Archive pour janvier, 2012

La Bécasse des bois

Ce billet n’était nullement prémédité. L’idée m’en est venue récemment lors d’un séjour dans le sud-ouest alors que dans la cuisine « belle-familiale », je prenais mon petit-déjeuner, comme d’habitude, en feuilletant le quotidien régional La Dépêche du Midi. Je m’amusais des articles outrancièrement chauvins concernant le prochain déplacement du Téfécé (Toulouse Football Club), contre le club de la capitale version qatarie, quand, soudain, je suis tombé sur un dossier consacré à la petite vénerie et, en particulier, à la bécasse, un petit oiseau mystérieux et fascinant.
Pour ne point déplaire à mes chères lectrices, je tente déjà de tordre le cou au sens figuré qu’on associe parfois à certaines personnes du genre féminin. Ainsi, voici comment l’écrivain Paul Vialar les discrédite dans son Roman des oiseaux de chasse : « Une bécasse. C’en était une, en effet. Elle n’était pourtant pas laide, mais elle était sotte. Maladroite, surtout, et naïve. Elle aurait pu se taire, mais non, il fallait qu’elle parle et elle vous sortait des énormités qui faisaient se gausser les autres … Et lorsqu’on lui démontrait sa balourdise et son erreur, elle se mettait à rouler de gros yeux ronds, justement comme la bécasse à laquelle, inconsciemment, tous ces chasseurs la comparaient. Ce n’est pas que cet oiseau soit bête. Non, il est même subtil, mais c’est cet œil ahuri, étonné, qui a fait prendre son nom pour l’attribuer aux humains sans astuce. Et, d’instinct, entre eux, les hommes répétaient, parlant de la femme : c’est une bécasse ! »
Georges-Louis Leclerc comte de Buffon, dont j’aime consulter les Histoires Naturelles, n’est guère plus tendre : « La bécasse est d’un instinct obtus et d’un naturel stupide ; elle est moult sotte bête dit Belon ; elle l’est vraiment beaucoup si elle se laisse prendre de la manière qu’il raconte et qu’il nomme Folâtrerie … » Et en bas de page, en annotation, il ajoute : « C’est apparemment d’après ce caractère de stupidité, que le docteur Shaw nous dit qu’on la nomme en Barbarie (cela correspondait au Maghreb actuel) Hammar el hadjel, l’âne des perdrix » !
On qualifie volontiers de bécasse, une fille ou une femme simple, stupide, crédule ou niaise. Il s’agit là d’un jugement très hexagonal car la même personne, dans la langue de Shakespeare, sera une silly goose, littéralement idiote comme une oie.
De même, corollaire de l’affirmation précédente, l’expression brider la bécasse qui signifie tromper quelqu’un, piéger un naïf, semble concerner plutôt la gent féminine. Si au sens propre, cela voulait dire prendre l’animal dans un lacs, un lacet en crin, on l’employait au dix-septième siècle, Molière notamment, dans le sens d’engager quelqu’un de telle sorte qu’il ne puisse plus s’en dédire, et plus particulièrement encore, le mariage est conclu, la femme est engagée.
Au pays de la (très) perfide Albion, ils préfèrent dépouiller l’agneau (to skin the lamb) mais le sens est aussi misogyne puisque ils l’expliquent ainsi : the woman is bound by marriage. No comment !
Ces affirmations cocasses contredisent les mœurs de l’animal, car, d’une part, le mâle est polygame et quitte la femelle après la ponte pour une nouvelle partenaire ; d’autre part, on ne met pas le grappin sur la bécasse aussi facilement que cela car toutes les tentatives pour la domestiquer ou l’élever ont échoué à ce jour.
Pour réhabiliter les femmes mais aussi les bécasses, j’ai déniché cet avis tiré d’une anthologie : « Pourquoi les hommes tombent-ils toujours à côté, quand ils parlent des animaux ? … Il y a des chiens infidèles, des chats francs comme l’or. Aussi celui qui redira d’une niaise : Quelle bécasse ! est sûr, lui, d’être un bécasson ».
Sachez encore que si nous français comparons une personne excessivement sourde à une bécasse, les britanniques lui préfèrent la vipère, le scarabée et le chat blanc : as deaf as an adder / a beetle / a white cat ! Il y eut quatre scarabées dans le vent qui ne devaient pourtant pas être si durs de la feuille que cela, encore que Beethoven, sourd à la fin de sa vie, composait malgré tout.
Loin d’adhérer à ces préjugés et autres expressions proverbiales, j’ai depuis longtemps, une certaine sympathie pour la bécasse pour des raisons strictement littéraires qui remontent à ma lecture des savoureux contes éponymes de Guy de Maupassant. Mon bel ami normand les écrivit en 1883 alors qu’il passait l’été dans sa villa de La Guillette (la maison de Guy) près des falaises d’Étretat. Certains exégètes voient, dans leur cruauté, leur pessimisme et leur genre fantastique, le mal être de Maupassant déjà rongé par la drogue, la syphilis et son hérédité. Moi, je me régale de leur truculence rabelaisienne dans des paysages qui me sont familiers.

