À s’en lécher les babines avec ma Mistress Chef … et bien d’autres !
Depuis longtemps, cuisine et littérature font bon ménage. Il y a près de cinq cents ans, Rabelais honorait la grande bouffe avec sa truculente démesure à travers les aventures de deux de ses héros, offrant ainsi à la langue française les adjectifs gargantuesque et pantagruélique :
« Après avoir pissé un plein urinal, il (Gargantua) se mettait à table. Étant naturellement flegmatique, il commençait son repas par quelques dizaines de jambons, de langues de bœuf fumées, de cervelas, d’andouilles et tels autres avant-coureurs de vin. Pendant ce temps, quatre de ses gens lui jetaient dans la bouche, l’un après l’autre et sans cesse de la moutarde à pleines palerées ; après quoi, il buvait un honorifique trait de vin blanc pour lui soulager les rognons. Selon la saison, il continuait d’ingurgiter des viandes, à son appétit, et cessait de manger lorsqu’il éprouvait des tiraillements au ventre ... »
Au dix-neuvième siècle, Émile Zola situait son roman Le Ventre de Paris dans les anciennes halles construites par Victor Baltard construisant là une métaphore autour de l’abondance de nourriture :
« La belle Lisa resta debout dans son comptoir, la tête un peu tournée du côté des Halles; et Florent la contemplait, muet, étonné de la trouver si belle. Il l’avait mal vue jusque-là, il ne savait pas regarder les femmes. Elle lui apparaissait au-dessus des viandes du comptoir. Devant elle, s’étalaient, dans des plats de porcelaine blanche, les saucissons d’Arles et de Lyon entamés, les langues et les morceaux de petit salé cuits à l’eau, la tête de cochon noyée de gelée, un pot de rillettes ouvert et une boîte de sardines dont le métal crevé montrait un lac d’huile; puis, à droite et à gauche, sur des planches, des pains de fromage d’Italie et de fromage de cochon, un jambon ordinaire d’un rose pâle, un jambon d’York à la chair saignante, sous une large bande de graisse. Et il y avait encore des plats ronds et ovales, les plats de la langue fourrée, de la galantine truffée, de la hure aux pistaches; tandis que, tout près d’elle, sous sa main, étaient le veau piqué, le pâté de foie, le pâté de lièvre, dans des terrines jaunes. Comme Gavard ne venait pas, elle rangea le lard de poitrine sur la petite étagère de marbre, au bout du comptoir; elle aligna le pot de saindoux et le pot de graisse de rôti, essuya les plateaux des deux balances de melchior, tâta l’étuve dont le réchaud mourait; et, silencieuse, elle tourna la tête de nouveau, elle se remit à regarder au fond des Halles. Le fumet des viandes montait, elle était comme prise, dans sa paix lourde, par l’odeur des truffes. Ce jour-là, elle avait une fraîcheur superbe; la blancheur de son tablier et de ses manches continuait la blancheur des plats, jusqu’à son cou gras, à ses joues rosées, où revivaient les tons tendres des jambons et les pâleurs des graisses transparentes... »
C’était le temps où les « gras » étaient bien considérés au propre comme au figuré !
Plus surprenant, l’écrivain espagnol Manuel Vásquez Montalbán, décédé en 2003, saupoudrait de manière récurrente ses romans policiers, de considérations culinaires. Ainsi, au hasard, voici ce qu’il écrit dans Le quintette de Buenos-Aires tandis que son héros, le détective Pepe Carvalho, déambule dans le Marché central de la capitale argentine :
« Borges reste à un mètre derrière quand Carvalho s’arrête devant un étal, pour dialoguer avec les marchandes. Elles savent déjà qu’il n’est ni veuf, ni retraité, ni pédé.
-Et qu’est-ce que vous allez faire ce soir ? demande une marchande.
-Après un combat de boxe, vous feriez quoi ?
-Du foie haché !
-Bonne idée. Fegatini con funghi trifolati !
-Trop de choses dans un seul plat, lui reproche la marchande.
-Conseillez-moi un plat d’ici qui me surprenne.
-Vous avez déjà goûté la carbonade ? Oui ? Et les petits paquets ?
