L’Auvers du décor … ou sur les traces de Vincent Van Gogh

Je n’ai pas eu la patience d’attendre que les blés mûrissent pour retourner à Auvers-sur-Oise sur les traces de Vincent Van Gogh. C’est dans cette commune rurale du Vexin Français que l’artiste peintre néerlandais passa les 70 derniers jours de sa vie du 20 mai au 29 juillet 1890. Un an auparavant, il s’était décidé à entrer dans un asile d’aliénés proche de Saint-Rémy-de-Provence suite à plusieurs crises de démence survenues pendant son séjour à Arles. C’est lors de l’une d’entre elles, dans son atelier de la Maison Jaune, qu’il aurait menacé Paul Gauguin avec un rasoir avant de le retourner contre lui et se mutiler en se tranchant une oreille qu’il offrit à une amie prostituée ; épisode gore prétexte à son ultra célèbre autoportrait à l’oreille bandée mais qui n’autorise cependant pas à conclure que les deux artistes ne pouvaient pas se voir en peinture, bien au contraire même !

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« Le train avance à bonne vitesse. Les sifflements stridents de la machine à chaque approche de gare n’arrivent pas à troubler cette torpeur agréable qui m’envahit.
Je revoyais Théo me prodiguant ses derniers conseils, ce matin, avant mon départ de la gare du Nord : « Il n’y a qu’une trentaine de kilomètres entre Paris et Auvers-sur-Oise. Tu en as pour une petite heure tout au plus. Le docteur Gachet t’attend chez lui en début d’après-midi. Tu trouveras sa maison à deux kilomètres de la gare à pied en suivant la grande rue d’Auvers.
»
Personne ne m’attend en ce début de matinée, sinon le souvenir de l’artiste dont je souhaite prendre le sillage. Je suis venu ici, il y a environ un demi-siècle, avec mes parents lors du traditionnel voyage de fin d’année scolaire qu’ils organisaient pour les élèves de leur collège normand. En ce temps-là, on privilégiait les sorties culturelles plutôt que Disneyland, de toute manière, Mickey n’avait pas encore débarqué en Europe ! De cette lointaine visite, je garde en mémoire l’église, encore que je m’interroge si son souvenir n’est pas entretenu par l’image du fameux tableau connu universellement.
Je laisse mon automobile sur le parking à l’arrière de la petite gare où descendit Vincent, il y a cent onze ans, quasiment jour pour jour. Et déjà, je suis confronté à la peinture en empruntant le souterrain pour traverser la voie ferrée.
François Laval, un artiste local, y a réalisé, en voisin, une fresque naïve et colorée représentant quelques sites d’Auvers. En effet, il a installé son minuscule atelier dans une aile désaffectée de la gare et expose ses toiles en lisière du quai.

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J’ignore combien de tableaux, ce très aimable monsieur vend chaque week-end. Par contre, il paraît que l’immense Van Gogh n’en vendit qu’un seul (La Vigne rouge) de son vivant et encore, ce fut à son frère Théo. Nous verrons plus tard qu’il en concevait une profonde amertume jusqu’à connaître une fin tragique.

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Je souris qu’au-dessus d’un tableau, surgisse comme une légende, un panneau « usine de production ». Pur hasard ou clin d’œil volontaire, il contredit la nature même de l’acte créatif. À l’usine, l’ouvrier ne conçoit pas ce qu’on lui demande de réaliser. Il n’a pas la possibilité d’y ajouter une touche personnelle. Ouvrier, œuvre, art, artisan, artiste, voici des mots voisins qui recouvrent des significations bien différentes, de quoi constituer un beau sujet de baccalauréat !
Cela dit, s’il faut parler de production, au sens quantitatif, celle de Van Gogh fut prolifique. Pendant les soixante-dix jours qu’il vécut à Auvers, il peignit pas moins de soixante-dix tableaux et esquissa une trentaine de dessins.
Au-delà de Van Gogh qui lui donna ses lettres de noblesse, cette petite commune au bord de l’Oise a joué un rôle majeur dans l’histoire de la peinture, attirant nombreux paysagistes de l’école de Barbizon puis plusieurs maîtres de l’Impressionnisme. Dès 1857, Charles-François Daubigny dont le buste trône en contrebas de l’église, amarre son canot atelier sur les rives de l’Oise d’où il croque le pittoresque village. Camille Pissarro, Paul Cézanne, Armand Guillaumin, Victor Vignon séjournent aussi à Auvers à l’invitation du docteur Gachet. Grand admirateur de Van Gogh, Maurice de Vlaminck y viendra aussi puiser son inspiration. Ce sont de nombreux peintres célèbres ou inconnus qui ont posé là leur chevalet, conquis par le charme du décor d’Auvers.
Je fouine quelques instants dans la Caverne aux livres, un dépôt de livres d’occasion unique en son genre, installé dans un bâtiment de marchandises désaffecté et deux anciens wagons postaux. Ça sent le vieux comme dans le grenier de mon enfance ; j’y dénicherais sans doute quelques trésors si j’avais le temps.
J’ai rendez-vous avec Vincent avant midi. Plutôt que suivre à la lettre le parcours balisé et commenté fourni par l’office de tourisme, et emboîter le pas de nombreux marcheurs légèrement ridicules avec leurs bâtons à la main, en groupes, en ligues, en processions, je préfère me glisser au gré de mon humeur dans la première sente venue.

