 9 septembre 1891 à 5h 45 du matin après avoir accompli 1170 kilomètres en 71 heures et seize minutes sans repos !
Entre 1891 et 1931, sept éditions furent organisées à une fréquence plus ou moins décennale avant que l’épreuve ne tombât en sommeil faute d’un nombre suffisant de coureurs professionnels.
Ressuscitée, la course longue de 1200 kilomètres se dispute de nos jours, de Saint-Quentin-en-Yvelines à Brest et retour, selon deux formules, une pour randonneurs (tous les quatre ans) et une dite Audax avec allure imposée conduite et contrôlée par des capitaines de route (tous les cinq ans).
Je vous dirige vers le blog d’un de mes fidèles lecteurs qui y conte avec moult détails et images son double exploit de l’été dernier. En effet, il s’est goinfré de Paris-Brest (et retour !) en participant aux deux formules. Les médailles qui récompensent ses authentiques performances athlétiques ne sont pas en chocolat.
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La pâtisserie réclame de la précision, donc avant que la crème pralinée ne tourne, j’en reviens à ce fameux gâteau inspiré de l’odyssée cycliste.
En effet, Pierre Giffard, domicilié à Maisons-Lafitte, demanda à Louis Durand, un pâtissier de cette ville des Yvelines, d’imaginer un gâteau pour commémorer la course de légende qui passait alors par la forêt de Saint-Germain-en-Laye toute proche. Ainsi naquit, en 1910, le Paris-Brest, une pâtisserie en forme de couronne, censée représenter une roue de vélo avec ses rayons, et composée d’une pâte à choux et d’une crème au beurre ou d’une crème mousseline pralinée, garnie d’amandes effilées.
Le Larousse Gastronomique fait état d’une autre origine contestée, accordant la paternité du gâteau à Monsieur Bauget, également pâtissier à Maisons-Lafitte. Il la justifie par la présence dans la boutique d’un carrelage mural ancien représentant le train qui assurait la liaison entre Paris et Brest.
Mon père, inconsciemment ou pas, se référa à cette seconde version lors d’un repas mémorable pris, dans mon enfance, au buffet de la gare de Guingamp, justement située sur la dite ligne ferroviaire. Dubitatif devant l’aspect du gâteau qu’il avait choisi en dessert, il s’enquit auprès du garçon de sa réelle identité. Le serveur lui confirmant qu’il s’agissait bien d’un Paris-Brest, mon père lui rétorqua alors que le chef pâtissier avait dû s’arrêter à Guingamp lors de sa fabrication !!! Cette anecdote égaya longtemps les repas de famille.
Cocasserie, les deux pâtisseries Durand et Bauget existent encore aujourd’hui et sont quasiment vis-à-vis dans l’avenue de Longueil à Maisons-Laffite. Les héritiers ou les successeurs font valoir leurs prérogatives sans animosité excessive. Ils tirent profit de la popularité du gâteau. Vu son prix, le Paris-Brest en forme de roue doit être lenticulaire et équipé « Tout Mavic » (plaisanterie uniquement réservée aux spécialistes du vélo) ! L’un d’eux doit regretter cependant que l’aïeul Louis Durand n’ait pas déposé un brevet quand il le créa en 1910.
Retour à Forges-les-Eaux, à la pâtisserie Lucas où il reste à choisir les deux gâteaux pour mon frère … selon mon goût et celui de ma mère car vous savez qu’immanquablement, nous nous les partagerons.
Un que nous reluquions avec envie et que nous nous disputions tendrement ensuite, c’est le salambo. Il porte parfois le nom peu glorieux de gland. Pour reprendre une des petites phrases mesquines (et enfantines) que s’envoient les candidats à l’élection présidentielle, « c’est celui qui le dit qui y est » !!!
À l’inverse, certains pâtissiers cultivés l’orthographient Salammbô comme le roman de Gustave Flaubert. Avec son dessus glacé au fondant vert, décoré d’un vermicelle en chocolat à une extrémité, et son arôme de kirsch, il a la délicatesse de la fille d’Hamilcar, l’héroïne de Flaubert, parée de colliers de riches pierreries et de chaînettes aux chevilles.
Créé à la fin du dix-neuvième siècle, il devrait en fait son nom à l’opéra éponyme d’Ernest Reyer adapté de l’œuvre de Flaubert, qui connut alors beaucoup de succès.
Lors de sa dégustation, la dernière bouchée avec le caramel blond craquant sous la dent m’était aussi chère que la première gorge de bière pour Philippe Delerm.
En mai et juin, à la saison des fraises françaises (c’était inutile à l’époque de préciser la provenance), mon père ramenait souvent une tartelette : un fond d’une délicieuse pâte sablée, rempli d’une onctueuse crème pâtissière, quatre ou cinq gariguettes d’un beau rouge vif disposées dessus, le tout nappé d’un coulis.