Contes Bécassejaquetteblog

Les Contes de la bécasse sont un recueil de nouvelles dont seule la première, servant de préambule, concerne l’animal qui nous intéresse. C’est l’histoire d’un vieux baron qui aime beaucoup les oiseaux et la chasse :
« À l’automne, au moment des chasses, il invitait, comme à l’ancien temps, ses amis, et il aimait entendre au loin les détonations. Il les comptait, heureux quand elles se précipitaient. Et, le soir, il exigeait de chacun le récit fidèle de sa journée.
Et on restait trois heures à table en racontant des coups de fusil.
C’étaient d’étranges et invraisemblables aventures, où se complaisait l’humeur hâbleuse des chasseurs. Quelques-unes avaient fait date et revenaient régulièrement. L’histoire d’un lapin que le petit vicomte de Bourril avait manqué dans son vestibule les faisait se tordre chaque année de la même façon. Toutes les cinq minutes un nouvel orateur prononçait :
— J’entends : « Birr ! birr ! » et une compagnie magnifique me part à dix pas. J’ajuste : pif ! paf ! j’en vois tomber une pluie, une vraie pluie. Il y en avait sept !
Et tous, étonnés, mais réciproquement crédules, s’extasiaient.
Mais il existait dans la maison une vieille coutume, appelée le « conte de la Bécasse ».
Au moment du passage de cette reine des gibiers, la même cérémonie recommençait à chaque dîner.
Comme ils adoraient l’incomparable oiseau, on en mangeait tous les soirs un par convive ; mais on avait soin de laisser dans un plat toutes les têtes.
Alors le baron, officiant comme un évêque, se faisait apporter sur une assiette un peu de graisse, oignait avec soin les têtes précieuses en les tenant par le bout de la mince aiguille qui leur sert le bec. Une chandelle allumée était posée près de lui, et tout le monde se taisait, dans l’anxiété de l’attente.
Puis il saisissait un des crânes ainsi préparés, le fixait sur une épingle, piquait l’épingle sur un bouchon, maintenait le tout en équilibre au moyen de petits bâtons croisés comme des balanciers, et plantait délicatement cet appareil sur un goulot de bouteille en manière de tourniquet.
Tous les convives comptaient ensemble, d’une voix forte :
— Une, — deux, — trois.
Et le baron, d’un coup de doigt, faisait vivement pivoter ce joujou.
Celui des invités que désignait, en s’arrêtant, le long bec pointu devenait maître de toutes les têtes, régal exquis qui faisait loucher ses voisins.
Il les prenait une à une et les faisait griller sur la chandelle. La graisse crépitait, la peau rissolée fumait, et l’élu du hasard croquait le crâne suiffé en le tenant par le nez et en poussant des exclamations de plaisir.
Et chaque fois les dîneurs, levant leurs verres, buvaient à sa santé.
Puis, quand il avait achevé le dernier, il devait, sur l’ordre du baron, conter une histoire pour indemniser les déshérités.
Voici quelques-uns de ces récits : »
La bécasse étant absente des autre farces cauchoises contées ici par Maupassant, j’ai choisi d’écouter plutôt un émérite chasseur bécassier pour mieux la découvrir. Mes plus fidèles lecteurs le connaissent car il vous narra en patois ariégeois comment il abattit son premier sanglier (billet La maison d’Isert du 3 février 2011). Ainsi, devant sa cheminée, avec jubilation, il m’a raconté les habitudes de l’oiseau ainsi qu’une prolifique chasse avec cinq volatiles à son tableau. Mémorable ! pour conclure comme il le fait quand il égrène ses souvenirs. Pour ne pas attirer les foudres de fédérations de chasseurs, je précise que ce « coup du roi » pour la reine des bois – j’emprunte l’expression de Pagnol à propos d’un tir de bartavelles dans La Gloire de mon père – date d’il y a un demi siècle. De toute manière, notre fine gâchette ne risquerait rien, même aujourd’hui, puisque le carnet national de prélèvement autorise un maximum de trente bécasses par an et par chasseur.
La Bécasse des bois ou bécasse rousse appartient à l’espèce des Oiseaux et à la famille des Scolopacidés. Sa dénomination scientifique Scolopax rusticola tire son origine du grec Scolops, signifiant pieu peut-être en rapport avec son bec effilé, et du latin rusticola, en référence à la campagne, sa terre d’élection. Son nom français est directement lié à la particularité de son bec long et droit et à ses habitudes forestières.
En anglais, elle s’appelle woodcock (littéralement coq des bois) dont les déformations Videcoq et Vicot apparaissent encore dans plusieurs patronymes en Normandie.
Son plumage décline en ondes toutes les nuances de couleurs du brun foncé au beige clair. Ses teintes de feuilles mortes constituent une excellente tenue de camouflage qui complique son observation au sol.
« La bécasse arrive dans nos bois vers le milieu d’octobre en même temps que les grives. Elle descend alors des hautes montagnes où elle habite pendant l’été, et d’où les premiers frimas déterminent son départ et nous l’amènent, car ses voyages ne se font qu’en hauteur dans la région de l’air, et non en longueur comme se font les migrations des oiseaux qui voyagent de contrées en contrées. C’est des sommets des Pyrénées et des Alpes, où elle passe l’été qu’elle descend aux premières neiges qui tombent sur ces hauteurs dès le commencement d’octobre, pour venir dans les bois des collines inférieures et jusque dans nos plaines. » Buffon mésestime quelque peu les capacités de migrateur au long cours de la bécasse. En effet, même si certaines sont devenues sédentaires dans le sud de la France, des opérations de baguage témoignent qu’avant de venir hiverner dans le sud de l’Europe, elles séjournent parfois durant l’été au Maghreb, sans qu’elles fussent expulsées par le ministre Guéant, ou aussi en Scandinavie ou en Biélorussie. Bref, l’Europe de la bécasse est en vol sinon en marche !
… Et mon volubile nonagénaire ariégeois qui me conte sa chasse miraculeuse : « C’était une journée aux environs de Noël. C’était lune noire, une bonne lune ! Je pars avec le casse-croûte, le fusil et mon chien qui ne chassait que la bécasse, vers Mercenac (distant de 11 kilomètres, ndlr). Je passe avant par le lieu-dit le désert de Lacave, en bordure de forêt, un endroit favorable pour la pose des bécasses. Des odeurs, pas encore de fientes ! » Ses yeux brillent : « Les premiers effluves de l’oiseau ! Mon chien est à l’arrêt, le grelot ne tinte plus ! La bécasse ne se perche pas, elle reste au sol. Dix minutes ainsi à l’arrêt ! soudain, elle se lève, je la tire ! Première bécasse ! Je pars vers le Mariau et Bastien, puis me dirige vers la source du ruisseau du Laouin ou Lawin, tu connais ?... » Mes cinq doigts de la main ne seront pas de trop pour compter son butin, au bout de l’anecdote.
L’écrivain Jules Renard dont l’homonyme, le rusé goupil, est un des rares prédateurs de la bécasse, évoque dans ses Histoires Naturelles, une partie de chasse moins dramatique pour l’oiseau : « La nuit montait du sol et nous vêtait peu à peu, dans la clairière étroite où mon père attendait les bécasses … Les grives se dépêchaient de rentrer au bois où le merle jetait son cri guttural, cette espèce de hennissement qui est un ordre à tous les oiseaux de se taire et de dormir.
La bécasse allait bientôt quitter ses retraites de feuilles mortes et s’élever. Quand il fait doux, comme ce soir-là, elle s’attarde, avant de gagner la plaine. Elle tourne sur le bois et se cherche une compagne. On devine, à son appel léger, qu’elle s’approche ou s’éloigne. Elle passe d’un vol lourd entre les gros chênes et son long bec pend si bas qu’elle semble se promener en l’air avec une petite canne.
Comme j’écoutais et regardais en tous sens, mon père brusquement fit feu, mais il ne suivit pas le chien qui s’élançait.
– Tu l’as manquée ? lui dis-je.
– Je n’ai pas tiré, dit-il. Mon fusil vient de partir dans mes mains.
– Tout seul ?
– Oui.
– Ah !… une branche peut-être ?
– Je ne sais pas.
Je l’entendais ôter sa cartouche vide.
– Comment le tenais-tu ?
N’avait-il pas compris ?
– Je te demande de quel côté était le canon ?
Comme il ne répondait plus, je n’osais plus parler.
Enfin je lui dis :
– Tu aurais pu tuer… le chien.
– Allons-nous-en, dit mon père. »
Il est une autre nouvelle plus romantique encore : « Ce soir, il fait un temps doux après une pluie fine.
On part vers cinq heures, on gagne le bois et on marche sur les feuilles jusqu’au coucher du soleil.
Le chien multiplie dans le taillis ses lieues de chien.
Sentira-t-il des bécasses ?
Peu importe au chasseur, s’il est poète.
Le quart d’heure de la croule venu, on se place toujours trop tôt, au pied d’un arbre, au bord d’une clairière. Les vols rapides des grives et des merles frôlent le cœur. Le canon du fusil bouge d’impatience. À chaque bruit, une émotion ! L’oreille tinte et l’œil se voile, et le moment passe si vite… que c’est déjà trop tard.
Les bécasses ne se lèveront plus ce soir.
Tu ne peux pas coucher là, poète !
Reviens ; prends la traverse, à cause de la nuit, par les près humides, où tes souliers écrasent les petites huttes molles des taupes ; rentre chez toi, au chaud, à la lumière, sans remords, puisque tu es sans bécasse, à moins que tu n’en aies laissé une à la maison ! »
Dès le crépuscule, pour ce qu’on appelle la passée, la bécasse quitte ses quartiers forestiers pour aller chercher sa pitance en lisière dans les prairies humides ou les paquis fangeux près des petits marais. Elle se nourrit essentiellement de vers de terre et de petits insectes en fouillant l’humus avec son long bec.
La chasse à la bécasse est strictement réglementée, ainsi il est interdit de la tirer au moment de la passée ainsi qu’à l’époque de la croule, nom donné au chant du mâle survolant son territoire, à la saison des amours, au printemps. L’un des romans de Paul Vialar s’intitule La Croule, justement, parce que l’héroïne, une jeune fille de dix-huit ans se retrouve seule propriétaire d’un domaine en Sologne avec des bois et des étangs, après que son père fût terrassé par une crise cardiaque lors d’une chasse aux bécasses à la saison des amours.
La chasse dite « à la relève » au chien d’arrêt est la seule autorisée. Le chien bécassier ne chasse que ce gibier. Preuve que la bécasse est beaucoup plus rusée que ne le prétend le sens commun, il faudra plusieurs années et de nombreuses chasses pour que le chien acquière les qualités nécessaires. Les setters anglais et Gordon, les braques et les épagneuls, constituent le fleuron des chiens bécassiers. Pour avoir vu leur travail dans des documentaires, je confirme que le spectacle du chien à l’arrêt dans le silence du sous-bois est un moment émouvant. Ô temps ! suspends ton (en)vol … de bécasse.
Buffon, encore lui, décrit une chasse absolument prohibée de nos jours, « celle aux pièges dormants, tendus dans les sentiers, et qu’on appelle rejets, regipeaux en Bourgogne, regimpeaux en Lorraine ; c’est une baguette de coudrier ou d’autre bois flexible et élastique, plantée en terre et courbée en ressort, assujettie près du terrain à un trébuchet que couronne un nœud coulant de crin ou de ficelle ; on embarrasse de branchages le reste du sentier où l’on a placé le rejet, ou bien si l’on tend sur les paquis, on y pique des genêts ou des genièvres en files, pliés de manière qu’il ne reste que le petit passage qu’occupe le piège, afin de déterminer la bécasse qui suit les sentiers, et n’aime pas s’élever ou sauter, à passer le pas du trébuchet, qui part dès qu’il est heurté, et l’oiseau saisi par le nœud coulant, est emporté en l’air par la branche qui se redresse ; la bécasse ainsi suspendue ... » ne pourra échapper au facétieux braconnier Blaireau alias Louis de Funès pour le plus grand tourment de Parju, le garde-champêtre peu clairvoyant de Montpaillard, dans Ni vu ni connu, le savoureux film d’Yves Robert !
Pour n’en avoir jamais mangé, je ne peux témoigner de l’excellence de la chair de la bécasse, vantée toujours par Buffon : « Le corps de la bécasse est en tout temps fort charnu, et très gras sur la fin de l’automne ; c’est alors et pendant la plus grande partie de l’hiver, qu’elle fait un mets recherché. Sa chair ferme a la propriété de se conserver longtemps ; on la cuit sans ôter les entrailles, qui, broyées avec ce qu’elles contiennent, font le meilleur assaisonnement de ce gibier … ». Cependant, je me pourlèche les babines quand j’observe la jubilation de l’aïeul ariégeois rappelant le temps où il broyait la tripaille pour en faire des pâtés, la « rôtie ».
À cet instant de l’écriture de mon billet, je reviens vers Maupassant et un de ses Contes de la Bécasse. En guise de trou normand littéraire pour que vos estomacs fragiles digèrent le plat de gibier, je vous offre une magnifique description de la ville de Rouen digne de son compatriote normand Gustave Flaubert :
« Nous venions de sortir de Rouen et nous suivions au grand trot la route de Jumièges. La légère voiture filait, traversant les prairies ; puis le cheval se mit au pas pour monter la côte de Canteleu.
C’est là un des horizons les plus magnifiques qui soient au monde. Derrière nous Rouen, la ville aux églises, aux clochers gothiques, travaillés comme des bibelots d’ivoire ; en face, Saint-Sever, le faubourg aux manufactures qui dresse ses mille cheminées fumantes sur le grand ciel vis-à-vis des mille clochetons sacrés de la vieille cité.
Ici la flèche de la cathédrale, le plus haut sommet des monuments humains ; et là-bas, la « Pompe à feu » de la « Foudre », sa rivale presque aussi démesurée, et qui passe d’un mètre la plus géante des pyramides d’Égypte.
Devant nous la Seine se déroulait, ondulante, semée d’îles, bordée à droite de blanches falaises que couronnait une forêt, à gauche de prairies immenses qu’une autre forêt limitait, là-bas, tout là-bas.
De place en place, des grands navires à l’ancre le long des berges du large fleuve. Trois énormes vapeurs s’en allaient, à la queue leu-leu, vers le Havre ; et un chapelet de bâtiments, formé d’un trois-mâts, de deux goélettes et d’un brick, remontait vers Rouen, traîné par un petit remorqueur vomissant un nuage de fumée noire …
… Nous avions gagné le sommet de la côte. La route s’enfonçait dans l’admirable forêt de Roumare.
L’automne, l’automne merveilleux, mêlait son or et sa pourpre aux dernières verdures restées vives, comme si des gouttes de soleil fondu avaient coulé du ciel dans l’épaisseur des bois.
On traversa Duclair, puis, au lieu de continuer sur Jumièges, mon ami tourna vers la gauche et, prenant un chemin de traverse, s’enfonça dans le taillis.
Et bientôt, du sommet d’une grande côte nous découvrions de nouveau la magnifique vallée de la Seine, et le fleuve tortueux s’allongeant à nos pieds ... »
Je sais au moins une de mes lectrices qui, en pays de connaissance, savourera cette description « aux pommes » ! Elle est trop jeune cependant pour avoir connu le Père Mathieu, le personnage principal du conte, un normand au sobriquet de « Père La Boisson », inventeur du saoulomètre et gardien d’une chapelle miraculeuse fréquentée par les jeunes filles enceintes qui viennent se recueillir devant la statue de Notre-Dame du Gros Ventre !
Pour être tout à fait complet, il existe des éditions des Contes de la Bécasse enrichies d’une série d’autres contes parmi lesquels l’un a pour titre Les Bécasses. Je ne résiste pas à vous en livrer un court passage, ne serait-ce que par pur chauvinisme régional :
« ...Mais je veux vous parler des bécasses. Donc mes deux amis, les frères d’Orgemol et moi, nous restons ici pendant la saison de chasse, en attendant les premiers froids. Puis, dès qu’il gèle, nous partons pour leur ferme de Cannetot près de Fécamp, parce qu’il y a là un petit bois délicieux, un petit bois divin, où viennent loger toutes les bécasses qui passent.
Vous connaissez les d’Orgemol, ces deux géants, ces deux Normands des premiers temps, ces deux mâles de la vieille et puissante race de conquérants qui envahit la France, prit et garda l’Angleterre, s’établit sur toutes les côtes du vieux monde, éleva des villes partout, passa comme un flot sur la Sicile en y créant un art admirable, battit tous les rois, pilla les plus fières cités, roula les papes dans leurs ruses de prêtres et les joua, plus madrés que ces pontifes italiens, et surtout laissa des enfants dans tous les lits de la terre. Les d’Orgemol sont deux Normands timbrés au meilleur titre, ils ont tout des Normands, la voix, l’accent, l’esprit, les cheveux blonds et les yeux couleur de la mer.
Quand nous sommes ensemble, nous parlons patois, nous vivons, pensons, agissons en Normands, nous devenons des Normands terriens plus paysans que nos fermiers.
Or, depuis quinze jours, nous attendions les bécasses ... »
En fait, elles ne sont que prétexte au narrateur et à un notaire pour se gausser d’un berger sourd-muet étranglant son épouse, une bécasse ?, une guenilleuse surnommée la Goutte à cause de son amour immodéré pour l’eau-de-vie. J’imagine ce que le regretté Claude Chabrol aurait tiré de ce fait-divers truculent dans le cadre de la série télévisée Chez Maupassant.
Le cruchon de calva est souvent sur la table en Pays de Caux. Qui sait si Maupassant avait vécu outre -Quiévrain, il n’aurait pas fréquenté À la Bécasse, le célèbre estaminet de la rue au Beurre à Bruxelles, une institution vieille de plus de cent trente ans. Ses personnages tremperaient peut-être alors les lèvres dans la mousse de la fameuse bière La Bécasse parfumée à la cerise (kriek) ou à la framboise !

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À en croire la chanson, Bécassine, un soir est partie pour le pensionnat / Aider les enfants pour les vacances à Étretat ! Elle n’a pu y rencontrer Maupassant, et pour cause, puisque le personnage de bande dessinée, de son vrai nom Annaïck Labornez, créé par Joseph Pinchon, n’apparut dans la Semaine de Suzette qu’en 1905. Je précise que ce « type de bonne bretonne, brave mais étourdie », comme la présente certaine édition du Grand Larousse encyclopédique, n’est ni ma cousine, ni ma voisine. C’est en raison de leur sottise proverbiale qu’elle est nommée comme la Scolopax Gallinago, la bécassine, un oiseau appartenant également à la famille des Scolopacidés. « Ce serait une petite bécasse, dit Belon, si elle n’estoit de mœurs différentes ». Elle ne fréquente pas les bois, leur préférant les prairies marécageuses et les osiers bordant les rivières. Il en est une surnommée bécassine sourde car elle part sous les pieds des chasseurs comme si elle n’entendait rien du bruit que l’on fait en venant à elle.
Comme souvent lors de mes leçons de choses, je me renseigne si Jean de La Fontaine a mis en scène, dans ses fables, l’animal étudié. A priori, la bécasse n’apparaît fugacement que dans L’Hirondelle et les petits oiseaux :

« … La chanvre étant tout à fait crue,
L’Hirondelle ajouta : « Ceci ne va pas bien;
Mauvaise graine est tôt venue.
Mais puisque jusqu’ici l’on ne m’a crue en rien,
Dès que vous verrez que la terre
Sera couverte, et qu’à leurs blés
Les gens n’étant plus occupés
Feront aux oisillons la guerre ;
Quand reginglettes* et réseaux
Attraperont petits Oiseaux,
Ne volez plus de place en place,
Demeurez au logis, ou changez de climat :
Imitez le Canard, la Grue, et la Bécasse … »

L’hirondelle qui a beaucoup voyagé, bonne conseillère, suggère aux oisillons, pour déjouer les pièges du fermier, de changer d’air comme le font certains migrateurs. Mais vous savez ce que c’est, les jeunes n’ont souvent que faire des conseils de leurs aînés … !
Outre les écrivains, dame Bécasse est aussi la muse des peintres. Ainsi, déjà au dix-septième siècle, Alexandre-François Desportes, considéré comme le fondateur de la peinture animalière française, la prend pour modèle.

La Bécasse des bois dans Leçons de choses becasse-desportesblog

Au dix-neuvième siècle, Edouard Traviès se spécialise dans les aquarelles d’oiseaux et d’insectes. Il illustre même les œuvres complètes de Buffon. La bécasse y figure en bonne place.