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Tant pis pour la chronologie, je me désoriente, ce n’est pas un contresens quand il s’agit de Van Gogh (!), en direction de l’église qui, tel un phare, attire le regard en haut de la colline.

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« Cherchez à comprendre le dernier mot de ce que disent dans leurs chefs-d’œuvre, les grands artistes, les maîtres sérieux, il y aura Dieu là-dedans » écrivait Van Gogh. Il y a là la maison de Dieu immortalisée par le peintre et envahie en ce matin de messe, autant par les paroissiens que par les touristes.
Lettre de Vincent à sa sœur Willemien, datée du 5 juin 1890, quinze jours à peine après son arrivée à Auvers : «… Avec cela j’ai un plus grand tableau de l’église du village – un effet où le bâtiment paraît violacé contre un ciel d’un bleu profond & simple de cobalt pur, les fenêtres à vitraux paraissent comme des taches bleu d’outremer, le toit est violet et en partie orangé. Sur l’avant-plan un peu de verdure fleurie et du sable ensoleillé rose. C’est encore presque la même chose que les études que je fis à Nuenen de la vieille tour et du cimetière. Seulement à présent la couleur est probablement plus expressive, plus somptueuse... »

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Dans une vitrine, un poster en perspective permet de comparer le modèle et l’œuvre qui propose plus une forme d’expression qu’une image fidèle de la réalité. L’église, construite au XIIe siècle dans un style gothique puis flanquée de deux chapelles romanes, semble se disloquer sous l’effet d’un curieux plissement artistique.
Antonin Artaud écrivait dans Van Gogh le suicidé de la société : « Or, c’est de son coup de massue, vraiment de son coup de massue que Van Gogh ne cesse de frapper toutes les formes de la nature et les objets. Cardés par le clou de Van Gogh, les paysages montrent leur chair hostile, la hargne de leurs replis éventrés, que l’on ne sait quelle force étrange est, d’autre part, en train de métamorphoser. »
Je reste scotché devant le monument, durant de longues minutes, cherchant à disséquer et comprendre « l’oro-genèse » du tableau. Mode d’emploi pour qu’une petite église de campagne de notre douce France connaisse une célébrité planétaire grâce au pinceau du génial peintre « géologue » ! Gloire posthume aussi d’un artiste ignoré de son vivant, ce sont, chaque année, près de trois millions de visiteurs qui admirent L’église d’Auvers-sur-Oise, vue du chevet, au musée d’Orsay à Paris.
Van Gogh souffrait beaucoup de ce problème de reconnaissance. En juillet 1889, le tableau L’Angélus de Millet, un peintre qu’il vénérait particulièrement, avait rapporté plus d’un demi million de francs. Il trouvait cette situation très dommageable maintenant que l’artiste était décédé : « Les prix élevés dont on entend parler, qui sont payés pour des oeuvres de peintres qui sont morts et n’ont pas été payés de la sorte de leur vivant retirent plus d’inconvénients que d’avantages ».
Le 27 juillet 1890,Vincent rumine peut-être encore cela dans sa tête, tandis qu’il gravit, depuis l’église, le chemin creux que j’emprunte maintenant.

