La Bécasse des bois
Ce billet n’était nullement prémédité. L’idée m’en est venue récemment lors d’un séjour dans le sud-ouest alors que dans la cuisine « belle-familiale », je prenais mon petit-déjeuner, comme d’habitude, en feuilletant le quotidien régional La Dépêche du Midi. Je m’amusais des articles outrancièrement chauvins concernant le prochain déplacement du Téfécé (Toulouse Football Club), contre le club de la capitale version qatarie, quand, soudain, je suis tombé sur un dossier consacré à la petite vénerie et, en particulier, à la bécasse, un petit oiseau mystérieux et fascinant.
Pour ne point déplaire à mes chères lectrices, je tente déjà de tordre le cou au sens figuré qu’on associe parfois à certaines personnes du genre féminin. Ainsi, voici comment l’écrivain Paul Vialar les discrédite dans son Roman des oiseaux de chasse : « Une bécasse. C’en était une, en effet. Elle n’était pourtant pas laide, mais elle était sotte. Maladroite, surtout, et naïve. Elle aurait pu se taire, mais non, il fallait qu’elle parle et elle vous sortait des énormités qui faisaient se gausser les autres … Et lorsqu’on lui démontrait sa balourdise et son erreur, elle se mettait à rouler de gros yeux ronds, justement comme la bécasse à laquelle, inconsciemment, tous ces chasseurs la comparaient. Ce n’est pas que cet oiseau soit bête. Non, il est même subtil, mais c’est cet œil ahuri, étonné, qui a fait prendre son nom pour l’attribuer aux humains sans astuce. Et, d’instinct, entre eux, les hommes répétaient, parlant de la femme : c’est une bécasse ! »
Georges-Louis Leclerc comte de Buffon, dont j’aime consulter les Histoires Naturelles, n’est guère plus tendre : « La bécasse est d’un instinct obtus et d’un naturel stupide ; elle est moult sotte bête dit Belon ; elle l’est vraiment beaucoup si elle se laisse prendre de la manière qu’il raconte et qu’il nomme Folâtrerie … » Et en bas de page, en annotation, il ajoute : « C’est apparemment d’après ce caractère de stupidité, que le docteur Shaw nous dit qu’on la nomme en Barbarie (cela correspondait au Maghreb actuel) Hammar el hadjel, l’âne des perdrix » !
On qualifie volontiers de bécasse, une fille ou une femme simple, stupide, crédule ou niaise. Il s’agit là d’un jugement très hexagonal car la même personne, dans la langue de Shakespeare, sera une silly goose, littéralement idiote comme une oie.
De même, corollaire de l’affirmation précédente, l’expression brider la bécasse qui signifie tromper quelqu’un, piéger un naïf, semble concerner plutôt la gent féminine. Si au sens propre, cela voulait dire prendre l’animal dans un lacs, un lacet en crin, on l’employait au dix-septième siècle, Molière notamment, dans le sens d’engager quelqu’un de telle sorte qu’il ne puisse plus s’en dédire, et plus particulièrement encore, le mariage est conclu, la femme est engagée.
Au pays de la (très) perfide Albion, ils préfèrent dépouiller l’agneau (to skin the lamb) mais le sens est aussi misogyne puisque ils l’expliquent ainsi : the woman is bound by marriage. No comment !
Ces affirmations cocasses contredisent les mœurs de l’animal, car, d’une part, le mâle est polygame et quitte la femelle après la ponte pour une nouvelle partenaire ; d’autre part, on ne met pas le grappin sur la bécasse aussi facilement que cela car toutes les tentatives pour la domestiquer ou l’élever ont échoué à ce jour.
Pour réhabiliter les femmes mais aussi les bécasses, j’ai déniché cet avis tiré d’une anthologie : « Pourquoi les hommes tombent-ils toujours à côté, quand ils parlent des animaux ? … Il y a des chiens infidèles, des chats francs comme l’or. Aussi celui qui redira d’une niaise : Quelle bécasse ! est sûr, lui, d’être un bécasson ».