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Claude Monet la peint et la cuisine dans sa maison de Giverny, sur son fourneau décoré de carrelages en vieux Rouen. Il adore la bécasse faisandée, pendue quatorze jours dans sa cave, plumée, rôtie, accompagnée d’un toast.

Bécasse faisan Monetjpg

La bécasse des bois est prédestinée à la peinture car c’est de l’extrémité de son aile, juste à côté de la première rémige, que provient la très recherchée plume du peintre. Petite plume pointue en forme de fer de lance, on l’utilisait au Moyen Âge pour réaliser les enluminures. Très fragile, elle ne permet d’effectuer qu’un unique dessin ou aquarelle.
« Il faut que le gibier paye le vieux chasseur / Qui se morfond longtemps à l’affût de la proie » écrivait Baudelaire dans son poème L’Imprévu tiré des Fleurs du Mal. La plume du peintre, voilà un joli trophée en récompense !
Léon-Paul Fargue qu’on surnommait parfois le Robert Doisneau de la poésie, affirmait à propos de son art : « Il faut que chaque mot qui tombe soit le fruit bien mûr de la succulence intérieure, la goutte qui glisse du bec de la bécasse à point. »
Mon billet n’a pas la prétention de tendre vers cette perfection, mais si mes élucubrations sur la bécasse, vous ont séduit, vous savez ce qu’il vous reste à faire le 4 octobre prochain : « À la Saint-François, la bécasse est au bois » !

Publié dans:Leçons de choses |on 26 janvier, 2012 |1 Commentaire »

Lectures d’en France

Inconsciemment, les vacances scolaires scandent encore mes années de retraite. Il n’est pas si facile que cela de se défaire de ses habitudes, les bonnes comme les mauvaises. Pour ce qui concerne mon propos du jour, il s’agit plutôt d’une excellente car ce temps, passé souvent hors de mes pénates, est propice à une pratique encore plus assidue de la lecture.
Le scénario est quasi immuable avec, quelques jours avant le départ, une promenade dans le rayon librairie de la FNAC pour choisir les prochains ouvrages qui occuperont mes soirées. Sans idée préconçue, le glane s’effectue selon de nombreux critères guidés par l’humeur de l’instant, le sujet attrayant révélé en quatrième de couverture du livre, l’auteur lorsqu’on a déjà lu quelque chose de lui, l’envie suscitée par une critique de magazine ou la présence de l’écrivain sur un plateau de radio ou de télévision, parfois même tout simplement le titre et l’image illustratrice. Encore que je devrais me méfier de cette dernière impression si j’en crois l’équivalent anglais du proverbe « l’habit ne fait pas le moine », Don’t judge the book by its cover, à savoir, qu’il ne faut pas juger un livre d’après sa couverture ! Vérité également affirmée par Honoré de Balzac : « L’habit ne fait pas le moine est surtout applicable à la littérature. Il est extrêmement rare de trouver un accord entre le talent et le caractère » !
Bref, cependant, ma propre intuition, cette fois encore, n’a pas été prise en défaut. En effet, pour meubler les veillées hivernales, la pioche a été fructueuse au point que j’ai envie de vous entretenir, dans l’ordre chronologique de leur lecture, des trois livres que j’ai dévorés au passage de l’an neuf. Après coup, je constate que, sans que cela fût prémédité, ils ont en commun d’évoquer dans des registres très différents, certains aspects de ma douce France … cher pays de mon enfance ajouterait Charles Trenet.

Lectures d'en France dans Coups de coeur Laviestunchoixjaquetteblog

Pour commencer, dans La vie est un choix, le cinéaste Yves Boisset, en rassemblant ses souvenirs, couvre presque quarante ans d’histoire de France. Petit rappel pour les moins cinéphiles d’entre vous et, peut-être aussi parce que la censure d’aujourd’hui plus subtile ou sournoise l’expose moins aux feux de la rampe, Boisset est le réalisateur de films comme L’attentat sur l’affaire Ben Barka, RAS à propos de la guerre d’Algérie, Dupont Lajoie ou encore Le juge Fayard dit Le Sheriff. Le simple énoncé de ces titres définit un homme courageux incarnant un cinéma de gauche, appuyant là où ça fait mal sur quelques pans peu reluisants de la société française, n’hésitant pas pour cela à mettre en danger sa carrière, en permanence.
Je l’ai retrouvé, car j’avoue que je l’avais un peu perdu de vue, lors de son passage dans une émission de France 2 qui nous promet de nous coucher fort tard. En égrenant ce soir-là, de sa voix douce et exquise, quelques anecdotes et aussi vérités, il m’a donné envie de feuilleter ses souvenirs rédigés de sa propre main en deux mois, mettant ainsi à profit le report d’un projet de tournage.
Moi-même fils et petit-fils de hussards noirs de la République, je suis évidemment touché lorsque Boisset brosse brièvement un portrait de ses parents, purs produits de l’ascenseur social que constitua la IIIème République. Ainsi, son grand-père, presque illettré quand il partit au front durant la grande guerre de 14-18, côtoya par chance -si l’on peut dire ainsi quand on passe trois ans de sa vie dans les tranchées- des instituteurs qui lui apprirent à lire et à écrire. En récompense des services rendus à la patrie, il obtint, une fois démobilisé, le droit d’étudier dans une école normale d’où il sortit avec le grade d’instituteur. La vie alors était rude dans les monts du Forez, et, outre d’enseigner dans une école à mi-temps, le valeureux aïeul poursuivit son activité de paysan. Yves se souvient d’avoir assisté à la cérémonie rituelle de l’abattage du cochon, celle-là même dont Jean Eustache tira un magnifique documentaire tourné dans des contrées sensiblement voisines d’Auvergne. Et pour bien marquer sa détestation de Hitler et son manque d’enthousiasme pour De Gaulle, papy Boisset prénommait immuablement ses deux cochons, Adolf et Charlot ! Le père d’Yves, reçu au concours de l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm, dans la même promotion que Georges Pompidou et Léopold Senghor, embrassa une carrière de professeur agrégé de lettres, français, latin et grec avant de la terminer comme inspecteur général. Pas si anecdotique que cela, il fut aussi détenteur du record de France du 400 mètres en athlétisme, et participa aux Jeux Olympiques de Berlin de 1936 (sous les yeux d’Adolf ? Non, pas le cochon, le führer !). Sa maman fut professeur d’allemand.
Vous pourriez peut-être supposer qu’Yves fut un peu le crétin de la famille en s’orientant vers les paillettes du cinéma. Que nenni, c’était un élève brillant qui aurait dû entrer à Normale Sup, à la fin de son année de khâgne. Il préféra tenter le concours d’entrée à l’IDHEC (Institut des Hautes Études Cinématographiques) où il fut reçu premier. Au lieu de suivre une voie royale toute tracée, il est d’autres chemins de traverse. Imaginez par exemple qu’au lycée Claude Bernard à Paris, il avait comme professeur d’histoire un banal monsieur Poirier, « au demeurant assez quelconque » nous dit-il, sous les traits duquel se cachait l’écrivain prestigieux Julien Gracq ! Sachez encore qu’au baccalauréat, lors de l’épreuve de français portant sur la Pléiade, plutôt que rendre un devoir très classique autour des mérites respectifs de Ronsard et du Bellay, il rédigea un mini polar d’une vingtaine de pages (quand même ! Comme il ajoute, dans les années 1950, « le lycée n’était pas une plaisanterie de garçon de bains » !)) dans lequel du Bellay, bien qu’innocent, était reconnu coupable d’un crime. Outre le poète du petit Liré puni, Yves fut sanctionné de la note 6 éliminatoire qui lui valut de repasser à la session de septembre où il rafla la mention Très Bien !
Ce n’est pas tous les jours non plus qu’on est accosté à la sortie du lycée par un régisseur de Claude Autant-Lara cherchant l’adolescent susceptible d’incarner le futur héros du Blé en herbe, grand succès tiré du roman de Colette. Cela valut à Yves de tourner un bout d’essai (on ne disait pas casting en ce temps-là) avec la grande Edwige Feuillère et … une bonne paire de claques et un refus catégorique de la part de son père. Ce ne fut que partie remise puisque, alors qu’il était en classe d’hypokhâgne au lycée Louis le Grand, on lui proposa, avec succès cette fois, un petit rôle dans Les Tricheurs de Marcel Carné.
En ouverture de son livre, ce n’est pas surprenant quand on connaît un peu le cinéaste qui a choisi de dire 24 fois la vérité ou le mensonge par seconde, à la vitesse des images sur les bobines, Yves Boisset raconte l’entrée des troupes alliées dans Paris en 1944. Le gamin, placé aux premières loges puisque ses parents habitaient dans une HLM entre la porte de Vanves et la porte de Châtillon, vécut les bombardements en règle par les aviations anglaise et américaine des proches gares de triage de la banlieue sud. Il témoigne que l’arrivée des chars du général Patton s’effectua presque à parité sous les insultes et les clameurs d’enthousiasme. Comme quoi, il y a l’Histoire officielle et … une autre réalité moins reluisante.
Je viens d’évoquer les trente premières pages d’un livre qui en compte trois cent soixante. N’attendez pas de moi que je déflore ici le fourmillement d’anecdotes qui ponctue la passion et le courageux combat menés par Yves Boisset depuis cinquante ans. Vous y retrouvez Raymond Marcellin, celui-là même qui interdit à plusieurs reprises les journaux Hara Kiri puis Charlie Hebdo : « un mauvais ministre de l’Intérieur devenu un excellent attaché de presse » ! En effet, ses manœuvres pitoyables pour censurer avaient pour effet contraire d’attirer les spectateurs dans les salles. On croise l’ombre de Charles Pasqua qui, s’estimant diffamé, avait exigé que dans Le juge Fayard, chaque énonciation du mot SAC (Service d’Action Civique) soit remplacée par un bip. Je me souviens que, lors de la projection en salle, à chaque bip sonore, les spectateurs hilares, comme au bon vieux temps du cinéma muet, criaient SAC ! Drôle d’époque que celle actuelle n’a parfois rien à envier quand on voit monsieur Guéant se réjouir devant les micros de son record d’expulsions hors de l’hexagone en 2011 !
La censure s’acharna aussi contre R.A.S, l’un des quelque vingt films français qui témoignèrent sur la guerre d’Algérie alors qu’environ huit cents ont été consacrés aux Etats-Unis à la guerre du Vietnam.
Vous assistez à un magistral coup de poing décoché par Jean-Paul Belmondo au grand réalisateur Jean-Pierre Melville (dont Boisset était l’assistant) pour avoir injurié Charles Vanel sur le tournage de L’aîné des Ferchaux. Vous apprenez que Dupont Lajoie est entré dans le vocabulaire commun comme synonyme de « beaufitude » depuis le film où l’on découvrit l’immense talent de Jean Carmet autrement que dans des nanars niais (pléonasme ?).
Vous découvrez que Lino Ventura n’acceptait en général que des rôles de héros sympathiques pour que ses enfants n’en gardent pas une image négative.
Moi, pour le fun, à l’occasion, je visionnerai plus attentivement Paris brûle-t-il ? pour repérer parmi les lycéens fusillés par les Allemands à la cascade du bois de Boulogne, deux jeunes inconnus à l’époque, Michel Sardou et Patrick Maurin alias Patrick Dewaere.
Vous, revoyez Le Prix du danger avec Michel Piccoli et Gérard Lanvin, tous deux remarquables! L’action de ce film d’anticipation tourné en 1983, se déroulait au début du vingt-et-unième siècle : nous y sommes et depuis Loft story, la télé réalité a largement rejoint la fiction.
Allez, je vous en ai assez (trop ?) dit ! « Je crois bien que le combat contre la bêtise satisfaite, la démagogie, la lâcheté triomphante et l’injustice, c’est un peu le sujet de la plupart de mes films » résume Yves Boisset. C’est en tout cas une raison convaincante pour vous plonger dans la lecture de La vie est un choix. Vous visiterez quelques recoins de l’usine à rêves que fut le cinéma au temps de son âge d’or lorsque les vedettes étaient encore d’inaccessibles étoiles au volant de somptueuses voitures de sport. Quoique Yves Boisset avisa sur la Croisette, pendant un festival de Cannes, « un vieux bonhomme coiffé d’une casquette en tweed … il avait une démarche extraordinaire, il progressait comme en dansant sur un trottoir ». Boisset comprit tout de suite que c’était la personne qu’il cherchait pour le rôle du docteur Scully dans Taxi mauve. Il accéléra donc le pas et découvrit que ce vieillard, c’était Fred Astaire !
À peine ce livre de souvenirs refermé, je me suis intéressé à ceux d’Ornella Perrugi, ce pourrait être un nom d’actrice italienne comme à la grande époque du néoréalisme. En fait, cette fille de maçon transalpin est l’héroïne du roman de Christian Signol Une si belle école.

