En cette période des Rameaux, nombreux sont ceux qui se recueillent sur la tombe de leurs chers disparus. Habitué à cette coutume par mes parents depuis ma plus tendre enfance, je ne saurais y déroger sous peine, dans mon esprit, de manquer de respect à mes aïeux. C’est ainsi même s’il existe bien d’autres façons de penser à eux et d’honorer leur mémoire.
Au-delà de mes états d’âme, sans que je sois guidé par quelque penchant morbide, j’aime la fréquentation de certains cimetières notamment parisiens. Ainsi, dans un billet en date du 12 novembre 2008, je vous entraînais dans une promenade en musique au cimetière du Père-Lachaise, à l’est de la capitale.
Cette fois, je vous invite à me suivre, au pied de la célèbre butte, dans les allées du cimetière de Montmartre, la troisième plus grande nécropole de Paris avec ses 11 hectares et 22 000 sépultures, installé depuis 1825 à l’emplacement d’anciennes carrières de gypse. À quelques pas de la place Clichy, sa tranquillité n’est même pas troublée par la circulation trépidante sur le pont de Caulaincourt qui le traverse en surplomb. On y accède par la courte impasse Rachel du prénom de la tragédienne Élisabeth Rachel Félix adulée au dix-neuvième siècle pour ses interprétations des héroïnes de Corneille et de Racine.
Les cimetières, véritables théâtres à ciel ouvert, nous rappellent ou nous apprennent bien souvent des choses. Ils font revivre la grande histoire et en inspirent plein de petites, au fil des allées, au gré des monuments, des ornements ou des épitaphes.
Umberto Eco choisit Le cimetière (juif) de Prague comme point de départ de son dernier ouvrage, une combinaison brillante de journal intime et de roman feuilleton du dix-neuvième siècle. À travers son héros Simone Simonini, un personnage fictif et odieux, il mélange avec jubilation le vrai et le faux, les faits, les rumeurs et les légendes.
Après la parution d’un de ses précédents romans, Le pendule de Foucault, il paraît qu’une affluence inhabituelle de touristes fanatiques d’ésotérisme et d’occultisme, en quête d’un début de preuve du complot, troubla la quiétude de la tombe du célèbre physicien inhumé justement au cimetière de Montmartre.
Curieusement, les géniales découvertes de Léon Foucault inscrites sur la pierre, l’invention du gyroscope, le calcul de la vitesse de la lumière et la démonstration de la rotation de la terre, s’effacent peu à peu avec l’usure du temps, alors qu’elles continuent indéfiniment à déterminer la vie.
Un chat détale dans mes pieds. Claude Nougaro chanta les amours d’un coq et d’une pendule. Je ne possède pas son talent pour vous conter ceux d’un matou et d’un pendule. À défaut, je vous livre un extrait de la chronique de Cavanna dans le Charlie Hebdo acheté quelques minutes plus tôt dans un kiosque de la place Clichy. Il y évoque justement son goût pour les mappemondes :
« Un globe terrestre peut vous immobiliser des jours entiers, vous emmener à l’autre bout du monde – » le bout du monde » … Le langage courant n’a pas encore admis la rotondité de la Terre, c’est charmant – vous faire oublier la contingence …
Achetez-vous, faîtes-vous offrir un globe terrestre, un avec le relief bien dessiné, les creux des océans, tout ça, mais plutôt discret sur l’aspect politique. Que les montagnes, les déserts, les effondrements soient bien marqués, mais que surtout les États ne soient pas coloriés de couleurs tranchées, les frontières, ça va ça vient, et ça fausse le jugement.
Un globe, c’est une formidable machine à rêver. Si l’on est porté au rêve éveillé. C’est aussi une projection extrêmement précise de ce qu’il y a de plus réel sur la Terre : la Terre elle-même. Et puis, ça tourne. Sur son axe de travers. Car elle est de travers, la Terre, n’essayez pas de la relever, c’est sa position habituelle. Rien que ça, cette inclinaison, ça vous met en scène le phénomène des saisons ... »
Quant aux ésotéristes de pacotille, ils ont migré depuis, vers l’église Saint-Sulpice, après la lecture du Da Vinci code. Et pour qui veut gagner des millions, malheureusement, il vaut mieux connaître Jean-Pierre plutôt que Léon. ! Ainsi tourne la terre …
« Faire des concessions ? Oui, c’est un point de vue… mais sur un cimetière », voici une excellente entrée en matière pour ma déambulation dans le labyrinthe des tombes. Elle appartient à Sacha Guitry dont, justement, la stèle se dresse en face de la guérite du gardien.
Comédien et dramaturge, metteur en scène de théâtre, réalisateur et scénariste de cinéma, il était friand de bons mots qui contribuèrent aussi à sa popularité. Malgré la réputation de misogyne qu’il cultivait, il se maria cinq fois uniquement avec des actrices.
Il ironisait sur la libido débordante de la seconde, Yvonne Printemps qu’il avait épousée avec comme témoins Sarah Bernhardt, Georges Feydeau et Tristan Bernard : « Quand tu mourras, on pourra inscrire sur ta tombe : À Yvonne, enfin froide ». Ce à quoi, se moquant de ses performances d’alcôve, elle aurait répliqué : « Et sur la tienne : À Sacha, enfin raide ! » Au début de sa carrière, Sacha Guitry l’avait choisie pour jouer Marie Duplessis – ça ne vous dit rien ? – dans la pièce Deburau qu’il avait créée au théâtre du Vaudeville, le bien nommé. Plus tard, elle devint la compagne de Pierre Fresnay jusqu’à sa mort. Au côté de celui-ci, elle interpréta au cinéma le rôle de Marguerite Gautier, ça ne vous dit toujours rien ?
Quant à Sacha Guitry, à cinquante ans, il épousa en troisième noce une jeune femme de vingt-deux ans sa cadette : « J’ai le double de son âge, il est donc juste qu’elle soit ma moitié ».
Comme si ce n’était déjà pas assez compliqué comme cela, lorsque plus tard, il adapta au cinéma sa pièce Deburau, il confia cette fois le rôle de Marie Duplessis à sa cinquième femme, Lana Marconi. Vous ne voulez toujours pas gagner des millions … ?
Sous l’Occupation, Sacha Guitry réalisa Le Destin fabuleux de Désirée Clary, le premier amour de Napoléon qui l’abandonna pour Joséphine de Beauharnais. Je vous cite ce film relativement mineur pour évoquer une autre jeune fille au destin remarquable, Amélie Poulain, bien sûr, qui dégustait ses crèmes brûlées au café des Deux Moulins, rue Lepic, à quelques mètres du mur d’enceinte du cimetière.
Pour l’instant, tandis que je photographie sa sépulture, me vient en mémoire encore un dernier bon mot de Sacha Guitry : « Sentant venir la mort, le photographe a dit entre ses dents : Attention…Ne bougeons plus ! »
De la même manière qu’au Père-Lachaise, si vous suivez un flot anormal de jeunes (et de moins jeunes), vous vous retrouvez devant la tombe de Jim Morrison, mythique soliste de The Doors, ici, en emboîtant le pas de la gent féminine, en tout bien tout honneur, vous parvenez à la sépulture très fleurie de Yolande Gigliotti dite Dalida.
C’est tout près de là, dans son domicile de la rue d’Orchampt, que la reine du disco choisit d’en finir avec ses tourments, une nuit de mai 1987. Née au Caire de parents italiens, reine de beauté dont un titre de miss Egypte, sa statue avec un grand soleil lui servant d’auréole, rappelle celles des divinités égyptiennes.
Est-ce un effet d’optique sous le grand portique de marbre, la sculpture, pourtant à la taille exacte de l’artiste, semble petite.
« Moi, je vis d’amour et de danse
Je vis comme si j’étais en vacances
Je vis comme si j’étais éternelle …
Laissez-moi danser laissez-moi
Laissez-moi danser chanter en liberté tout l’été
Laissez-moi danser laissez-moi
Aller jusqu’au bout du rêve ... »
Ciao bambina ! Après Dalida, Sanson, excusez ce jeu de mots indigne sinon des Inconnus et de leur célèbre sketch Télé-magouilles. Drôle de raccourci, c’en est un au vrai sens du terme, puisqu’il s’agit là d’une famille de bourreaux dont la tombe désuète est l’une des plus visitées du cimetière. Curiosité morbide à laquelle j’échappe de justesse car je ne l’ai pas repérée.
Plus qu’une famille, les Sanson constituent une véritable dynastie de bourreaux normands (des « pays » que je ne revendique pas !) qui exercèrent leurs basses besognes à Paris de 1688 à 1847.