Plus tenté par la cueillette des fraises du potager familial, bon prince, je laissais ce gâteau à ma mère en spéculant qu’en échange, elle me laisserait à d’autres périodes moins favorables aux fruits, une moitié de son mille-feuille.
Ces tractations pâtissières me renvoient à cette étonnante phrase de Jean-Paul Sartre tirée de L’existentialisme est un humanisme : « Je ne veux évidemment pas dire que, quand je choisis entre un millefeuille et un éclair au chocolat, je choisis dans l’angoisse ». Oui, le philosophe a écrit cela ! Liberté et aliénation, l’homme est libre de choisir … son gâteau, et même de se goinfrer jusqu’à la nausée !!! Ça, c’est moi qui l’ajoute !
Quand bien même, le partage fût d’une extrême délicatesse du fait même de la texture du gâteau, une alternance de couches dures de pâte feuilletée avec des lits instables de crème pâtissière.
Pour les lecteurs aussi scrupuleux avec l’orthographe que les bons pâtissiers le sont avec les proportions et le temps de cuisson, le mille-feuille, s’il admet l’absence de trait d’union, ne tolère pas par contre de s au singulier en dépit du feuilletage.
Il tire son appellation du nombre de feuillets de pâte qui le composent.
Un peu d’algèbre : sachant que dans la recette classique du mille feuille, on plie la pâte en trois (deux plis type pli roulé) et on fait six tours, selon les formules, f=b+1 et b=(p+1) à la puissance n, où f est le nombre de feuilles de pâte, b le nombre de couches de beurre, p le nombre de plis effectués et n le nombre de fois où la pâte est pliée, on obtient b=(2+1) puissance 6 soit 729 couches de beurre donc 730 feuilles de pâte. Si le compte n’est pas (tout à fait) bon, le gâteau l’est sacrément !
Son origine exacte est incertaine. François Pierre de La Varenne décrit la recette d’un gâteau feuilleté dans son livre « Le Cuisinier françois » publié en 1651. Mais, le mille feuille tel qu’on le connaît, aurait en fait été élaboré, deux siècles plus tard, par la pâtisserie Seugnot, rue du Bac à Paris. Aujourd’hui, dans la même rue de la capitale, une minuscule boutique au nom prometteur de Pâtisserie des rêves, mêlant tradition et modernité, réinvente les gâteaux d’autrefois dont le « mille feuille du dimanche ».
Est-ce une réminiscence des campagnes menées par l’empereur, le mille feuille s’appelle parfois napoléon à l’étranger.
À l’époque prospère des Trente Glorieuses, mon père me gâtait en complétant souvent sa commande par une dernière pâtisserie en prévision de mon « quatre heures » dominical. Un trésor au vrai sens du mot !
À l’origine, les financiers étaient des petits gâteaux ovales concoctés par les sœurs de l’ordre religieux des visitandines, l’ordre de la Visitation Sainte-Marie fondé en 1610 par saint François de Sales et sainte Jeanne de Chantal à Annecy. Pour cette raison, ils s’appelaient alors visitandines.
Petit clin d’œil du chanteur Sarcloret, souvent caustique lorsqu’il parle de ses compatriotes suisses :
« … Comment faire un pays heureux
En étant si peu chaleureux ?
C’est bien joli, un pays vert
Mais pas tant qu’un pays ouvert
Comment faire un pays honnête
En étant juste à moitié net ?
À toujours tout faire pour les riches
On est juste un pays qui triche
On est juste un pays qui triche ... »
Par la suite, nos voisins helvètes revisitèrent les … visitandines, et pour ne pas qu’on puisse les soupçonner de plagiat, ils leur donnèrent la forme rectangulaire et la couleur d’un lingot d’or et les baptisèrent financiers ! L’atavisme sévit même en pâtisserie.
Une autre version, peut-être plus fantaisiste, attribue l’origine du financier à la pâtisserie Lasne, toute proche de la Bourse de Paris, qui, vers 1890, aurait imaginé ce gâteau pour flatter les papilles de la « corbeille ».
Est-ce parce qu’en ces temps de crise, on voit d’un mauvais œil tout ce qui touche à la finance, on retrouve parfois aujourd’hui le gâteau sous son nom d’origine de visitandine.
En tout cas, très vénal quand il s’agit de pâtisserie, ce n’est pas la moindre de mes contradictions, j’ai toujours adoré ces lingots moelleux à la poudre d’amande.
Pendant que je déguste les gâteaux de mon enfance avec une Envie majuscule, je vous offre un des plaisirs minuscules évoqué par Philippe Delerm avec sa première gorgée de bière :
« Des gâteaux séparés, bien sûr. Une religieuse au café, un paris-brest, deux tartes aux fraises, un mille feuille. A part pour un ou deux, on sait à qui chacun est destiné, mais quel sera celui-en-supplément-pour-les-gourmands ? On égrène les noms sans hâte. De l’autre côté du comptoir, la vendeuse, la pince à gâteaux à la main, plonge avec soumission vers vos désirs; elle ne manifeste même pas d’impatience quand elle doit changer de carton, le mille-feuille ne tient pas. C’est important ce carton plat, carré, aux bords arrondis, relevés. Il va constituer le socle solide d’un édifice fragile, au destin menacé. Ce sera tout !
