Archive pour novembre, 2011

Belleville sous les bombes

« C’est la java bleue
La java la plus belle
Celle qui ensorcelle
Et que l’on danse les yeux dans les yeux
Au rythme joyeux
Quand les corps se confondent
Comme elle au monde
Il n’y en a pas deux
C’est la java bleue ... »

Il y a belle lurette que la rage au cœur, la java a fait la malle, ses p’tites fesses en bataille sous sa jupe fendue, et s’en est allée de la rue de Belleville. Maigre hommage à ce quartier autrefois ouvrier et populaire, la ville de Paris a profité de l’effondrement d’immeubles lors du creusement du tunnel de la ligne 11 du métro pour baptiser pompeusement place, un coin de rue, en l’honneur de Marguerite Boulc’h. Un père cheminot, invalide après qu’une locomotive lui eût happé un bras, une mère concierge se livrant occasionnellement à la prostitution, rien ne prédisposait cette fille de bretons à la gloire. Et pourtant, grâce à sa voix particulière et ses formes aguichantes, Marguerite devint la célèbre Fréhel, chanteuse réaliste de l’entre-deux-guerres et interprète inoubliable de nombreux succès comme La java bleue et :

« Tel qu’il est, il me plaît,
Il me fait de l’effet,
Et je l’aime.
C’est un vrai gringalet,
Aussi laid qu’un basset,
Mais je l’aime.
Il est bancal,
Du côté cérébral
Mais ça m’est bien égal,
Qu’il ait l’air anormal…. »

Sans vouloir être prétentieux, le portrait brossé de l’homme qu’elle a dans la peau n’a qu’un lointain rapport avec moi ! Comme quoi, il faut se méfier des mots !

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C’est le conseil que nous donne Ben, de son vrai nom Benjamin Vautier, avec son installation géante sur un mur aveugle de la place Fréhel. Cet artiste ne vous est sans doute pas inconnu car depuis de nombreuses années, il réalise la couverture d’agendas, de cahiers de textes et autres fournitures scolaires.

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Ici, fidèle à son œuvre basée sur un principe d’écriture peinte, entre provocation et paradoxe, il distille sa maxime sur un tableau géant qu’un mannequin d’ouvrier, juché sur une nacelle, tente de redresser. Anticipe-t-il sur mon projet, en ce jour, de vous faire partager des images plutôt que de longs discours ?
Et pour commencer ma promenade iconodule (dans son ouvrage Vie et mort de l’image, Régis Debray évoque la querelle byzantine entre iconoclastes et iconodules, respectivement pourfendeurs et partisans des représentations religieuses), il suffit de me retourner pour tomber nez à nez, expression impropre en la circonstance, avec un personnage gigantesque qui s’étale sur toute la hauteur du pignon d’un autre immeuble.

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La légende en bas de la fresque nous renseigne : « Habitué au style allusif du peintre, le jeune détective comprit que le message lui indiquait de continuer la poursuite par la rue Julien Lacroix ». Quel fin limier, en effet, la place Fréhel se situe à l’angle de la rue de Belleville et de la rue Julien Lacroix !
Quant à moi, familier de son travail pour l’avoir filmé il y a quelques années à son domicile près du cimetière du Père-Lachaise, je présume très vite grâce à quelques indices que Jean Le Gac est le coupable de ce superbe forfait artistique.
Ce peintre très singulier, représentant du courant de la Nouvelle figuration, entre autobiographie et fiction, avec poésie et humour, est très vite sorti de la peinture classique pour mieux entrer dans la sienne, au propre comme au figuré. Ainsi, lui le Peintre en mal de peinture se promène dans sa propre œuvre en devenant le héros d’un roman dont les toiles sont le décor. Mêlant la photographie, le pastel, le dessin, la peinture, l’écriture et même le cinéma, il projette  sur son double ses doutes et ses humeurs autour de son art . Souvent telle une mise en abîme, il met en scène une machine à écrire archaïque, un vieil appareil photographique ou un antique projecteur de cinéma dans l’environnement de ses tableaux.
Je m’étais régalé de mettre en images ses œuvres subtilement exposées en perspective des herbiers et vieilles planches didactiques du musée de l’Éducation du Val d’Oise.

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Je me souviens encore de l’installation de sa Story art (avec auto noire) sur le tableau noir de la vieille salle de classe reconstituée, réminiscence des séances de cinéma le samedi après-midi, au temps de ma communale. C’est lors de celles-ci que j’ai percé à maintes reprises le secret des Chiches Capons dans Les Disparus de Saint-Agil.
Chez Jean Le Gac, « ça trafique avec la peinture » : ses héros s’encanaillent, des toiles enchâssées contre la voiture, un homme et une femme masqués par des foulards, sortes de Bonnie and Clyde voleurs de tableaux. Il associe souvent des images de la littérature populaire des années 30 telles les aventures d’Harry Dickson, le « Sherlock Holmes américain », dont la collection quasi complète trône dans sa bibliothèque.

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Accroupi, dubitatif, portant cravate, costard et chapeau, le détective de la place Fréhel ressemble étrangement à Dickson, le héros de roman recréé par l’ écrivain belge Jean Ray à partir d’une série policière néerlandaise.
J’envisage de suivre une autre piste que la sienne en dévalant la rue de Belleville en forte déclivité. À la limite des 19e et 20e arrondissements, longue de plus de deux kilomètres, c’est la principale artère de l’ancien village de Belleville. Rue Piat, comme à San Francisco, il est une maison bleue accrochée à la colline la plus haute de la capitale. Les nuages blancs et même la lune, dessinés sur la façade, donnent un petit air de fête en ce matin gris et frisquet.

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Fernand Raynaud habita tout près de là quand il monta à Paris pour faire carrière. Une petite faim me tenaille. Il n’est pas l’heure de prendre un café crème et un croissant, d’ailleurs, si j’en crois le sketch de l’humoriste, il n’y en a plus ! Malchance, dans la tranquille rue Jouye-Rouve, le Baratin, l’un des bistrots les plus courus de Paris, a rideau baissé le samedi. À quelques mètres de là, à défaut de caméra de surveillance, deux curieux personnages en stuc blanc montent la garde au-dessus de l’entrée d’un immeuble.

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Encore quelques pas et je me retrouve dans une charmante voie pavée  typique du vieux Belleville. Son nom, la Ferme de Savy, rappelle le temps où le quartier possédait une vocation agricole. Au dix-huitième siècle, les ailes de nombreux petits moulins tournaient au vent de la colline. À l’époque de la Révolution, le millier de Bellevillois qui habitaient là, avaient des professions liées à l’agriculture, maraîchers, vignerons et tonneliers. Un passage s’appelle Cour de la Métairie, ainsi nommée parce qu’avant 1860, s’y trouvaient la maison et les dépendances d’un métayer. Autour de 1900, on humait encore la bonne odeur de vache comme à la campagne avec la subsistance de « vacheries », c’est-à-dire de commerces de lait de traite fraîche et de fromages pour lesquels les derniers paysans élevaient une dizaine de bovins sur des résidus de pâturage et dans des étables avec des balles de foin.
Un bas-relief dit « la laiterie » à une entrée sud du parc de Belleville témoigne de cette ancienne activité.

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Il y a une cinquantaine d’années, des gens cultivaient encore des jardins ou possédaient un poulailler. Au chant du coq qui réveillait les riverains, a succédé le gazouillis des nombreux oiseaux qui élisent aujourd’hui domicile dans le parc, comme la mésange à longue queue, la fauvette à tête noire et la grive musicienne. Il est un(e) Piaf dont les vocalises émerveillèrent bien au-delà du quartier entre les années 1940 et 1963. Une plaque apposée au 72 de la rue de Belleville, témoigne de sa naissance le 19 décembre 1915. Vous avez bien sûr reconnu Edith, la Môme, l’inoubliable interprète de La vie en rose, L’hymne à l’amour, La foule et Milord. Sa tombe est l’une des plus fréquentées et fleuries du cimetière du Père-Lachaise. Au hasard des rues de Belleville, des pochoirs rendent encore hommage à l’enfant du quartier. Ils me rappellent la pochette d’un disque vinyle que mes parents m’offrirent.