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Il en fait état dans la lettre qu’il a dans sa poche :
« Mon cher frère,
Merci de ta bonne lettre et du billet de 50 francs qu’elle contenait. Je voudrais bien écrire sur bien des choses mais j’en sens l’inutilité… Puisque cela va bien, ce qui est le principal, pourquoi insisterais-je sur des choses de moindre importance, ma foi, avant qu’il y ait chance de causer affaires à tête plus reposée, il y a probablement loin. Les autres peintres quoi qu’ils en pensent instinctivement se tiennent à distance des discussions sur le commerce actuel. Eh bien vraiment nous ne pouvons  faire parler que nos tableaux mais pourtant mon cher frère il y a ceci que toujours je t’ai dit et je te le redis encore une fois avec toute la gravité que puissent donner les efforts de pensée assidûment fixée pour chercher à faire aussi bien qu’on peut – je te le redis encore que je considèrerai toujours que tu es autre chose qu’un simple marchand de Corot que par mon intermédiaire tu as la part de production même de certaines toiles qui même dans la débâcle gardent leur calme.

Car là nous ne sommes et c’est là tout au moins le principal que je puisse avoir à te dire dans un moment de crise relative. Dans un moment où les choses sont fort tendues entre marchands de tableaux d’artistes morts et vivants.
Eh bien, mon travail à moi, j’y risque ma vie et ma raison y a fondu à moitié –bon- mais tu n’es pas dans les marchands d’hommes pour autant que je sache, et tu peux prendre parti, je le trouve, agissant réellement avec humanité, mais que veux-tu ? .
.. »
C’est l’époque de la moisson. Depuis quelques semaines, Vincent s’intéresse aux champs de blé sur le plateau qui surplombe la vallée de l’Oise. « Je cherche à faire des études de blé ainsi –je ne peux cependant pas dessiner cela- rien que des épis tiges bleu vert, feuilles longues comme des rubans vert et rose par le reflet, épis jaunissants légèrement bordés de rose pâle par la floraison poussiéreuse – un liseron rose dans le bas enroulé autour d’une tige. » Jacques Brel, autre artiste du plat pays, chantait, dans une jolie métaphore, « les fils de novembre qui reviennent en mai ».

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Ce dimanche, les blés m’apparaissent frissonnants autant sous l’effet de la brise que du souffle créatif de Vincent. Voilà je suis à l’endroit précis où il a peint le Champ de blé aux corbeaux.
Dans une lettre à son frère Théo aux alentours du 10 juillet, il lui confie : « Là – revenu ici je me suis remis au travail – le pinceau pourtant me tombant presque des mains et – sachant bien ce que je voulais,j’ai encore depuis peint trois grandes toiles. Ce sont d’immenses étendues de blés sous des ciels troublés et je ne me suis pas gêné pour chercher à exprimer de la tristesse, de la solitude extrême. Vous verrez cela j’espère sous peu – car j’espère vous les apporter à Paris le plus tôt possible puisque je croirais presque que ces toiles vous diront ce que je ne sais dire en paroles, ce que je vois de sain et de fortifiant dans la campagne... »

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C’est une toile d’un mètre sur cinquante centimètres qu’on qualifierait maintenant de format panoramique. Tout tourbillonne, tout se tord, tout souffre : les blés ressemblent à un feu, le ciel est bleu d’orage, les chemins ne mènent nulle part. Et pour noircir encore le tableau, l’artiste y fait voler des corbeaux ; chacun sait pourtant que ces oiseaux de mauvais augure trouvent leur pitance dans les champs de blé plus en période des labours qu’à celle de la moisson. Cette toile géniale symbolise le profond désespoir dans lequel Vincent plonge un peu plus chaque jour. Elle est répertoriée comme étant la dernière qu’il ait peinte. Pour l’admirer, il faut accompagner Pierre Perret et son P’tit Loup :

« T’en fais, pas mon p’tit loup,
C’est la vie, ne pleure pas.
T’oublieras, mon p’tit loup,
Ne pleur’ pas.
Je t’amèn’rai sécher tes larmes
Au vent des quat’ points cardinaux,
Respirer la violett’ à Parme
Et les épices à Colombo.
On verra le fleuve Amazon’
Et la vallée des Orchidées
Y a des Van Gogh à Amsterdam
Qui ressemblent à des incendies ..
. »