Sachez encore que si nous français comparons une personne excessivement sourde à une bécasse, les britanniques lui préfèrent la vipère, le scarabée et le chat blanc : as deaf as an adder / a beetle / a white cat ! Il y eut quatre scarabées dans le vent qui ne devaient pourtant pas être si durs de la feuille que cela, encore que Beethoven, sourd à la fin de sa vie, composait malgré tout.
Loin d’adhérer à ces préjugés et autres expressions proverbiales, j’ai depuis longtemps, une certaine sympathie pour la bécasse pour des raisons strictement littéraires qui remontent à ma lecture des savoureux contes éponymes de Guy de Maupassant. Mon bel ami normand les écrivit en 1883 alors qu’il passait l’été dans sa villa de La Guillette (la maison de Guy) près des falaises d’Étretat. Certains exégètes voient, dans leur cruauté, leur pessimisme et leur genre fantastique, le mal être de Maupassant déjà rongé par la drogue, la syphilis et son hérédité. Moi, je me régale de leur truculence rabelaisienne dans des paysages qui me sont familiers.
Les Contes de la bécasse sont un recueil de nouvelles dont seule la première, servant de préambule, concerne l’animal qui nous intéresse. C’est l’histoire d’un vieux baron qui aime beaucoup les oiseaux et la chasse :
« À l’automne, au moment des chasses, il invitait, comme à l’ancien temps, ses amis, et il aimait entendre au loin les détonations. Il les comptait, heureux quand elles se précipitaient. Et, le soir, il exigeait de chacun le récit fidèle de sa journée.
Et on restait trois heures à table en racontant des coups de fusil.
C’étaient d’étranges et invraisemblables aventures, où se complaisait l’humeur hâbleuse des chasseurs. Quelques-unes avaient fait date et revenaient régulièrement. L’histoire d’un lapin que le petit vicomte de Bourril avait manqué dans son vestibule les faisait se tordre chaque année de la même façon. Toutes les cinq minutes un nouvel orateur prononçait :
— J’entends : « Birr ! birr ! » et une compagnie magnifique me part à dix pas. J’ajuste : pif ! paf ! j’en vois tomber une pluie, une vraie pluie. Il y en avait sept !
Et tous, étonnés, mais réciproquement crédules, s’extasiaient.
Mais il existait dans la maison une vieille coutume, appelée le « conte de la Bécasse ».
Au moment du passage de cette reine des gibiers, la même cérémonie recommençait à chaque dîner.
Comme ils adoraient l’incomparable oiseau, on en mangeait tous les soirs un par convive ; mais on avait soin de laisser dans un plat toutes les têtes.
Alors le baron, officiant comme un évêque, se faisait apporter sur une assiette un peu de graisse, oignait avec soin les têtes précieuses en les tenant par le bout de la mince aiguille qui leur sert le bec. Une chandelle allumée était posée près de lui, et tout le monde se taisait, dans l’anxiété de l’attente.
Puis il saisissait un des crânes ainsi préparés, le fixait sur une épingle, piquait l’épingle sur un bouchon, maintenait le tout en équilibre au moyen de petits bâtons croisés comme des balanciers, et plantait délicatement cet appareil sur un goulot de bouteille en manière de tourniquet.
Tous les convives comptaient ensemble, d’une voix forte :
— Une, — deux, — trois.
Et le baron, d’un coup de doigt, faisait vivement pivoter ce joujou.
Celui des invités que désignait, en s’arrêtant, le long bec pointu devenait maître de toutes les têtes, régal exquis qui faisait loucher ses voisins.
Il les prenait une à une et les faisait griller sur la chandelle. La graisse crépitait, la peau rissolée fumait, et l’élu du hasard croquait le crâne suiffé en le tenant par le nez et en poussant des exclamations de plaisir.
Et chaque fois les dîneurs, levant leurs verres, buvaient à sa santé.