Charles, le premier de sept générations, commence assez mal sa carrière puisque, alors qu’il devient aide-bourreau de son beau-père, le procès-verbal d’une exécution effectuée à Rouen mentionne : « Ayant à « rompre » un condamné, l’exécuteur des hautes œuvres ayant forcé son gendre, nouvellement marié, à porter un coup de barre au patient, ledit gendre tomba en pâmoison et fut couvert de huées par la foule. »
Son fils prénommé également Charles, préside en 1721 à l’exécution du célèbre bandit Cartouche qui nous semble pourtant bien sympathique à l’écran.
Le petit-fils Charles Jean-Baptiste ne laisse pas un souvenir impérissable (!) bien que lui soit confiée la charge d’exécuteur de la Ville, Prévôté et Vicomté de Paris. Il épouse une fille du bourreau de Sens et petite-fille du bourreau d’Étampes. Qui sait s’ils ne seraient pas condamnés aujourd’hui pour délit d’initiés.
L’arrière petit-fils Charles-Henri fait des débuts prometteurs en procédant dès l’âge de dix-huit ans à l’exécution de Damiens, célèbre pour sa tentative de régicide sur Louis XV et pour être la dernière personne à avoir été écartelée légalement en France, sous l’Ancien Régime. Quoiqu’il y ait à redire sur la qualité du travail … En effet, les bourreaux, sans réelle pratique de ce genre de torture, attachent quatre chevaux rétifs conduits par des cavaliers enivrés et omettent de couper d’abord les tendons des membres pour faciliter l’arrachement. Le supplice, en place de Grève, dure deux heures et quart, et la mort de Damiens ne survient seulement qu’à la tombée de la nuit, à l’enlèvement du bras droit, le dernier membre. Vraiment gore !
Charles-Henri administre la peine capitale durant plus de quarante ans et exécute de sa propre main environ trois mille personnes. Parmi celles-ci, les plus illustres sont le chevalier de La Barre (réhabilité bien tardivement le 25 Brumaire an II et dont la statue se dresse près du Sacré-Cœur), le roi Louis XVI, le 21 janvier 1793, laissant le soin à son fils de décapiter Marie-Antoinette. Par la suite, il mène à la guillotine Danton, Robespierre, Saint-Just, Camille Desmoulins, Lavoisier et Charlotte Corday coupable d’avoir poignardé Marat dans sa baignoire.
Gabriel, le plus jeune fils de Charles-Henri, prend la relève mais il meurt prématurément des suites d’une chute d’un échafaudage … en voulant présenter une tête tranchée à la foule. Quel destin crapuleux !
S’il en est un qui sait parler du couple biblique Samson et Dalila à l’origine de mon pitoyable calembour, c’est bien Alfred de Vigny dans un superbe poème :
« Le désert est muet, la tente est solitaire.
Quel Pasteur courageux la dressa sur la terre
Du sable et des lions? – La nuit n’a pas calmé
La fournaise du jour dont l’air est enflammé.
Un vent léger s’élève à l’horizon et ride
Les flots de la poussière ainsi qu’un lac limpide.
Le lin blanc de la tente est bercé mollement ;
L’œuf d’autruche allumé veille paisiblement,
Des voyageurs voilés intérieure étoile,
Et jette longuement deux ombres sur la toile.
L’une est grande et superbe, et l’autre est à ses pieds :
C’est Dalila, l’esclave, et ses bras sont liés
Aux genoux réunis du maître jeune et grave
Dont la force divine obéit à l’esclave.
Comme un doux léopard elle est souple, et répand
Ses cheveux dénoués aux pieds de son amant.
Ses grands yeux, entr’ouverts comme s’ouvre l’amande,
Sont brûlants du plaisir que son regard demande,
Et jettent, par éclats, leurs mobiles lueurs.
Ses bras fins tout mouillés de tièdes sueurs,
Ses pieds voluptueux qui sont croisés sous elle,
Ses flancs plus élancés que ceux de la gazelle,
Pressés de bracelets, d’anneaux, de boucles d’or,
Sont bruns ; et, comme il sied aux filles de Hatsor,
Ses deux seins, tout chargés d’amulettes anciennes,
Sont chastement pressés d’étoffes syriennes ... »
Il repose dans un coin si retiré du cimetière que j’ai failli ne pas trouver sa tombe blottie entre plusieurs chapelles.
J’hésite, chères lectrices, à vous livrer un autre passage de La colère de Samson :
« Une lutte éternelle en tout temps, en tout lieu
Se livre sur la Terre, en présence de Dieu,
Entre la bonté d’Homme et la ruse de Femme.
Car la Femme est un être impur de corps et d’âme« .
Sa vision négative de la femme n’empêcha pas le sieur Alfred d’avoir de nombreuses amantes.
Théophile Gautier déclarait à son propos : « Peu d’écrivains ont réalisé comme Alfred de Vigny, l’idéal qu’on se forme du poète … la proportion exquise de la forme et de l’idée », qualifiant même l’ange Éloa, de « poème le plus beau, le plus parfait peut-être de la langue française ».
« Eloa s’écartant de ce divin spectacle,
Loin de leur foule et loin du brillant Tabernacle,
Cherchait quelque nuage où dans l’obscurité
Elle pourrait du moins rêver en liberté…
Les Vierges quelquefois, pour connaître sa peine,
Formant une prière inattendue et vaine,
L’entouraient, et prenant ces soins qui font souffrir,
Demandaient quels trésors il lui fallait offrir,
Et de quel prix serait son éternelle vie,
Si le bonheur du Ciel flattait peu son envie;
Et pourquoi son regard ne cherchait pas enfin
Les regards d’un Archange ou ceux d’un Séraphin.
Eloa répondait une seule parole:
« Aucun d’eux n’a besoin de celle qui console;
On dit qu’il en est un… » Mais, détournant leurs pas,
Les Vierges s’enfuyaient et ne le nommaient pas. »
Je moucharde, le un en question, c’est Lucifer !
« Vous êtes mon lion superbe et généreux » ! Théophile en gilet rouge et Alfred étaient côte à côte, le 25 février 1830, pour la première représentation à la Comédie Française de la pièce de Victor Hugo qui déclencha la fameuse bataille d’Hernani. J’ai évoqué cette passe d’armes littéraire dans mon billet Mon alter Hugo à moi du 11 février 2010. Vivent les Romantiques !
Ils ne sont séparés dans la mort que par trois allées.
« … Passons, car c’est la loi ; nul ne peut s’y soustraire ;
Tout penche ; et ce grand siècle avec tous ses rayons
Entre en cette ombre immense où, pâles, nous fuyons.
Oh ! quel farouche bruit font dans le crépuscule
Les chênes qu’on abat pour le bûcher d’Hercule !
Les chevaux de la Mort se mettent à hennir,
Et sont joyeux, car l’âge éclatant va finir ;
Ce siècle altier qui sut dompter le vent contraire
Expire … – O Gautier, toi, leur égal et leur frère,
Tu pars après Dumas, Lamartine et Musset.
L’onde antique est tarie où l’on rajeunissait ;
Comme il n’est plus de Styx il n’est plus de Jouvence.
Le dur faucheur avec sa large lame avance
Pensif et pas à pas vers le reste du blé ;
C’est mon tour ; et la nuit emplit mon œil troublé
Qui, devinant, hélas, l’avenir des colombes,
Pleure sur des berceaux et sourit à des tombes. »
Ainsi, de Guernesey, Victor Hugo salue (l’écrivain) au seuil sévère du tombeau.
Le monument est constitué d’une sculpture de Calliope, muse de la poésie épique et de la grande l’éloquence, tenant palme et lyre, accoudée à un bouclier sur lequel est gravée l’effigie de Théophile.
À l’œuvre chargée et noircie par la pollution, je préfère les mots pétris par Gautier dans un poème justement intitulé L’art extrait de son recueil Émaux et Camées :
« Oui, l’oeuvre sort plus belle
D’une forme au travail
Rebelle,
Vers, marbre, onyx, émail.
Point de contraintes fausses !
Mais que pour marcher droit
Tu chausses,
Muse, un cothurne étroit.
Fi du rythme commode,
Comme un soulier trop grand,
Du mode
Que tout pied quitte et prend !
Statuaire, repousse
L’argile que pétrit
Le pouce
Quand flotte ailleurs l’esprit :
Lutte avec le carrare,
Avec le paros dur
Et rare,
Gardiens du contour pur ;
Emprunte à Syracuse
Son bronze où fermement
S’accuse
Le trait fier et charmant ;
D’une main délicate
Poursuis dans un filon
D’agate
Le profil d’Apollon.