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Au dix-neuvième siècle, l’ouverture de carrières de gypse avait attiré une nouvelle population constituée d’ouvriers, notamment des « Limougeaux » qui travaillaient pour les grands travaux du baron Haussmann l’hiver, et repartaient l’été moissonner leurs terres. Le parc paysager inauguré en 1988 n’existait évidemment pas et les maisons étaient situées de part et d’autre de deux escaliers vertigineux que l’on peut toujours emprunter à l’ombre de pergolas sentant la renouée et le chèvrefeuille.

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Il ne demeure que quelques rares lambeaux de ce Paris provincial et pour humer la « poésie de l’authenticité » décrite par Pierre Mac Orlan, il faut désormais feuilleter Belleville-Ménilmontant, le magnifique album de photographies en noir et blanc prises par Willy Ronis à la fin des années 1940. À la dernière page, un couple d’amoureux s’embrasse sous le halo d’un réverbère, le long de palissades, passage Julien-Lacroix : « Ainsi s’achève la chanson de charme de Belleville. Quand de fil en aiguille, ces deux enfants reviendront vers leur point de départ, ils retrouveront peut-être, gravés sur la palissade, leurs noms enlacés ... » Malheureusement, une urbanisation outrancière et spéculative a transformé le peut-être en jamais !

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Ce sont d’autres signes du temps actuel qui s’affichent sur le mur. « On vous a brouillé les cartes » ! Deux mains anonymes battent un jeu de cartes moins ordinaires qu’une vision hâtive le laisse croire. En lieu et place de Judith, la dame de cœur est une dame de fer, Margaret Thatcher en personne, défendant étrangement la couleur de la faucille et du marteau. De même, portant couronne, Karl Marx, l’auteur du Capital, est le roi … du dollar ! En effet, c’est la confusion des idéologies que fustige JBC, jeune street artist né en Alsace à quelques centaines de mètres de la frontière ; hasard, dit-il, qui a conditionné son destin de grand voyageur à travers le monde mais aussi entre réalité et rêve. Voici ce qu’il prétend nous dire : « On a eu la “fracture sociale” de Chirac dès les années 90, puis les références à Jean Jaurès, au théoricien marxiste Gramsci et au résistant communiste Guy Môquet par celui que l’on ne nomme plus. Les thuriféraires du néolibéralisme débridé ont revêtu une cape verte, ils vous parlent désormais de développement durable et de citoyenneté planétaire. À gauche, on s’avoue “social et libéral”, “sarkocompatible”, partisan de l’”ordre juste”. Au centre, on proclame l’obsolescence des idéologies. »
Abattu aussi sur le tapis, le 7 de la Rose au poing a-t-il valeur d’atout ? Joker ! En tout cas, on ne peut pas donner tort à Napoléon : un dessin vaut mieux qu’un long discours.

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Du Fluctuat nec mergitur (« il est battu par les flots mais il ne sombre pas »), la devise de la ville de Paris au fronton de l’école, au Petit Navire, un de ces derniers petits bistrots que chanta Jean Ferrat, il n’y a que la chaussée de la rue Ramponeau à traverser.

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« Les petits bistrots
Au pinard fleuri
Nappes à carreaux
Et bifteck garni
La patronne est à la cuisine
Le patron derrière son comptoir
On parle du Tour et du Racing
Devant un rouge ou un p’tit noir... »

La conversation tourne désormais plutôt à propos du PSG à la mode qatari. Et malgré les nombreuses marines qui décorent la salle, Momo le patron n’a dû tout juste bourlinguer que sur la Méditerranée ! En tout cas, l’accueil est sympathique et le couscous à 9,50 euros, tout à fait honnête. Un verre de Gris de Guerrouane à la main, à défaut de la piquette de la Courtille, je me plonge dans la lecture, sur un des murs, de la vie enivrante de Jean Ramponeau, célèbre cabaretier de Belleville au dix-huitième siècle. Fils d’un tonnelier nivernais, il s’installe à Paris vers 1740 comme marchand de vin. Il fait l’acquisition d’un cabaret à l’angle des rues de l’Orillon et Saint-Maur, au-delà du Mur d’enceinte des Fermiers généraux, pour échapper à l’octroi. Voltaire, dans son Plaidoyer de Ramponeau prononcé par lui-même, écrit : « Ramponeau, cabaretier de la Courtille, vendait, en 1760, de très mauvais vin à très bon marché (il vendait sa pinte de vin un sou moins cher que ses concurrents !). La canaille y courait en foule; cette affluence extraordinaire excita la curiosité des oisifs de la bonne compagnie ». Ainsi, le Tambour Royal, l’enseigne qu’a choisie Ramponeau avec la devise « Ce qui vient de la Flûte retourne au Tambour », devient célèbre. Et l’astucieux cabaretier un brin mégalo accroche dans son établissement, une peinture le représentant en Bacchus chevauchant un tonneau, avec pour légende :

« Voyez la France accourir au tonneau
Qui sert de trône à Monsieur Ramponeau. »

Jean Ramponeau décède en 1802, l’année de naissance d’un certain Victor Hugo qui commettra plus tard cette Chanson de Gavroche :

« Monsieur Prudhomme est un veau
Qui s’enrhume du cerveau
Au moindre vent frais qui souffle.
Prudhomme, c’est la pantoufle
Qu’un roi met sous ses talons
Pour marcher à reculons.
Je fais la chansonnette,
Faites le rigodon.
Ramponneau, Ramponnette, don !
Ramponneau, Ramponnette ! ... »

Ramponeau est passé à la postérité pour bien d’autres raisons que ses activités bachiques. Ainsi, son nom désigna un établissement où l’on servait du café, principalement dans le Nord et en Belgique, puis un coup de poing dans le langage populaire, un marteau de tapissier, un jouet de culbuto, un croque-mitaine dans certaines légendes du sud-ouest de la France, ainsi que … la rue que je descends bientôt.

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Comme nous le rappelle une plaque apposée à un mur d’enceinte du parc de Belleville, cette voie aurait été le théâtre des derniers combats de la Commune de Paris, le 28 mai 1871. Le Cri du Peuple, quotidien de l’époque, relate : « Pendant un quart d’heure, un seul Fédéré la défend. Trois fois, il casse la hampe du drapeau versaillais arboré sur la barricade de la rue de Paris ( la rue de Belleville actuelle). Pour prix de son courage,le dernier soldat de la Commune réussit à s’échapper. »
Encore Jean Ferrat :

« Il y a cent ans commun commune
Comme artisans et ouvriers
Ils se battaient pour la Commune
En écoutant chanter Potier
Il y a cent ans commun commune
Comme ouvriers et artisans
Ils se battaient pour la Commune
En écoutant chanter Clément
Devenus des soldats
Aux consciences civiles
C’étaient des fédérés
Qui plantaient un drapeau
Disputant l’avenir
Aux pavés de la ville
C’étaient des forgerons
Devenus des héros ... »

Il y a même désormais cent quarante ans, et pour commémorer la « Semaine sanglante », un artiste avec ses happy fingers a réalisé plusieurs pochoirs collés sur les murs du quartier. Pierre Desproges qui repose près de là au Père-Lachaise, n’aurait sûrement pas désavoué l’humour noir de cette fausse promotion :

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Le sang a trop souvent coulé à Belleville. Ainsi, une plaque sur la façade de l’école élémentaire Ramponeau rappelle d’autres heures sombres : « À la mémoire des élèves de cette école, déportés de 1942 à 1944 parce qu’ils étaient nés juifs, victimes innocentes de la barbarie nazie avec la complicité active du gouvernement de Vichy. Ils furent exterminés dans les camps de la mort. »

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À hauteur de la rue de Tourtille, des banderoles déployées sur les grilles des écoles maternelle et primaire attisent ma curiosité. Les écoles du Bas Belleville sont occupées depuis des mois voire des années. Suppressions de postes, fermetures de classes, elles n’échappent pas à la scandaleuse entreprise de démantèlement de la fonction publique engagée par nos gouvernants. Mais ici, il y a pire encore. Belleville est, historiquement, un des quartiers de Paris aux communautés les plus mélangées.