Puis, quand il avait achevé le dernier, il devait, sur l’ordre du baron, conter une histoire pour indemniser les déshérités.
Voici quelques-uns de ces récits : »
La bécasse étant absente des autre farces cauchoises contées ici par Maupassant, j’ai choisi d’écouter plutôt un émérite chasseur bécassier pour mieux la découvrir. Mes plus fidèles lecteurs le connaissent car il vous narra en patois ariégeois comment il abattit son premier sanglier (billet La maison d’Isert du 3 février 2011). Ainsi, devant sa cheminée, avec jubilation, il m’a raconté les habitudes de l’oiseau ainsi qu’une prolifique chasse avec cinq volatiles à son tableau. Mémorable ! pour conclure comme il le fait quand il égrène ses souvenirs. Pour ne pas attirer les foudres de fédérations de chasseurs, je précise que ce « coup du roi » pour la reine des bois – j’emprunte l’expression de Pagnol à propos d’un tir de bartavelles dans La Gloire de mon père – date d’il y a un demi siècle. De toute manière, notre fine gâchette ne risquerait rien, même aujourd’hui, puisque le carnet national de prélèvement autorise un maximum de trente bécasses par an et par chasseur.
La Bécasse des bois ou bécasse rousse appartient à l’espèce des Oiseaux et à la famille des Scolopacidés. Sa dénomination scientifique Scolopax rusticola tire son origine du grec Scolops, signifiant pieu peut-être en rapport avec son bec effilé, et du latin rusticola, en référence à la campagne, sa terre d’élection. Son nom français est directement lié à la particularité de son bec long et droit et à ses habitudes forestières.
En anglais, elle s’appelle woodcock (littéralement coq des bois) dont les déformations Videcoq et Vicot apparaissent encore dans plusieurs patronymes en Normandie.
Son plumage décline en ondes toutes les nuances de couleurs du brun foncé au beige clair. Ses teintes de feuilles mortes constituent une excellente tenue de camouflage qui complique son observation au sol.
« La bécasse arrive dans nos bois vers le milieu d’octobre en même temps que les grives. Elle descend alors des hautes montagnes où elle habite pendant l’été, et d’où les premiers frimas déterminent son départ et nous l’amènent, car ses voyages ne se font qu’en hauteur dans la région de l’air, et non en longueur comme se font les migrations des oiseaux qui voyagent de contrées en contrées. C’est des sommets des Pyrénées et des Alpes, où elle passe l’été qu’elle descend aux premières neiges qui tombent sur ces hauteurs dès le commencement d’octobre, pour venir dans les bois des collines inférieures et jusque dans nos plaines. » Buffon mésestime quelque peu les capacités de migrateur au long cours de la bécasse. En effet, même si certaines sont devenues sédentaires dans le sud de la France, des opérations de baguage témoignent qu’avant de venir hiverner dans le sud de l’Europe, elles séjournent parfois durant l’été au Maghreb, sans qu’elles fussent expulsées par le ministre Guéant, ou aussi en Scandinavie ou en Biélorussie. Bref, l’Europe de la bécasse est en vol sinon en marche !
… Et mon volubile nonagénaire ariégeois qui me conte sa chasse miraculeuse : « C’était une journée aux environs de Noël. C’était lune noire, une bonne lune ! Je pars avec le casse-croûte, le fusil et mon chien qui ne chassait que la bécasse, vers Mercenac (distant de 11 kilomètres, ndlr). Je passe avant par le lieu-dit le désert de Lacave, en bordure de forêt, un endroit favorable pour la pose des bécasses. Des odeurs, pas encore de fientes ! » Ses yeux brillent : « Les premiers effluves de l’oiseau ! Mon chien est à l’arrêt, le grelot ne tinte plus ! La bécasse ne se perche pas, elle reste au sol. Dix minutes ainsi à l’arrêt ! soudain, elle se lève, je la tire ! Première bécasse ! Je pars vers le Mariau et Bastien, puis me dirige vers la source du ruisseau du Laouin ou Lawin, tu connais ?... » Mes cinq doigts de la main ne seront pas de trop pour compter son butin, au bout de l’anecdote.