Peintre, fuis l’aquarelle,
Et fixe la couleur
Trop frêle
Au four de l’émailleur.
Fais les sirènes bleues,
Tordant de cent façons
Leurs queues,
Les monstres des blasons ;
Dans son nimbe trilobe
La Vierge et son Jésus,
Le globe
Avec la croix dessus.
Tout passe. – L’art robuste
Seul a l’éternité.
Le buste
Survit à la cité.
Et la médaille austère
Que trouve un laboureur
Sous terre
Révèle un empereur.
Les dieux eux-mêmes meurent,
Mais les vers souverains
Demeurent
Plus forts que les airains.
Sculpte, lime, cisèle ;
Que ton rêve flottant
Se scelle
Dans le bloc résistant ! »
On peut comprendre que Baudelaire lui ait dédié ses Fleurs du Mal : « Au poète impeccable ».
De nos jours, la popularité de Théophile Gautier se concentre presque uniquement sur ses romans Le capitaine Fracasse et à un degré moindre, la sulfureuse Mademoiselle de Maupin qui se travestit pour mieux connaître les hommes.
Pourtant, outre ses romans et ses poèmes, ses critiques littéraires et ses récits de voyage étaient fort appréciés.
Sur la pierre, comme une invitation aux visiteurs, sont gravées deux strophes tirées, l’une de La Comédie de la Mort :
« Priez Dieu pour son âme et par des fleurs nouvelles
Remplacez en pleurant les pâles immortelles
Et les bouquets anciens »
L’autre, de son poème Dernière Feuille :
« L’oiseau s’en va la feuille tombe
L’amour s’éteint car c’est l’hiver
Petit oiseau viens sur ma tombe
Chanter quand l’arbre sera vert »
C’est pour bientôt Théophile, le printemps arrive. Chanter et même danser car j’ai découvert que, grand admirateur de la danseuse italienne Carlotta Grisi, il eut l’idée de faire de Giselle, un ballet romantique après avoir lu la légende des Willis, une nouvelle du poète allemand Heinrich Heine, inhumé également au cimetière Montmartre. Il en élabora le livret ce qui justifie que je traverse l’allée Cordier pour me recueillir, non loin de là, devant la stèle de la danseuse étoile Ludmila Tcherina. En effet, dans les années 1950, elle interpréta le rôle de Giselle à la Scala de Milan avec à la baguette, le chef d’orchestre Toscanini, ainsi qu’au théâtre Bolchoï de Moscou.
Il était un temps déjà lointain où l’on pouvait admirer à la télévision ses entrechats dans des émissions populaires en début de soirée. Je me souviens d’elle composant une très belle Antinéa dans L’Atlantide ou encore une Salomé revue par Maurice Béjart . Aujourd’hui, audimat oblige, on préfère voir en « prime time » M. Pokora et Philippe Candeloro danser avec les stars …
Ludmila délaissa ses chaussons de ballerine pour entamer une carrière cinématographique. Ainsi, tiens donc, elle interpréta aussi Marguerite Gautier, non ce n’est pas la femme de Théophile, encore moins la femme de Nestor, ni même la femme d’Hector ! Vous n’avez toujours pas trouvé ?
Dans la seconde partie de sa vie, Ludmila poursuivit avec un indéniable talent sa quête artistique dans la sculpture et la peinture. Une de ses œuvres, Europe à cœur, fut choisie comme symbole de l’Europe unie et trône sur le parvis du Parlement européen à Strasbourg. Une réplique en résine surmonte sa tombe.
« Un pied sur le trottoir
Et l’autre qui brise une vitre
Ça forme un angle bizarre
Je trouve ça plutôt chic
Nijinski ... »
Je ne me livre certes pas à telle acrobatie dans l’allée Samson, mais ce couplet d’une vieille chanson de Daniel Darc me revient en tête tandis que je me dirige vers la tombe du légendaire danseur russe. Vaslav Nijinski m’attend, méditant assis sur sa propre stèle. Pour la circonstance, il a revêtu son costume de Petrouchka, le célèbre ballet créé en 1911 au théâtre du Châtelet sur une musique d’Igor Stravinsky.
Peut-être, cet après-midi, pense-t-il au Spectre de la Rose, un poème de son proche voisin dans l’éternité, Théophile Gautier, encore lui, dont il s’inspira pour un ballet :
« ... Ô toi qui de ma mort fus cause,
Sans que tu puisses le chasser
Toute la nuit mon spectre rose
À ton chevet viendra danser.
Mais ne crains rien, je ne réclame
Ni messe, ni De Profundis ;
Ce léger parfum est mon âme
Et j’arrive du paradis.
Mon destin fut digne d’envie :
Pour avoir un trépas si beau,
Plus d’un aurait donné sa vie,
Car j’ai ta gorge pour tombeau,
Et sur l’albâtre où je repose
Un poète avec un baiser
Écrivit : Ci-gît une rose
Que tous les rois vont jalouser. »
Le ballet adapté de ce poème marqua une véritable révolution dans la chorégraphie de couple en donnant au danseur autant d’importance que la ballerine.
Sa création avant-gardiste de L’après-midi d’un faune avec l’évocation d’un orgasme fit scandale en son temps : « Un faune inconvenant, avec de vils mouvements de bestialité érotique et des gestes de lourde impudeur ».
La limite entre le génie et la folie est parfois fragile. Nijinski erra entre asiles et hôpitaux durant plus de trente ans, soit la moitié de sa vie. Mais il demeure le maître (de ballet) étalon pour ce qui est de la grâce et de la virtuosité.
Dans la famille Bourreau, je cherche maintenant un bourreau des cœurs ! Je le trouve à la division 21 avec le cinéaste François Truffaut, le réalisateur de L’homme qui aimait les femmes et de La femme d’à-côté. En la circonstance, Dominique Laffin, la personne qui repose dans le caveau voisin, était une fort jolie actrice décédée prématurément à l’âge de trente-trois ans. Sa filmographie cependant riche montre son goût marqué pour un cinéma d’auteur. Elle tourna, excusez du peu, avec Claude Miller, Marco Ferreri, Jacques Doillon, Christine Pascal, Catherine Breillat, Robert Enrico et Claude Sautet. Elle est la maman de la femme politique Clémentine Autain, et son compagnon le chanteur Yvan Dautin sembla, au début des années 1970, un digne héritier de Boby Lapointe. Je m’amusais de son succès fétiche La méduse :
« La méduse de la plage de Saint-Malo
Fait du vélo sur la plage à Saint-Malo
Les coquillages et les crustacés
En ont assez de se faire écraser
Sous les rayons d’un vélo majuscule
Et d’une méduse qui vous tentacule
Ouille, ouille, ouille !
C’est là qu’il faut pas s’en méli-mélo les pinceaux
Dans la chaîne de vélo… »
Mais retour à « l’homme qui aimait les femmes » : « Les jambes des femmes sont des compas qui arpentent le globe terrestre en tous sens, lui donnant équilibre et harmonie. » Il fut amoureux de quasiment toutes les actrices vedettes de ses films. Ainsi notamment, avant de se désister au dernier moment, Truffaut demanda la main de Claude Jade, celle qu’il surnomma « la petite fiancée du cinéma français » et qu’il fit jouer dans Baisers volés, Domicile conjugal et L’amour en fuite, des titres très signifiants. Il acheva sa vie en compagnie de Fanny Ardant, la vedette de La femme d’à côté, dont il eut une fille. Qui ne se souvient pas aussi de Jeanne Moreau dans Jules et Jim, Isabelle Adjani dans L’histoire d’Adèle H, de Catherine Deneuve dans Le dernier métro et La sirène du Mississipi, de sa sœur Françoise Dorléc dans La peau douce, de Nathalie Baye et Jacqueline Bisset dans La nuit américaine, de Marie-France Pisier et de Bernadette Lafont. Que des beaux lots, aurait dit Serge Gainsbarre !!!
Mais plus que le séducteur compulsif, il faut se souvenir que ce gamin turbulent de Pigalle où il fit Les 400 coups dans son adolescence appartient au groupe de critiques des Cahiers du Cinéma qui créèrent la Nouvelle Vague à la fin des années 1950.
J’ai évoqué récemment (billet du 1er mars 2012 Silence, on tourne ! … et on lit !) l’autre enfant terrible de ce mouvement cinématographique, Jean-Luc Godard, à travers sa relation amoureuse avec Anne Wiazemsky, la petite-fille de François Mauriac. Comme Anquetil et Poulidor à la même époque, Truffaut et Godard, c’était une histoire française, un divorce à la française aussi, qui marqua ma jeunesse. Choisir entre les deux relève de la philosophie et de l’esthétisme. Certains affirment même aujourd’hui par une jolie pirouette : « Ils sont morts tous les deux, mais il y en a un qui ne le sait pas » !