Alors la vendeuse engloutit le carton plat dans une pyramide de papier rose, bientôt nouée d’un ruban brun. Pendant l’échange de monnaie, on tient le paquet par en dessous, mais dès la porte du magasin franchie, on le saisit par la ficelle, et on l’écarte un peu du corps. C’est ainsi. Les gâteaux du dimanche sont à porter comme on tient un pendule. Sourcier des rites minuscules, on avance sans arrogance, ni fausse modestie. Cette espèce de componction, de sérieux de roi mage, n’est-ce pas ridicule ? Mais non.
Si les trottoirs dominicaux ont un goût de flânerie, la pyramide suspendue y est pour quelque chose autant que ça et là quelques poireaux dépassant d’un cabas.
Paquet de gâteaux à la main, on a la silhouette du professeur Tournesol, celle qu’il faut pour saluer l’effervescence d’après messe et les bouffées de P.M.U., de café, de tabac.
Petits dimanches d’autrefois, petits dimanches d’aujourd’hui, le temps balance en encensoir au bout d’une ficelle brune. Un peu de crème pâtissière a fait juste une tache en haut de la religieuse au café. »
Quand j’étais gamin, on ne me prenait pas (trop) le doigt dans la confiture, mais plutôt, tel un clown, la bouche peinturlurée de chocolat ou le nez saupoudré de sucre glace pour avoir regardé de trop près le mille feuille.
Nostalgie de mon enfance, Spleen de Paris de Charles Baudelaire ! Le poète est en voyage dans les îles de l’Océan Indien, lorsque s’arrêtant pour manger … :
« … Je découpais tranquillement mon pain, quand un bruit très léger me fit lever les yeux. Devant moi se tenait un petit être déguenillé, noir, ébouriffé, dont les yeux creux, farouches et comme suppliants, dévoraient le morceau de pain. Et je l’entendis soupirer, d’une voix basse et rauque, le mot: gâteau! Je ne pus m’empêcher de rire en entendant l’appellation dont il voulait bien honorer mon pain presque blanc, et j’en coupai pour lui une belle tranche que je lui offris. Lentement il se rapprocha, ne quittant pas des yeux l’objet de sa convoitise; puis, happant le morceau avec sa main, se recula vivement, comme s’il eût craint que mon offre ne fût pas sincère ou que je m’en repentisse déjà.
Mais au même instant il fut culbuté par un autre petit sauvage, sorti je ne sais d’où, et si parfaitement semblable au premier qu’on aurait pu le prendre pour son frère jumeau. Ensemble ils roulèrent sur le sol, se disputant la précieuse proie, aucun n’en voulant sans doute sacrifier la moitié pour son frère. Le premier, exaspéré, empoigna le second par les cheveux; celui-ci lui saisit l’oreille avec les dents, et en cracha un petit morceau sanglant avec un superbe juron patois. Le légitime propriétaire du gâteau essaya d’enfoncer ses petites griffes dans les yeux de l’usurpateur; à son tour celui-ci appliqua toutes ses forces à étrangler son adversaire d’une main, pendant que de l’autre il tâchait de glisser dans sa poche le prix du combat. Mais, ravivé par le désespoir, le vaincu se redressa et fit rouler le vainqueur par terre d’un coup de tête dans l’estomac. À quoi bon décrire une lutte hideuse qui dura en vérité plus longtemps que leurs forces enfantines ne semblaient le promettre? Le gâteau voyageait de main en main et changeait de poche à chaque instant; mais, hélas! il changeait aussi de volume; et lorsque enfin, exténués, haletants, sanglants, ils s’arrêtèrent par impossibilité de continuer, il n’y avait plus, à vrai dire, aucun sujet de bataille; le morceau de pain avait disparu, et il était éparpillé en miettes semblables aux grains de sable auxquels il était mêlé.
Ce spectacle m’avait embrumé le paysage, et la joie calme où s’ébaudissait mon âme avant d’avoir vu ces petits hommes avait totalement disparu; j’en restai triste assez longtemps, me répétant sans cesse: « Il y a donc un pays superbe où le pain s’appelle du gâteau, friandise si rare qu’elle suffit pour engendrer une guerre parfaitement fratricide! ». »
Au risque de rompre mon embellie pâtissière, Le gâteau de Baudelaire, d’une actualité toujours criante un siècle et demi plus tard, atteste a contrario que je fus un enfant heureux et privilégié avec les délicieux gâteaux du dimanche d’antan !