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Les Juifs fuirent les pogroms de la Russie tsariste au début du vingtième siècle. Les Arméniens de l’Empire Ottoman  le génocide. Les Espagnols quittèrent le régime fasciste de Franco. Les pieds-noirs tunisiens débarquèrent après l’indépendance, suivis par les travailleurs maghrébins des bidonvilles. Plus récemment, des Africains de l’Ouest, des Kurdes, des ressortissants de l’ex-Yougoslavie, puis aujourd’hui, une importante immigration chinoise, ont élu domicile dans le quartier. D’une rue à l’autre, on entre dans un magasin d’alimentation, et l’on se retrouve à Hong Kong, puis quelques minutes plus tard, près de la mosquée, on s’imagine à Marrakech. La rue Julien-Lacroix possède même la particularité de compter un temple protestant, une synagogue et l’église de Ménilmontant. Une ancienne habitante raconte cette anecdote savoureuse : « C’était rue de la Mare, au café qui fait angle, à côté de l’école et quelqu’un demandait : Tiens, où il est Pierrot ? –Ah !ben, il n’est pas là. Il est en Espagne mais il va revenir dans cinq minutes – Ah ! Mais comment ça ? Il est en Espagne … dans cinq minutes ?- Simplement, il avait traversé la rue des Pyrénées ! Il était loin, il était sorti des limites du bistrot, de son quartier, de sa rue... »
Bref, un autochtone, avec qui j’engagerai la conversation un peu plus tard, m’informe que les élèves d’une école voisine représentent soixante-dix-neuf nationalités différentes. Ces enfants du Bas Belleville ou plus joliment de Babelville cohabitent dans une certaine harmonie. Sauf qu’à plusieurs reprises, la police est venue arrêter des parents sans-papiers qui attendaient leurs enfants à la sortie de l’école, et même la directrice qui les protégeait ! Révoltant procédé ! Décidément, il faut toujours lutter pour plus de liberté et de justice sociale. Plusieurs associations militent contre l’exclusion et les expulsions.
L’éducation n’est pas la seule touchée, l’art aussi doit combattre la convoitise des promoteurs immobiliers et, de manière assez incompréhensible, la rigidité de la municipalité de gauche de la ville de Paris … Les cartes sont vraiment brouillées !

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Je m’arrête à hauteur des numéros 23 et 25 de la rue Ramponeau, un des buts prioritaires de ma promenade. Au début du vingtième siècle, se trouvait là une usine de métallurgie fabriquant essentiellement des clefs. Il y a une vingtaine d’années, des artistes regroupés en une association La Forge de Belleville, se sont mobilisés avec l’aide du quartier pour sauver de la démolition cette friche industrielle.

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Ainsi, en 2002, les locaux rénovés furent affectés à usage d’ateliers d’artistes. Je ne saurais pas vous développer l’imbroglio juridico-politique autour de la gestion de cet espace sinon que, sans doute, à lire les panneaux de permis de construire, il aiguise l’appétit de promoteurs immobiliers. Et symboliquement, pour lutter contre le massacre artistique, la Forge s’est auto baptisée récemment la Kommune ! Belleville fut le dernier quartier de Paris à rendre les armes face aux Versaillais de Monsieur Thiers ; il est l’un des derniers à ne pas vouloir vendre son âme.

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À première vue, la Kommune est une verrue en friche entre deux immeubles, un terrain vague derrière des grilles, un (presque) no man’s land en ce samedi à l’exception de deux vigiles noirs, ma foi très aimables, et un artiste peintre en train de désenchâsser ses toiles en prévision d’une expulsion imminente. C’est en fait un haut lieu parisien du Street Art ou art urbain, un mouvement artistique contemporain désignant toutes les formes d’art réalisées dans la rue ou dans des endroits publics. Il englobe des techniques diverses comme le graffiti, le pochoir, le collage, la mosaïque. Bien qu’il soit pratiqué parfois à la limite de la légalité, il faut le différencier des actes de vandalisme qui souillent abusivement notre paysage. Le Street Art possède une valeur artistique incontestable et certains de ses représentants sont reconnus désormais mondialement (voir billet Vive les femmes de JR ! Street Art à l’île Saint-Louis du 15 novembre 2009).

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Les activistes de la Kommune s’en donnent à cœur joie avec leurs bombes … aérosol sur tous les murs de la friche et même sur les boîtes à lettres, les poubelles et un arbre. « Il n’y a de murs blancs que pour les peuples muets ». Voici un extrait du tract justifiant leur démarche :
« Parce que l’on dit de nous que la rue est notre terreau et notre terrain de prédilection», nous mettrons du terreau sur ce terrain,
Parce que toutes les cultures sont à Belleville, nous prônons l’agriculture,
Parce qu’il existe l’art de cultiver son jardin, nous cultiverons l’art dans ce jardin,
Parce que les écrivains du bâtiment veulent réécrire l’histoire,
Parce que bien qu’on joue aux enfants sages, nous restons des enfants terribles,
Parce qu’aux arguments contre-productifs nous ne pouvons pas donner d’autres réponses qu’un désir de semer intensif,
Parce que les tentations mortifères sont trop nombreuses et ont trop longtemps eu le dessus, nous appelons à changer la donne à planter, arroser, semer et récolter les fruits de notre enthousiasme .
.. »
Comment ne pas adhérer à tel projet ? D’ailleurs, à bien y réfléchir, les graffiti ne sont-ils pas intemporels, et ne puisent-ils pas leurs racines dans les peintures rupestres d’il y a plusieurs millions d’années ?
Très vite, pour apparaître un peu moins nul, je me familiarise avec quelques rudiments du dico du graffeur. Le spot est l’endroit où sont réalisés les graffs. Le crew ou le squad est un clan, un gang, un collectif de graffeurs. Le blaze est le nom de l’artiste, le tag sa signature. Les block letters sont un style de graff au lettrage compact.
Chaque mur propose des lectures multiples. Je m’en éloigne pour avoir une vision globale de la fresque géante, ou au contraire, m’en approche pour saisir certains détails minuscules.

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Le graf emprunte à plusieurs genres, la peinture bien sûr, mais aussi à la bande dessinée, la caricature, la science-fiction, la publicité, au cinéma même, les murs adoptant le format d’un écran dans le paysage. À la calligraphie aussi : « Un nouveau langage prend forme autour de nous sur la ruine de nos anciens langages, affiches publicitaires, journaux dans les kiosques, conversations dans nos bouches. Un langage qui consiste à se réapproprier l’écriture, dans une sorte d’atmosphère magique et vandale » (Technikart n°55)
Le lettrage lui-même, géant ou minuscule, oscille entre l’abstrait et le figuratif. « Chaque enfant, au cours de son apprentissage, passe des graffitis au tracé régulier de l’alphabet et reparcourt toute l’aventure humaine de l’écriture. »
Sous le tremblement artistique des bombes, les murs bougent. Chaque œuvre est par nature éphémère et évolutive. Elle est susceptible d’être corrigée, complétée, poursuivie ou même de disparaître très vite sous le spray inspiré d’un autre graffeur.