Certains écrivains et cinéastes datent abusivement le tableau du 27 juillet 1890 pour transcender le romanesque de la vie du peintre. En fait, ce jour-là, quand il parvient au champ, plutôt que poser son chevalet et ouvrir sa boîte de couleurs, Vincent sort de sa poche un revolver. « Il n’y a de vrais artistes que ceux qui y mettent leur peau ».
Dans un entrefilet laconique, le journal local L’Écho Pontoisien du 7 août 1890 relate l’accident : « Dimanche 27 juillet, un nommé Van Gogh, âgé de 37 ans, sujet hollandais, artiste peintre, de passage à Auvers, s’est tiré un coup de revolver dans les champs et, n’étant que blessé, il est rentré à sa chambre où il est mort le surlendemain », dans les bras de son frère Théodore. Celui-ci sombre à son tour bientôt dans la démence et meurt six mois plus tard à Utrecht, en Hollande.
Lorsque Van Gogh mourut à trente-sept ans, ma grand-mère paysanne en avait deux. Ma remarque est insignifiante sinon que je me surprends à penser que sans le drame, elle eut été contemporaine de l’artiste.
À environ deux cents mètres du champ aux corbeaux, j’aperçois, isolé dans les blés comme souvent dans les villages du Vexin, le petit cimetière où les deux frères sont réunis dans la mort comme ils le furent dans la vie, notamment à travers une correspondance assidue. Ce sont plus de sept cents lettres qu’écrivit Vincent à Théo.

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D’une émouvante simplicité, les deux tombes se dressent dans un parterre de lierre d’où surgissent, en hommage, quelques tournesols. Vincent leur avait consacré une série de sept tableaux réalisés entre 1888 et 1889. À l’origine, il avait peint ses premiers tournesols pour décorer la chambre de Paul Gauguin. En 1891, un an après sa mort donc, l’écrivain Octave Mirbeau en acheta un pour 300 francs (environ 900 euros). En mars 1987, un magnat japonais de l’assurance, acquiert l’un des tableaux pour l’équivalent de 40,8 millions d’euros lors d’une vente aux enchères chez Christie’s à Londres. Tout ce marché de l’art et les spéculations sordides autour des soleils illustrent et expliquent les ombres qui plongèrent l’artiste dans la souffrance et le désespoir.

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Tout près des deux frères, reposent Norbert Gœneutte et Eugène Murer, peintres impressionnistes, amis du docteur Gachet, que Vincent côtoya lors de son séjour à Auvers.
En arpentant les allées de ce cimetière de prédilection pour les artistes, je suis intrigué par une autre sépulture. Sur la pierre, je lis :
Guillaume van Beverloo dit Corneille est l’un des plus grands maîtres de la peinture du XXème et XXIème siècle. Cofondateur en 1948 du mouvement COBRA, il n’aura de cesse durant toute sa carrière d’expérimenter, d’inventer et d’imaginer en toute liberté. Mondialement connu pour être le peintre de la couleur, l’Oiseau, la Femme, la Nature et la Musique, seront les thèmes récurrents de son œuvre magistrale. Éternel humaniste et amoureux de la vie, tel fut son parcours.

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« Dans ma longue vie de peintre, j’ai tout vécu avec passion et si c’était à refaire, je referais la même chose. De ma vie, j’en ai fait une belle journée colorée. » L’optimisme de ce peintre, graveur et sculpteur belge, décédé l’an dernier, tranche avec le terrible mal-être de son illustre voisin.
Je reviens quelques instants auprès de Vincent. J’ai du mal à le quitter. N’y voyez aucun penchant pour le morbide, mais j’aime flâner dans les cimetières. Leurs habitants me racontent parfois des histoires, leurs histoires. Durant mon séjour là-bas, j’appréciais la forme festive que prend el Dìa de los Muertos (notre Toussaint) à l’occasion duquel les mexicains viennent tenir compagnie à leurs défunts avec force victuailles, boissons et musiques. Loin de tout sacrilège, qui sait si Van Gogh ne serait pas heureux de nous « voir » trinquer d’un petit verre d’absinthe !

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Je redescends à pas lents vers le village, humant de-ci delà un petit quelque chose de Vincent, ainsi, les délicates roses trémières dont les hampes envahissent les façades des maisons. À Auvers, sous son pinceau, la flore et, notamment les roses, se montre plus naturelle et moins abstraite que dans ses natures mortes. Les buissons foisonnants de rosiers viennent en écho à la vie désordonnée voire impénétrable du peintre.

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Pour redescendre au centre du village, j’emprunte l’escalier de la Sansonne aux marches inégales qui tortillonne moins que sur le célèbre tableau. « Les gens, cela vaut mieux que les choses » ; ainsi, Van Gogh justifiait la présence de personnages sur ces toiles.
« Cette semaine j’ai fait un portrait d’une jeune fille de 16 ans ou à peu près, en bleu contre fond bleu, la fille des gens où je loge. Je le lui ai donné ce portrait mais j’en ai fait pour toi (Théo) une variante. » Le poster d’Adeline Ravoux se glisse discrètement dans le lierre qui mange le mur à l’arrière de l’auberge.