-Ni les petits ni les gros.
-Alors notez, c’est bon et facile à faire. Vous mélangez du riz, de la viande hachée, un petit oignon haché aussi et vous assaisonnez de sel, de poivre, d’un jus de citron et d’huile. Vous effeuillez un chou et vous plongez les feuilles deux minutes dans de l’eau bouillante pour les faire ramollir. Le reste est facile. Vous formez des petits paquets avec chaque feuille remplie d’une boule de farce et vous les mettez dans une marmite, l’un par-dessus l’autre. Vous couvrez d’eau et vous laissez cuire trois quarts d’heure. Vous mangez ça à toutes les sauces, c’est délicieux.
-Ça me rappelle un plat catalan. Quelque chose qui ressemble aux farcellets de col, farcis de chou en catalan, au moins dans la façon de procéder. Vous voulez la recette des farcellets ?
-Allez-y, l’autre jour, j’ai fait celle que vous m’aviez donnée et mon mari s’est régalé. Calamars farcis aux champignons !
Carvalho dicte la recette des farcellets de col, accompagné du chœur des femmes qui font la queue. Certaines prennent des notes, d’autres protestent que ce n’est pas le moment, qu’on pourrait respecter les clients pressés … »
Ça vous met en appétit ? Allez, on suit en cuisine Pepe Carvalho chargé, cette fois, de l’enquête sur la mort du secrétaire général du parti communiste espagnol dans Meurtre au comité central.
« Le menu ? Gras-double, pâté de tête, petits pois, artichauts et thon lardé …
Carvalho perça plusieurs galeries dans le morceau de thon et les remplit d’anchois. Il sala, poivra, enfarina la bête et la fit dorer à l’huile d’olive avec deux gousses d’ail. Il ajouta un peu d’eau et laissa cuire le filet de poisson à feu doux. Il effeuilla les artichauts jusqu’à l’apparition de leurs cœurs blancs. Il coupa les pointes et fendit chaque artichaut en quatre. Il mit à frire les seize morceaux, les réserva, et dans cette huile fit revenir le gras double et le pâté de tête, ensuite il leur ajouta un roux de tomates et d’oignons. Lorsque roux et abats furent totalement amalgamés, il versa dessus un bouillon fait avec un kub sorti de la kubithèque de Carmela, et rajouta les petits pois. Le thon du premier plat était prêt. Carvalho le réserva à son tour et travailla le jus jusqu’à l’obtention d’une sauce espagnols corrigée par un brin de fenouil. Il retira la sauce du feu et retourna aux gras-doubles pour leur adjoindre les artichauts préalablement frits et un hachis de noisettes, amandes, pignons, ail et pain grillé délayé dans un peu de bouillon. Il considéra son plat comme terminé et attendit que le thon soit froid pour le découper en tranches, le disposer sur un plat de service et le recouvrir de sauce chaude.
-Mais ça fait deux plats principaux.
-Il y avait trop longtemps que je ne cuisinais plus. Tout ce qui restera sera délicieux demain, surtout les gras-doubles.
Carmela répéta gras-doubles et se contenta d’une tranche de thon lardé aux anchois.
-Tu cuisines toujours comme ça ?
-Sherlock Holmes jouait du violon. Moi je cuisine.
-Et pendant que tu étais aux fourneaux, tu pensais à quoi ?
-À la culture. Au fait que vous, les marxistes, vous croyez en avoir assez en mettant en musique les paroles des conditions matérielles, et malgré tout vous êtes aussi esclaves de la culture que les autres ... »
Vous allez friser l’indigestion, à la limite de l’écœurement avec un doigt d’Une gourmandise, le roman de Muriel Barbery :
« … Quelques asperges vertes, grosses, tendres à s’en pâmer. « C’est pour vous faire attendre pendant que ça réchauffe, dit précipitamment la jeune femme, croyant sans doute que je m’étonne d’un plat de résistance aussi chiche.-Non, non, lui dis-je, c’est magnifique. » Tonalité exquise, champêtre, presque bucolique. Elle rougit et s’éclipse en riant.