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Le blaze, voyez je progresse vite, du graffeur constitue déjà une aventure en soi ou une légende. Ainsi, L’Atlas combine trois éléments : Atlas, Titan issu de la mythologie grecque et condamné par Zeus à porter éternellement le poids des cieux ; quant au L’, il renvoie d’une part au dieu de la création dans la mythologie proche orientale, d’autre part, à « l’unique trait de pinceau », règle d’or de la calligraphie chinoise !
D’origine espagnole, Popay alias Juan Pablo de Ayguavives est surnommé le Goya du graffiti et de l’art urbain !
Haribo, hors peut-être une passion pour les bonbecs, obtint un baccalauréat arts appliqués puis un BTS design, avant de suivre un master d’arts plastiques. Il puise ses influences chez Warhol, Buren, Soulages. Comme quoi, ces artistes possèdent parfois une solide formation ! Pour Haribo, « le grafitti c’est avant tout du plaisir, passer un bon moment avec les potes que ce soit dans la rue ou sur un terrain ; d’ailleurs… c’est un peu une excuse pour se retrouver… certains vont dans des bistrots boire un verre, nous on va peindre … »
Les femmes rondes de Mass Toc (« J’assure en chair » !) sont à l’évidence un clin d’œil parodique aux désormais célèbres pochoirs des jeunes femmes graciles de Miss.Tic qui apparurent sur les murs au milieu des années 1980. Cela cache peut-être aussi une pointe de polémique car désormais, Miss.Tic est une institution dont les images se déclinent en cartes postales, tee-shirts, livres et s’exposent même dans les galeries et musées. Il y aurait donc une vie artistique de l’autre côté du mur. On ne peut que s’en réjouir pour les centaines de graffeurs reconnus ou anonymes qui exercent leur passion à Belleville. Et pour (presque) reprendre) le nom d’une association créée pour défendre la pratique de leur art dans le quartier, Frichez-leur la paix !

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Un dernier regard vers Jimmy Hendrix recrachant sa fumée, et je continue mon délire hip-hop dans les vapeurs de spray avec le rappeur Rocca :

« J’ai décidé de cracher ma haine comme un spray
Une bombe, un fat-cap d’un seul trait
Afin de couvrir toutes mes plaies
De couleurs, même si ça te déplait
Je peindrai ainsi les couplets de ma vie d’un seul coup de jet
Sur n’importe quel trajet
Tu verras mon nom c’est tout ce que j’ai
Appelle ça comme tu veux, dénigre-moi
Dévisage-moi, regarde-moi dans les yeux
Tu verras les flammes de mon feu
Je fais peur aux vieux, mais ça j’y peux rien
Tout ce qui sort du quotidien cause un frein
Ici c’est plein de dédain, de préjugés et de chiens
Je pense pas aller bien loin
Devenir quelqu’un ce à quoi j’aspire
Ce que je vais devenir ?
Je ne sais pas, mais ça m’angoisse au point d’en frémir
Tenir une bombe à la main comme certains tiennent une entreprise
Un carnet de chèque, une valise
C’est le seul pouvoir qu’on m’autorise ... »

Bien que « vieux », même pas peur ! En bas de la rue Ramponeau, un graffiti me renvoie aux personnages harnachés de masques à gaz du peintre emboîteur Marc Giai-Miniet dont je vous entretiens régulièrement.

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Tiens ici, des taggers ont trouvé les camions du marché voisin comme nouveau support pour exercer leur passion.
J’emprunte maintenant la rue Dénoyez, véritable galerie en plein air vouée au culte de l’art urbain. Cette voie pavée reliant la rue Ramponeau à la rue de Belleville, tire son nom de la Folie Dénoyez, un bal public en vogue dans les années 1830.

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Je regrette que des tags intempestifs nuisent à l’esthétisme de certaines fresques. C’est un comble qu’une forme de vandalisme pollue l’art des rues. Les couleurs s’affichent dès l’entrée de la rue. Armés de leur sagaie, les bons « sauvages » de Kouka semblent garder une moto stationnée au-dessous. Ne voyez là aucune connotation raciste mais plutôt une invitation à l’exposition L’invention du sauvage qui s’ouvre prochainement au musée du quai Branly.

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Les graffiti … sauvages (!) ou pas, s’accordent plus ou moins harmonieusement aux enseignes et aux devantures des commerces. À l’angle de la rue Lemon, c’est La Goulette sur Seine, Tunis sur Belleville ; on plonge dans un bain de nostalgie au Café des Délices :

« Tes souvenirs se voilent
Ca fait comme une éclipse
Une nuit plein d’étoiles
Sur le port de Tunis
Le vent de l’éventail
De ton grand-père assis
Au Café des Délices
Tes souvenirs se voilent
Tu vois passer le train
Et la blancheur des voiles
Des femmes tenant un fils
Et l’odeur du jasmin
Qu’il tenait dans ses mains
Au Café des Délices … »

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Ce n’est malheureusement plus l’heure de l’anisette et de la kemia.
Un peu plus bas, à la vue de l’enseigne d’un traiteur mexicain, allez savoir pourquoi, je pense à Mur, murs, le beau documentaire d’Agnès Varda sur les peintures murales des ouvriers chicanos de Los Angeles.

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Turlututu chapeau pointu, trois hommes culbutos au visage en forme de goutte d’eau nous toisent depuis le premier étage d’un immeuble. Chacun dégage une expression différente.

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« À l’école, étais-tu déguisé en enfant ? ». Ce graff beaucoup plus sibyllin qu’il n’y paraît, signifie bien plus en tout cas que la réformette démagogique envisagée par notre ministre de l’Éducation sur la remise au goût du jour de l’uniforme à l’école.
Les pochoirs de Pedrô ornent la façade de son atelier Dorian Gray. Clin d’œil à une célèbre photo d’une interview mythique, je repère ceux de Georges Brassens, Léo Ferré et Jacques Brel.

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Sur la même façade, je reconnais quelques célèbres pochoirs et collages de Spray Yarps et notamment le vrai faux aphorisme de Salvador Dali sur le graffiti.

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Qui sait, à cause de la quasi homophonie avec le pseudo en forme d’anagramme du pochoiriste, je pense au tableau du trublion de Figueras légendé : Cinquante images abstraites qui vues à 2 yards se changent en trois Lénine masqués en chinois et qui vues à 6 yards apparaissent en tête de tigre royal. Ne retrouve t-on pas la même idée d’images multiples dans les mutations que subissent les graffiti au fil des interventions successives des street artists ?

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Dans certaines séries de pochoirs, les personnages de Yarps brandissent des revolvers. Parfois même, telle une anamorphose, leurs mains se transforment ou se déforment en armes. S’il n’y a rien d’étonnant à être mis en joue par Clint Eastwood, alias l’inspecteur Dirty Harry Callahan, et son Magnum 44, on est surpris de retrouver Serge Gainsbourg déguisé en pistolero de l’Ouest. Quoiqu’il me revienne en mémoire quelques couplets tout à fait de circonstance :

« Dans cette vallée de larmes qu’est la vie
Viens avec moi par les sentiers interdits
À ceux-là qui nous appellent à tort ou à raison :
Vilaine fille, mauvais garçon ... »

Et aussi :

« Quatre fusils, dix pistolets
Quinze couteaux à cran d’arrêt
Viennent de Guadalajara
C’est pour un fameux carnaval
Que s’en vient tout cet arsenal
On recherche Pancho Villa
S’il vont du côté du calvaire
Ils trouv’ront l’révolutionnaire
Ils lui f’ront entendre raison
Ou bien avaler sa chanson ... »

Bang bang, c’est par contre plus curieux d’être braqué par Marilyn Monroe. Peut-être que, Robert Mitchum la familiarisa au maniement des armes à l’occasion de Rivière sans retour, l’inoubliable western d’Otto Preminger. Mais la blonde vaporeuse possédait d’autres atouts pour nous abattre.

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Poubelle la vie, Yarps exerce aussi son art sur les containers à ordures de la ville de Paris.