Beaucoup de leurs films figurent dans ma vidéothèque et le Hitchcock/Truffaut ou Le Cinéma selon Alfred Hitchcock constitue un de mes livres de chevet depuis fort longtemps.
Pour tous ces souvenirs, ma présence quelques instants devant le marbre noir et nu de la tombe me procure peut-être la plus forte émotion de ma promenade.
Un peu plus tard, je m’arrête devant la tombe d’Henri-Georges Clouzot, réalisateur représentatif d’un certain cinéma classique dit « de qualité française », celui que rejetaient justement les tenants de la Nouvelle Vague. Tant qu’il ne s’agit que d’art en général et du septième en particulier, les combats idéologiques sont riches encore que …
Clouzot peut s’enorgueillir d’être le seul cinéaste avec Michelangelo Antonioni et Robert Altman, à avoir raflé les récompenses suprêmes des trois plus grands festivals européens, le Lion d’or de la Mostra de Venise, la Palme d’or de Cannes et l’Ours d’or de Berlin.
Fidèles téléspectateurs des ciné-clubs, vous avez vu et même revu les grands classiques que sont L’assassin habite au 21, Le Corbeau, Quai des Orfèvres, Le salaire de la peur, Les Diaboliques et La Vérité.
Malgré le plan fourni par un des gardiens du cimetière, j’ai quelque difficulté à repérer, non loin de là, la tombe de Louis Jouvet, l’inspecteur Antoine du Quai des Orfèvres. Une dame s’affairant devant un caveau familial ignore même que l’immense acteur et metteur en scène de théâtre repose à quelques pas d’elle dans l’anonymat sous une pierre très banale et quasi abandonnée.
Grandeur puis décadence dans la mort qu’il connut au cours d’une répétition de la pièce La Puissance et la Gloire de Graham Greene dans son théâtre de l’Athénée.
Louis Jouvet est heureusement bien vivant dans le cœur de ses admirateurs. Qui n’a pas entendu au moins une fois ses plus fameuses répliques de sa diction syncopée ! Rappelez-vous le docteur Knock : « Est-ce que ça vous chatouille ou est-ce que ça vous gratouille ? … Est-ce que ça ne vous gratouille pas bien davantage quand vous avez mangé de la tête de veau à la vinaigrette ? » Et aussi, le cher cousin dans Drôle de drame : « Moi, j’ai dit bizarre, bizarre ? Comme c’est étrange … Moi, j’ai dit bizarre ? Comme c’est bizarre ! » Ou encore avec Arletty dans Hôtel du Nord : « J’ai besoin de changer d’atmosphère et mon atmosphère, c’est toi ... »
Moi aussi, je change d’atmosphère avec en contrebas, la tombe de Jean-Claude Brialy. Il appartient à cette génération d’acteurs issue de la Nouvelle Vague. Sa notoriété naquit avec trois films de Claude Chabrol, Le beau Serge, Les Cousins et Les Godelureaux. Son image de beau jeune premier, comme on disait à l’époque, charmeur et vif d’esprit lui valut beaucoup de succès. Il faisait partie de ces grands seconds rôles qui, pour des raisons économiques et médiatiques, ont presque disparu dans le cinéma français d’aujourd’hui.
Il s’exerça aussi à la réalisation et j’ai un tendre souvenir pour Églantine, une comédie autobiographique au charme suranné dans laquelle il évoquait son enfance auprès d’une adorable grand-mère.
N’ayant jamais oublié les cours du conservatoire d’art dramatique de sa jeunesse, il mena parallèlement au cinéma, une carrière de comédien et de directeur de théâtre.
Cultivant une image de dandy mondain, il aimait citer les répliques les plus savoureuses du cinéma et les pensées les plus drôles des acteurs, dont il fit deux anthologies. Il ne pouvait donc pas trouver meilleure voisine dans le sarcophage à côté, qu’Alphonsine Plessis, célèbre courtisane qui tenait salon au dix-neuvième siècle.
Ils se connaissent même fort bien car Jean-Claude réalisa lui aussi pour la télévision, la vie de Marguerite Gautier précisément inspirée de celle d’Alphonsine. Encore elle ?
Pour ceux d’entre vous, chers lecteurs, que je commence à agacer, il est temps que je me dirige vers le gisant de ce bâtard d’Alexandre Dumas fils de son père, l’auteur des Trois Mousquetaires et du Comte de Monte-Cristo, et de sa voisine de palier, Catherine Laure Labey.
Très marqué par son enfance douloureuse en pension et son illégitimité, il régla ses comptes dans deux pièces de théâtre, Le fils naturel et Un père prodigue.
Mais le roman de sa vie, c’est d’avoir écrit l’histoire d’amour d’une courtisane atteinte de phtisie, Marguerite Gautier, avec un jeune bourgeois, Armand Duval.
« N’ayant pas encore l’âge où l’on invente, je me contente de raconter. » Alors donc, Alexandre s’est inspiré de ses propres relations avec sa maîtresse Marie Duplessis.
Vous avez enfin trouvé ? Oui, Alphonsine Plessis, Marie Duplessis son pseudonyme, et Marguerite Gautier, c’est la même Dame aux camélias.
Le roman a été adapté de nombreuses fois au cinéma et au théâtre et a même inspiré à Verdi son opéra La Traviata. Il attribue à Marguerite, la dame aux camélias, le nom de Violette Valery. Une histoire de fleurs !
De Sarah Bernhardt à Isabelle Huppert en passant par Greta Garbo, les plus grandes actrices ont incarné la célèbre courtisane qui ne sortait jamais sans un bouquet de camélias à la main.
Au portrait qu’en brosse Alexandre, elle était d’une beauté fatale : « Dans un ovale d’une grâce indescriptible, mettez des yeux noirs surmontés de sourcils d’un arc si pur qu’il semblait peint ; voilez ces yeux de grands cils qui, lorsqu’ils s’abaissaient, jetaient de l’ombre sur la teinte rose des joues ; tracez un nez fin, droit, spirituel … ; dessinez une bouche régulière, dont les lèvres s’ouvraient gracieusement sur des dents blanches comme du lait ; colorez la peau de ce velouté qui couvre les pêches ... »
On comprend que le pianiste compositeur hongrois Franz Liszt, amant du modèle original, ait pu déclarer : « Lorsque je pense à la pauvre Marie Duplessis, la corde mystérieuse d’une élégie antique résonne dans mon cœur. »
Émile Zola était-il jaloux, toujours est-il qu’il accusa (il accusait beaucoup !) Alexandre Dumas fils d’être « un écrivain extrêmement surfait, de style médiocre et de conception rapetissée par les plus étranges théories. J’estime que la postérité lui sera dure ». Un jugement qui dut faire se retourner Alexandre dans sa tombe. De là à penser que la tombe de Zola n’est plus qu’un cénotaphe à l’entrée du cimetière par crainte de représailles posthumes …
Vous savez bien que les cendres d’Émile Zola décédé dans des conditions suspectes (voir billet du 1er mars 2012) furent transférées au Panthéon en 1908 suite à une décision prise par la Chambre des députés à la suite d’un long débat dont voici quelques joutes oratoires :
« M. le président. L’ordre du jour appelle la discussion du projet de loi portant ouverture au ministre de l’instruction publique et des beaux-arts, sur l’exercice 1908, d’un crédit extraordinaire de 35 000 fr. pour la translation des cendres d’Émile Zola au Panthéon.
La parole est à M. Maurice Barrès dans la discussion générale.
M. Maurice Barrès. Messieurs, on nous demande 35 000 francs pour porter Zola au Panthéon. Je crois que nous n’aurons jamais une meilleure occasion de faire des économies. (Exclamations à l’extrême gauche et à gauche. – Applaudissements et rires à droite.)
Je demande au Parlement de vouloir bien me laisser exposer mes raisons. Je sais que c’est une question irritante ; mais enfin c’est le droit et l’honneur de chacun de nous d’apporter ici avec netteté ses opinions. Ma position n’est pas incertaine : je ne suis pas dreyfusard et j’ai défendu à cette tribune le général Mercier. Toutefois je n’ai pas l’idée de passionner la question. Je laisserai de côté l’affaire Dreyfus ; je m’occuperai simplement de Zola, de ses œuvres et de l’ensemble de ses mérites. (Applaudissements à droite. – Rumeurs à l’extrême gauche.)