L’écrivain Jules Renard dont l’homonyme, le rusé goupil, est un des rares prédateurs de la bécasse, évoque dans ses Histoires Naturelles, une partie de chasse moins dramatique pour l’oiseau : « La nuit montait du sol et nous vêtait peu à peu, dans la clairière étroite où mon père attendait les bécasses … Les grives se dépêchaient de rentrer au bois où le merle jetait son cri guttural, cette espèce de hennissement qui est un ordre à tous les oiseaux de se taire et de dormir.
La bécasse allait bientôt quitter ses retraites de feuilles mortes et s’élever. Quand il fait doux, comme ce soir-là, elle s’attarde, avant de gagner la plaine. Elle tourne sur le bois et se cherche une compagne. On devine, à son appel léger, qu’elle s’approche ou s’éloigne. Elle passe d’un vol lourd entre les gros chênes et son long bec pend si bas qu’elle semble se promener en l’air avec une petite canne.
Comme j’écoutais et regardais en tous sens, mon père brusquement fit feu, mais il ne suivit pas le chien qui s’élançait.
– Tu l’as manquée ? lui dis-je.
– Je n’ai pas tiré, dit-il. Mon fusil vient de partir dans mes mains.
– Tout seul ?
– Oui.
– Ah !… une branche peut-être ?
– Je ne sais pas.
Je l’entendais ôter sa cartouche vide.
– Comment le tenais-tu ?
N’avait-il pas compris ?
– Je te demande de quel côté était le canon ?
Comme il ne répondait plus, je n’osais plus parler.
Enfin je lui dis :
– Tu aurais pu tuer… le chien.
– Allons-nous-en, dit mon père. »
Il est une autre nouvelle plus romantique encore : « Ce soir, il fait un temps doux après une pluie fine.
On part vers cinq heures, on gagne le bois et on marche sur les feuilles jusqu’au coucher du soleil.
Le chien multiplie dans le taillis ses lieues de chien.
Sentira-t-il des bécasses ?
Peu importe au chasseur, s’il est poète.
Le quart d’heure de la croule venu, on se place toujours trop tôt, au pied d’un arbre, au bord d’une clairière. Les vols rapides des grives et des merles frôlent le cœur. Le canon du fusil bouge d’impatience. À chaque bruit, une émotion ! L’oreille tinte et l’œil se voile, et le moment passe si vite… que c’est déjà trop tard.
Les bécasses ne se lèveront plus ce soir.
Tu ne peux pas coucher là, poète !
Reviens ; prends la traverse, à cause de la nuit, par les près humides, où tes souliers écrasent les petites huttes molles des taupes ; rentre chez toi, au chaud, à la lumière, sans remords, puisque tu es sans bécasse, à moins que tu n’en aies laissé une à la maison ! »
Dès le crépuscule, pour ce qu’on appelle la passée, la bécasse quitte ses quartiers forestiers pour aller chercher sa pitance en lisière dans les prairies humides ou les paquis fangeux près des petits marais. Elle se nourrit essentiellement de vers de terre et de petits insectes en fouillant l’humus avec son long bec.
La chasse à la bécasse est strictement réglementée, ainsi il est interdit de la tirer au moment de la passée ainsi qu’à l’époque de la croule, nom donné au chant du mâle survolant son territoire, à la saison des amours, au printemps. L’un des romans de Paul Vialar s’intitule La Croule, justement, parce que l’héroïne, une jeune fille de dix-huit ans se retrouve seule propriétaire d’un domaine en Sologne avec des bois et des étangs, après que son père fût terrassé par une crise cardiaque lors d’une chasse aux bécasses à la saison des amours.