Autour de moi, ça continue de plus belle sur le gibier qui traverse inopinément les routes de la forêt. Il y est question d’un certain Germain qui, renversant une nuit sans lune un sanglier aventureux, le croit mort dans l’obscurité, le jette dans son coffre, reprend la route tandis que la bête se réveille lentement et commence à ruer dans le coffre (« à locher dans la malle … ») puis, à force de coups de groin, cabosse la voiture et s’évapore dans la nature. Ils rigolent comme des gosses.
Des « restes » (il y a de quoi nourrir un régiment) de poularde. Pléthore de crème, de lardons, une pointe de poivre noir, des pommes de terre dont je devine qu’elles viennent de Noirmoutier- et pas une once de gras.
La conversation a dévié de sa route première, elle s’est engagée dans les méandres sinueux des alcools locaux. Les bons, les moins bons, les franchement imbuvables ; les gouttes illicites, les cidres trop fermentés, aux pommes pourries, mal lavées, mal pilées, mal ramassées, les calvados de supermarché qui ressemblent à du sirop et puis aussi les vrais calvas, qui arrachent la bouche mais parfument le palais. La goutte d’un fameux Père Joseph déclenche les plus beaux éclats de rire : du désinfectant, c’est sûr, mais pas du digestif !
« Je suis embêtée, me dit la jeune femme qui ne parle pas avec le même accent que son mari, il n’y a plus de fromage, je dois aller en courses cet après-midi. »
J’apprends que le chien de Thierry Coulard, une brave bête connue pour sa sobriété, s’est un jour oubliée à laper une petite flaque en dessous du tonneau et, de saisissement ou d’empoisonnement, en est tombée raide comme un balai et ne s’est sortie des griffes de la mort que grâce à une constitution hors du commun. Ils se tiennent les côtes de rire, j’ai du mal à reprendre mon souffle.
Une tarte aux pommes, pâte fine, brisée, craquante, fruits dorés, insolents sous le caramel discret des cristaux de sucre. Je finis la bouteille. À dix-sept heures, elle me sert le café avec le calva. Les hommes se lèvent, me tapent dans le dos en me disant qu’ils vont travailler et que si je suis là ce soir, ils seront contents de me voir. Je les embrasse comme des frères et promets de revenir un jour avec une bonne bouteille.
Devant l’arbre séculaire de la ferme de Colleville, sous la houlette des cochons qui lochent dans les malles pour le plus grand plaisir des hommes qui le content ensuite, j’ai connu l’un de mes plus beaux repas. La chère était simple et délicieuse mais ce que j’ai dévoré ainsi, jusqu’à reléguer huîtres, jambon, asperges et poularde au rang d’accessoires secondaires, c’est la truculence de leur parler, brutal en sa syntaxe débraillée mais chaleureux en son authenticité juvénile. Je me suis régalé des mots, oui, des mots jaillissant de leur réunion de frères campagnards, de ces mots qui, parfois, l’emportent en délectation sur les choses de la chair ... »
Ah, l’hospitalité normande ! Le terme de gastronomie, littéralement « l’art de régler l’estomac », apparut officiellement pour la première fois en 1801 dans un poème de Joseph Berchoux intitulé Gastronomie ou l’homme des champs à table. Auparavant, sans succès, Rabelais avait proposé gastrolâtrie et Michel Eyquem de Montaigne parlait d’art de la gueule ou science de la gueule. Quant au philosophe Charles Fourier, il nommait gastrosophie, la combinaison de la gastronomie, la cuisine, la conserve et la culture.