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« Le docteur Gachet m’a piloté dans une auberge où l’on demandait 6 francs par jour. De mon côté j’en ai trouvé une où je payerai 3.50 par jour. Et jusqu’à nouvel ordre je crois devoir y rester. Lorsque j’aurai fait quelques études, je verrai s’il y aurait avantage à changer mais cela me parait injuste lorsqu’on veut et peut payer et travailler comme un autre ouvrier, d’avoir à payer quand même le double presque parce que l’on travaille à de la peinture. Enfin je commence par l’auberge à 3.50. »…. Lettre suivante : « Mon cher Theo et Jo, dans l’autre lettre j’ai d’abord oublié de te donner l’adresse d’ici qui est provisoirement: Place d.l. mairie, chez Ravoux. »

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En face de la petite mairie, sortie d’un décor d’opérette, qu’il peignit le jour de la fête nationale, se trouve toujours l’auberge Ravoux, le dernier domicile de Van Gogh. Vincent semble s’être absenté, il y a peu, si l’on se fie au verre à demi plein et la bouteille (d’absinthe ?) posés sur la seule table de la terrasse.

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En déboursant cinq euros, on peut visiter, sous les combles, la minuscule mansarde, témoin des tourments des derniers jours de l’artiste. Comme pour justifier l’absence du moindre mobilier ou objet de l’époque, le propriétaire des lieux a pour argument touristique qu’ici, il n’y a rien à voir mais tout à ressentir !
À Auvers, tout le monde peint, même les enfants qui ont réalisé le panneau signalant aux automobilistes la proximité de leur école maternelle. Une autre excellente raison de ralentir et même s’arrêter, c’est que dans le square jouxtant l’école, se dresse une statue en bronze de Vincent Van Gogh, œuvre du sculpteur Ossip Zadkine. Plusieurs manifestations organisées, cette année, marquent le cinquantième anniversaire de son inauguration. En fouillant sur le net dans les archives de l’I.N.A, vous trouverez quelques étonnantes images d’actualités de l’époque où, dressé sur une camionnette et veillé par son auteur Zadkine, le Van Gogh de bronze, de trois mètres de hauteur, parcourt les quais de Seine et les Champs-Élysées comme pour un triomphe antique mais … tardif.

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Dans Le maillet et le ciseau, l’ouvrage des souvenirs de sa vie, Zadkine explique lui-même son hommage à l’artiste : « Van Gogh avance très droit, face au soleil meurtrier, conquérant de la lumière. Ses pantalons rugueux semblent taillés dans l’écorce des pins. Il est bardé de toiles, de pliants, de bâtons et cela fait autour de son torse comme des barrières arrachées, des débris de clôtures. Un échappé de prison qui est parti avec ses barreaux. Comme il est maigre, il porte magnifiquement ces souvenirs de la servitude et il avance, la tête baignant dans le ciel. »
Après un déjeuner sur l’herbe entre l’Oise et la gare, la silhouette vibrante au propre comme au figuré m’accompagne, l’après-midi, dans ma promenade à Chaponval, loin de l’effervescence des Irisiades, la garden-party culturelle du château d’Auvers.

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« Dimanche 8 juin 1890.
- C’est ma tournée aujourd’hui, monsieur Vincent !
Accoudé au zinc, Pascalini sirote déjà son premier ou deuxième verre de la journée.
Je suis arrivé tôt ce matin au café « A la Halte de Chaponval ». J’ai mis à peine dix minutes pour faire le chemin avec la carriole louée par le docteur Gachet. Celui-ci avait pensé qu’il était plus simple de venir chercher Théo, Jo et le bébé à la halte de chemin de fer de ce quartier d’Auvers. Celle-ci, placée à mi-chemin entre les gares de Pontoise et d’Auvers en venant de Paris était la plus proche de la grande bâtisse du docteur.
Pascalini insiste pour m’offrir un canon. J’accepte sans grande envie, uniquement pour ne pas contrarier cet ami, ancien gendarme corse retraité, retiré à Auvers. Nous nous étions rencontrés pour la première fois dans ce café un jour où j’explorais les rives de l’Oise proches en quête de motifs et que la chaleur m’avait incité à entrer pour me désaltérer. Nous avions rapidement sympathisé.
»