La chasse dite « à la relève » au chien d’arrêt est la seule autorisée. Le chien bécassier ne chasse que ce gibier. Preuve que la bécasse est beaucoup plus rusée que ne le prétend le sens commun, il faudra plusieurs années et de nombreuses chasses pour que le chien acquière les qualités nécessaires. Les setters anglais et Gordon, les braques et les épagneuls, constituent le fleuron des chiens bécassiers. Pour avoir vu leur travail dans des documentaires, je confirme que le spectacle du chien à l’arrêt dans le silence du sous-bois est un moment émouvant. Ô temps ! suspends ton (en)vol … de bécasse.
Buffon, encore lui, décrit une chasse absolument prohibée de nos jours, « celle aux pièges dormants, tendus dans les sentiers, et qu’on appelle rejets, regipeaux en Bourgogne, regimpeaux en Lorraine ; c’est une baguette de coudrier ou d’autre bois flexible et élastique, plantée en terre et courbée en ressort, assujettie près du terrain à un trébuchet que couronne un nœud coulant de crin ou de ficelle ; on embarrasse de branchages le reste du sentier où l’on a placé le rejet, ou bien si l’on tend sur les paquis, on y pique des genêts ou des genièvres en files, pliés de manière qu’il ne reste que le petit passage qu’occupe le piège, afin de déterminer la bécasse qui suit les sentiers, et n’aime pas s’élever ou sauter, à passer le pas du trébuchet, qui part dès qu’il est heurté, et l’oiseau saisi par le nœud coulant, est emporté en l’air par la branche qui se redresse ; la bécasse ainsi suspendue ... » ne pourra échapper au facétieux braconnier Blaireau alias Louis de Funès pour le plus grand tourment de Parju, le garde-champêtre peu clairvoyant de Montpaillard, dans Ni vu ni connu, le savoureux film d’Yves Robert !
Pour n’en avoir jamais mangé, je ne peux témoigner de l’excellence de la chair de la bécasse, vantée toujours par Buffon : « Le corps de la bécasse est en tout temps fort charnu, et très gras sur la fin de l’automne ; c’est alors et pendant la plus grande partie de l’hiver, qu’elle fait un mets recherché. Sa chair ferme a la propriété de se conserver longtemps ; on la cuit sans ôter les entrailles, qui, broyées avec ce qu’elles contiennent, font le meilleur assaisonnement de ce gibier … ». Cependant, je me pourlèche les babines quand j’observe la jubilation de l’aïeul ariégeois rappelant le temps où il broyait la tripaille pour en faire des pâtés, la « rôtie ».
À cet instant de l’écriture de mon billet, je reviens vers Maupassant et un de ses Contes de la Bécasse. En guise de trou normand littéraire pour que vos estomacs fragiles digèrent le plat de gibier, je vous offre une magnifique description de la ville de Rouen digne de son compatriote normand Gustave Flaubert :
« Nous venions de sortir de Rouen et nous suivions au grand trot la route de Jumièges. La légère voiture filait, traversant les prairies ; puis le cheval se mit au pas pour monter la côte de Canteleu.
C’est là un des horizons les plus magnifiques qui soient au monde. Derrière nous Rouen, la ville aux églises, aux clochers gothiques, travaillés comme des bibelots d’ivoire ; en face, Saint-Sever, le faubourg aux manufactures qui dresse ses mille cheminées fumantes sur le grand ciel vis-à-vis des mille clochetons sacrés de la vieille cité.
Ici la flèche de la cathédrale, le plus haut sommet des monuments humains ; et là-bas, la « Pompe à feu » de la « Foudre », sa rivale presque aussi démesurée, et qui passe d’un mètre la plus géante des pyramides d’Égypte.
Devant nous la Seine se déroulait, ondulante, semée d’îles, bordée à droite de blanches falaises que couronnait une forêt, à gauche de prairies immenses qu’une autre forêt limitait, là-bas, tout là-bas.