Depuis deux décennies, la cuisine est devenue un véritable phénomène de société. Elle commença par entrer discrètement dans les maisons de la presse et les librairies jusqu’à occuper désormais des rayonnages entiers. Les livres, parfois luxueux, et les magazines pullulent. Les concepts sont multiples, de la gastronomie des grands chefs aux succulents petits plats de nos grand-mères, des grandes tables royales aux recettes mitonnées sur les fourneaux d’illustres peintres et écrivains ; ainsi apprend-on que le plat préféré de Victor Hugo était le poulet à la crapaudine (selon une technique de découpe qui fendait la volaille tout le long du dos et l’aplatissait sur la poitrine) et que Claude Monet salivait pour un canard aux navets et un brochet au beurre blanc. On voyage autour du monde, des tapas espagnoles aux pâtes italiennes, des raffinements d’Asie aux tajines marocains en passant par les saveurs créoles. Le livre de cuisine a acquis ses lettres de noblesse. Le temps est révolu où, ses pages maculées de traces graisseuses, à demi détachées, annotées par la maîtresse de maison, il traînait sur le plan de travail pendant l’élaboration de la recette. Aujourd’hui, il appartient souvent à la catégorie des beaux livres ou ouvrages d’art et, à ce titre, est mis en évidence dans les bibliothèques. Astucieux ou opportunistes, les éditeurs tiennent compte aussi des conjonctures socioéconomiques en vous prodiguant moult conseils pour manger équilibré et pas cher. Ils pensent même aux Nuls qui n’ont plus aucune excuse à faire valoir !
Parallèlement à cet engouement, la cuisine s’installa aussi sur les ondes radiophoniques avec, notamment, les chroniques populaires de Jean-Pierre Coffe et Jean-Luc Petitrenaud.
Elle profita ensuite de la prolifération des chaînes thématiques pour occuper l’espace télévisuel avec Cuisine TV et feu Gourmet TV. Elle n’en était d’ailleurs pas complètement exclue puisque les plus anciens d’entre vous se souviennent sans doute d’Art et magie de la cuisine, la première émission culinaire de toute l’histoire de la télévision française, créée en 1953 au bon vieux temps de l’ORTF et de la seule chaîne en noir et blanc. La France rurale avait vécu ; un équipement électroménager plus fonctionnel succédait peu à peu aux rustiques cheminées et poêles à bois ou charbon . C’était le temps du formica (et des premiers poulets aux hormones) qui faisait déserter un à un les paysans de la belle montagne chantée par Jean Ferrat. Et, au nom de toutes les ménagères, la speakerine Catherine Langeais posait au grand chef, le truculent Raymond Oliver, les questions censées dépoussiérer les recettes de grand-mères. La popularité du cuisinier lui valut même d’interpréter alors son propre rôle à bord du cargo Carmen-Tessier dans Le Boudin sacré, deuxième saison de Signé Furax, le désopilant feuilleton radiophonique créé par Pierre Dac et Francis Blanche dans les années 1950 !
Moi-même, il y a une vingtaine d’années, je témoignai ma reconnaissance du ventre à l’Éducation Nationale, en initiant une classe du patrimoine autour de l’art culinaire français, une première en ce domaine à l’époque. Ainsi, malgré le scepticisme de l’inspecteur d’académie, je convainquis une valeureuse institutrice de construire un projet ambitieux avec en point d’orgue, un séjour d’une semaine en Aveyron en compagnie de Michel Bras, le grand chef étoilé de Laguiole. Professeur de botanique, le temps d’une matinée, il emmena ses élèves de cours moyen sur les monts d’Aubrac à la découverte des herbes et des fleurs qu’il cuisine.
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Il les accueillit aussi derrière son piano pour préparer avec eux un menu que le personnel du restaurant leur servit ensuite en salle.
Cerise sur le gâteau ou plutôt aligot sur le bureau, Michel Bras se déplaça même dans les Yvelines, pour filer le fromage de son pays et conter ses histoires culinaires devant les écoliers alléchés et l’inspecteur … penaud.
http://www.dailymotion.com/video/xna1ld
Monsieur Sender, surnommé le pâtissier des rois pour avoir été sollicité notamment par les cours de Suède, du Danemark, de Belgique et d’Angleterre, vint aussi en voisin dévoiler quelques mystères de la cuisson du sucre, réalisant même une rose qui demeura longtemps éclose dans mon bureau. À l’Institut National de Recherche Agronomique de Thiverval-Grignon, en compagnie de sa documentaliste Madame Maffert, il nous ouvrit aussi les portes de son extraordinaire bibliothèque personnelle riche d’environ 6 000 ouvrages rares et précieux traitant de la cuisine du XVIème siècle à nos jours. Jamais l’iPad à la technologie la plus sophistiquée ne pourrait susciter la même émotion qu’avoir entre ses mains et feuilleter des éditions séculaires de la Physiologie du Goût de Jean-Anthelme Brillat-Savarin et du Viandier de Guillaume Tirel dit Taillevent ! Un normand pure souche ce Taillevent : né à Pont-Audemer, enfant de cuisine de Jeanne d’Evreux, queux du roi Philippe de Valois et du duc de Normandie, que François Villon immortalisa par deux vers de son Testament : « Si allé veoir en Taillevent Au chapitre de fricassure ». Une pensée au passage pour cet adorable monsieur Sender (c’était en réalité son prénom) qui nous a quittés, il y a deux ans !