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Sous les petits carreaux poétiques en céramique, la Maison de la Plage est un lieu de vie et de création, régi en association loi de 1901, ouvert aux artistes, parents et enfants du quartier. En fouillant dans une malle, on peut y dénicher des fripes bradées à un prix fixé par soi-même. Le design des imprimés Desigual du manteau d’une passante se marie bien au mur graffé de la boutique.
Articulture, l’art et le végétal poussent ensemble rue Denoyez. Ainsi, l’association a proposé aux riverains de réaliser des bacs à fleurs personnalisés et conçus comme de petits espaces de jardinage, dont ils doivent s’occuper.

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Me voici bientôt à l’extrémité de la rue, à hauteur d’un des trois spots cultes de Belleville. Cet après-midi, accroupi ou juché sur une échelle, Tonio « pschitte » ses ultimes coups de bombe sur son gorille vaguement bricoleur.

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Le primate anthropoïde semble apostropher les clients profitant des rayons du soleil en face à la terrasse du café Le Vieux Saumur.

« Viens petite fille dans mon comic strip
Viens faire des bull’s, viens faire des WIP !
Des CLIP ! CRAP ! des BANG ! des VLOP ! et
des ZIP !
SHEBAM ! POW ! BLOP ! WIZZ !
J’distribue les swings et les uppercuts
Ça fait VLAM ! ça fait SPLATCH ! et ça
fait CHTUCK !
Ou bien BOMP ! ou HUMPF ! parfois même PFFF !... »

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Moi, j’entame un brin de causette avec son auteur ; ainsi, je m’étonne qu’il ne lui faille que quelques heures pour réaliser son quadrumane. Il me confie aussi son scepticisme sur la liberté à court terme de pouvoir encore graffer dans cette rue.

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Ce serait bien regrettable car en admirant, dans une galerie, les tableaux d’un graffeur, je constate que les murs constituent une excellente école.

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Sur la façade psychédélique de la brasserie, je repère un hommage à Lounès Matoub, chanteur, parolier et compositeur kabyle, assassiné en 1998 à cause de son militantisme en faveur de la démocratie et de la laïcité en Algérie.

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Il est un autre chanteur poète et militant, heureusement bien vivant même si trop souvent oublié par les médias, auquel je pense tandis que je retrouve la rue de Belleville, au terme de ma promenade

« Ma rue de Bell’ville
Comme tu as changé
Dieu c’est pas possible
Tu t’es fait saouler
Où sont tes lanternes
J’vois plus qu’ du néon
J’ai le coeur en berne
D’ un accordéon.
Ma rue de Bell’ville
Mais où t’ es ma rue ?
T’es comm’ la grand’ ville
Tu m’ as pas reconnu,
T’as plus de guinguettes
Comme au temps passé
Maintenant à tes fêtes
Faut s’faire inviter.
Ma rue de Bell’ville
Adieu pour toujours ... »

Certes, le quartier a beaucoup changé depuis le temps où le jeune Leny Escudero y exerçait le métier de carreleur avant d’écrire Pour une amourette qui passait par là. Cependant, si la poésie du vieux faubourg a cédé la place à celle plus urbaine des murs, l’esprit de lutte demeure. Vous l’aurez remarqué en parcourant mon petit billet d’images.

Publié dans:Coups de coeur, Ma Douce France |on 22 novembre, 2011 |6 Commentaires »

Il y a trente ans, Georges Brassens cassait sa pipe!

Georges Brassens naquit le 22 octobre 1921 sur la presqu’île singulière qu’on orthographiait Cette encore à l’époque. Il aurait aujourd’hui quatre-vingt-dix printemps s’il n’avait cassé sa pipe le 29 octobre 1981, voilà juste trente ans. Ces dernières semaines, chaînes de télévision, stations de radio et journaux, profitant de cette date rondement anniversaire, l’ont célébré plus qu’à l’accoutumée. Je ne suis pas fanatique de ces hommages souvent trop lisses et convenus, rendus à un homme dont les chansons nous prenaient plutôt à rebrousse-poil.
En ce qui me concerne, j’ai déjà évoqué la mémoire de Georges à l’occasion de visites à l’impasse Florimont (voir article du 26 décembre 2007) et à son moulin de Crespières, tout près de chez moi dans les Yvelines (voir article du 29 octobre 2008). Sans doute, une affection intellectuelle et peut-être un sentiment de culpabilité m’incitent à y aller aussi de mon petit billet ; un peu comme je me sentirais mal si, en cette période de Toussaint, je ne me recueillais pas sur la tombe de mes chers parents.
De quoi puis-je vous entretenir, moi qui comme la plupart d’entre vous, ne connais le poète qu’à travers ses chansons et quelques biographies ? Quoiqu’avec un peu de chance, j’aurais pu le rencontrer en privé lors de fréquents séjours à Sète. En effet, mon oncle et ma tante le fréquentèrent à plusieurs reprises, sur le Mont Saint-Clair, à la « baraquette » d’un ami commun « haut placé chez les argousins » pour citer un vers de Corne d’Auroch. Le hasard me permit seulement d’entrevoir sa silhouette à la fenêtre de son appartement le long du canal. Au fait, sinon quelques banalités, qu’aurait bien pu lui raconter l’adolescent intimidé que j’étais encore alors ? Même si mon oncle me le décrivait comme un autre tonton tranquille et discret voire timide qui tirait des volutes de fumée de sa bouffarde mais jamais la couverture à lui.

Il y a trente ans, Georges Brassens cassait sa pipe! dans Coups de coeur brassenspointecourteblog

Pour commencer, je vous parlerai de cinéma qui a récemment lancé quelques clins d’œil à l’ami Georges. Agnès Jaoui a donné à sa dernière réalisation, le titre de Parlez-moi de la pluie tiré de la chanson L’orage :

« Parlez-moi de la pluie et non pas du beau temps,
Le beau temps me dégoûte et m’fait grincer les dents,
Le bel azur me met en rage,
Car le plus grand amour qui m’fut donné sur terr’
Je l’dois à au mauvais temps, je l’dois à Jupiter,
Il me tomba d’un ciel d’orage… »

« Depuis que j’existe sur la terre, je ne me souviens pas d’une journée sans musique et sans chanson ». Tout gamin, grâce au phonographe installé dans le salon familial, Georges est bercé par les airs de l’époque et, très tôt, il connaît par cœur le répertoire de Jean Tranchant, Mireille, Ray Ventura et ses Collégiens, ou encore Charles Trenet. Évidemment, il chante le grand succès de Lucienne Boyer :

« Parlez-moi d’amour
Redîtes-moi des choses tendres
Votre beau discours
Mon cœur n’est pas las de l’entendre
Pourvu que toujours
Vous répétiez ces mots suprêmes
Je vous aime … »

Plusieurs décennies plus tard, il écrira une version moins guimauve :

« Parlez-moi d’amour et j’vous fous mon poing sur la gueule
Sauf le respect que je vous dois … »

Claude Chabrol dédia son dernier long métrage Bellamy aux deux Georges … Simenon dont le personnage de Maigret ressemble beaucoup au commissaire incarné par un excellent Gérard Depardieu sobre dans son jeu, et Brassens dont la tombe apparaît dans le premier plan du film. Même s’il n’a pas trompé ma sagacité, le cinéaste rusé, pour les besoins de l’intrigue, mêle dans la séquence d’ouverture, des vues du cimetière marin cher à Paul Valery et Jean Vilar en contrebas duquel on découvre l’épave d’une voiture et un corps calciné, et du cimetière du Py où fut inhumé très discrètement Brassens, au petit matin, une veille de Toussaint. Remarquez que longtemps avant que Chabrol ne mît en images son clin d’œil au Bel-Ami, il avait fallu poser un écriteau à l’entrée du cimetière marin de Sète pour informer les badauds : « La tombe de Georges Brassens n’est pas ici » !

