Archive pour juin, 2011

Vous reprendrez bien un coup d’Antoine Blondin!

À cause de mes fantaisies poético-militaires (voir billet précédent du 15 juin 2011), j’ai passé sous silence la délicieuse exposition Le muscle et la plume, organisée à l’occasion de la commémoration du 20e anniversaire de la mort d’Antoine Blondin, à la mairie du VIe arrondissement de Paris, juste en face de l’église Saint-Sulpice.

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Mes plus fidèles lecteurs savent combien j’adore cet écrivain dont les romans et les chroniques font partie de mes lectures de chevet. J’ai donc sauté sur l’occasion de le retrouver à travers des documents souvent inédits.
Et comme en préface, lui qui s’en était fait une spécialité et en comptait plus d’une centaine à son palmarès, des Souffrances du jeune Werther de Goethe à la Vélobiographie de Louison Bobet (!) en passant par Bergson, j’entre, boulevard Saint-Germain, dans la librairie L’Écume des pages (la trompette de Boris Vian jouait tout près!) qui consacre une de ses vitrines au héros du jour. J’y achète même Blondin 20 ans déjà !, un ouvrage (assez mineur mais néanmoins très chaleureux) dans lequel ses proches amis, sa famille et même quelques admirateurs lui rendent hommage. Cependant, je me réjouis d’un court extrait du témoignage de sa première épouse Sylviane (le même prénom que mon premier amour d’adolescent !) : « En août 1939, à Lyons-la-Forêt, nous étions alors une bande d’amis âgés de 15 à 19 ans insoucieux du spectre de la guerre. Nous nous retrouvions chaque été dans ce petit village de Normandie où nos parents avaient tous une résidence secondaire … Quelques jours après la déclaration de guerre, les parents décidèrent que nous passerions toute l’année à Lyons, dans la crainte de bombardements sur Paris. C’est ainsi que je fus inscrite à un cours par correspondance tandis qu’Antoine et d’autres se retrouvèrent à Forges-les-Eaux, où le lycée Corneille de Rouen avait été délocalisé. » En consultant … les livres sur le Pays de Bray écrits par mon père, je découvre qu’effectivement, le lycée où j’effectuerai plus tard mes études secondaires, avait été transféré, durant quelques mois, dans des locaux appartenant au casino de ma ville natale ; ceux-là même qui furent réquisitionnés par la suite comme hôpital militaire avant de devenir dans les années 1950, l’école primaire des garçons (la photographie figure dans l’avant-propos du blog). Pardonnez-moi, j’ai la faiblesse de croire aux signes, aux concordances du destin, au rappel des mots, comme Blondin d’ailleurs. Qui sait si, moi l’enfant du baby-boom, je ne suis pas habité par sa plume, parce qu’il avait préparé le baccalauréat dans ce qui deviendrait mon école à l’encre violette.
Encore un signe, la librairie d’où je sors, jouxte le café de Flore. Voyez ce qu’en disait l’Antoine : « Sous l’occupation, les cafés intellectuels, parmi lesquels le Flore jouait un rôle prépondérant, étaient tendus de lourds rideaux bleus qui permettaient d’abriter quelque besogne insolite et grandiose. Un beau jour, les rideaux s’écartèrent et l’on vit surgir, tout armés, Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, bientôt flanqués d’un état-major doté d’un tour de tête respectable. « Ils pensent … Souscrivez ! » s’écrièrent les limonadiers. Après Passy, la province puis l’étranger vinrent coller leurs nez aux vitres. Ce qu’ils virent fut bien propre à les enchanter. Un agrégé replet et une amazone exemplaire troussaient des concepts en toute simplicité, à deux pas du croquant, comme on fabrique des gaufres. Jamais la métaphysique ne parut plus accessible. Peut-être, était-on « existentialiste » sans le savoir ? Une certaine jeunesse d’après-guerre trouva là une caution à ses débordements. « Il faut choisir de vivre ou de raconter » a écrit Sartre. Elle choisit de vivre comme Sartre raconte. On ne saurait toutefois confondre le doctrinaire universellement reconnu et les figurants plutôt sordides de l’existentialisme by-night. Il reste que ce rigodon des consciences qui se réclamait de lui avait pris des dimensions inimaginables et confuses. Juchés sur des tabourets distraits à la pénombre, secoués par le be-bop, attendris par le punch, des penseurs prétendument nocifs se métamorphosaient en noceurs prétendument pensifs … »
Soixante ans plus tard, la terrasse du Flore ne désemplit toujours pas de gens désireux de s’afficher en guettant l’entrée de quelque personnage important, BHL ? !
Je traverse le boulevard Saint-Germain pour visiter enfin l’exposition.
En voici les mots de préambule : « Je ne franchissais jamais le boulevard Saint-Germain ou alors pour me rendre à Tokyo.»  Pour les Jeux Olympiques? Antoine Blondin exagérait à peine. Son quadrilatère originel était restreint et contraint. Confiné entre le quai Voltaire (où il a grandi), la rue Mazarine(où il a vieilli) et la rue du Bac (où il a publié). Là, point besoin de boussole et de cartes d’état-major, seules la solidarité et l’amitié lui tenaient lieu de laisser-passer. Blondin était chez lui et avec les autres en perpétuel voyage buissonnier. »
S’en suit un carnet d’adresses, essentiellement situées dans les VIe et VIIe arrondissements, avec lequel, le flâneur peut partir en pèlerinage pour humer un petit air de Blondin. J’en avais évoqué quelques-unes dans un ancien billet (voir Rive gauche à Paris: de Saint-Germain-des-Prés au Pont des Arts du 18 janvier 2010).
Avec son ami, journaliste sportif, Michel Clare, il se rendait, à une époque, à l’aérogare des Invalides pour se mêler aux voyageurs en partance. « Là, ils écoutaient la voix de l’hôtesse « bus numéro 117 pour Roissy ». Et ils voyaient se lever des gens qui parlaient portugais avec l’accent brésilien. Alors, ils partaient pour Rio en laissant voguer leur imagination… Ainsi, faisaient-ils le tour de la terre avec un café crème. »
Pour être exact, l’enfant terrible de Saint-Germain-des-Prés prit aussi racine en plein champ, au cœur du Limousin, lorsque sa belle-mère acheta une fermette au lieu-dit Salas, près du village de Linards. L’idée était de placer Antoine loin des tentations, dans un coin perdu où il pourrait se dévouer à l’écriture. Peine perdue car l’épicière du coin, fan de l’écrivain, adjoignit très vite un bistrot-tabac à son commerce, rapidement baptisé le Jadis Bar en référence au beau roman Monsieur Jadis ou l’École du soir, qui venait de paraître.
Au risque de vous faire injure, pour clarifier mon propos, je me dois de rappeler aux moins érudits d’entre vous sur la chose « blondinesque », qu’Antoine fut un écrivain alcoolique même si je déteste le qualifier ainsi. Ses outrances de comptoir me le rendent même plus sympathique encore. « On n’a jamais su si le fait de boire le libérait pour écrire ou s’il avait du mal à écrire parce qu’il buvait » raconte Pierre Assouline dans son livre d’entretiens Le flâneur de la rive gauche. Blondin confiait : « Je ne bois pas pour être saoul mais pour changer les couleurs de la vie ».
Un élément de réponse se trouve peut-être dans son truculent roman Un singe en hiver récompensé du prix Interallié et adapté magnifiquement au cinéma par Henri Verneuil avec Gabin et Belmondo dans les rôles de Quentin et Fouquet. Justement, ils sont là rassemblés sur un dessin de l’exposition.

