Vous connaissiez Allain Leprest?
« Sans t’avouer que je me manque
Donne-moi de mes nouvelles
Dis-moi dans quel port se planque
La barque de ma cervelle.
Me crois-je encore guitariste ?
Comment vis-je, comment vais-je ?
Ai-je toujours le front triste
D’un professeur de solfège ?
As-tu rendu au voisin
La page du Télérama
Dont il avait tant besoin
‘Cause du Dalaï Lama ?
Vis-tu encore avec moi ?
How am I ? I’m not so well
De ma santé je m’en fous
C’est surtout de mes nouvelles
Près de toi dont je suis fou
Ma chienne Lou est-elle morte ?
Ai-je arrêté de fumer ?
Combien de rosiers avortent
Avant d’avoir parfumé ?
Est-ce que mon ombre chinoise
Á l’angle du cinéma
A enfin payé l’ardoise
Du restaurateur chinois ?
Vis-tu toujours avec moi ?
Donne-moi de mes nouvelles
Et ma singlette à carreaux
Fait-elle toujours des merveilles
Au championnat de tarot ?
Connaît-on encore Leprest ?
Fait-il encore des chansons ?
Les mots vont, les écrits restent
Souvent sous les paillassons
C’est quelle heure de quelle semaine ?
C’est quelle saison de quel mois ?
Longes-tu toujours la Seine
Au bras de mon frère siamois ?
Vis-tu toujours avec moi ?
Donne-moi de mes nouvelles
File-moi le boléro
Du téléphone à ravel
Et de mon dernier bistrot
Comment vais-je ? Comment boîtent
Mes pauvres pieds d’haricots ?
Et suis-je encore mis en boîte
Avec mon drapeau coco ?
On s’est promis tant de plages
Au bord des panoramas
Es-tu encore du voyage
Avant mon prochain coma ?
Vis-tu toujours avec moi ?
Viens-tu toujours avec moi ? »
Texte surréaliste et sans doute un peu prémonitoire !
J’interromps la relation de mes pérégrinations corses pour rendre un modeste hommage à celui que le grand Claude Nougaro considérait comme « l’auteur le plus flamboyant qu’il avait rencontré sous le ciel de la chanson française ». Le deux centième article de mon blog dont je me serais volontiers dispensé !
Á l’écart des hordes de touristes tentant d’oublier la crise, allongés sur les plages ou bloqués sur les autoroutes embouteillées, Allain Leprest avec deux « l » ou deux ailes, a souhaité s’envoler pour un monde meilleur que celui très injuste et violent qu’il combattait le poing levé. Comme un signe, cela s’est passé à Antraigues-sur-Volane, le petit village perché dans la belle montagne ardéchoise où s’était retiré et où repose Jean Ferrat. Il y était resté en vacances après avoir été, en juillet, l’un des invités d’honneur du festival organisé en hommage à son illustre aîné.
En ce week-end du 15 août, l’annonce de sa disparition est presque passée inaperçue.
J’ai appris tout seul à connaître Allain Leprest, immense chanteur méconnu, et pour cause. On ne l’entendait jamais à la radio, il n’était jamais invité à la télévision, ou presque ou alors à des heures tardives et confidentielles. Heureusement, à la médiathèque d’une banlieue rouge voisine de chez moi, je trouvais régulièrement les opus de ce membre viscéralement attaché au Parti Communiste Français. Il y a quelques semaines, il donna un concert à quelques centaines de mètres de chez moi. Je m’en veux aujourd’hui de n’avoir pu y assister.
Révélation du Printemps de Bourges en 1985, il obtint à deux reprises le Grand Prix de l’académie Charles Cros, en 1993 pour son album Voce a mano, et en 2008 pour l’ensemble de son œuvre. En 1999, il fut récompensé avec le Grand Prix national de la musique, et reçut en 2010, le Grand Prix de la poésie de la SACEM. Preuve que son talent boudé par le grand public, était reconnu par ses pairs à sa juste valeur !
Sans que cela soit réducteur, bien au contraire tant sa poésie éclate dans les textes qu’il consacrait à notre Normandie natale, la pointe de chauvinisme régional sommeillant encore en moi me rendait encore plus sympathique ce Manchot d’origine qui passa sa jeunesse dans la banlieue rouennaise. Écoutez-le chanter avec tendresse et émotion, son enfance dans le jardin de ses parents à Mont-Saint-Aignan près de Rouen. C’était encore le temps des doigts pleins d’encre violette. Là-haut sur la colline surplombant la ville aux cent clochers, se trouvait aussi l’université où j’entamais mes études supérieures, quelques années plus tard.