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La halte de Chaponval est une gare de la ligne de Pierrelaye à Creil, située sur la commune d’Auvers. Son aspect extérieur n’a guère changé.
« Hier dans la pluie j’ai peint un grand paysage où l’on aperçoit des champs à perte de vue vus d’une hauteur, des verdures différentes, un champ de pommes de terre vert sombre, entre les plants réguliers la terre grasse et violette, un champ de pois en fleur blanchissant à côté, un champ de luzerne à fleurs roses avec une figurine de faucheur, un champ d’herbe longue et mûre d’un ton fauve, puis des blés, des peupliers, une dernière ligne de collines bleues à l’horizon au bas desquelles un train passe, laissant derrière soi dans la verdure une immense traînée de blanche fumée. Une route blanche traverse la toile. Sur la route une petite voiture et des maisons blanches à toits rouge cru au bord de cette route. De la pluie fine raye le tout de lignes bleues ou grises.
Il y a un autre paysage avec de la vigne et des prairies au premier plan, les toits du village venant après.
Et encore un avec rien qu’un champ vert de froment qui s’étend jusqu’à une villa blanche entourée d’un mur blanc avec un seul arbre.
»

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Le hameau de Chaponval s’est beaucoup urbanisé et constitue, aujourd’hui, un quartier pavillonnaire d’Auvers. Mais avec un peu de patience, de curiosité et d’imagination, en empruntant à flanc de coteau, le long d’anciennes maisons troglodytiques, « la route tournante » comme la nomma Paul Cézanne dans un de ses tableaux, on retrouve beaucoup de lieux familiers de Vincent, Paul, Charles François Daubigny, Camille (Pissarro), … et les autres ! Ici, presque à chaque coin de rue, est né un chef-d’œuvre : La maison du Pendu de Cézanne, Paysage à Chaponval de Pissarro, La Sente du Gré et Les Chaumes du Gré à Chaponval de Van Gogh.

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« Auvers est bien beau, beaucoup de vieux chaumes entre autres ce qui devient rare ». Dans la deuxième quinzaine de juillet 1890, Van Gogh peint les chaumières du Gré. Il en joint d’ailleurs un croquis dans sa dernière lettre à son frère. Les toits de chaume ont disparu mais certaines de ces masures subsistent, restaurées parfois par des familles modestes. Connaissent-elles seulement la vie tumultueuse de l’artiste ? En tout cas, au Carrefour de la rue Rémy immortalisé par Cézanne, je souris de la réflexion d’un paysan qui avait vu travailler les deux artistes : « Monsieur Pissarro piquait, monsieur Cézanne plaquait » ! C’est tellement plus sincère et profond que la réponse Zadig et Voltaire fournie par un ministre actuel, trop formaté à la mode bling-bling, quand on lui demanda quel était son ouvrage de référence !
Encore quelques pas, je parviens à hauteur de la maison du docteur Gachet. Paul Gachet est médecin, spécialiste des maladies psychiques avec notamment sa thèse Étude sur la mélancolie, peintre sous le pseudonyme de Louis van Ryssel, et collectionneur d’œuvres d’art. C’est un sacré personnage : en 1851, il soigne les blessés des barricades dressées après le coup d’état de Louis Napoléon Bonaparte, en 1854 ; il se porte volontaire pour aller combattre une épidémie de choléra dans le Jura ; la même année, il réalise une série de dessins des malades qu’il saisit dans les attitudes caractéristiques de leur démence ; et bien d’autres choses encore. Le Cri du Peuple en témoigne : « Toujours par monts et par vaux, d’une activité extraordinaire, il mène tout de front, ses consultations en son cabinet et sa peinture, l’homéopathie et l’allothérapie, la littérature et la pêche à la ligne, sans compter l’éducation de ses enfants … » Tout cela concourt à ce qu’il accueille Vincent, à Auvers, à la demande de son frère Théo, et que, très vite, se scelle une franche amitié entre les deux hommes :
« J’ai trouvé dans le Dr Gachet, un ami tout fait et quelque chose comme un nouveau frère serait – tellement nous nous ressemblons physiquement et moralement aussi. Il est très nerveux et beaucoup bizarre lui-même et a rendu aux artistes de la nouvelle école beaucoup d’amitiés & services, tant que c’était dans son pouvoir. J’ai fait son portrait l’autre jour et vais peindre aussi celui de sa fille qui a 19 ans. Il a perdu sa femme il y a quelques années ce qui a contribué à beaucoup le casser. Nous avons été amis pour ainsi dire tout de suite et j’irai passer toutes les semaines une ou deux journées chez lui à travailler dans son jardin dont j’ai déjà peint deux études, l’une avec des plantes du midi, aloès, cyprès, soucis, l’autre des roses blanches, de la vigne puis un bouquet de renoncules ».