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Signol fait partie de ces écrivains régionalistes (sans que cela ait une connotation péjorative, bien au contraire) appartenant au courant de l’école de Brive. Je lus, il y a longtemps, son Antonin, Paysan du Causse. Certains de ses romans comme Les cailloux bleus et Les menthes sauvages furent de gros succès de librairie et de bibliothèques. L’adaptation pour la télévision de sa trilogie romanesque La Rivière Espérance assit définitivement sa popularité.
Cette fois, le sujet et l’illustration de la couverture avec ses bâtons de craie sur un vieux pupitre, ne pouvaient laisser insensible le rédacteur d’un blog intitulé À l’encre violette.
Pour m’être plusieurs fois posé la question lors de ma lecture, je précise qu’il s’agit bien d’un roman, fruit de l’imagination de l’auteur, et non le témoignage d’un couple d’enseignants sous la plume de l’écrivain, même si cela y ressemble fort. C’est tout le talent de Signol qui, consciencieux, s’est documenté et a soumis ses écrits à de vrais instituteurs qu’il remercie à la fin de l’ouvrage.
Donc, à la première personne, Ornella raconte toute sa carrière au sein de l’éducation nationale entre 1954, année de ses débuts à Ségalières, modeste hameau du Lot perché dans les hautes collines du Ségala, et son départ à la retraite en 1990 ; une sacrée gageure réussie en trois cent vingt pages.
« Comment aurais-je oublié cette route étroite qui montait, qui montait, n’en finissait pas de grimper entre des arbres immenses, d’un vert que l’automne ternissait déjà ? Ils semblaient empêcher le car de se frayer un passage entre eux, me donnant l’impression que je n’arriverais jamais à cette destination que j’avais tant espérée, imaginée des centaines de fois : mon premier poste de maîtresse d’école. Un rêve, un espoir enfin réalisés après beaucoup d’efforts, de persévérance et de volonté. »
Une joie, un instant, altérée : « … Quelle ne fut pas ma déception, vers cinq heures, quand j’arrivai devant les six maisons du village, où nul enfant ne jouait sur la place et qui me parut de prime abord désert ! Où étais-je tombée ? »
Ainsi commence l’évocation d’Une si belle école. Elle ressemblait sans doute à celle où enseigna réellement le grand-père Boisset, à l’autre extrémité du Massif Central, encore que lui, il fut autorisé par l’administration à la créer car il n’en existait pas à Saint-André d’Apchon.
Je n’ai lu que quelques lignes et, déjà, mes pensées s’envolent vers ma maman car ainsi, débuta-t-elle également dans la profession. Elle connut sa première affectation à La Feuillie, un modeste village en bordure de la boutonnière du Pays de Bray. Elle me décrivit souvent, avec la même ferveur dans les yeux qu’Ornella, le chemin qu’elle effectuait à pied, sa petite valise à la main, à travers les frondaisons de la forêt de Lyons, depuis la gare du tortillard de Nolléval jusqu’à son école distante de six kilomètres.
Une si belle école, c’est celle que servirent admirablement mes parents à partir de l’entre-deux guerres, c’est aussi celle que j’ai fréquentée de l’autre côté du bureau du maître au temps de ma communale, celle qui transparaît parfois en toile de fond de mes billets. Celle que fait rimer René-Guy Cadou avec la veuve duquel correspondent Ornella et son futur mari. Né au cœur du marais de Grande Brière, fils d’instituteurs laïques, instituteur lui-même, Cadou grandit dans une ambiance de préaux d’écoles, de rentrées des classes, de beauté des automnes, de scènes de chasse et de vie paysanne qui devinrent une source majeure de son inspiration poétique :

« Odeur des pluies de mon enfance
Derniers soleils de la saison !
A sept ans comme il faisait bon,
Après d’ennuyeuses vacances,
Se retrouver dans sa maison !

La vieille classe de mon père,
Pleine de guêpes écrasées,
Sentait l’encre, le bois, la craie
Et ces merveilleuses poussières
Amassées par tout un été.

O temps charmant des brumes douces,
Des gibiers, des longs vols d’oiseaux,
Le vent souffle sous le préau,
Mais je tiens entre paume et pouce
Une rouge pomme à couteau. »

Comprenez alors que des larmes aient coulé sur mes joues, à plusieurs reprises. « Qui donc a jamais guéri de son enfance ? ». Justement, j’ai relevé aussi ce vers de Lucie Delarue-Mardrus, une poétesse et romancière à la mode dans la première moitié du vingtième siècle. Une normande en plus ; par chauvinisme, je vous inflige le début de son poème:

« L’odeur de mon pays était dans une pomme.
Je l’ai mordue avec les yeux fermés du somme,
Pour me croire debout dans un herbage vert.
L’herbe haute sentait le soleil et la mer,
L’ombre des peupliers y allongeaient des raies,
Et j’entendais le bruit des oiseaux, plein les haies,
Se mêler au retour des vagues de midi…
… Ah ! je ne guérirai jamais de mon pays !
N’est-il pas la douceur des feuillages cueillis
Dans leur fraîcheur, la paix et toute l’innocence ? »

Je me suis senti si heureux tout le long du récit d’Ornella, encore qu’une de ses considérations m’eût chagriné : « Je m’étonnai du fait que les plumes fussent des Sergent-Major (« Blanzy-Conté-Gilbert réunis, fabricants exclusifs ») et non pas les Baignol et Farjon que j’avais trouvées à Ségalières et à Saint-Laurent. Je résolus d’en parler au maire, car j’estimais les secondes plus faciles à manier que les premières pour les élèves qui apprenaient à écrire ». Je plaisante bien sûr mais quand même … ! La plume métallique Sergent-Major, le porte-plume, l’encrier de porcelaine blanche et l’encre violette, symboles aujourd’hui « vintage » de l’école républicaine, gratuite, laïque et obligatoire !

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Encore que là-haut, en bordure du Cantal, et sans doute dans beaucoup de campagnes de cette France essentiellement paysanne, la fréquentation de l’école du hameau soit largement tributaire des travaux des champs. La femme du maire, première personne qu’elle rencontre, accueille ainsi Ornella : « Vous arrivez à la mauvaise saison, vous savez ? L’école avant la Toussaint, ici, c’est pas la coutume. Les parents ont besoin des enfants. »
En cette année 1954, les instructions officielles prévoyaient trente heures de classe par semaine, pas de cours le jeudi, mais classe le samedi après-midi. Dans ces horaires, quinze heures étaient consacrées au Français avec beaucoup de lectures et de dictées, et près de dix heures aux mathématiques basées sur le calcul mental, la règle de trois, les fractions et la résolution de problèmes à caractère utilitaire, tels ceux, vous savez, où il fallait trouver l’heure et le lieu auxquels deux trains se croiseraient ! Ils n’auraient plus de sens aujourd’hui puisque les trains n’arrivent jamais plus à l’heure !
Cher lecteur, il va falloir vous accrocher car on vous parle là d’une école correspondant au jurassique inférieur de l’enseignement, soit environ cinquante ans avant l’ère numérique !
Pour emprunter à un genre cinématographique, ce roman est un documentaire. Ornella est confrontée à l’évolution de l’instruction primaire avec ses petites et grandes réformes, la suppression des devoirs à la maison en 1956, l’abandon des compositions et des classements en janvier 1969 avec, en corollaire, l’adoption de la notation par lettres, l’instauration du tiers-temps pédagogique qui bouleverse le fonctionnement de sa classe unique, le regroupement pédagogique intercommunal en 1975, le changement de cap arrière en 1984 du ministère Chevènement qui préconise un recentrage sur les fonctions « lire, écrire et compter », l’institution en 1989 de cycles en lieu et place des classes traditionnelles, sans oublier les manifestations de l’école privée … Pour avoir vécu cela au sein d’un organisme de formation des maîtres, j’imagine la perplexité et l’angoisse des valeureux enseignants face aux états d’âme d’inspecteurs généraux et de technocrates trop souvent déconnectés de la réalité du terrain.
Ornella aime son école, son métier et, plus que tout, ses élèves. Elle fera tout pour leur donner le goût du savoir et les aider à réaliser leurs rêves, comme elle accomplit le sien, malgré l’hostilité ou l’obscurantisme de certains parents, maire et curé des villages où elle exercera. Elle suit en cela les préceptes du code Soleil auquel on la voit se référer : « « Ces enfants d’aspect ingrat, il (l’enseignant) lui appartient d’en faire des hommes : la tâche n’est pas de celles qu’on méprise. Qu’il les observe de plus près, il verra luire le reflet d’une âme toute neuve, argile qu’il pétrira de ses mains et dont il fera des consciences ». Ah ce code Soleil, la « bible » des instituteurs, ainsi appelé du nom de son auteur Joseph Soleil, et non pas parce qu’il leur apporte la lumière, et publié à partir de 1923 par le Syndicat National des Instituteurs !
Ainsi, à Ségalières, il y a le petit François, craintif , souvent absent, maltraité par son père alcoolique. Pour l’avoir défendu avec trop de fougue et tenté de le soustraire à la violence paternelle, Ornella est mutée, au bout de quelques mois, dans une classe unique d’un autre hameau. Elle y achève l’année scolaire avant de rejoindre un poste double à Peyrignac, petit village dans la vallée, sur la suggestion de l’inspecteur primaire, véritable agent double puisque, outre sa fonction pédagogique, il remplit en la circonstance un rôle de conseiller matrimonial. En ce temps-là, l’administration attribuait volontiers une école à deux classes à un couple marié ou à deux jeunes normaliens célibataires susceptibles de s’unir ! Je ressors le code Soleil : « Vie privée et vie publique de l’instituteur : il lui faudra éviter jusqu’à l’apparence d’un abandon. La malignité publique aura tôt fait de conclure de l’apparence à la réalité. Point de fréquentation douteuse, point de ces parties de plaisir trop fréquentes, elles alimentent la critique, non pas seulement pour l’objet illicite qu’on leur prête, mais encore pour les rancunes jalouses qu’elles provoquent.» Je n’ai pas retrouvé l’extrait, mais sachez que ce guère éblouissant monsieur Soleil conseillait même aux instituteurs mariés. de s’adonner au devoir conjugal plutôt les veilles de congés !
À Peyrignac, Ornella prend en charge la classe des grands tandis que le débutant Pierre s’occupe des petits. Évidemment, ils vont s’aimer puis se marier. Je retrouve à travers leurs longues soirées studieuses (sauf le mercredi soir et le samedi soir ?), dans l’appartement de fonction au-dessus des deux salles de classe, où le couple confronte ses pratiques pédagogiques, la même ferveur et la même passion pour le métier qu’exprimaient mes parents lorsqu’ils corrigeaient les devoirs et préparaient leurs cours du lendemain autour du baroque bureau à quatre places au premier étage de notre maison école.
Ornella puise ses dictées aux mêmes sources que mes parents, Le Mas Théotime d’Henri Bosco, À l’ombre des ailes d’Ernest Pérochon, Le Déjeuner de Sousceyrac (un village du Ségala proche de Ségalières) de Pierre Benoit, Le grand Meaulnes, un des écoliers du roman d’Alain Fournier s’appelait même le petit Coffin !
Je souris de ses démêlés avec le maire pour qu’il subventionne le remplacement des livres uniques de Français de L. Dumas édités chez Hachette par ceux de Châtel chez Nathan. Nous sommes en 1955, ne voyez donc pas là une idée saugrenue de notre actuel ministre de l’éducation nationale, inodore et sans saveur.
Ma maman aussi batailla ferme avec le maire, notamment pour que son logement de fonction soit doté d’un cabinet de toilette. Oui, jusqu’à l’âge de dix ans, je connus les délices du broc et de la cuvette !
R.A.S, rien à signaler dans le roman teinté de rose sinon que la guerre d’Algérie, en toile de fond, en noircit bientôt l’atmosphère. Les réservistes sont rappelés, en particulier les instituteurs, car pour le gouvernement, outre les armes, l’éducation doit parler dans le djebel. Pierre n’y échappe pas.
Yves Boisset obtint un Ours d’argent au festival de Berlin pour Dupont-Lajoie, le prix Louis Delluc avec Le juge Fayard et trois Sept d’or pour L’affaire Seznec. Loin des paillettes, Ornella compte à son palmarès admirable, des centaines de certificats d’études, de prix cantonaux et d’entrées en sixième, des récompenses qui signifiaient socialement et économiquement beaucoup pour les familles des campagnes à l’époque. On comprend que des élèves continuent à lui témoigner leur profonde reconnaissance en lui rendant visite longtemps après. Par son combat obstiné, elle a changé le cours de leur vie. Cela m’a toujours ému que d’anciennes élèves, des mères de famille, parfois à la retraite elles-mêmes, sonnassent encore au domicile de ma maman, au crépuscule de sa vie ; de même, qu’en période de nouvelle année, dans la boîte à lettres s’amoncelassent de nombreuses cartes de vœux comme autant de marques de respect et de gratitude. Ainsi aussi, à sa demande, ma mère est partie en terre avec les mots manuscrits d’une certaine Monique qu’elle conservait précieusement dans une petite boîte depuis plusieurs dizaines d’années.
Je cite à dessein ces exemples pour crédibiliser mon propos. En effet, j’ai souvent le sentiment de passer pour un zombie lorsque j’évoque ma si belle école d’autrefois auprès des nouvelles générations. Elle était pourtant bien telle que Christian Signol la décrit avec justesse. Sortez vos mouchoirs et prenez un bon bol d’air frais en vous intéressant au beau destin d’Ornella.
Alors qu’un certain ex-futur candidat à la présidence de la République tua récemment son ennui en compagnie d’une femme de chambre d’hôtel, Jean-Christophe Bailly découvrit ce qu’il appelle « l’émotion de la provenance » dans un appartement de New York, vers 1978, en regardant à la télévision, en version originale, La règle du jeu, le film de Jean Renoir. C’est là qu’il eut la révélation d’une appartenance et d’une familiarité à notre douce France qui le mènera trente ans plus tard à l’écriture de son livre intitulé Le Dépaysement avec comme sous-titre Voyages en France.