« Déférence gardée envers Paul Valery
Moi, l’humble troubadour, sur lui je renchéris,
Le bon maître me le pardonne,
Et qu’au moins, si ses vers valent mieux que les miens,
Mon cimetière soit plus marin que le sien … »

BrassensSt%C3%A8leS%C3%A8te dans Poésie de jadis et maintenant

Supplique célèbre mais vaine car si ses poèmes sont peut-être plus étudiés aujourd’hui que ceux de l’auteur de La Jeune Parque, son « petit trou moelleux » a été creusé, comme il le souhaitait dans la vraie vie, au cimetière des pauvres, familièrement surnommé « Ramassis », face à « la mare aux canards » de l’étang de Thau ! « Tous les jeudis après-midi, pendant des années, ma mère m’a conduit sur la tombe de ses parents. Je crois qu’à part le fils du concierge du cimetière, j’ai été l’enfant de Sète qui a le plus fréquenté des morts. Je suis un enfant de la dalle ! » Georges confiait aussi que, dans son adolescence légèrement délinquante, il s’était adonné avec les copains à quelques pratiques douteuses : « Notre cimetière, c’était le cimetière des pauvres. On y a fauché des crânes pour s’amuser comme on le fait quand on est mômes ! » Ne voyez pas là de morbidité tant Brassens, sans doute pour faire la nique à la camarde ou la faucheuse, aimait lui « semer des fleurs dans les trous de son nez » et nous inviter à sa Ballade des cimetières ou à suivre les enterrements :

« Mais où sont les funéraill’s d’antan ?
Les petits corbillards, corbillards, corbillards, corbillards
De nos grand-pères,
Qui suivaient la vie route en cahotant,
Les petits macchabées, macchabées, macchabées, macchabées,
Ronds et prospères … »

En consultant, lors d’une exposition, son cahier de notes longtemps introuvable, je constate qu’il feignait une fausse jalousie teintée de beaucoup d’humour : « Paul Valery qui était poète et qui aimait voir les bateaux voguer y acquit face à la mer une espèce de propriété qu’on appela le cimetière marin et où l’on eut quand même la bonne idée d’enterrer quelques morts pour faire plus véridique. Jadis le soleil y régnait mais avec cette manie nouvelle de se faire bronzer les estivantes l’ont raréfié » !
Et faisant contre mauvaise fortune bon cœur, il avait même griffonné plus poétiquement un début de chanson vantant l’orientation vers l’étang de Thau :

« … Et les parqueurs qui sont de bons zigues
Quand les macchabées
Á la nuit tombée
Gobent les moules et les huîtres de Bouzigues
N’ont pas le cœur
Á les en empêcher
Braves zigues … »

Avec la seule réserve qu’il préférait le saucisson aux coquillages ! Georges aurait sans doute souri que les abattoirs de Vaugirard dans le XVème arrondissement de Paris, soient devenus … le parc Brassens !

BusteBrassens

Pour en terminer avec Bellamy, Chabrol parsème aussi de-ci delà, quelques brèves allusions musicales chantées ou sifflées tirées de la discographie de Brassens, osant même, dans le final, mettre les paroles de la chanson Quand les cons sont braves dans la bouche de l’avocat de la victime lors de sa plaidoirie : « Mon Dieu, pardonnez-moi si mon propos vous fâche En mettant les connards dedans des peaux de vache,En mélangeant les genr’s, vous avez fait d’la terre Ce qu’elle est : une pétaudière ! » Au-delà de ces considérations cinématographiques, pour étoffer mon hommage, je vous livre maintenant mes sentiments sur l’exposition Brassens ou la liberté que la Cité de la Musique à Paris organisa au début de l’été dernier.

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Je vous avais entretenu d’une manifestation semblable, dans ce même lieu, en hommage à Serge Gainsbourg (voir billet Ma nostalgie, camarade Gainsbourg du 28 février 2009). Cette fois, pour mettre en scène le petit monde de Brassens, les organisateurs ont fait appel au dessinateur Joann Sfar qui, justement, est le réalisateur du film Serge Gainsbourg, une vie héroïque. La scénographie imaginée, à base de matériaux bruts et de voiles de tulle tendus, déroute un peu, en décalage avec la personnalité de l’ami Georges. Cependant, je me retrouve vite en terre amie lors de ma déambulation à la découverte de documents manuscrits et d’objets émouvants, d’archives audiovisuelles et de photographies ; notamment, c’est ce que je retiens en priorité avec tous les copains d’abord qui, tout au long de la promenade, murmurent, fredonnent ou sifflent les refrains qu’émettent les enceintes en de nombreux points du parcours. J’eus envie à plusieurs reprises de m’attarder devant une vitrine juste pour profiter d’une passante chantonnant derrière moi à mon oreille :

« Je veux dédier ce poème
Á toutes les femmes qu’on aime
Pendant quelques instants secrets
Á celles qu’on connait à peine
Qu’un destin différent entraîne
Et qu’on ne retrouve jamais

Á celle qu’on voit apparaître
Une seconde à sa fenêtre
Et qui, preste, s’évanouit
Mais dont la svelte silhouette
Est si gracieuse et fluette
Qu’on en demeure épanoui

Á la compagne de voyage
Dont les yeux, charmant paysage
Font paraître court le chemin
Qu’on est seul, peut-être, à comprendre
Et qu’on laisse pourtant descendre
Sans avoir effleuré sa main …
… Mais si l’on a manqué sa vie
On songe avec un peu d’envie
Á tous ces bonheurs entrevus
Aux baisers qu’on n’osa pas prendre
Aux cœurs qui doivent vous attendre
Aux yeux qu’on n’a jamais revus

Alors, aux soirs de lassitude
Tout en peuplant sa solitude
Des fantômes du souvenir
On pleure les lèvres absentes
De toutes ces belles passantes
Que l’on n’a pas su retenir. »

Étrangement, ce poème superbe n’est pas l’œuvre de Georges. Mais son mérite est grand d’avoir déniché aux puces ce trésor signé Antoine Pol, tiré d’un recueil intitulé Émotions poétiques, et d’avoir collé dessus un bijou de musique. Et si besoin était de démontrer le talent de Georges musicien, écoutez la version fanfare de cette chanson par la Banda municipale de Santiago de Cuba ! Un régal !

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En mettant en musique leurs poèmes tout au long de sa vie, Brassens fit connaître au grand public des écrivains connus et inconnus. « Je chante pour les concierges cultivées » !
Un soir qu’il mangeait chez son ami Jacques Grello, l’un des premiers qui crurent en son talent, constatant que la fille du célèbre chansonnier avait beaucoup de difficultés à apprendre sa récitation La complainte du petit cheval de Paul Fort, il saisit une guitare et joua quelques accords sur le poème. Vous connaissez la suite.
Par nuit claire, j’ai désormais le bonjour d’Alfred de Musset et de Georges quand je regarde l’astre :

« C’était, dans la nuit brune,
Sur un clocher jauni,
La lune,
Comme un point sur un i.
Lune, quel esprit sombre
Promène au bout d’un fil,
Dans l’ombre, Ta face et ton profil ?
Es-tu l’œil du ciel borgne ?
Quel chérubin cafard
Nous lorgne
Sous ton masque blafard ?
Est-ce un ver qui te ronge
Quand ton disque noirci
S’allonge
En croissant rétréci ?
Es-tu, je t’en soupçonne,
Le vieux cadran de fer
Qui sonne
L’heure aux damnés d’enfer ?
Sur ton front qui voyage,
Ce soir ont-ils compté
Quel âge
A leur éternité ?
Qui t’avait éborgnée
L’autre nuit ? T’étais-tu
Cognée
Contre un arbre pointu ? … »

Qui sait encore si Brassens n’a pas donné le goût à beaucoup de se plonger dans l’œuvre de François Villon en popularisant sa Ballade des dames du temps jadis, en vieux « françois » de surplus :