M. Antide Boyer. Ce que vous dites là n’est pas généreux !
M. Allemane. Il a failli être votre collègue à l’Académie.
M. Normand. C’est un écrivain français qui parle contre un autre.
M. Maurice Barrès. C’est entendu, vous avez triomphé dans cette affaire… À l’extrême gauche. C’est la justice et la vérité qui ont triomphé !
M. Gauthier (de Clagny). Ne vous passionnez pas ! Dreyfus ne peut plus rien pour vous ! (Très bien ! très bien ! à droite. – Rumeurs à gauche.)
M. Maurice Barrès. … et, comme il arrive à la suite de toutes les victoires, il vous plaît d’organiser de grandes cérémonies populaires, des jeux, des fêtes, des cérémonies ostentatoires.
M. Allemane. Et la marche de l’armée !
M. Maurice Barrès. Cela s’est fait après Austerlitz, après Iéna, après Solférino. Vous êtes dans une tradition. Mais je vous prie de considérer que vous ne pouvez pas être simplement des partisans qui se réjouissent de leur succès ; vous êtes aussi des hommes politiques et, en portant Émile Zola au Panthéon, vous accomplirez un acte qui a des conséquences politiques et sociales que nous devons examiner ensemble. (Bruit à l’extrême gauche.)
M. Allemane. On en a porté d’autres au Panthéon !
M. Maurice Barrès. L’homme que vous allez canoniser (Exclamations à l’extrême gauche. – Applaudissements et rires sur divers bancs au centre et à droite) a consacré sa carrière à peindre dans de vastes fresques les diverses classes de notre nation. Il a décrit, dans la Terre, le paysan : dans l’Assommoir, l’ouvrier ; dans le Bonheur des dames, l’employé de magasin ; dans Pot-Bouille, le bourgeois, et, dans la Débâcle, le soldat.
Ces vastes panoramas, exécutés en trompe-l’oeil, ont la prétention de nous donner la vérité ; ils sont au contraire, par abus du pittoresque, mensongers et calomnieux. (Très bien ! très bien ! à droite et au centre.) Quel mal ils nous ont fait hors de France ! Il faut avoir passé à l’étranger pour connaître la difficulté qu’éprouvent nos amis à défendre la réputation de nos moeurs. (Très bien ! très bien ! à droite.) L’œuvre de Zola a servi dans le monde entier à méconnaître les vertus de notre société et il est très dangereux que, par la solennelle manifestation que vous préparez, vous sembliez mettre votre signature, votre signature officielle, nationale, au bas de ces calomnies. (Très bien ! très bien ! à droite.) Il faut faire attention que vous semblez, en glorifiant Zola, dire publiquement et très haut : « Gloire à Zola ! Nous reconnaissons nos électeurs dans la série de ses canailles. » (Applaudissements à droite et sur divers bancs au centre. – Vives interruptions à gauche.) »
Un peu de tenue messieurs, nous sommes dans un cimetière !
Le magnétisme qui électrisait les amants de la dame aux camélias n’a aucun rapport avec celui qui traverse le bonhomme d’Ampère ! Encore que pour établir la fameuse règle, on l’oblige à se coucher sur le conducteur, les yeux dirigés vers une aiguille aimant(é)e tandis que le courant le parcourt des pieds vers la tête ! En plus, le pauvre homme pour nourrir sa f.e.m (force électromagnétique) et ses gauss est obligé de faire pousser des racines carrées dans un champ magnétique !!!
Le mathématicien et physicien André-Marie Ampère, enterré ici avec son fils Jean-Jacques Antoine, inventa le premier télégraphe électrique, le galvanomètre et avec Arago, l’électroaimant. Lorsque, au sens propre, vous pétez un plomb et changez un fusible, vous employez son nom qui constitue l’unité internationale de l’intensité du courant électrique.
Comme au Père-Lachaise, le cimetière Montmartre est prétexte à une balade musicale. Il y en a même pour tous les goûts : après celle de la reine du disco avec Dalida, la tombe de Michel Berger, « l’homme qui jouait du piano debout », et de sa fille Pauline qu’il eut avec France Gall, est sans doute la plus fleurie. Beaucoup de ses chansons ainsi que les succès de la comédie musicale Starmania passent très régulièrement sur les ondes.
À quelques pas, en descendant l’avenue Travot, quelques mots écrits sur une guitare : « Quelques vents lunaires t’ont emporté gratter sur une étoile … » en hommage à Fred Chichin, le musicien et interprète du duo pop-rock Les Rita Mitsouko.
« …Ta chère odeur a disparu
Bien que mon âme l’ait retenue
Bien que mon âme ait ton parfum
Et tu me tiens
Si tu n’étais pas mort
Je serais avec toi
On marcherait dehors
Et puis on rentrerait
Si tu étais vivant
On serait bien ensemble
On irait de l’avant
C’est beau comme on s’aimerait
Au fond de moi
Oui, c’est bien toi
Encore toi
Qui me fait rire
Là ! Ton regard
Est dans mes yeux
Oui c’est ta flamme
Et je suis deux »
Récemment, Catherine Ringer, en souvenir de son compagnon, a posé ces superbes mots sur le thème du troisième mouvement de la cinquième symphonie de Mahler, celui-là même qu’on entend dans le film Mort à Venise de Luchino Visconti.
Mort à Montmartre, cela aurait pu être le titre d’une étude du musicien Fernando Sor dont la sculpture en pierre surgit dans la courbe de l’allée.
Triste Sor(t) que celui réservé à ce guitariste et compositeur espagnol : il appartient à cette première vague de réfugiés espagnols qui s’exilèrent en France en 1813 suite à la défaite du roi d’Espagne Joseph Napoléon, le frère aîné de Napoléon Bonaparte.
Sa Méthode pour la guitare connut une grande popularité et, à l’inverse de certains recommandant l’usage des ongles pour obtenir un jeu rapide, il prônait l’utilisation de la pulpe des doigts.
La fin de sa vie fut douloureuse avec de cruels deuils familiaux. Il fut enterré anonymement ici en 1839 et ce n’est qu’un siècle plus tard que sa tombe fut identifiée et qu’une statue fut érigée.
Plus récemment, Fernando Sor fut parfois un peu négligé artistiquement par le grand public qui retenait surtout le nom de l’interprète privilégié de sa musique, Narciso Yepes, un autre grand guitariste espagnol. À tel point même que la célèbre romance du film Jeux interdits a été longtemps attribuée à Yepes jusqu’à ce que la découverte d’un manuscrit en accorde la probable paternité à Sor.
Pour l’anecdote, certains se souviennent peut-être que l’humoriste Raymond Devos nous livrait ses déboires conjugaux dans son sketch « J’ai des doutes » tout en grattant sur sa guitare la cinquième étude de Sor.
Après la mélancolie ibérique, la Gaîté parisienne avec Jacques Offenbach !
Encore qu’on entretienne souvent la confusion en l’associant abusivement au Moulin Rouge et au French Cancan ! Offenbach est mort neuf ans avant l’ouverture du célèbre cabaret tout proche de là, et on dansait déjà le cancan alors qu’il n’était encore qu’un gamin.
Cela dit, aux grandes heures du Moulin Rouge, à la fin du dix-neuvième siècle, à l’époque de la Goulue et de Valentin le Désossé, on dansait sur la musique d’Offenbach, en particulier sur le fameux Galop infernal d’Orphée aux enfers.
On désignait au dix-huitième siècle comme opéra bouffon, un genre d’opéra traitant d’un sujet comique. C’est Offenbach qui créa l’appellation d’opéra bouffe lorsqu’il prit la direction du théâtre des Bouffes-Parisiens en 1855.
N’y voyez donc aucun lien avec quelconque nourriture même si, coïncidence, fut présentée pour la première fois en 1859 dans ce même théâtre … L’Omelette à la Follembuche, une opérette en un acte, écrite par Eugène Labiche et Marc Michel sur une musique de Léo Delibes dont je découvre maintenant la chapelle.
« Flic, flac, floc, battons-là de taille l’omelette à la folle embûche, chantons tous en bloc plume de paon ! crête de coq ! œil de perdrix ! bec de perruche !... »
Son ballet Coppelia ou la fille aux yeux d’émail, et son opéra Lakmé connaissent toujours autant de succès, cent cinquante après. J’y ajoute son opéra bouffe La cour du roi Pétaud vu la confusion et le désordre qui règnent en cette période préélectorale !
Vous souvenez-vous de Jean Barniaud dit Jean Daurand ? Ceux de ma génération sûrement, du moins sous le pseudonyme de son plus grand rôle d’acteur. C’était au temps de la seule chaîne en noir et blanc de l’ORTF. Je fais le malin car le marbre révèle son image.