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Ainsi, tandis que se profilait un ministère de l’Identité nationale avec son train de mesures strictement xénophobes, il a listé un certain nombre de lieux à visiter ou à revoir afin de comprendre ce que le mot France désigne aujourd’hui et s’il est juste qu’il signifie quelque chose qui par définition n’existerait pas ailleurs. L’évocation de ces lieux, sites ou stations constituent autant de chapitres d’un ouvrage dont on est incapable de définir le genre. L’écrivain lui-même le qualifie de livre composite tenant par certains côtés de l’essai, par d’autres du journal de bord, du récit et même du poème en prose. C’est bien autre chose aussi qu’un guide touristique même si l’auteur émaille fréquemment son propos de citations des Mémoires d’un touriste de Stendhal. Directeur de l’École nationale de la nature et du paysage de Blois, Jean-Christophe Bailly s’avère au fil des pages un peu philosophe, sociologue, géographe, historien et poète. En flâneur érudit, il arpente les lieux communs, encore que cette expression l’irrite quand elle qualifie la France de pays des libertés et ses habitants de cartésiens. Il réussit le tour de force de nous dépayser dans notre propre pays, en mettant en évidence un exotisme tout près de chez nous. À cet instant, je pense à mon père qui, après s’être promené aux quatre coins de l’Europe et même à travers les États-Unis, trouvait, à l’automne de sa vie, plus de charme aux beautés parfois secrètes de son coin de Normandie comme un vieux puits, un colombier ou une chapelle.
Sans vouloir l’effrayer, bien au contraire, j’avertis le lecteur qu’au premier abord, la langue de Bailly peut apparaître complexe tant elle est dense, riche et fourmille de références culturelles dans de nombreux domaines. C’est brillamment intelligent et subtil, ce n’est pas un défaut que diable, et au bout de quelques pages d’acclimatation, il sera conquis par la beauté du propos … et de la France. Il s’agit moins de paysages au sens où nous l’entendons communément que de paysages humains et sociaux appréhendés dans les paysages physiques divers et variés dont recèle notre pays.
Pour la première station de son chemin de passion, Jean-Christophe Bailly nous attend devant le numéro 51 de la rue Sainte-Colombe, dans le vieux Bordeaux, pour nous faire visiter la maison Larrieu, une « fabrique », créée il y a quatre siècles, d’objets hétéroclites liés à la pêche et à la chasse, servant donc à attirer ou attraper des animaux vivants. Brillamment et subtilement, je me répète sciemment, Bailly nous prend de suite dans les mailles de ses filets en agrémentant sa réflexion, de références à l’ouvrage Les Raisons des forces mouvantes de Salomon de Caus, un ingénieur et architecte français né à Dieppe à la fin du seizième siècle, et aux tableaux du peintre du Quattrocento Paolo Uccello. « Ce sont bien ces raisons dont il s’agit et ce sont ces forces qu’il a fallu reconnaître et mesurer pour que chacun de ces filets ou chacune de ces nasses rencontre l’exactitude de la forme … On pense, en contemplant ces résilles de lignes souples ou tendues à la perspective, à cette sorte de nasse aussi par laquelle les peintres ont cherché autrefois à capturer le visible ». De cette boutique girondine, « naît une science infusée du paysage, des procédures de ruse et de lecture liées à des lieux éprouvés comme des territoires et parcourus depuis des siècles : appeaux imitant la grive, la caille ou le sanglier, filets à papillons, cordages, épuisettes et autres outils pour la pêche à pied, mais surtout filets et nasses de toutes tailles et de toutes sortes, à grandes ou petites mailles, extensibles, souples, articulés ». Le titre du chapitre, Nasses, verveux, foënes, etc ..., en soi, libère déjà quelques effluves de la richesse de notre langue et d’un savoir-faire « bien de chez nous ». Sans doute n’est-ce pas un hasard, si ces variétés de filets de pêche me renvoient aux étangs et aux petits matins brumeux de la Sologne de La Règle du jeu.
Plutôt que nager en eau trouble avec les finasseries fumeuses de certains ministres gouvernants sur ce que signifie l’identité française, j’embarque, d’ores et déjà conquis, pour le voyage en eau douce et, souvent à contre-courant, qu’entame Jean-Christophe Bailly. Au propre comme au figuré d’ailleurs, car je le comprendrai bientôt, l’eau douce des rivières et des fleuves constitue le fil des chapitres.
Après Bordeaux, pour la seconde étape, nous remontons la Garonne jusqu’à Toulouse, la grande ville rivale du Sud-Ouest. Entre le pont Saint-Pierre et le pont des Catalans, là où le fleuve amorce un large changement de direction, se situe le Bazacle, le seul gué qui permettait autrefois le passage de la Garonne dans la ville rose. En 1190, le comte Raymond V de Toulouse fit construire un barrage ou chaussée à proximité duquel s’établirent des moulins qui, jusqu’à la fin du dix-neuvième siècle, alimentaient la ville en farine. Puis, le lieu fut reconverti en une centrale hydro-électrique qui existe toujours. Mais ce qui interpelle Bailly, c’est la passe aux poissons, aménagée de telle sorte que le public puisse descendre sous le niveau de l’eau et, à travers un épais hublot, voir passer saumons, aloses, truites et anguilles. Et l’auteur d’évoquer le cycle de vie extraordinaire des saumons qui, dans une folle aventure de plusieurs années, quittent leurs zones de frai, en altitude, tout en amont des rivières, pour rejoindre la haute mer à plusieurs milliers de kilomètres de là, avant de revenir mourir en déposant leurs œufs, exactement sur leur lieu de naissance. Évidemment, il leur aura fallu vaincre auparavant les obstacles des prédateurs même si, pour des raisons de rendement économique, les saumons que nous consommons, sont en fait issus d’élevages industriels. Justement, ce que Bailly retient du Bazacle, c’est cette passe qu’il oppose à la nasse bordelaise, « un lieu où ceux qui passent ne sont ni attrapés ni saisis, un lieu de pure vision, d’atelier contemplatif au-dedans du fleuve », d’autant plus que, précise-t-il avec humour, il ne passe ni ne se passe en général rien, sinon des bulles, malgré la présence d’un compteur témoin.
Pour poursuivre avec le Midi aquitain, je me suis régalé de l’évocation de la Bidassoa, petit fleuve côtier, frontalier sur une dizaine de kilomètres, qui vient se jeter entre Hendaye et Fontarabie. L’écrivain confronte la citation de Pascal Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà à la modeste île des Faisans, simple dépôt d’alluvions qui serait recouvert par les eaux du fleuve depuis longtemps s’il n’avait pas été l’objet d’empierrements, à cause des souvenirs historiques qui s’y rattachent. Incroyable, ce bout de terrain interdit au public, aussi appelé pompeusement île de la Conférence, possède le statut de condominium et est géré alternativement par la France et l’Espagne avec un changement d’administration tous les six mois.
C’est dans une barque, au milieu de la Bidassoa, que s’effectue en 1526 l’échange de François 1er, prisonnier de Charles Quint souverain d’Espagne, contre ses deux fils aînés fournis en otages.
En 1615, sur l’île même, on procède à un échange de fiancées royales : Élisabeth, fille de Henri IV, roi de France, promise à Philippe IV d’Espagne, contre la sœur de celui-ci, Anne d’Autriche, infante d’Espagne, destinée à Louis XIII de France lui-même frère d’Élisabeth de France et fils de Henri IV (vous avez tout saisi ?!).
C’est encore sur cet espace de vase desséchée qu’est signé le 7 novembre 1659 le fameux traité des Pyrénées à l’issue de vingt-quatre rencontres entre les délégations française emmenée par le cardinal Mazarin et espagnole avec à sa tête don Luis de Haro. Outre la réconciliation des deux principales puissances d’Europe, le traité prévoit le mariage du jeune roi de France (tout simplement Louis XIV !) avec l’infante Marie-Thérèse d’Autriche, fille du roi d’Espagne. En guise de dot, l’Espagne apporte à la France le Roussillon, la Cerdagne, l’Artois et plusieurs places fortes en Flandre et en Lorraine telles Gravelines, Thionville et Montmédy. Le mariage est célébré le 9 juin 1660 en l’église Saint-Jean-Baptiste de Saint-Jean-de-Luz.
Entre le dénuement du lieu et les fastes ultérieurs de la Cour du roi Soleil, c’est le point de départ pour l’auteur d’une subtile réflexion dans laquelle on croise dans le désordre le peintre Vélasquez, Maurice Ravel, Edmond Rostand, André Dassary entonnant Maréchal nous voilà, Jean Borotra le tennisman bondissant, Pierre Loti et son Ramuntcho, et même les rugbymen du Biarritz Olympique ! Vertigineux ! En tout cas, lorsque j’irai me promener du côté de Ménilmontant, je saurai désormais pourquoi une rue de la Bidassoa côtoie la rue des Pyrénées, la seconde plus longue rue de la capitale derrière celle de Vaugirard.
Je ne résiste pas à vous parler encore du chapitre consacré à Beaugency dont le pont franchit la Loire, et Vendôme situé sur le Loir. Avec malice, Jean-Christophe Bailly réunit les deux villes en partant d’une comptine, réminiscence de son enfance :

« Mes amis, que reste-t-il
A ce Dauphin si gentil ?
Orléans, Beaugency,
Notre-Dame de Cléry,
Vendôme, Vendôme !

Les ennemis ont tout pris
Ne lui laissant par mépris
Qu’Orléans, Beaugency,
Notre-Dame de Cléry,
Vendôme, Vendôme ! »

Cette chanson est celle des carillons, celle que reprend, pour scander les heures, le carillon du clocher de la tour Saint-Firmin à Beaugency.

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Ses paroles évoquent le sort de Charles VII qui, à la mort de son père, n’hérite que d’un royaume réduit aux villes de Bourges, Orléans, Beaugency , Cléry-Saint-André et Vendôme (et des territoires méridionaux), le reste revenant aux Anglais selon les termes du traité de Troyes censé mettre fin à la guerre de Cent ans. Ce qui vaut alors à Charles VII, le surnom de « petit roi de Bourges » !
Il retrouve toute sa légitimité et est sacré roi de France le 25 février 1429 après qu’une bergère ayant entendu des voix du côté de Vaucouleurs en Lorraine, lui ait donné un sérieux coup de main lors du siège d’Orléans. Mais vous connaissez l’histoire officielle qu’on vous contait dans les si belles écoles d’antan !
À Beaugency, au pied du clocher de Saint Firmin, trône la statue de la célèbre Pucelle dont nos politiques violent allègrement la mémoire en ce moment. Digression toute personnelle, passerelle sinon sur la Loire mais avec Yves Boisset, l’actrice Edwige Feuillère vécut et repose au cimetière communal de Beaugency !
En fin de chapitre, dans un savoureux exercice de prose poétique, dans l’esprit de la comptine, Jean-Christophe Bailly décline les affluents du Loir (et par voie de conséquence, sous affluents de la Loire : « Venant sur la rive droite : l’Ozanne, la Yerre, l’Egvonne, le Boulon, la Braye, l’Anille, le Tusson, la Veuve, le Dinan, l’Aune et le Casseau.
Venant sur la rive gauche : la Thironne, l’Aigre, la Conie, la Cendrine, le Couetron, l’Etangsort, la Dême, l’Escotais, la Maulne, la Marconne et enfin la Brisse. » C’est cela aussi la douce France !
Un dernier voyage : Jacques Brel (du moins, sa compagne, le temps d’une chanson pleine de flonflons typiquement français) voulait voir Vesoul et Vierzon, Jean-Christophe Bailly a souhaité se rendre à Culoz, petite cité du Bugey, dans le département de l’Ain, qui connut une certaine notoriété comme nœud ferroviaire des lignes en provenance de Paris, Lyon, Genève, Aix-les-Bains et Chambéry. Mal lui en a pris si on s’en tient à ses quelques lignes: « Il m’a semblé tomber là sur une sorte de siphon – non seulement ce qu’on appelle un trou, mais quelque chose de très difficile à décrire, soit l’un de ces lieux, et sans doute y en a-t-il beaucoup, où ni le passé, ni le présent, ni l’avenir n’ont de consistance et où tout semble devoir se diluer dans une sorte de survie qui n’a même pas pour elle l’indolence ». Propos culottés pour les pauvres Culoziens ! Bailly garde le souvenir de deux d’entre eux, un couple de musulmans intégristes, lui en survêtement et barbu, poussant un landau, elle marchant à son côté, intégralement voilée. On pourrait craindre un instant, quelque dérive « bessonniste » ou « guéantesque » qu’il désamorce avec talent : « C’est que la France est faite maintenant de cela, de cela aussi, de ces exils, de ces replis, de ces autels secrets et qu’il y a là comme un effet boomerang de l’époque coloniale, quand des hommes et des femmes, peut-être catholiques, venus d’Alsace ou de Normandie, poussaient eux aussi leurs landaus sur des chemins à Tlemcem ou dans telle petite ville d’Algérie ... »
Je partagerais volontiers avec vous d’autres dépaysements, je pense notamment à la magistrale description des villes soeurs de Beaucaire et Tarascon séparées par le Rhône et leurs légendes respectives du Drac et de la Tarasque.
Je ne saurai trop vous conseiller plutôt d’acquérir cet ouvrage magnifique ; vous en sortirez ravi, plus riche intellectuellement, et finalement peut-être fier d’être Français.
N’oubliez pas non plus mes deux lectures précédentes, si divertissantes également dans leur témoignage d’une certaine identité française.