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Gratuitement, cette fois, je me promène dans le jardin et la maison à la rencontre spirituelle des deux amis. Dans le salon, se trouve un piano rappelant le tableau où joue sa fille Marguerite Gachet. Il y a même encore dehors la table sur laquelle est accoudé le médecin tandis que Vincent  le « portrait » (du verbe portraire qui a bien vieilli!).

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« Ainsi le portrait du Dr Gachet vous montre un visage couleur d’une brique surchauffé et hâlé de soleil, avec la chevelure rousse, une casquette blanche, dans un entourage de paysage, fond de collines bleu, son vêtement est bleu d’outremer, cela fait ressortir le visage et le pâlit malgré qu’il soit couleur brique. les mains, des mains d’accoucheur, sont plus pâles que le visage.
Devant lui sur une table de jardin rouge des romans jaunes et une fleur de digitale pourpre sombre. Mon portrait à moi est presqu’aussi ainsi mais le bleu est un bleu fin du midi et le vêtement est lilas clair
».
Le jour des obsèques, devant son cercueil, le docteur Gachet prononce quelques paroles consacrant la vie de Vincent : « Ce fut un honnête homme et un grand artiste. Il n’avait que deux buts, l’humanité et l’art, c’est l’art qu’il chérissait au-dessus de tout qui le fera vivre encore ... »
La journée s’avance. Chez Ravoux, on rentre la table en terrasse. Qu’à cela ne tienne, avant de le quitter, je vais trinquer à Vincent au musée de l’Absinthe.

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L’absinthe est un ensemble de spiritueux à base de plantes éponymes dont la grande armoise. Surnommée la fée verte, elle connut un vif succès au XIXe siècle et devint même un thème de prédilection des poètes et des artistes. Mais à cause de sa teneur en méthanol, on l’accusa d’être à l’origine de graves intoxications. Zola en évoque les méfaits dans L’Assommoir et on lui attribue (abusivement ?) les crises de folie de Baudelaire et de Van Gogh justement.
Toulouse-Lautrec et Gauguin avaient initié Vincent à l’absinthe. Ensemble, ils passaient des nuits entières au café Le Tambourin, à Paris, nouveau lieu des impressionnistes qui y montraient leurs œuvres. Vouant tout ce qu’il possédait à la peinture,Van Gogh buvait lorsqu’on lui offrait. Gauguin raconte : « Lorsque nous étions à Arles, tous les soirs, nous allions au café. Il commandait une absinthe légère ». Paul Signac est moins nuancé : « En revenant chez lui après avoir passé toute la journée au grand soleil, sous une chaleur torride, et n’ayant pas de vraie maison dans cette ville, il prenait un siège à la terrasse d’un café. Et les eaux-de-vie et les absinthes se succédaient à un rythme rapide ».

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Van Gogh écrivait à son frère le 6 juillet 1888 : « J’ai une vue du Rhône –le pont de fer Trinquetaille, où le ciel et le fleuve sont couleur d’absinthe, les quais d’un ton lilas, les personnages noirâtres, le pont de fer d’un bleu intense ».
Les couleurs les plus subtiles et délicates brûlaient l’âme noire de Vincent.

« …Tu peux rentrer quand tu voudras
Les champs de blé sont toujours là
Le monde est fou
Le jaune est roi
Tes ténèbres s’éclairent
D’un soleil éclatant
Dans le rouge et le vert
Tu es encore vivant
Tu auras mis longtemps
Mais aujourd’hui Vincent
Tu vends... »

Sans renier la chanson de Michel Sardou, le temps de rejoindre l’endroit du décor, je vous laisse avec Leny Escudero, un grand artiste injustement méconnu, qui est venu en voisin de Giverny, le village de Claude Monet, pour parler de « son » frère :

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Pour écrire ce billet, outre la correspondance de Vincent Van Gogh à son frère Théo, je me suis parfois inspiré d’un blog Si l’art était conté très bien conçu L’auteur, fort de ses connaissances documentaires, a imaginé un manuscrit romancé contant les deux derniers mois du séjour de l’artiste à Auvers-sur-Oise.
Pour en commencer la lecture, voir le lien page de gauche


Publié dans : Coups de coeur, Ma Douce France |le 1 juin, 2011 |6 Commentaires »

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6 Commentaires Commenter.