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En conclusion de leur projet, les enfants et leur remarquable enseignante exposèrent leurs riches travaux de l’année scolaire au lycée hôtelier de Saint-Quentin-en-Yvelines. En souvenir, je reçus en cadeau un couteau de Laguiole avec l’événement gravé sur la lame.
Et depuis cette belle aventure, Michel Bras que Christian Millau, le compère de Gault, baptisa « alchimiste du goût, coureur des prés et herboriste de la montagne », a décroché une troisième étoile au firmament des cuisiniers. Rendez-vous sur son site !(http://www.bras.fr/), ne serait-ce que pour en admirer son architecture ! Il faudra bien que je consacre un billet à cet homme charmant et fascinant.
Pour achever en beauté ma carrière, je mis une dernière fois la main à la pâte avec la réalisation d’un DVD sur les formations à l’hôtellerie et la restauration autour d’un partenariat entre l’hôtel Mercure de Paris La Défense et le lycée hôtelier René-Auffray de Clichy. À cette occasion, explorateur culinaire, je voyageai caméra à l’épaule autour des chefs et leurs élèves afin de percer les secrets du samoussa indien, du dimsum le « ravioli chinois » et du tajine de confit de canard qui composaient le menu des Soleils du monde. Un grand merci à Gérald Chartier et Jean-Paul Corbillet pour ces chaleureux moments qu’ils nous firent partager !
Sur ce blog, dans la catégorie recettes et produits, je vous vante épisodiquement quelques fleurons du patrimoine culinaire hexagonal, de l’authentique camembert fabriqué dans le célèbre petit village normand au haricot tarbais en passant par le millas d’Ariège.
Pour tenter une recette de ma propre création, patientez que j’achève d’abord la lecture de La Cuisine pour les Nuls ! Quoique j’eusse l’outrecuidance d’inaugurer ma première chronique culinaire en vous révélant les subtilités de l’œuf à la coque (voir billet du 6 mars 2008) !
À ma décharge, je plaide la présence de deux cordons bleus à domicile. Ma compagne pratique une cuisine familiale, bourgeoise, soignée, comme on aimait la qualifier, sans connotation péjorative, bien au contraire, pour rappeler l’esprit de nos chers aïeux. Quand un filet d’affectif et une pincée de nostalgie relèvent les recettes de nos grand-mères, les papilles sont vite en émoi. Question épices, ma cuisinière préférée incite aussi à l’évasion à travers des tajines maghrébins, des tandoori indiens et des rougails créoles. N’en déplaise à Arnaud Montebourg, la mondialisation est dans toutes les bouches, ce n’est pas un mal lorsqu’elle s’invite à ma table.
Petite parenthèse sur la cuisine bourgeoise, elle naît après la Révolution Française avec l’arrivée au pouvoir de « bourgeois triomphants ». La nouvelle classe dirigeante se sert de la cuisine pour affirmer son rôle à la tête du pays. La cuisine devient fastueuse et décorative sous l’influence d’Antonin Carême, le bien mal nommé en l’occurrence. Il connut un destin beaucoup plus fabuleux qu’Amélie Poulain et ses crèmes brûlées. En effet, abandonné à l’âge de huit ans par ses parents démunis et déjà en charge de quatorze enfants, il trouva du travail comme garçon de cuisine dans un restaurant bon marché de Paris avant d’entrer à treize ans comme apprenti chez Bailly, le célèbre pâtissier de l’époque. Passionné d’architecture, il édifia finalement des pièces montées et porta le premier l’appellation de chef. Il écrivit L’Art de la Cuisine française, une encyclopédie en cinq volumes.