- La vie est un choix de Yves Boisset, éditions Plon
Une si belle école de Christian Signol, éditions Albin Michel
Le Dépaysement Voyages en France de Jean-Christophe Bally, collection Fiction & Cie, éditions du Seuil

Mon hommage à Gilbert Bécaud, un grand de la chanson trop vite oublié

« … L’indifférence
Elle te tue à petits coups
L’indifférence
Tu es l’agneau, elle est le loup
L’indifférence
Un peu de haine, un peu d’amour
Mais quelque chose
L’indifférence
Chez toi tu n’es qu’un inconnu
L’indifférence
Tes enfants ne te parlent plus
L’indifférence
Tes vieux n’écoutent même plus
Quand tu leur causes … »

Je reprends ses propres couplets pour illustrer l’oubli effrayant dans lequel est tombé Gilbert Bécaud, une des plus grandes figures de la chanson française. Même si à l’occasion du dixième anniversaire de sa mort, quelques timides hommages lui sont rendus. Et pourtant …. !

« Les chansons ont connu d’autres modes.
Et s’il y a toujours Maurice Chevalier,
Édith Piaf, Tino Rossi et Charles Trenet
Il y a aussi et Dieu merci,
Patachou, Brassens, Léo Ferré.
Moi, j’aime le music-hall
C’est le refuge des chanteurs poètes
Ceux qui se montent pas du col
Et qui restent pour ça de grandes gentilles vedettes
Moi j’aime Juliette Gréco
Mouloudji, Ulmer, les Frère Jacques
J’aime à tous les échos
Charles Aznavour, Gilbert Bécaud
J’aime les boulevards de Paris
Quand Yves Montand qui sourit
Les chante et ça m’enchante
J’adore aussi ces grands garçons
De la chanson,
Les Compagnons
Ding, ding, dong
Ça c’est du music-hall
On dira tout c’qu’on peut en dire
Mais ça restera toujours toujours l’école
Où l’on apprend à mieux voir,
Entendre, applaudir, à s’émouvoir
En s’fendant de larmes ou de rire.
Voilà pourquoi, la, do, mi, sol,
J’aim’rai toujours le music-hall ... »

Déjà, dans son hommage au music-hall datant de 1955, Charles Trenet ne manquait pas de saluer Bécaud, nouvel arrivant au firmament de la chanson française.
Allez, je plonge dans mes souvenirs à l’encre violette pour évoquer une époque que mes lecteurs de moins de quarante ans ne peuvent pas connaître, quitte à passer pour un sacré ringard à leurs yeux ! Je plaide leur indulgence ; qu’ils sachent qu’ils seront victimes d’affronts semblables quand, dans quelques décennies, ils parleront de Bénabar, M ou Vincent Delerm à leurs petits enfants.
Je vous ai déjà raconté comment dans la foulée de mon frère aîné, j’avais suivi le chemin de Georges Brassens. Sensiblement, le même phénomène se produisit avec l’ami Gilbert. À propos, c’est mon vrai second prénom ; celui que l’état-civil enregistra le 27 octobre 1927 à Toulon sous le nom de François Silly, le choisit lui pour monter sur scène. Il ne concevait pas non plus d’embrasser une carrière internationale avec le patronyme de Silly qui signifie idiot en anglais !
Je plante le décor. Après la seconde guerre mondiale, on vit dans la joie retrouvée, ou dans l’insouciance de l’enfance pour les générations du baby boom comme moi. L’heure est à la reconstruction, encore aux restrictions aussi, mais dans le domaine de la culture, il n’y a pas la moindre limite à la création. Après avoir libéré Paris en 1944, les GI américains ont laissé le chewing-gum, les cigarettes et le jazz. Très bientôt, le rock ‘n’ roll va traverser à son tour l’Atlantique.
En 1952, l’arrivée du microsillon constitue une révolution dans le monde du disque. Le 78 tours de (mon) papa est remplacé par le super 45 tours, quatre titres, puis le 33 tours, huit titres. Bientôt, dans la chambre de mon frère, si l’alcool ne coule pas à flots, les pieds battent le rythme du swing. Montez le son de votre ordinateur pour ce clip très vintage comme on dit aujourd’hui … et allez !

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Je suis persuadé qu’à l’écoute du vieux Teppaz, vous aussi avez marqué la cadence, ne serait-ce que par quelques balancements de tête ou tapotements de doigts.
Le 17 février 1955, ce ne fut pas la même chanson si j’ose dire ! À l’Olympia où il se produit pour la première fois en vedette, Bécaud, martyrisant son piano, déchaîne l’enthousiasme de milliers de jeunes qui, emportés par son incroyable énergie, cassent quelques fauteuils. Il gagne ce jour-là le surnom de Monsieur 100 000 volts qui lui collera à la peau même si, au crépuscule de sa carrière, il n’électrisait plus trop son public.
Cette année-là, on brise aussi quelques sièges de l’Olympia pour le récital du jazzman Sidney Bechet. Quelques années plus tard, en juin 1963 précisément, pour célébrer le premier anniversaire du magazine Salut les copains, la radio Europe 1 organise un concert gratuit rassemblant, place de la Nation à Paris, la nouvelle vague de la chanson française, Richard Anthony, les Chaussettes noires, les Chats sauvages, Johnny Hallyday et Sylvie Vartan. On dénombre entre 150 000 et 200 000 jeunes et le service d’ordre est vite débordé. Le lendemain, une certaine presse conservatrice clame « Salut les voyous » ; le sociologue Edgar Morin se livre dans le quotidien Le Monde à une analyse plus intelligente, qu’il intitule Le temps des yéyé, en référence aux multiples yeah qui entretenaient le rythme dans les refrains. L’expression restera ! Et pour rendre hommage à cette nouvelle génération, Bécaud compose la chanson Âge tendre et tête de bois qui devient même le titre d’une émission de variétés très populaire, dédiée à cette jeunesse et animée par Albert Raisner :

« Elle s’habille comme lui
D’un pantalon, d’un blouson
Quand on les rencontre la nuit
On dirait deux garçons
Leur visage paraît masqué
Comment deviner qu’ils s’aiment
Ils ont des jeux dangereux
C’est là qu’ils trouvent leurs joies
C’est le temps des n’importe quoi,
âge tendre et tête de bois… »

En tout cas, la vraie première idole des jeunes, c’est Gilbert Bécaud. Il émerge d’une époque où des orchestres tels celui de Jacques Hélian, sont à la mode, intégrant le bebop et le jazz West Coast. D’ailleurs, Charles Aznavour qui vient de se séparer de son partenaire de duo Pierre Roche, se nourrit aux mêmes sources, rappelez-vous Pour faire une jam dans son interprétation originale. Un excellent album Jazznavour en témoigne.
Sur une musique de Gilbert, il écrit les paroles de Viens qui apparaît sur la même galette que Quand tu danses. « La pluie ne cesse de tomber / Allez viens plus près ma mie / Si l’orage te fait trembler », … allez, venez, je souffle sur l’aiguille du saphir pour enlever la poussière :

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Certes, « on fait pécho » de manière plus directe et triviale dans les clips d’aujourd’hui, mais reconnaissez qu’à l’époque, ce flirt en swinguant ne manquait pas d’élégance !
Les deux nouveaux monstres sacrés de la chanson collaborent aussi pour un cha cha cha endiablé.

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« Le navire est à quai, Y a des tas de paquets, Des paquets posés sur le quai, là. Dans un petit troquet D’un port martiniquais Une fille belle à croquer, là, Pleure dans les bras d’un garçon de couleur, Car il s’en va et lui brise son cœur. Elle, dans un hoquet, Lui tendant son ticket, Lui dit: « Chéri, que tu vas me manquer! » »
Si l’ado d’aujourd’hui, interloqué, vous « agresse » en vous demandant « mais qu’est-ce que c’est ? », plongez-le dans un océan de perplexité en lui disant que cela aurait pu être une dictée de tous les jours au temps de l’encre violette ! Quoiqu’avec mé qué mé qué, on n’est pas loin de l’orthographe de ses textos !
En tout cas, cette histoire valait beaucoup mieux que les tristes refrains identitaires que nous troussent maintenant monsieur Guéant et consorts avec leurs charters.
Gilbert Bécaud a modernisé la chanson française en lui insufflant un rythme et une pulsation inédits. Ses chansons ont coloré l’humeur de la France d’après-guerre. Je manifeste toujours un attachement tout particulier à son premier disque microsillon 25 cm que je me suis approprié lorsque mon frère en fut moins fan.

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Il ne se résumait pas à quelques amourettes narrées sur des rythmes nouveaux. Ainsi, Les Croix est une belle chanson mystérieuse voire mystique :

« Mon Dieu, qu’il y en a des croix sur cette terre
Croix de fer, croix de bois, humbles croix familières
Petites croix d’argent pendues sur des poitrines
Vieilles croix des couvents perdues parmi les ruines
Et moi, pauvre de moi, j’ai ma croix dans la tête
Immense croix de plomb vaste comme l’amour
J’y accroche le vent, j’y retiens la tempête
J’y prolonge le soir et j’y cache le jour
Et moi, pauvre de moi, j’ai ma croix dans la tête
Un mot y est gravé qui ressemble à « souffrir »
Mais ce mot familier que mes lèvres répètent
Est si lourd à porter que j’en pense mourir
Mon Dieu qu’il y en a sur les routes profondes
De silencieuses croix qui veillent sur le monde
Hautes croix du pardon dressées vers les potences
Croix de la déraison ou de la délivrance … »

De même, un de ses grands succès d’alors, C’était mon copain, constitue un hommage très émouvant à un ami mort prématurément.