« Bon Dieu ! Mais c’est bien sûr ! » c’est l’inspecteur Dupuy, le fidèle adjoint du commissaire Bourrel alias Raymond Souplex dans l’émission policière Les Cinq Dernières minutes. J’ai encore en tête Arsenic blues, le morceau à la trompette du générique. Écoutez-en quelques secondes :
Ça me donne la chair de poule, non pas par peur, mais pour l’émotion nostalgique qui s’en dégage.
Jean Daurand faisait partie de ces seconds rôles évoqués plus haut. Dans sa longue filmographie, le plus marquant est sans doute l’inspecteur Picard de Quai des Orfèvres aux côtés de Louis Jouvet, Suzy Delair, Bernard Blier, Charles Dullin, Jeanne Fusier-Gir, Pierre Larquey, Raymond Bussières, Robert Dalban, Annette Poivre … Quelle distribution !
Le facteur (d’instruments) sonne toujours deux fois !
Une plaque sur le mur d’une chapelle me révèle que le saxophone tient son nom de son inventeur Adolphe Sax, un belge né à Dinant en 1814 qui s’installa à Paris, rue Saint-Georges, dans le IXème arrondissement. Il y ouvrit une fabrique d’instruments de musique.
La petite histoire raconte que le vacarme des cuivres dans l’atelier insupportait tellement les frères Goncourt, voisins d’immeuble, qu’ils émigrèrent dans un autre quartier. Ils se sont retrouvés ici dans la tranquillité de la nécropole.
Déjà, Sax apporta des modifications importantes concernant notamment la clarinette basse puis des améliorations sur les bugles à touches popularisés sous le nom de cors de Sax ou saxhorn.
Cela fit alors le bonheur des ensembles militaires et, aujourd’hui, des fanfares et bandas.
Je pense à l’entraînante Pasarella de Nino Rota dans la sublime parade à la fin du film Huit et demi de Fellini. Vive les clowns ! Vive le cirque, « un rond de paradis dans un monde dur et dément » comme disait Annie Fratellini, la première femme à jouer l’auguste. Elle repose un peu plus bas.
C’est l’occasion de saluer son mari Pierre Étaix, toujours vivant, un clown, cinéaste, dessinateur, magicien, gagman, dans la lignée des plus grands, Buster Keaton, Charlie Chaplin et Jacques Tati.
Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur le saxo sans jamais oser le demander ! Adolphe Sax dépose son brevet d’invention du futur saxophone en 1846 en précisant ses intentions de créer « un instrument à vent qui par le caractère de sa voix pût se rapprocher des instruments à cordes, mais qui possédât plus de force et d’intensité que ces derniers ».
Fécond, il conçoit une famille nombreuse, soprano, alto, ténor et baryton … Sous le charme, Hector Berlioz compose Chant sacré pour sextuor à vent, la toute première œuvre avec saxophone : « Monsieur Sax a créé un délicieux instrument de cuivre, à bec de clarinette, dont le timbre est nouveau, qui se prête aux nuances les plus fines, aux plus vaporeux effets de la demi-teinte, comme aux majestueux accents du style religieux ». Il paraît que lors de la création de cet hymne, Adolphe lui-même assurait la partie de saxo avec un prototype dont certaines clefs ne tenaient qu’avec des ficelles.
Le saxophone va définitivement connaître la consécration en entrant dans l’histoire du jazz au début du vingtième siècle. Avec notamment, Coleman Hawkins, Lester Young, Charlie Parker, Sonny Rollins, John Coltrane, Ornette Coleman, l’instrument d’un obscur belge acquiert une dimension planétaire. Comme un symbole, il revient d’outre-atlantique en 1928 avec Un américain à Paris, l’œuvre symphonique de George Gershwin. Le compositeur américain lui accorde aussi une place de choix dans sa Rhapsody in Blue dont Woody Allen reprend l’air célèbre en ouvrant son film sur les plans de la ville de Manhattan.
J’ai une pensée encore pour Clarence Clemons, le si charismatique saxophoniste du E Street Band, l’orchestre de Bruce Springsteen. Bien que décédé l’été dernier, il sera omniprésent dans tous les cœurs des fans du Boss lors de son concert à Bercy en juillet prochain. J’y serai !
En remontant la contre-allée, le long du mur d’enceinte, je doute quelques secondes que sous la modeste chapelle de la famille de Gas, repose le peintre des danseuses, des modistes, des champs de courses et des cafés, Edgar Degas, l’un des maîtres de l’impressionnisme, même si on lui accorde une place à la marge du mouvement. C’est bien son portrait pourtant qui est gravé sur la porte du monument.
Quel contraste entre la confidentialité de l’endroit et les files d’attente devant le musée d’Orsay pour le « porter aux nus » ou plutôt ses femmes déshabillées car elles se dévêtent pour des occupations banales comme se laver ou se coiffer!
Sans établir un lien de parenté picturale avec les artistes du dimanche qui exposent leurs toiles sur la place du Tertre, Degas est un vrai peintre de Montmartre. Il vécut dans le quartier entre Pigalle et Blanche. Paul Valéry qui lui rendait parfois visite à son atelier rue Victor Massé, écrivit : « Il m’admettait dans une pièce longue, sous les toits, à large baie vitrée (de vitres peu lavées), où la lumière et la poussière étaient heureuses. Là, s’entassaient le tub, la baignoire de zinc terne, les peignoirs sans fraîcheur, la danseuse de cire au tutu de vraie gaze, dans sa cage de verre et les chevalets chargées de créatures du fusain, camuses torses, le peigne au poing, autour de leur épaisse chevelure roidie par l’autre main … Il avait pendu aux murs les oeuvres qu’il préférait, de lui-même ou d’autrui: un grand et très beau Corot, des crayons d’Ingres et une certaine étude de danseuse qui excitait chaque fois mon envie. »
Fils d’une grande famille noble de banquiers, aisée et cultivée, il n’avait pas besoin de vendre ses tableaux pour vivre.
Ma curiosité gourmande m’incite maintenant à chercher la tombe du bien mal nommé Marie-Antoine Carême. Dans mon billet du 27 décembre 2011 À s‘en lécher les babines avec Mistress Chef, j’avais déjà évoqué cette grande figure de la cuisine française. La pierre en atteste, diverses associations de cuisiniers de Paris, de restaurateurs, sommeliers et pâtissiers de la Seine assurent la conservation de la sépulture du « roi des chefs et chef des rois ».
Passionné d’architecture, il s’en inspirait pour donner à ses pièces montées et ses buffets, des formes de temples, pyramides ou ruines antiques.
Cuisinant au charbon de bois, j’ai lu qu’il était mort en 1848 pour avoir inhalé durant des années de grandes quantités de fumées toxiques.
Il est l’auteur de plusieurs ouvrages culinaires de référence dont, notamment, L’Art de la cuisine au XIXe siècle ou traité élémentaire des bouillons en gras et en maigre, des essences, fumets, des potages français et étrangers, grosses pièces de poisson, des grandes et petites sauces, des ragoûts et des garnitures, grosse pièces de boucherie, de jambon, de volaille et de gibier, suivi des dissertations culinaires et gastronomiques utiles au progrès de cet art.
Ça me met l’eau à la bouche. Que diriez-vous d’un petit gratin dauphinois ? Comprenez, rendre visite à deux hommes illustres du département de l’Isère, Hector Berlioz et Henri Beyle dit Stendhal.
Cela dit, il semblerait que les deux « pays » se faisaient une véritable conduite de Grenoble ! Ainsi, Berlioz, qui a aperçu Stendhal à Rome, en parle dans ses Mémoires :
« Et ce petit homme, au ventre arrondi, au sourire malicieux qui veut avoir l’air grave ?
– C’est un homme d’esprit, qui écrit sur le arts d’imagination, c’est le consul de Civita-Vecchia, qui s’est cru obligé par la fashion de quitter son poste sur la Méditerranée, pour venir se balancer en calèche autour de la place de Navone ; il médite en ce moment quelque nouveau chapitre pour son roman Le Rouge et le Noir ».
Leur désaccord se cristallisa (Stendhal cristallisait beaucoup !) notamment sur Rossini. Tandis que Stendhal le louait dans sa Vie de Rossini, Berlioz menait une guerre active contre le culte du compositeur italien. Ils auraient pu se réconcilier autour d’une table car Rossini, longtemps inhumé au Père-Lachaise avant d’être transféré à Florence, était un gastronome émérite et donnait à ses pages culinaires, le nom de certains de ses opéras, ainsi les bouchées de la Pie voleuse et la tarte Guillaume Tell. Par contre, le tournedos ne lui appartiendrait pas.