De place en place, des grands navires à l’ancre le long des berges du large fleuve. Trois énormes vapeurs s’en allaient, à la queue leu-leu, vers le Havre ; et un chapelet de bâtiments, formé d’un trois-mâts, de deux goélettes et d’un brick, remontait vers Rouen, traîné par un petit remorqueur vomissant un nuage de fumée noire …
… Nous avions gagné le sommet de la côte. La route s’enfonçait dans l’admirable forêt de Roumare.
L’automne, l’automne merveilleux, mêlait son or et sa pourpre aux dernières verdures restées vives, comme si des gouttes de soleil fondu avaient coulé du ciel dans l’épaisseur des bois.
On traversa Duclair, puis, au lieu de continuer sur Jumièges, mon ami tourna vers la gauche et, prenant un chemin de traverse, s’enfonça dans le taillis.
Et bientôt, du sommet d’une grande côte nous découvrions de nouveau la magnifique vallée de la Seine, et le fleuve tortueux s’allongeant à nos pieds ... »
Je sais au moins une de mes lectrices qui, en pays de connaissance, savourera cette description « aux pommes » ! Elle est trop jeune cependant pour avoir connu le Père Mathieu, le personnage principal du conte, un normand au sobriquet de « Père La Boisson », inventeur du saoulomètre et gardien d’une chapelle miraculeuse fréquentée par les jeunes filles enceintes qui viennent se recueillir devant la statue de Notre-Dame du Gros Ventre !
Pour être tout à fait complet, il existe des éditions des Contes de la Bécasse enrichies d’une série d’autres contes parmi lesquels l’un a pour titre Les Bécasses. Je ne résiste pas à vous en livrer un court passage, ne serait-ce que par pur chauvinisme régional :
« ...Mais je veux vous parler des bécasses. Donc mes deux amis, les frères d’Orgemol et moi, nous restons ici pendant la saison de chasse, en attendant les premiers froids. Puis, dès qu’il gèle, nous partons pour leur ferme de Cannetot près de Fécamp, parce qu’il y a là un petit bois délicieux, un petit bois divin, où viennent loger toutes les bécasses qui passent.
Vous connaissez les d’Orgemol, ces deux géants, ces deux Normands des premiers temps, ces deux mâles de la vieille et puissante race de conquérants qui envahit la France, prit et garda l’Angleterre, s’établit sur toutes les côtes du vieux monde, éleva des villes partout, passa comme un flot sur la Sicile en y créant un art admirable, battit tous les rois, pilla les plus fières cités, roula les papes dans leurs ruses de prêtres et les joua, plus madrés que ces pontifes italiens, et surtout laissa des enfants dans tous les lits de la terre. Les d’Orgemol sont deux Normands timbrés au meilleur titre, ils ont tout des Normands, la voix, l’accent, l’esprit, les cheveux blonds et les yeux couleur de la mer.
Quand nous sommes ensemble, nous parlons patois, nous vivons, pensons, agissons en Normands, nous devenons des Normands terriens plus paysans que nos fermiers.
Or, depuis quinze jours, nous attendions les bécasses ... »
En fait, elles ne sont que prétexte au narrateur et à un notaire pour se gausser d’un berger sourd-muet étranglant son épouse, une bécasse ?, une guenilleuse surnommée la Goutte à cause de son amour immodéré pour l’eau-de-vie. J’imagine ce que le regretté Claude Chabrol aurait tiré de ce fait-divers truculent dans le cadre de la série télévisée Chez Maupassant.
Le cruchon de calva est souvent sur la table en Pays de Caux. Qui sait si Maupassant avait vécu outre -Quiévrain, il n’aurait pas fréquenté À la Bécasse, le célèbre estaminet de la rue au Beurre à Bruxelles, une institution vieille de plus de cent trente ans. Ses personnages tremperaient peut-être alors les lèvres dans la mousse de la fameuse bière La Bécasse parfumée à la cerise (kriek) ou à la framboise !