De quoi me plaindrais-je, désormais, une petite fille, apprentie chef de treize ans aussi, manifeste l’envie d’entretenir la flamme quand bien même, le « tout électrique » équipe notre cuisine. Tient-elle cela de ses parents qui possédèrent un restaurant sur l’île de Beauté ? Plus vraisemblablement, elle a eu la chance de s’affranchir de la dictature du fast food, de l’éternel jambon coquillettes et de la classique purée mousseline, en découvrant très jeune les saveurs des produits frais de la ferme familiale. Je me souviens d’étés où, en guise de petit déjeuner, plutôt qu’un bol de céréales, elle filait au potager en pyjama, cueillait une tomate gorgée du soleil matinal et la lavait au robinet avant de la croquer à pleines dents. Le revers de la médaille pour les adultes, c’est qu’elle réclame sa part (et même plus) quand les saucissons, les foies gras, les croustades ou le millas font le tour de la table !
Elle se nourrit aussi d’émissions comme Un dîner presque parfait, Top Chef et Masterchef, qui envahissent jusqu’à l’indigestion nos petits écrans.
Téléspectatrice active, avec l’audace et l’inventivité qui caractérisent son âge, elle n’hésite pas à mettre en pratique les notions glanées ici et là, parfois avec un peu trop de fougue. C’est la hantise de sa grand-mère car vous savez que les papys sont (trop) cool, surtout si c’est pour égayer leur assiette.
Première étape, ayant repéré quelques recettes tendance, la jeune « toquée » téléphone à sa mamie pour passer commande des ingrédients nécessaires à la confection de son plat. C’est là déjà que le fossé entre les générations se creuse et qu’au panier dûment réfléchi de la ménagère aguerrie, s’oppose le panier percé de l’enfant. Peut-être faudrait-il simplement investir dans l’acquisition d’un ouvrage de recettes économiques ! Mais en médiateur un peu partial, arguant du vieux principe que quand on aime on ne compte pas, il m’arrive de plaider pour un léger dépassement du budget. Ne boudons pas notre plaisir, ce sera bientôt la fête à table.
La confection des plats constitue la seconde phase de l’opération, sans doute la plus délicate. Elle suscite chez ma compagne quelques craintes justifiées sur l’état dans lequel elle retrouvera sa cuisine. Je concède que la cuisinière en herbe ne lésine pas sur la quantité de vaisselle utilisée et ne montre pas le même soin que sa grand-mère pour les plaques de cuisson en vitrocéramique. J’interviens mollement sur cette question de logistique sachant qu’on me reprocherait vite le manque de fonctionnalité de la cuisine. Paroles, paroles …
La jeune adolescente s’affirmant à chacune de ses prestations, s’affranchit parfois de la tutelle de sa mamie en tolérant ma seule présence à l’office. Lui laissant totale initiative sur l’élaboration des plats, je me cantonne à un statut de modérateur dans la gestion de la vaisselle, de plongeur dans son nettoyage, et d’entrepreneur de menus travaux d’épluchage et de découpe sous ses ordres. Comme elle dit, « toi tu m’écoutes » ! … Bien avant moi, Victor Hugo rima l’art d’être grand-père !
Cela dit, je savoure en mon for intérieur son habileté à mener de front avec efficacité, la confection de la mise en bouche, du plat principal et éventuellement du dessert, sans omettre de se soucier de la décoration de la table. Pour être tout à fait honnête, bien qu’elle s’en défende, elle tient compte des suggestions et recommandations de sa grand-mère, en amont. Et qui sait si, pour donner du corps à mon billet, je ne romance pas un peu la réalité.
En tout cas, puisque cet article lui est dédié, voici ce qu’un soir, notre Mistress Chef nous concocta de A jusqu’à Z, invitant sa grand-mère à vaquer à d’autres occupations et moi-même à rester devant mon ordinateur, afin de s’organiser à sa convenance dans la cuisine !
Dans l’esprit d’un dîner presque parfait … sans que nous ayons cependant à rendre l’invitation (!), mêlant décoration et talent culinaire, elle imagina un repas autour de jeux de société que la famille pratique parfois lors de (trop) longues soirées d’hiver. Peut-être, le souvenir d’un temps où il lui était recommandé de ne pas jouer en mangeant ! Savoureuse revanche !