Je joue les médiateurs : 1830, c’est l’année de la bataille d’Hernani, de la création de La Symphonie Fantastique et de la sortie du Rouge et le Noir. Vivent les Romantiques (bis) !
L’heure de la fermeture du cimetière approche. Je presse le pas, le temps encore de rencontrer quelques grandes figures du théâtre français.
Des auteurs d’abord avec Eugène Labiche et Georges Feydeau, il ne manque que Courteline pour réunir les trois maîtres du vaudeville, toujours à la mode un siècle plus tard. Des pièces de Feydeau comme Le dindon, Occupe-toi d’Amélie, Mais n’te promène donc pas toute nue, La dame de chez Maxim’s, sont jouées régulièrement. Le Fil à la patte est mise en scène actuellement à la Comédie Française par Jérôme Deschamps, le créateur de la savoureuse famille des Deschiens. Le regard féroce que portait là Feydeau sur une société essentiellement mue par l’argent et la finance, ça ne vous rappelle pas quelque chose ?
Le voyage de M. Perrichon et Un chapeau de paille d’Italie, deux des 174 œuvres écrites par son aîné Eugène Labiche, connaissent toujours du succès. « Les hommes ne s’attachent point à nous en raison des services que nous leur rendons, mais en raison de ceux qu’ils nous rendent ». Lui aussi, il sut décrire le rôle de l’argent sous le Second Empire et le règne d’un autre « petit Napo » ! On lui mégote parfois son talent en lui reprochant de s’être entouré de collaborateurs pour écrire la presque totalité de ses pièces.
Des acteurs ensuite avec Jacques Charon et Pierre Dux ! J’ai eu le bonheur de les voir en chair et en os sur scène.
Je garde un souvenir ébloui de Pierre Dux et Ludmila Mikaël dans La trilogie de la villégiature de Goldoni, mise en scène par Giorgio Strehler, au théâtre de l’Odéon ! Cinq heures, oui cinq heures, de pur bonheur !
Mes parents m’emmenèrent à la Comédie Française avec les autres élèves du collège qu’ils dirigeaient, assister aux Fourberies de Scapin avec une mise en scène de Jacques Charon. En ce temps-là, en voyage scolaire, on ne visitait pas Disneyland !
Je me rappelle aussi des grandes heures de la télévision et les nombreuses prestations vaudevillesques de Jacques Charon dans Au théâtre ce soir.
Je ne saurais achever ma promenade sans évoquer la statuaire de quelques monuments hors normes du cimetière. Ainsi, la copie en bronze du Moïse de Michel Ange sculpté pour le monument funéraire de Jules II à Rome, qui surmonte ici le caveau en marbre de Daniel Iffla.
Je l’ignorais, mais ce monsieur qui prit par décret impérial le patronyme d’Osiris, fut un grand financier et mécène du dix-neuvième siècle. Et à bien y regarder, même en ces temps de crise, il mériterait à titre exceptionnel, s’il était encore de ce monde, d’échapper à l’imposition à 75 % qu’un des candidats à l’élection présidentielle prévoit d’appliquer aux très grandes fortunes.
En effet, on peut le considérer, précurseur de Coluche, comme le fondateur des premiers restos du cœur car il légua deux millions de francs à la ville de Bordeaux pour créer, ce sont ses mots, « un asile de jour installé sur un bateau où seront reçus des ouvriers âgés et indigents des deux sexes, sans distinction de culte ».
Déshéritant ses nièces dont l’une fricotait avec Claude Debussy, il versa la fortune qui leur était destinée à l’Institut Pasteur.
Passionné par Napoléon Ier, il acheta au domaine de la Malmaison, « la maison de campagne » de Joséphine de Beauharnais et de Bonaparte, puis la restaura et l’offrit à l’État français.
D’origine juive, il subventionna l’édification de plusieurs synagogues.
Il offrit à la ville de Lausanne une statue de Guillaume Tell ainsi qu’à Nancy, la statue équestre de Jeanne d’Arc, réplique de celle de la place des Pyramides à Paris, réalisée par le même sculpteur Emmanuel Frémiet. Pour un problème de taille, Frémiet remplaça le cheval de Paris par celui de Lorraine. Même s’il est délicat de parler de point de détail, il est tout de même savoureux que le Front National ait choisi comme symbole de ralliement pour ses manifestations, une sculpture offerte par un Juif marocain !
Une autre sculpture imposante attire immédiatement le regard, juste derrière la tombe de Michel Berger. Avec son faux air de penseur de Rodin, l’homme nu qui surmonte le caveau de marbre noir représente, beaucoup plus grand que nature, Jean Bauchet. J’ai connu ce monsieur qui commença comme danseur acrobate avant de faire fortune dans les jeux et les revues. En effet, pendant une vingtaine d’années, il assura avec son épouse la direction du, très renommé alors, casino de Forges-les-Eaux, ma ville natale. C’est ainsi que gamin, je pus croiser à une centaine de mètres de la maison familiale, quelques vedettes accros du jeu comme Omar Shariff, mais aussi notre Johnny pas encore national, main dans la main, avec sa petite fiancée Sylvie Vartan sous la protection de Carlos ! Les yéyés n’étaient pas là pour le concours national des Voix d’or qu’avait pérennisé Jean Bauchet. Plus anecdotiquement, ils allaient incognito manger une omelette (de Follembûche ?) dans un modeste bistrot du coin.
Pour le remercier de son action dans l’essor touristique de la station thermale, la municipalité reconnaissante a donné le nom de Jean Bauchet à son espace culturel.
Parmi ses nombreuses activités, il fut aussi directeur du Casino de Paris et propriétaire du Moulin Rouge, le célèbre cabaret contigu au cimetière, où Louise Weber dite La Goulue avait donné au French Cancan ses lettres de noblesse.
Après trois heures d’errance, de retour au rond-point à l’entrée du cimetière, je m’intéresse encore aux sépultures de deux journalistes.
D’abord, je fais le tour du gisant de Godefroy Cavaignac, un valeureux journaliste républicain. L’œuvre en bronze est de François Rude, le sculpteur de la fameuse Marseillaise de l’Arc de Triomphe.
En 1830, après les Trois Glorieuses et l’avènement de la Monarchie de Juillet, il rentre comme journaliste au nouveau quotidien Le National.
En 1831, accusé d’avoir fomenté des troubles à Paris lors du procès des ministres de Charles X, il clame au tribunal : « Je le déclare sans affectation comme sans crainte, de cœur et de conviction : Je suis républicain ». Acquitté avec ses coaccusés, il est porté en triomphe par plus de trois mille manifestants.
Il appartient à l’ex-Société (secrète) des Droits de l’Homme, naguère secrète, qui se consacre à entretenir une agitation aussi républicaine que permanente contre la Monarchie de Juillet. Avec notamment, les deux frères Arago, Louis Blanc, Victor Schoelcher, Ledru Rollin, Blanqui, il organise la nuit rouge du 15 avril 1834 au cours de laquelle les habitants d’un immeuble de la rue Transnonain (rue Beaubourg aujourd’hui), d’où est parti un coup de feu, sont massacrés au canon par l’armée. Le caricaturiste Honoré Daumier rapporte dans une célèbre lithographie cette sanglante bavure commandée notamment par Thomas-Robert Bugeaud, celui-là même dont la casquette inspira une chanson très populaire.
Avec 163 autres conjurés, Cavaignac est arrêté et, sans aucun jugement, transféré à la prison de Sainte Pélagie réservée aux politiques. Quelques mois plus tard, Armand Barbès et Godefroy Cavaignac organisent de l’intérieur même de la prison, leur évasion » avec 26 autres détenus de cette geôle parisienne pourtant réputée inviolable !
Mort en 1855, une foule énorme assiste à ses grandioses funérailles nationales organisées par ses amis républicains.
De l’autre côté du rond-point, en face du gisant de Cavaignac, se dresse fièrement le buste d’une autre grande plume, Victor Henri de Rochefort Luçay.
Après avoir semé sa zone dans le journal satyrique Charivari, il entre au Figaro où il perd sa particule, devenant ainsi Henri Rochefort, puis sa liberté avec une détention à l’île d’Yeu à cause de ses critiques mal perçues par le Second empire !
Son esprit rebelle prend toute sa mesure en mai 68 (1868, je précise !) avec la naissance de son petit livre rouge La Lanterne.