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« J’avais un seul ami
Et on me l’a tué
Il était plus que lui
Il était un peu moi
Je crois qu’en le tuant
On m’a aussi tué
Et je pleure la nuit
Mais on ne le sait pas

C’était mon copain
C’était mon ami
Pauvre vieux copain
De mon humble pays
Je revois son visage
Au regard généreux
Nous avions le même âge
Et nous étions heureux … »

Aujourd’hui, lorsque je l’écoute, je pense inéluctablement à un copain qui m’a aussi quitté injustement trop tôt, et les larmes me viennent aux yeux. Preuve sans doute qu’elle possède les ressorts d’une grande chanson !
Comme pour Les Croix, le texte est l’œuvre de Louis Amade, alors haut-fonctionnaire à la préfecture de Versailles, qui fut l’un des trois paroliers majeurs de Bécaud avec Pierre Delanoë et Maurice Vidalin.
Toujours dans le même disque et encore écrite par Louis Amade, le « sous-préfet aux chants » pour presque parodier Alphonse Daudet, figure La Ballade des baladins, un petit bijou de poésie qui m’enchante toujours :

« …Les baladins qui serpentent les routes
Qui sont-ils donc dans leur costume d’or ?
Des vagabonds ou des dieux en déroute ?
Ils n’ont que des chansons pour seul trésor
Quand ils n’auront plus soif, ayant bu à la brume
Ils danseront pieds nus sur des fils argentés
Que cinq mille araignées tisseront sous la lune
D’une branche de houx jusqu’aux sapins gelés
Ils sont accompagnés dans la ronde divine
Par les enfants des rois aux longs cheveux bouclés
C’est un cortège bleu de mille mandolines « 

Voici ce qu’Amade écrivait au dos de la pochette de ce microsillon culte :
« Troubadour d’un moderne Moyen Âge, Gilbert Bécaud apporte à la chanson française en ce début 1953, au travers d’une personnalité étonnante – comme le fit Charles Trenet – l’angoisse douloureuse et l’enthousiasme exacerbé à la fois d’une jeunesse sportive qui va torse nu au soleil … Son chant s’élève contrasté : c’est un appel un cri de joie une plainte discrète… Son visage marque lui-même les étapes de cette course au soleil. Ce soleil qui dessine de lui une ombre immense à peine estompée, svelte et lourde comme une croix de hantise et d’espoir. »
Il est exact qu’à ses débuts, sa voix, pas encore altérée par la cigarette et le whisky, était claire, gaie et ensoleillée ou émouvante voire tragique selon l’atmosphère des chansons.
Bécaud possède alors un autre atout loin d’être négligeable, c’est son côté glamour, jeune premier ténébreux avec son physique méditerranéen. D’ailleurs, très vite, comme pour Charles Trenet avant-guerre, le cinéma lui fait les yeux doux en l’enrôlant comme vedette de films musicaux tels Le pays d’où je viens de Marcel Carné, qui ne connaissent qu’un succès mitigé.
Il vivra même un début ou du moins un espoir d’idylle avec Brigitte Bardot l’égérie de l’époque. Á défaut de la réalité, la fiction les met en scène dans Alors raconte, une chanson sketch très populaire qui fut reprise par Les Compagnons de la chanson, un groupe très en vogue aussi. Gondolier, Le marchand de bonheur, ça ne rappelle rien aux plus anciens d’entre vous ?

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Moi, je n’ai rien à raconter même sur mes amourettes d’enfance et je suis plus sensible à La corrida, nouveau grand succès de Gilbert, on ne parlait pas de tube, qui me signifie d’autant plus que trois ans de suite, j’accompagne mes parents en été à la découverte de la péninsule ibérique : « Les arènes gonflées d’une foule en délire/Regorgent de couleurs et d’âpre envie de sang/Il y a des soupirs et des éclats de rire/Et des épées pointues comme des cris d’enfants/On y vend des serments, des enjeux et des âmes/Des cacahuètes, des jus de fruits et des drapeaux/ Des chapeaux de papier dont se parent les dames/On y vend de la mort noire comme un taureau / Soudain, la foule crie/Comme pour un éclipse/Cyclone de folie/Remous d’Apocalypse/Car voici / Celui de, celui dont, celui qui, celui quoi/Celui que l’on attend : Le matador porté par la lumière/Le matador, qui porte de la peur … »

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J’ai déjà conté l’anecdote, quitte à révolter les comités anti corridas, même si la Méditerranée ne se trouvait pas à deux pas de la cour de l’école normande de mes parents, je décrivais avec ma cape rouge et mon épée de bois argentée, quelques véroniques devant un taureau imaginaire lâché des W.C en bois au fond de la cour qui faisaient office de toril. Je n’avais nul besoin de console dernier cri pour égayer mes après-midis d’été.
Á la même époque, autre ambiance, Bécaud composa Le Pianiste de Varsovie, une sublime chanson, trop abstraite pour le gamin que j’étais encore, mais qui devint l’une de mes préférées lorsque je fus en âge d’en comprendre le propos :

« Je ne sais pas pourquoi
Cette mélodie me fait penser à Chopin
Je l’aime bien, Chopin
Je jouais bien Chopin
Chez moi à Varsovie
Où j’ai grandi à l’ombre
A l’ombre de la gloire de Chopin
Je ne sais pas pourquoi
Cette mélodie me fait penser à Varsovie
Une place peuplée de pigeons
Une vieille demeure avec pignon
Un escalier en colimaçon
Et tout en haut mon professeur… »

Écoutez-la intégralement.

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Sa construction, hors du schéma classique couplet-refrain-couplet, est très novatrice pour l’époque. Son inspiration est multiple et plusieurs lectures peuvent en être faites. C’est d’abord un hommage à Chopin que Bécaud adora très jeune, initié par sa maman qui aimait jouer du piano ; à la fin de la chanson, on perçoit même dans le lointain la Grande Polonaise Héroïque. De manière émouvante, les deux musiciens, car Bécaud en est un talentueux, je vous le démontrerai plus loin, sont presque voisins pour l’éternité au cimetière du Père-Lachaise. Et qui sait, si certaines nuits au paradis, ils ne font pas un bœuf avec Michel Petrucciani, autre pianiste de jazz de génie inhumé tout à côté.
C’est ensuite sans doute un clin d’œil à son professeur du conservatoire de Nice qu’il fréquenta plusieurs années, en classe de piano et d’harmonie. Dès l’âge de quatorze ans, il composait des mélodies.
C’est possiblement encore une référence au pianiste juif polonais Wladyslaw Szpilman dont l’histoire dans le ghetto de Varsovie en 1943 inspira récemment un film magnifique de Roman Polanski. La musique adoucit les mœurs puisque un officier allemand lui offre à boire et à manger lorsqu’il découvre que Szpilman est pianiste.
Jean Ferrat dénonça de façon réaliste l’horreur des camps dans Nuit et brouillard, Bécaud évoque avec un soupçon de poésie le ghetto juif de Varsovie sous les bombes allemandes : deux traitements des heures sombres de la seconde guerre mondiale, peut-être tout simplement, la différence entre une chanson rive gauche et une chanson rive droite, à une époque où on aimait ranger les artistes de variétés dans des catégories. Plus encore, on opposait alors les deux grandes salles de music-hall parisiennes, Bobino pour la rive gauche et, de l’autre côté de la Seine, l’Olympia, lieu fétiche de Bécaud puisqu’il s’y produisit plus d’une trentaine de fois au cours de sa carrière. Il y présentait chaque année son nouveau récital en y séjournant plus d’un mois, à la différence des soi-disant vedettes d’aujourd’hui qui s’enorgueillissent de « faire l’Olympia » quelques soirées seulement.
Bécaud jouait toujours sur scène avec le même piano incliné de manière imperceptible. Il avait, en effet, fait couper l’un des pieds de l’instrument pour mieux voir les spectateurs lors de ses concerts. Ah ce sacré piano, comme chantait Aznavour ! Je me souviens d’une anecdote, était-elle vraie, il avait fallu un hélicoptère pour installer son piano dans une des nouvelles tours du quartier de La Défense où Gilbert venait d’emménager.
En 1958, Le pianiste de Varsovie m’était donc logiquement passé au-dessus de la tête. Insouciant et joyeux, je préférais me promener au milieu des Marchés de Provence qui sentaient bon le matin, la mer et le Midi … Combien de fois, ai-je sorti le microsillon de sa pochette orange pour le placer sur le tourne-disque, et mimer Gilbert devant la glace de ma chambre : « A la bella poutinaaaa, beie, beie ! » (en nissart, le patois niçois, la poutina, ce sont les alevins de sardines qu’on cuisine dans la pissaladière). Imaginez un gamin normand « avé l’assent » provençal ! Mes prestations devaient être honorables puisque mes parents exigèrent que je vende la belle échalote de la Marie-Charlotte lors d’un banquet de mariage d’une cousine picarde !!!
L’année suivante, de façon presque aussi joyeuse, on suivit L’enterrement de Cornelius dans la grande tradition des inhumations des jazzmen de La Nouvelle-Orléans :

« … Au bord du trottoir
Une bande de bavards
S’étaient rassemblés pour voir
Et c’est le laitier qui avait prêté
Son chariot pour l’emporter
Couché près de lui
On avait mis
Son saxophone
La veuve pleurait
Les gosses mâchaient
Du chewing gum
Pour le déposer sur le chariot
Où l’attendait sa place
Les copains l’ont porté sur le dos
Comme une contrebasse
C’est à ce moment
Qu’les instruments
S’sont mis à jouer
A jouer en chemin
Tous les refrains
Du trépassé … »

Les grands succès en prise avec l’humeur de l’époque, s’enchaînaient au détriment peut-être de chansons moins comprises du grand public, et pourtant très belles. Se rappelle-t-on par exemple de Le petit prince est revenu composé avec Louis Amade, évidemment, un tendre et poétique hommage à Saint-Exupéry, écrivain que Gilbert appréciait beaucoup :

« O toi, de Saint-Exupéry,
Dans tes royaumes inconnus,
Où que tu sois, je te le dis :
Le Petit Prince est revenu.
Je l’ai vu ce matin qui jouait sans défense
Avec le serpenteau qui le mordit jadis,
Qui le mordit jadis… ouais !
Le soleil arrivait sur les terres de France
Et le vent tôt levé chantait sur les maïs,
Chantait sur les maïs… ouais !… »

Qui sait si cela n’explique pas un peu l’indifférence manifestée aujourd’hui à l’égard d’une vedette pourtant de notoriété internationale.
Bécaud appartient au cercle très fermé de compositeurs français qui se sont exportés à travers le monde. Je témoigne que, lorsque j’habitais à Mexico City, j’entendis souvent sur les ondes ou dans les dancings, Let it be me, la version américaine de Je t’appartiens, interprétée par les Everly Brothers, Elvis Presley, Dean Martin, Bob Dylan et bien d’autres encore. De même, Et Maintenant, repris sous le titre What now my love, a été popularisé outre atlantique notamment par Frank Sinatra, Aretha Franklin et Barbra Streisand. Il paraîtrait qu’avant le passage à l’euro, ce hit mondial avait déjà rapporté plus d’un milliard de centimes à l’économie française. Nul besoin de délocaliser en Roumanie pour écrire un tel tube, en effet, l’idée surgit à Gilbert lors d’un vol entre Paris et Nice en compagnie d’Elga Andersen, une blonde actrice allemande que j’avais kiffée (comme on ne disait pas à l’époque) dans un film de la série du Monocle avec Paul Meurisse. La pauvre, anéantie par un gros chagrin d’amour (pas avec moi, je précise !), ne faisait que répéter : Et maintenant, que vais-je faire ?

https://www.ina.fr/video/I15271711

Vers 1964, un oncle très cher dont je vous ai entretenu dans un ancien billet, me permit d’assister pour la première fois à un concert de Gilbert Bécaud. Vous ne pouvez pas imaginer à quel point j’étais heureux. Cela se passait à Rouen, à l’occasion d’un gala annuel dit la féérie des bâtons blancs, au cinéma l’Omnia, une salle mythique couverte de fresques chargées de faunes, de cerfs et de déesses jouant de la lyre.
J’en garde un souvenir précis et surtout radieux : en chair et en os, à quelques mètres devant moi, il y avait le grandissime Bécaud dans son costume d’alpaga bleu, avec sa chemise blanche et sa sempiternelle cravate bleue à pois blancs, accessoire porte-bonheur dont il ne se séparait jamais depuis qu’à ses débuts, pour être accepté comme pianiste dans un bar, il avait dû en confectionner une à la hâte en découpant un morceau de la robe de sa mère. En un temps où je devais encore porter une cravate, je fis l’acquisition d’une semblable à celle de Bécaud. N’y voyez cependant pas une forme de fétichisme comme ce galet bleu à pois blancs déposé par une adoratrice sur sa tombe.

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Sans exagérer, cela demeure avec les récitals de Jacques Brel, dans des registres très différents bien sûr, de fabuleux moments de music-hall. Avec eux, l’expression « bête de scène » prenait toute sa signification.
Deux ou trois heures durant, avec un dynamisme et une énergie extraordinaires, toujours en mouvement, Gilbert parcourait la scène en tous sens, une main souvent sur l’oreille comme les chanteurs polyphoniques corses, chantant au milieu de ses musiciens, guidant ses choristes, s’asseyant quelques secondes devant son piano, montant même dessus parfois, interpellant le public complice, et interprétant ses chansons au sens théâtral du mot en se glissant de l’une à l’autre dans la peau des personnages qu’elles décrivaient.
« Ein tag in Paris mit einen grosse Mademoiselle, Paris, Tour Eiffel und die Folies Bergère », il mimait le grand-père contant ses souvenirs lors d’une Grosse noce alsacienne avant, espiègle, de parler de ses Tantes Jeanne puis esquisser quelques pas de polka Quand Jules est au violon ou quelques figures de casatchok pour suivre Nathalie, son guide au charme slave, puis prendre à témoin une spectatrice dans la salle :

« Est-ce que c’est par hasard
Que t’es au promenoir ce soir ?
Ou bien est-ce que t’as vu
Mes affiches dans les rues ?
C’est plus Rosy and John,
C’est seulement John and John,
Et John, il va très bien,
Et John, il n’a besoin de rien.
D’ailleurs, tu n’as qu’à voir
Si t’as payé pour voir ce soir.
C’est pas plus mal qu’avant,
C’est même plus dans le vent.
Tu te souviens de ce pas ?
Tu n’y arrivais pas.
Faut partir du pied droit comme ça.
Excusez-moi, messieurs mesdames :
C’est Rosy, c’était ma femme… »

L’orange était le clou du concert lorsque, voleur traqué, presque lynché, acculé contre le rideau, réfugié sous le piano, caché dans son orchestre, à bout de force, au bout de sa fuite effrénée, il dégringolait sur le dos, la tête la première, l’escalier descendant vers le premier rang. Standing ovation comme on ne disait pas !