  1. le 2 juin, 2011 à 11:10 maesv écrit:

    Petit mot à Vincent …

    Il n’ est rien de pire, je crois, que de ne point arriver à « exister » … être de ce monde sans y trouver un peu de place, si modeste soit-elle, la chercher sans cesse comme un éternel exilé … Ta peinture, Vibrant Vincent , c’est du saudade à l’ état pur … Puisses-tu avoir trouvé la paix dans un Ailleurs … meilleur !

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  2. le 5 juin, 2011 à 7:50 clara65 écrit:

    Bonjour,
    Quel travail tu as fait là sur ce peintre ! C’est vraiment intéressant et complet.
    Je connaissais un peu sa vie qui n’a pas été des plus joyeuses, même si je ne suis pas absolument fan des ses tableaux.
    Très bon dimanche, amicalement.

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  3. le 12 juin, 2011 à 14:49 Françoise écrit:

    Bonjour Jean-Michel,
    Tout d’abord merci pour vos commentaires sur mon blog et merci aussi pour la visite à Geneviève qui a dû être contente.
    Maintenant à moi de laisser quelques mots chez vous.
    Chaque fois c’est un plaisir de vous lire. Chaque fois, je repars ma culture un peu enrichie, chaque fois il y a un détail à mémoriser, une adresse à aller visiter, une nouvelle question à se poser. J’ai l’impression que lors de ma dernière visite je n’ai pas laissé de commentaire. Je vais donc aller vous relire. Il est vrai que mes journées avaient été un peu trop remplies ces derniers temps et le voyage en métropole, qui me permet de passer quelques jours à Paris avec ma deuxième fille, est fait pour me changer les idées et surtout le décor.
    Pour cet article sur Van Gogh et votre promenade à Auvers-sur- Oise, c’est comme toujours un pur plaisir. Les « insertions » d’images, de vidéos sont très bien choisies et le lien vers « si l’art m’était conté » offre une belle découverte. Je vais être « obligée » d’y retourner.
    J’aime vos souvenirs d’école et le voyage de fin d’année me permet aussi un retour en arrière. Habitant à Grenoble, nous allions découvrir les hauts-lieux du Vercors et non le parc Walibi.
    J’aime aussi votre liberté, indépendance d’esprit qui vous éloigne des « meutes » de touristes pour vous « glisser sur la première sente venue. »
    Le devoir m’appelle et je vais revenir vous rendre visite d’ici quelques heures.
    A tout à l’heure donc.

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  4. le 12 juin, 2011 à 17:21 Geneviève écrit:

    Merci d’être venu me rendre visite sur mon blog…c’est un plaisir que j’apprécie.
    J’avais de la famille aujourd’hui et n’ai pas eu le temps de visiter « les blogs » , mais ce n’est que partie remise.
    A bientôt

    Répondre

  5. le 15 juin, 2011 à 22:55 Hélène écrit:

    Bonsoir et merci du passage sur mon blog. Je ne connais pas bien le fonctionnement de ton blog et je ne suis pas certaine qu’il fallait que je pose mon com ici :) mais comme j’aime beaucoup la peinture de Van Gogh :) 6 fois au concert du « Boss » ? bien de la chance ! :) j’aimerais assez y assister une fois. Sa musique et sa voix se sont encore bonifiées avec le temps ! Merci pour les liens, je vais les regarder ce soir. Bonne continuation, amicalement,

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  6. le 27 avril, 2014 à 15:05 Roudier JF écrit:

    Bonjour, votre page sur Auvers est très bien faite.
    Vincent n’a pas vendu qu’un seul tableau durant sa courte vie.
    Il a effectivement vendu « La vigne rouge », non pas à son frère, mais c’est son frère, qui possédait de fait les tableaux, qui l’a vendue à Anna Boch, peintre elle-même, et soeur du peintre Eugène, ami de Vincent, pour 400 Francs belges de l’époque.
    Il a également, enfin Théo, vendu une autre toile, cela est attesté par une lettre de Théo envoyée au marchand d’art londonien Sulley & Lori, datée du 3 octobre 1888, où il parle de l’envoi d’une toile de Corot et d’un portrait de V. Van Gogh par lui-même (H 72 x 83 cm) « que vous avez achetés et payés ».
    Cela donc près de 15 mois avant la « Vigne rouge ».
    Cordialement,
    JFR

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