De toute façon, vu son peu d’attirance, à mon grand désespoir, pour les cours d’histoire du collège, je ne la voyais pas démêler la chronologie des sauces Régence et Thermidor, d’autant plus que la fameuse recette du homard ne provient pas du mois d’été du calendrier républicain mais du titre d’une pièce de théâtre écrite par Victorien Sardou, auteur dramatique du dix-neuvième siècle.
Soit dit en passant, si en ce temps de mouise où l’on mégote à la France son triple A, vous aviez le bon mauvais goût (ou l’inverse) de cuisiner une andouillette AAAAA sauce Bercy, sachez que ce plat relève, non pas du ministère de l’économie et des finances, mais de l’époque où ce quartier de l’Est de Paris possédait de grands entrepôts de vins.
Allez, pour inaugurer son menu Tout en jeux, la chef servit en entrée, un chèvre chaud en Bingo.
Sur une grille de miel, à défaut de numéros, étaient posés des ronds de chèvre chaud sur toasts grillés au four ainsi qu’une queue de poireau enroulée dans une tranche de bacon frit à la poêle, avec en accompagnement, dans un ramequin, des tomates confites farcies de feta et un rouleau de poireau rempli de feta.
Et comme l’art de la table moderne, c’est de dresser avec élégance le plat en des portions individuelles en cuisine, la jeune fille avait déniché dans un placard des assiettes en faïence anglaise rose chintz de chez Johnson Brothers, un souvenir d’une tante. Bingo, c’était bien parti !
Vous connaissez le jeu de triominos constitué de 56 dominos triangulaires. Pour suivre, en plat de résistance, elle s’en inspira en présentant une viande en triomino.
Ainsi, elle disposa dans des coquilles Saint-Jacques en porcelaine, des triangles d’escalope de dinde, revenus au miel sur un lit de spaghetti au pistou.
Au dessert, nous dégustâmes un Uno de caramel. Pour justifier peut-être le presque tempérant la perfection du dîner, le caramel utilisé pour réaliser une tuile en forme de carte du jeu de Uno avait durci trop vite.
Faute nullement éliminatoire tant le petit gâteau au chocolat noisette, les quartiers de nectarine, la mini grappe de raisin noir et le coulis de framboise apportèrent une touche plaisante et rafraîchissante.
Comme à la télévision, la petite fille sollicita ensuite ses invités pour noter la qualité technique et la valeur artistique de sa prestation. Sans tomber dans la démagogie de L’École des fans dirigée par Jacques Martin où les enfants brandissaient unanimement un 10 flatteur, le jury souverain quoique impliqué affectivement, rendit un jugement très favorable, exprimant à la fois ses félicitations pour l’agréable dîner concocté, ses encouragements à persévérer et sa satisfaction que la relève soit probablement assurée dans la famille.
Prions pour que ce dîner ne soit pas le dernier du genre, au contraire de L’Ultima Cena peinte par Léonard de Vinci. D’ailleurs, que je sache, celle-ci fut loin d’être parfaite vu ce qu’il advint à l’issue du dernier repas partagé par Jésus de Nazareth avec ses douze apôtres.
Blasphème ? Les journaux télévisés se repaissent en ce moment des manifestations violentes entre partisans et opposants de Golgota Picnic, une pièce iconoclaste qui prend Jésus pour cible et dans laquelle un parterre de hamburgers recouvre la scène pour stigmatiser la multiplication des pains !
Il y a près de quarante ans, le cinéaste Marco Ferreri s’attirait déjà les foudres du « politiquement correct » avec son film La Grande Bouffe, en se posant en critique de la société de consommation … Les discussions « autour de la table » ont toujours été animées! Alors qu’on nous serine que l’année 2012 ne sera pas du gâteau, je conclus avec une maxime de Brillat-Savarin : » Le plaisir de la table est de tous les âges, de toutes les conditions, de tous les pays et de tous les jours ; il peut s’associer à tous les autres plaisirs, et reste le dernier pour nous consoler de leur perte. » Puisse ma Mistress Chef me faire garder longtemps le sourire!