« J’ai laissé des z’hiboux, des arcs-en-cieux, des carnavaux et trois mille chevals au galop » : savoureuse revanche du poète sur la froide rigueur de l’orthographe !
Voyez encore comment il raconte sa presqu’île natale, le Cotentin à la tête de chien :
« Janvier, le Cotentin
Toute la côte est blanche
Et sa tête de chien
Hurle contre la Manche
J’y allais pour guérir
Des peines inguérissables
Poncer des souvenirs
Contre les grains de sable
Et la mer bonne fille
La gorge à deux longueurs
Des crocs de la presqu’île
Me nettoyait le cœur
Le Cotentin l’hiver
Où les chagrins vont boire
Jette vers l’Angleterre
Son profil de clébard
J’écoutais dans un bock
Des airs made in british
Et la pointe du roc
S’endormait dans sa niche
Et la mer bonne fille
Au bras de Mick Jagger
Sous le phare de Granville
M’illuminait le cœur
L’hiver, au Cotentin
L’eau met le ciel en pièces
Mais la brise retient
Son cou de chien en laisse
Pauvre pèlerinage
Ma mémoire en kaki
Traversait à la nage
Un quadruple whisky
Et la mer bonne fille
Remorquant ses r’morqueurs
Me prêtait ses béquilles
Pour m’étayer le cœur
L’hiver, le Cotentin
J’en repartais tout seul
En laissant mon chagrin
Comme un os dans sa gueule
Du sable rugissant
Un verre de bière amer
Des mouettes traversant
Un tableau de Vermeer
Et la mer bonne fille
Me laissait sans rancœur
Les trous de ses guenilles
Pour me boucher le cœur »
Après avoir éclusé une dernière bouteille, Allain a choisi de partir de sa propre volonté, peut-être désespéré et lassé de n’avoir pu changer un peu de ce monde comme il l’envisageait :
« Le temps de finir la bouteille
J’aurai rallumé un soleil
J’aurai réchauffé une étoile
J’aurai reprisé une voile
J’aurai arraché des bras maigres
De leurs destins mille enfants nègres
En moins de deux, j’aurai repeint
En bleu le cœur de la putain
J’aurai renfanté mes parents
J’aurai peint l’avenir moins grand
Et fait la vieillesse moins vieille
Le temps de finir la bouteille
Le temps de finir la bouteille
J’aurai touché la double paye
J’aurai ach’té un cerf-volant
Pour mieux t’envoler mon enfant
Un lit doux et un abat-jour
Pour mieux l’éteindre mon amour
Dans une heure, un litre environ
J’aurai des lauriers sur le front
Je s’rai champion, j’aurai cassé
La grande gueule du passé
Ça s’ra enfin demain la veille
Le temps de finir la bouteille
Le temps de finir la boutanche
Et vendredi sera dimanche
J’aurai planté des îles neuves
Sur les vagues de la mère veuve
J’aurai dilué la lumière
Dans la perfusion de la grand-mère
J’aurai agrandi la maison
Pour y loger tes illusions
J’aurai trouvé du pain qui rime
Avec des pièces d’un centime
Rire et pleurer, ce s’ra pareil
Le temps de finir la bouteille
Le temps de finir la bouteille
Et chiche que la poule essaye
De voler plus haut qu’un gerfaut
Chiche que le vrai devient le faux
Que j’abolis le noir, le blanc,
La prochaine guerre et celle d’avant
Les adjudants de syndicats
La soutane des avocats
Les carnets bleus du tout-Paris
Le dernier né du dernier cri
La force, le sang et l’oseille
Le temps de tuer la bouteille
Le temps de tuer la bouteille
Le temps de finir la bouteille
Je t’aurai recollé l’oreille
Van Gogh et tué le corbeau
Qui se perche sur son pinceau
Encore un pleur, encore un verre
La rue marchera de travers
Le vent poussera mon voilier
Je serai près de vous à lier
Tout au bout de la ville morte
Des loups m’attendront à la porte
J’voudrais qu’mes couplets les effrayent
Le temps de tuer la bouteille. »
Ici dans un de ces derniers poèmes, on retrouve des accents bréliens, la puissance des mots du Grand Jacques, sa colère, ses espoirs vains aussi. Á tous deux, le crabe rongeait les poumons. Chers lecteurs, vous qui avez été privés souvent involontairement de ce grand poète de la chanson, courez vite à la médiathèque la plus proche, connectez vous sur Deezer, ou mieux encore achetez ses albums. Nourrissez-vous enfin de ses textes étincelants et de sa voix éraillée et prenante. Ainsi, réhabilitez-le pour qu’il connaisse la même gloire posthume que l’ami Vincent auquel il a, peut-être déjà, recollé l’oreille !