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Il y a quelques saisons, les candidats chantaient L’orange sur le générique de la Star Ac’, appréhendaient-ils seulement la cuisante actualité de cette chanson montrant la panique d’un homme, coupable idéal face à la rumeur, victime innocente de la vindicte populaire ? L’orange est une chanson magnifique que Bécaud interprétait avec le même swing que Nougaro dans son Á bout de souffle.
Cela me fit chaud au cœur qu’un enseignant la mît au programme d’une écolière qui m’est chère, avec d’ailleurs Un p’tit oiseau de toutes les couleurs, où tu m’emmènes, dis, où tu m’entraînes, dis, t’as rendez-vous, dis, là où tu vas, dis, j’vais encore avec toi Gilbert !
Je me souviens de la fin surprenante de ce concert. Après moult rappels, Bécaud revint une dernière fois et, sur la scène désertée par ses musiciens, il interpréta en play-back une chanson de circonstance.

« Quand le spectacle est terminé
Les bravos retombés
Le théâtre démaquillé
Respire
Car voici l’heure familière
Du bonsoir des dames vestiaires
Et du bal des dames poussières
Aussi
Quand le spectacle est terminé
Les bravos retombés
J’ai pas le cœur à m’en aller
Je reste
Et je traîne dans ce théâtre
Dont le cœur continue de battre
Même s’il bat au ralenti… »

Personne ne lui chercha querelle de cet artifice technique et de ce baisser de rideau surréaliste.
Au début des années 1970, je revis Bécaud une seconde fois dans sa salle mascotte de l’Olympia. La magie opérait toujours. Écoutez-le par exemple tel un pasteur dirigeant un chœur dans une église de Harlem, chanter le gospel Charlie, t’iras pas au paradis.

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Bateleur de talent, avec le concours de Monsieur Pointu, il haranguait la salle lors de La vente aux enchères. Comme j’ai lu je ne sais plus où, il y avait quelque chose de démesuré, d’étrange, de fellinien, dans ses spectacles. C’est peut-être pour cela qu’en l’absence de cette dimension scénique qui transcendait ses chansons, Bécaud paraît mièvre aux générations actuelles. Et pourtant … !
Je ne saurais terminer ce billet sans mettre en avant ses qualités de musicien qui dépassaient largement le domaine de la chanson de variétés, un art mineur comme disait Gainsbourg. Ainsi, en 1960, il composa L’enfant à l’étoile, une cantate de Noël puis, peu de temps après, le grand rêve de sa vie, L’Opéra d’Aran, un drame lyrique en deux actes qu’il présenta au théâtre des Champs-Élysées et qui est toujours joué à l’étranger. En 1987, fut créée aux États-Unis et notamment à Broadway, sa comédie musicale Madame Roza.
Comme pour Trenet et Aznavour, le meilleur de Bécaud s’éteint sans doute avec les années 1970. Épiphénomènes, un certain public lui reprocha Tu le regretteras, son hommage au général de Gaulle, savez-vous qu’il participa, dans son adolescence, par jeu et inconscience peut-être, à des opérations de résistance avec son frère. Jacques Brel évoqua les dimanches à Orly avec ou sans Bécaud. Le fantaisiste Thierry Le Luron brocarda  L’important c’est la rose dans un pastiche d’un goût douteux contre le parti socialiste. La chanson de Bécaud avait uniquement une coloration poétique. Curieusement, aujourd’hui, à six mois d’une grande échéance électorale, elle pourrait constituer un début de programme pour certain candidat :

« …Toi qui cherches quelque argent
Pour te boucler la semaine
Dans la ville tu promènes ton ballant
Cascadeur, soleil couchant
Tu passes devant les banques
Si tu n’es que saltimbanque
L’important…
L’important c’est la rose
L’important c’est la rose
L’important c’est la rose
Crois-moi … »

Et maintenant, qu’en est-il ? Je vous ai fourni la preuve, sans crainte du ridicule, qu’on peut apprécier à la fois Trenet, Brassens, Brel, Nougaro, Gainsbourg, Ferrat et Bécaud pour des raisons artistiques différentes et parfois même opposées. Je reconnais que, sans doute contaminé par l’incompréhensible silence médiatique auquel sa mémoire est confrontée, j’écoute moins Gilbert Bécaud aujourd’hui. Mais l’homme électrique des concerts avec son extraordinaire puissance scénique me manque beaucoup. C’était là qu’il s’affirmait comme un artiste incomparable.
Il est mort sur sa péniche amarrée à une rive de la Seine, près du pont de Saint-Cloud, et non pas à Capri comme il chantait sur un microsillon 45 tours. Sur la couverture de la pochette, il nous fait un petit salut comme il aimait dire à son public. Ici, il a symbole d’un adieu.

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Puisse mon billet vous donner envie de redécouvrir ce très grand nom de la chanson française !

 

Publié dans:Coups de coeur |on 9 janvier, 2012 |16 Commentaires »

Bonne année 2012 !

Bonne année 2012

d’après VR KC n°6 de Jean-Denis Robert

C’est parti pour l’ultime année avant la fin du monde à moins que vous ne décidiez de déménager à Bugarach, modeste village de la haute vallée de l’Aude, un des rares lieux prétendument épargnés par l’apocalypse prévue le 21 décembre 2012. C’est du moins, en référence au calendrier maya, la prophétie annoncée par quelques agités du bocal, surprenant effet ésotérique dû, peut-être, à une consommation abusive de blanquette de Limoux, la spécialité locale. Faut-il voir là, non loin de Montségur, une illustration de la cathar(e)sis ?! En tout cas, en ce temps de crise, il y a quelques méridionaux du coin qui ne perdent pas le nord, espérant vendre à des pigeons new age des lopins de terre et des granges délabrées au triple des prix pratiqués.
En France, le Jour de l’An ne fut pas toujours célébré le 1er janvier. S’il avait imaginé de téléporter ses passagers de l’an avant 1564, Michael Crichton, auteur du Parc Jurassique et des Prisonniers du Temps, maître du techno roman à suspense, aurait dû envisager différentes époques ou des éditions régionales pour son probable best-seller. En effet, aux VIe et VIIe siècles, dans de nombreuses provinces, la nouvelle année était célébrée le 1er mars. Sous Charlemagne, l’an neuf commençait à Noël, jour de son sacre à Rome et de la Nativité de Jésus. Du temps des rois Capétiens, l’année débutait à Pâques.
Sous Charles IX dont le triste règne est surtout marqué par le massacre de la Saint- Barthélémy, c’était déjà un peu la chienlit et selon les diocèses, l’année commençait à Noël à Lyon, le 25 mars à Vienne en Isère, à Pâques ailleurs. Jacobin avant l’heure, Charles IX fixa le début de l’année au 1er janvier par l’article 39 de l’édit de Roussillon (Isère) du 9 août 1564 :
« Voulons et ordonnons qu’en tous actes, registres, instruments, contracts, ordonnances, édicts, tant patentes que missives, et toute escripture privé, l’année commence doresénavant et soit comptée du premier jour de ce moys de janvier. Donné à Roussillon, le neufiesme lour d’aoust, l’an de grace mil cinq cens soixante-quatre. Et de notre règne de quatriesme. Ainsi signé le Roy en son Conseil »
Prise de la Bastille oblige, le calendrier républicain ou calendrier révolutionnaire français apparut le 22 septembre 1792, premier jour de l’an IV de l’ère de la liberté. Avouons que Vendémiaire, le mois des vendanges, était une bonne période pour trinquer !
Mais cela ne dura pas et, le 22 fructidor an XIII (9 septembre 1805), Napoléon abrogea le calendrier républicain et instaura le retour au calendrier grégorien à partir du 1er janvier 1806. Encore heureux que notre petit Napo à nous n’ait pas eu l’idée de signer un nouveau sénatus-consulte la nuit du 6 mai 2007 au Fouquet’s !
Finalement, nous réinventons l’eau tiède et rendons à Jules César ce qui lui appartient puisque vers 46 avant notre ère, il avait décidé que le jour de l’An serait le 1er janvier dédié à Janus dieu païen des portes, des passages et des commencements. Faut-il trouver là une explication aux étrennes versées au personnel de maison, aux gardiens et aux concierges ?
En ce changement d’année, dans la Rome antique, on s’échangeait des pièces et des médailles, une tradition qui perdure dans les étrennes remises aux enfants. Avant que le pâté Hénaff et le mousseux ne succèdent, pour cause de crise, au foie gras et au champagne lors des réveillons des ex pays développés, il est encore quelques habitudes festives dans les pays de la vieille Europe.
Ainsi, à Rome et à Naples, le soir du 31 décembre, la tradition veut qu’on jette par la fenêtre de vieux objets, symboles de l’année terminée, aux risques et périls des passants en goguette en cette nuit de la saint Sylvestre, et au désespoir des éboueurs. Les Italiens ont coutume aussi de manger des plats à base de graines comme les lentilles, supposés apporter richesse et abondance. Ayant sacrifié à la tradition chez des amis, j’ai plutôt constaté une baisse de ma retraite.
En Belgique, dans la province de Liège, on a l’habitude de manger de la choucroute en famille, avec une pièce sous l’assiette ou dans la main ou dans la poche pour avoir de l’argent pendant toute l’année. Coluche aurait dit que c’était bien une idée de Belges et qu’il aurait mieux valu qu’ils placent leur euro dans un coffre suisse !
En Russie, on boit du champagne sous les 12 coups de minuit et après le 12ème coup, on ouvre la porte ou la fenêtre pour que le nouvel an entre dans la maison. Brrrr, pourtant ça caille là-bas à cette époque, pas étonnant que la Place Rouge soit vide !
Nos voisins ibériques mangent un grain de raisin à chacun des douze coups de minuit et les femmes s’offrent des sous-vêtements rouges en gage de prospérité … à moins que cela soit pour aiguiser la libido de leur « petit taureau », celui que Nougaro fait entrer dans la reine des abeilles !
Pour rester dans l’esprit de la tauromachie, qu’une corrida de la Saint Sylvestre se déroulât, chaque année, à Sao Paulo, me rendait perplexe quand j’étais gamin. Mon père m’expliqua que cela n’avait rien à voir avec les manifestations taurines, et consistait en une célèbre course à pied disputée dans les rues de la cité brésilienne.

 

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À revoir mes souhaits de bonne année depuis la création de mon blog, je constate que, de manière prémonitoire, ils possédaient malheureusement une bonne dose de perspicacité. En 2008, année bissextile, j’espérais 366 jours de fête, en 2009, la pente fut raide pas seulement pour les vététistes, en 2010, la bécane du facteur cher à Jacques Tati était en piteux état, quant à l’année 2011, j’aspirais déjà à la suivante … Pas sûr cependant qu’il faille en faire un fromage, suivez mon regard vers la gauche … de l’échiquier politique !
En tout cas, s’il est un endroit où je ne me sens pas trop mal, c’est ici sur mon blog, encore qu’il affronte quelques coups de vent depuis quelques semaines avec la « modernisation » de la plate-forme du serveur d’hébergement. Veuillez m’excuser de trouver porte close de temps en temps. Je sais que vous me pardonnez puisque, très prochainement, le cap des 300 000 visites sera atteint ; un encouragement à poursuivre l’aventure.
Vous aurez remarqué que mon vieux bouquin, aux pages racornies, a rendu l’âme, pour la satisfaction de nombreux touristes d’Atol les opticiens, et à la grande déception de quelques passéistes. Je comprends d’ailleurs ces derniers et qui sait, il suffit de presque rien, juste un clic, si je ne le sortirai pas de son étagère à l’occasion. Les plus attentifs d’entre vous auront peut-être également noté que certains articles sont orphelins de leurs illustrations en images. Elles se sont égarées lors de la grande migration technologique! Tout n’est pas perdu et, en attendant que les administrateurs du serveur remédient au problème, vous pouvez toujours lire les billets dans leur intégralité en passant par les archives mensuelles et en les déroulant avec le curseur. Ah là là, où est passé le temps quand, à l’aide d’un coupe-papier, nous séparions les pages encore attachées du livre neuf…!
Pour commencer l’année 2012 sur une note optimiste, j’ai ouvert ce billet avec une photographie de Jean-Denis Robert, une de mes belles rencontres humaines et artistiques  vécues en 2011. Trinquons avec enthousiasme, le verre blanc brisé, ça porte bonheur !

Publié dans:Almanach |on 1 janvier, 2012 |2 Commentaires »

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