Resté célèbre, son éditorial dans le premier numéro de l’hebdomadaire débutait ainsi : « La France compte 36 millions de sujets, sans compter les sujets de mécontentement… ». Près de cent cinquante ans plus tard, l’inflation est colossale en ce domaine !
Ses lecteurs, même sous le manteau, se régale de ses aphorismes, ainsi encore celui-ci : « Il y a deux sortes de bergers parmi les pasteurs des peuples : ceux qui s’intéressent à la laine et ceux qui s’intéressent aux gigots. Aucun ne s’intéresse aux moutons ».
Ses articles traitent avec talent de la colonisation, du racisme, de la pauvreté, de la corruption des élites, ce qui démontre, au passage, que pas grand-chose n’a changé sous le soleil du vingt unième siècle.
Censuré, attaqué en justice et sévèrement condamné, Rochefort s’exile en Belgique auprès de Victor Hugo, autre ennemi de Napoléon-le-Petit, où il poursuit sa critique acerbe de l’Empire
De retour, il est élu aux élections législatives de novembre 1869 et crée La Marseillaise, un nouveau quotidien auquel collaborent Jules Vallès et Victor Noir. J’ai évoqué le « destin sulfureux » de ce dernier dans un billet du 28 janvier 2009.
Le 12 janvier 1870, Henri Rochefort met en titre de son éditorial encadré de noir « ASSASSINAT commis par le Prince Pierre-Napoléon Bonaparte sur le citoyen Victor Noir » puis poursuit : « J’ai eu la faiblesse de croire qu’un Bonaparte pouvait être autre chose qu’un assassin ! J’ai osé imaginer qu’un duel loyal était possible dans une famille où le meurtre et le guet-apens sont de tradition et d’usage … et aujourd’hui nous pleurons notre pauvre et cher ami Victor Noir, assassiné par le bandit Pierre-Napoléon Bonaparte. Voilà dix-huit ans que la France est entre les mains ensanglantées de ces coupe-jarrets, qui non contents de mitrailler les Républicains dans les rues, les attirent dans des pièges immondes pour les égorger à domicile. Peuple français, décidément, est-ce que tu ne trouves pas qu’en voilà assez ? » Cet appel à la révolte et à l’émeute est bien plus incendiaire que les petits mots à fleurets mouchetés dont s’offusquent nos candidats à la présidentielle.
Conséquence de ce brûlot, Rochefort est déchu de son immunité parlementaire, puis mis au cachot également à Sainte-Pélagie.
Après la capitulation de Napoléon III à Sedan, et la proclamation de la République le 4 septembre 1870, Rochefort est libéré le jour même et porté en triomphe jusqu’à l’Hôtel de ville où siège le gouvernement provisoire.
La suite est moins glorieuse. Son attitude équivoque sous la Commune lui vaut d’être livré aux Versaillais et condamné à la déportation à Fort Boyard puis en Nouvelle-Calédonie.
Son retour du bagne en 1880 suscite l’enthousiasme et il reprend son activité de polémiste au journal L’Intransigeant. Il le devient pourtant de moins en moins et sombre progressivement dans des dérives droitières et même extrême droitières en se rapprochant du général Boulanger et en adhérant à la Ligue des Patriotes. Lors de la célèbre affaire, il laisse libre cours à son antisémitisme et mène campagne auprès des antidreyfusards.
On comprend qu’Émile Zola, son voisin d’en face pour l’éternité, ait été soulagé idéologiquement qu’on le sorte du cimetière Montmartre pour l’envoyer au Panthéon !
Avis à la population de mes lecteurs ! Je ne voulais pas partir d’ici sans évoquer un vrai Montmartrois, un personnage haut en couleurs, Anatole l’ancien garde-champêtre de la commune libre du vieux Montmartre. Je me souviens de lui en uniforme avec son bicorne et son tambour sillonnant les rues de la butte ou ouvrant les défilés des petits Poulbots
Anatole garde-champêtre de Montmartre
Et pour finir ma promenade sur un autre clin d’œil, je fredonne le dernier couplet de la joyeuse ballade des cimetières de Georges Brassens :
« … Ainsi chantait, la mort dans l’âme
Un jeune homm’ de bonne tenue
En train de ranimer la flamme
Du soldat qui lui était connu
Or, il advint qu’le ciel eut marr’ de
L’entendre parler d’ses caveaux
Et Dieu fit signe à la camarde
De l’expédier rue Froidevaux…
Mais les croqu’-morts, qui étaient de Chartres
Funeste erreur de livraison
Menèr’nt sa dépouille à Montmartre
De l’autr’ côté de sa maison. »
Voyez que les morts nous apprennent encore plein de choses lorsqu’on prend le temps de leur rendre visite !
Ce n’est pas tout à fait fini, une petite dernière pour la route ! En sortant, au coin de la place de Clichy, je tombe nez à nez avec une pomme. Non pas celle que le berger Pâris, fils de Priam offrit à Aphrodite, mais la sculpture que le maire de Paris (pas Chirac grand amateur de ce fruit mais Bertrand Delanoë !) a fait ériger en hommage au philosophe Charles Fourier.
Il n’y a pas que les hommes de droite qui aiment les pommes, Fourier donc, grande figure du socialisme utopique, s’inspira de l’histoire de quatre d’entre elles pour échafauder sa théorie sur le progrès de l’humanité. La pomme cueillie par Ève dans le jardin d’Eden et qu’Adam croqua malgré la recommandation de Dieu, une désobéissance qu’on paye depuis plus de deux mille ans ; la pomme de la discorde offerte par Pâris à Aphrodite et qui entraîna la guerre de Troie ; celle qu’Isaac Newton reçut sur la tête, ne perdant pas ses facultés pour autant, puisqu’il en déduisit la loi de la gravitation universelle ; et enfin, celle que Fourier lui-même vit être payée quatorze sous par un client dans un grand restaurant parisien, alors que le matin même, à Rouen, il en avait acheté une pour le centième de cette somme.
« Je fus si frappé, dit-il, de cette différence de prix entre pays de même température, que je commence à soupçonner un désordre fondamental dans le mécanisme industriel ». Cet écart de prix absolument injustifié lui « révéla la malfaisance des intermédiaires, la féodalité mercantile, l’ampleur de l’imposture commerciale et… le principe de l’attraction des passions humaines qui relient les messages véhiculés par les différentes pommes ». Il condamnait ainsi toute société fondée sur l’échange tarifé et la concurrence.
Vous conservez peut-être un vague souvenir de sa conception du phalanstère, une sorte d’hôtel coopératif pouvant accueillir quatre cents familles au milieu d’un domaine de quatre cents hectares où l’on cultiverait des fleurs et des fruits … dont des pommes évidemment.
À Guise, dans l’Aisne, au cours du dix-neuvième siècle, Jean-Baptiste Godin s’inspira de ce modèle pour créer un familistère, rien à voir avec l’enseigne de distribution qui prenait sa marge sur la vente des pommes !!!
Sur la pierre de la modeste tombe de Fourier, est gravée une de ses pensées, presque en guise de doctrine : « La série distribue les harmonies / Les attractions sont proportionnelles aux destinées. »
Lisez ce court passage de ses œuvres : « Nations civilisées, vous allez faire un pas de géant dans « la carrière » sociale. En passant immédiatement à l’Harmonie universelle, vous échappez à vingt révolutions qui pouvaient ensanglanter le globe pendant vingt siècles encore, jusqu’à ce que la Théorie des Destinées eût été découverte. Vous ferez un saut de deux mille ans dans la carrière sociale ; sachez en faire un semblable dans la carrière des préjugés. Repoussez les idées de médiocrité, de désirs modérés que vous souffle l’impuissante philosophie. »
Et aussi, cette phrase tirée de sa Théorie des quatre mouvements et des destinées générales : « Ce n’est pas avec de la modération qu’on fait de grandes choses. »
Qu’attend-on? En ce temps d’une campagne électorale sans imagination, quel candidat peut nous donner envie d’une cinquième pomme ? Rêver à l’impossible rêve …
Le destin posthume de Charles Fourier est loin d’être fabuleux. Au-delà de sa tombe dans l’oubli du cimetière Montmartre, sa statue en bronze trônait au commencement du boulevard de Clichy jusqu’à ce qu’en 1942, elle soit déboulonnée et fondue sur ordre des nazis sous l’Occupation. En 1960, un conseiller municipal suggéra de faire disparaître le socle vide en mentionnant odieusement : « Ce serait en effet, la bonne manière de parachever leur travail » ! Finalement, un demi-siècle plus tard, une grosse pomme a été scellée.
Je vous laisse méditer. Moi, un peu fourbu, je passe devant le Moulin Rouge. Ne me demandez pas de faire le grand écart !