« Dictes-moy où, n’en quel pays,
Est Flora la belle Romaine ;
Archipiada, ne Thaïs,
Qui fut sa cousine germaine ;
Echo, parlant quand bruyt on maine
Dessus rivière ou sus estan,
Qui beauté eut trop plus qu’humaine ?
Mais où sont les neiges d’antan ? »

En la circonstance, n’en déplaise à Georges, mon professeur de Français de père m’avait d’ores et déjà convaincu.
La transition est toute trouvée avec la projection d’une archive de l’INA, un long entretien entre Georges Brassens et son pote écrivain René Fallet, enregistré au moulin de Crespières, dans le cadre de l’émission Les livres de ma vie. Je reste scotché de longues minutes devant le grand écran à écouter Georges évoquant ses lectures depuis sa jeunesse, de quoi donner des migraines à tous ceux que la littérature répugne ou peut-être faire naître quelques  envies. C’est passionnant, on retrouve là tout l’univers du chanteur poète.
« Je lis, je relis, je me suis aperçu que j’avais mal lu pendant très longtemps ; la plupart des belles choses m’avaient échappé ; tous les quatre ou cinq ans, on a une manière de juger différente… L’auteur que je relis le plus souvent est Voltaire et juste après, Mon oncle Benjamin de Claude Tillier », un roman publié en 1842 sous forme de vingt-six feuilletons dans L’Association, un journal démocratique de Nevers.
En voici un des morceaux de bravoure tançant rois et nobles, l’action se déroulant au temps de Louis XVI : « Mais dis-moi, peuple imbécile, quelle valeur trouves-tu donc aux deux lettres que ces gens-là mettent devant leur nom ? Ajoutent-elles un pouce à leur taille ? Ont-ils plus de fer que toi dans le sang, plus de moelle cérébrale dans la boîte osseuse de leur tête ? […] Il est impossible que vingt millions d’hommes consentent toujours à n’être rien dans l’État, pour que quelques milliers de courtisans soient quelque chose ; quiconque a semé des privilèges doit recueillir les révolutions. » Rappelez-vous que Jacques Brel, un autre monument de la chanson, incarna au cinéma le truculent médecin de campagne, philosophe et jouisseur.
Brassens nous bourre vite de complexes ; ainsi il trouve essentielle la lecture des Contes du Matin de Charles-Louis Philippe, écrivain que j’avoue humblement ignorer. Je me suis renseigné depuis. Charles-Louis Philippe, né d’une famille extrêmement modeste, vécut trop peu de temps de 1874 à 1909. « Je crois être en France le premier d’une race de pauvres qui soit allée dans les lettres. » Il était considéré comme un grand romancier populiste, qualificatif qui désignait alors le style littéraire adopté par les écrivains en marge des salons académiques, avant qu’il ne soit utilisé par les élites pour déconsidérer la parole du peuple. Outre ses Contes, Le Père Perdrix, Bubu de Montparnasse et Croquignole constituent ses œuvres les plus marquantes. Le jugement de Brassens est d’or, il faudra que je m’y plonge.
Maintenant, Georges récite de mémoire une longue tirade de Messieurs les ronds-de-cuir de Courteline.
« Lamartine et Musset sont des pleurnichards mais ils ont bien d’autres qualités. Á Sète, la mer et le soleil étaient passionnants mais je m’intéressais à Racine, Corneille, Molière, Boileau, La Fontaine ; si on nous les imposait, c’est qu’il y avait quelque chose à prendre. »
Brassens avoue transcrire des passages de ses lectures dans de nombreux cahiers. Comme exemple, il lit des notes d’André Gide qui serait alors au purgatoire : « Chaque génération lorsqu’elle s’élance dans la vie, juge avec assurance et fort discourtoisement parfois ce qui n’abonde pas dans son sens. Ayant assez vécu pour avoir vu se rejouer deux ou trois fois cette comédie, j’ai perdu de ma suffisance. » Et d’ajouter : « Nous aussi, nous avons perdu cette suffisance et nous sommes allés vers des écrivains que nous avions rejetés à un certain âge parce que c’était la mode de les rejeter. »
René Fallet, autre romancier populiste, qui joue un peu le rôle du candide dans l’entretien, tranche avec humour la question du manque d’attrait pour les auteurs classiques : « L’ennui avec les chefs-d’œuvre, c’est qu’on n’a pas envie de les lire ! »
Et Georges de poursuivre en confiant sa passion pour François Villon : « Je ne le relis pas car je le connais par cœur. C’est mon poète préféré pas seulement à cause de son œuvre, c’est le premier en date, mais sa mine patibulaire, son côté hors la loi et bandit est séduisant. »
Encore une anecdote qui me fait sourire, mes fidèles lecteurs comprendront pourquoi. Tandis que Fallet annonce qu’il part prochainement en Normandie, Brassens, toujours pointilleux sur la justesse de la langue, le corrige : « On part pour la Normandie ! Tu vas lire les œuvres d’Anquetil ? » !
En conclusion, pour enfoncer complètement le clou, alors que Fallet craint l’œuvre trop vaste d’Ovide, Brassens le cite et avoue avoir réappris le latin pour lire les auteurs classiques dans le texte. On comprend mieux pourquoi Georges fit figurer « profession homme de lettres » sur son passeport. L’appellation n’était d’ailleurs pas usurpée car, avant qu’il ne commence à vivre de ses chansons, il avait écrit plusieurs romans La lune écoute aux portes et La Tour des miracles. Voilà qui devait rendre fière sa maman Elvira qui se désespérait d’entendre son jeune fils dire des gros mots. Encore que les cornegidouilles, palsembleus, jarnicotons et vertudieux qu’il profère dans sa Ronde des jurons ne manquent pas d’allure ! « Je crois que le plus grand service que j’aie rendu aux gros mots, c’est de leur enlever leur grossièreté. »
Il est des morts qui souhaitent qu’on éparpille leurs cendres. Georges désira que les lectures de sa vie soient dispersées entre ses amis. Il est des invités qui apportent un gâteau, Brassens préférait les nourritures spirituelles et offrait des livres qu’il avait appréciés.
Plus loin, l’exposition nous invite à jeter un œil par-dessus la grille de la modeste masure de l’impasse Florimont, du moins la reconstitution stylisée qui en est faite, où Brassens vécut de 1944 à 1966 tant bien même le succès lui souriait enfin. « C’était une sorte de taudis. On n’avait ni l’eau, ni le gaz, ni l’électricité. J’ai un sens de l’inconfort tout à fait exceptionnel. Je me fous complètement du confort ». Lorsqu’aujourd’hui, on s’y recueille, on a encore du mal à imaginer que Georges y passa plus de vingt ans de sa vie et que pratiquement toutes ses grandes chansons du début de sa carrière, de La mauvaise réputation au Gorille, des Amoureux des bancs publics à la Brave Margot, ont été conçues là. Sans oublier bien évidemment les hommages à la maîtresse de maison :

« Chez Jeanne, la Jeanne
Son auberge est ouverte aux gens sans feu ni lieu
On pourrait l’appeler l’auberge du Bon Dieu
S’il n’en existait déjà une,
La dernière où l’on peut entrer
Sans frapper, sans montrer patte blanche … »

Et à son mari Marcel Planche :

« Elle est à toi, cette chanson,
Toi, l’Auvergnat qui, sans façon,
M’as donné quatre bouts de bois
Quand, dans ma vie, il faisait froid,
Toi qui m’as donné du feu quand
Les croquantes et les croquants,
Tous les gens bien intentionnés,
M’avaient fermé la porte au nez … »

Telle celles pédagogiques, accrochées aux murs de notre école communale, une planche rassemble tous les animaux qui peuplaient la minuscule cour. L’arche de Noé : des chats, des chiens, des canaris, des tortues, une buse aveugle sans oublier la fameuse cane :

« La cane
De Jeanne
Est morte au gui l’an neuf …
L’avait pondu, la veille,
Merveille !
Un œuf …
»

« Pour m’y retrouver dans tous ces états civils de cabots, de matous et de volatiles, j’inscrivais leur nom, leur date de naissance –jour d’adoption- et celle de leur mort sur le plâtre du mur de ma chambre. C’était en quelque sorte leur monument funéraire, leur cénotaphe ».