À en croire la chanson, Bécassine, un soir est partie pour le pensionnat / Aider les enfants pour les vacances à Étretat ! Elle n’a pu y rencontrer Maupassant, et pour cause, puisque le personnage de bande dessinée, de son vrai nom Annaïck Labornez, créé par Joseph Pinchon, n’apparut dans la Semaine de Suzette qu’en 1905. Je précise que ce « type de bonne bretonne, brave mais étourdie », comme la présente certaine édition du Grand Larousse encyclopédique, n’est ni ma cousine, ni ma voisine. C’est en raison de leur sottise proverbiale qu’elle est nommée comme la Scolopax Gallinago, la bécassine, un oiseau appartenant également à la famille des Scolopacidés. « Ce serait une petite bécasse, dit Belon, si elle n’estoit de mœurs différentes ». Elle ne fréquente pas les bois, leur préférant les prairies marécageuses et les osiers bordant les rivières. Il en est une surnommée bécassine sourde car elle part sous les pieds des chasseurs comme si elle n’entendait rien du bruit que l’on fait en venant à elle.
Comme souvent lors de mes leçons de choses, je me renseigne si Jean de La Fontaine a mis en scène, dans ses fables, l’animal étudié. A priori, la bécasse n’apparaît fugacement que dans L’Hirondelle et les petits oiseaux :
« … La chanvre étant tout à fait crue,
L’Hirondelle ajouta : « Ceci ne va pas bien;
Mauvaise graine est tôt venue.
Mais puisque jusqu’ici l’on ne m’a crue en rien,
Dès que vous verrez que la terre
Sera couverte, et qu’à leurs blés
Les gens n’étant plus occupés
Feront aux oisillons la guerre ;
Quand reginglettes* et réseaux
Attraperont petits Oiseaux,
Ne volez plus de place en place,
Demeurez au logis, ou changez de climat :
Imitez le Canard, la Grue, et la Bécasse … »
L’hirondelle qui a beaucoup voyagé, bonne conseillère, suggère aux oisillons, pour déjouer les pièges du fermier, de changer d’air comme le font certains migrateurs. Mais vous savez ce que c’est, les jeunes n’ont souvent que faire des conseils de leurs aînés … !
Outre les écrivains, dame Bécasse est aussi la muse des peintres. Ainsi, déjà au dix-septième siècle, Alexandre-François Desportes, considéré comme le fondateur de la peinture animalière française, la prend pour modèle.
Au dix-neuvième siècle, Edouard Traviès se spécialise dans les aquarelles d’oiseaux et d’insectes. Il illustre même les œuvres complètes de Buffon. La bécasse y figure en bonne place.
Claude Monet la peint et la cuisine dans sa maison de Giverny, sur son fourneau décoré de carrelages en vieux Rouen. Il adore la bécasse faisandée, pendue quatorze jours dans sa cave, plumée, rôtie, accompagnée d’un toast.
La bécasse des bois est prédestinée à la peinture car c’est de l’extrémité de son aile, juste à côté de la première rémige, que provient la très recherchée plume du peintre. Petite plume pointue en forme de fer de lance, on l’utilisait au Moyen Âge pour réaliser les enluminures. Très fragile, elle ne permet d’effectuer qu’un unique dessin ou aquarelle.
« Il faut que le gibier paye le vieux chasseur / Qui se morfond longtemps à l’affût de la proie » écrivait Baudelaire dans son poème L’Imprévu tiré des Fleurs du Mal. La plume du peintre, voilà un joli trophée en récompense !
Léon-Paul Fargue qu’on surnommait parfois le Robert Doisneau de la poésie, affirmait à propos de son art : « Il faut que chaque mot qui tombe soit le fruit bien mûr de la succulence intérieure, la goutte qui glisse du bec de la bécasse à point. »
Mon billet n’a pas la prétention de tendre vers cette perfection, mais si mes élucubrations sur la bécasse, vous ont séduit, vous savez ce qu’il vous reste à faire le 4 octobre prochain : « À la Saint-François, la bécasse est au bois » !