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Bienfait de la technologie, des images de petits films en Super 8 sont projetées sur la façade de la maison. Elles ont la même gaucherie et niaiserie que celles que nous tournions en famille autrefois. Elles procureraient le même ennui si, en la circonstance, émouvantes, elles n’avaient pas valeur de documentaire. On voit ainsi défiler devant l’objectif, dans la courette, Georges bien sûr, Jeanne et son mari, René Fallet et son épouse Agathe, d’autres copains d’abord aussi, et quelques animaux.
Miracle de l’exposition, je traverse Paris en quelques pas, et après l’impasse au sud de la capitale, je me retrouve au Nord, sur les hauteurs de Montmartre, 15 rue du Mont Cenis très précisément. Grâce à une immense découverte en noir et blanc, digne des clichés d’Eugène Atget, de Willy Ronis ou de Robert Doisneau, je m’arrête devant chez Patachou, le cabaret où Brassens débuta officiellement sa carrière dans la nuit du 8 au 9 mars 1952. Après avoir interprété quelques-unes des chansons de Georges, Patachou, vedette du music-hall à l’époque, le poussa sur scène. Dix mois plus tard, il était consacré à Bobino.
Encore une halte prolongée devant un écran, j’attends que la personne devant moi repose le casque d’écoute pour profiter d’un petit moment d’anthologie datant de 1969 : Georges Brassens et Jean Ferrat discutent à bâtons rompus sur l’engagement politique et artistique, en présence de l’écrivain cévenol Jean-Pierre Chabrol. Ces deux monstres sacrés de la chanson eurent souvent à souffrir des affres de la censure. Si l’on sait que des chansons comme Nuit et Brouillard et Potemkine se heurtèrent au mur des médias, on ignore peut-être que, dans les années 1950, le Comité d’écoute de radiodiffusion interdisait la diffusion notamment de Putain de toi, Le Gorille, Le nombril des femmes d’agent, la Complainte des filles de joie, Le mauvais sujet repenti, La femme d’Hector ; Les Trompettes de la renommée, soi-disant moins sulfureuses, bénéficiaient d’une diffusion après minuit. Assez renversant aujourd’hui, quoique, récemment, le tribunal de Cherbourg condamna un jeune Rennais à 40 heures de travaux d’intérêt général et 200 euros d’amende, pour avoir chanté Hécatombe du haut de son balcon tandis que trois policiers passaient en dessous !
Quoique également, il y a quelques années, les ayant droits de Brassens cherchèrent quelques noises au rappeur Joey Starr suite à sa reprise très personnelle de Gare au Gorille, devenue pour l’occasion Gare au Jaguar
En tout cas, c’est un pur bonheur d’écouter Brassens l’anarchiste et Ferrat le sympathisant communiste, grand chantre d’Aragon. Il est déjà loin le temps où Brassens, sous le pseudonyme de Géo Cédille, fustigeait les poètes communistes dans Le Libertaire, organe du parti anarchiste, en rédigeant un article en forme de poème en prose intitulé « Inconvénients et avantages de l’automne » : « Les poètes staliniens vont taquiner les braves muses qui pourtant ne leur ont rien fait./ Eluard, Aragon et consorts demanderont au bon papa Staline l’autorisation de chanter la chute des feuilles …/ Staline, si généreux, la leur accordera et nous en supporterons les horribles conséquences ... » Par la suite, le père anar qui lisait Kropotkine, Bakounine et Proudhon, devint plus père peinard, reniant parfois quelques élans de jeunesse.« Mourons pour des idées, d’accord mais de mort lente« , ce lui fut parfois injustement reproché. Dans l’entretien, Ferrat déclare : « La démarche individuelle est extrêmement importante, elle est même capitale mais elle ne remplace pas l’autre. Seul, on ne peut pas grand chose, on ne peut même rien. Pour avoir une action efficace, il faut être en groupe. … Pour moi, en gros, il y a les exploiteurs et les exploités, je suis du côté des exploités ».
Ce à quoi, Brassens réplique aussitôt : « Les mots sont une source de malentendus, Ferrat ne l’a pas dit mais il sait très bien que je ne suis pas du côté des exploiteurs … Je n’ai jamais cru aux solutions collectives. Ne croyant pas aux opinions collectives, étant contre sur le plan de l’esthétique dans le domaine de la chanson, étant contre l’efficacité, je ne tiens pas à donner d’explications, à donner une morale, et à indiquer les voies à suivre ou ne pas suivre. Je me borne à donner mes impressions en face de problèmes. Même si je ne les traite pas, ils sont sous-jacents… J’estime en faisant ça n’avoir pas trop démérité… Je ne suis ni un philosophe, ni un sociologue ; je suis un poète mineur, un faiseur de chansons. … On peut être efficace en étant indirect ! »
Et Brassens conclut : « Je crois que l’art pur peut changer le monde mais pas l’art explicatif …Tant que les hommes ne seront pas changés, rien ne changera dans le monde. Même dans une société quasi parfaite, l’homme trouverait encore, car il est très imaginatif, le moyen de foutre la pagaille. »
Á l’époque, TF1 ne vendait pas encore à Coca-Cola du temps de cerveau humain disponible et pourtant, cette interview fut interdite d’antenne et demeura longtemps dans les placards de l’ORTF.
J’ai enfin pris conscience de l’importance que revêtit Brassens dans la jeunesse de mon frère aîné qui m’accompagnait lors de cette exposition. Neuf ans nous séparent et il fut contemporain de l’éclosion du chanteur. Je me souviens des pochettes des disques vinyle qui traînaient dans sa chambre, des couplets qu’il fredonnait avec ses copains. L’un d’eux, guilleret, m’amusait car on y parlait de guibolles et de grolles, sans (trop) savoir l’usage que leurs propriétaires, les filles de joie, en faisaient :

« …Car, même avec des pieds de grues {x2}
Fair’ les cents pas le long des rues {x2}
C’est fatigant pour les guibolles
Parole, parole
C’est fatigant pour les guibolles
Non seulement ell’s ont des cors {x2}
Des œils-de-perdrix, mais encor {x2}
C’est fou ce qu’ell’s usent de grolles
Parole, parole
C’est fou ce qu’ell’s usent de grolles… »

Est-ce par mimétisme que mon frère se laissa pousser la moustache ?
Mon père qui n’avait sans doute pas suivi la même route que lui, trouvait Brassens sale et grossier … c’est l’éternel conflit des générations. Je vous rassure, cela s’arrangea par la suite tandis que la neige blanchissait peu à peu les cheveux du poète.
Quant à moi, j’attrapai véritablement le virus à la sortie de l’album blanc de 1966 avec les chansons de ses récitals au TNP, dont certains prétendent qu’il est le plus abouti.
Georges Brassens aujourd’hui, outre que ce soit un nom de rue, de parc, d’école, de collège, de bibliothèque, demeure une voix et une plume. Il y a quelques jours, je découvrais même dans les actualités régionales de France 3 Midi-Pyrénées, un groupe de rock complètement déjanté Brassens’ Deadmen qui reprenait les refrains de Brassens à la sauce punk.
Je vous laisse avec Georges évoquant les belles passantes lors d’un Grand Échiquier, l’émission de Jacques Chancel. Maxime Le Forestier comble ses trous de mémoire et Lino Ventura fume sur le plateau.
Enfin, bien qu’il s’agisse de l’anniversaire d’une disparition, trinquons à la mémoire de l’ami Georges, un verre de sangria à la main, au comptoir d’une bodega de Santiago de Cuba !

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