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Et régalons-nous un instant de quelques séquences magistrales des princes de la cuite avec les savoureux dialogues de Michel Audiard :

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Fable poétique de l’ébriété, « picole épique de celle qui repeint le ciel en rouge », comme avec la scène finale du feu d’artifice !
Je suis d’autant plus bienveillant devant ces comportements éthyliques qu’au nom de l’amitié qui se décline au présent des boissons fortes, j’y fus moi-même confronté avec un être très cher qui me manque beaucoup aujourd’hui. Comme Blondin fut orphelin de Roger Nimier, l’ami de la bande des Hussards, mort accidentellement en 1962. D’autres amis disparurent, Antoine n’écrivit plus ou presque, et éclusa beaucoup par désenchantement et tristesse.

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Je souris de la recommandation d’Antoine à celui qui envisage de se confronter à l’exercice délicat de l’écriture : « N’oublie pas qu’on écrit avec un dictionnaire et une corbeille à papier. Tout le reste n’est que litres et ratures. » Le calembour dont il était un irrésistible maître est bien dans sa manière de tordre le cou à toute velléité de paraître sentencieux. Voilà qui rassurera peut-être une de mes lectrices qui, détentrice elle-même d’un blog, se désolait récemment de l’usage du clavier numérique et des correcteurs d’orthographe.
Au temps où Antoine écrivait ses chroniques quotidiennes sur le Tour de France, pour le compte du journal L’Équipe, il entrait en salle de presse, à l’arrivée de l’étape. Et « au bout de une, deux ou trois heures de bataille avec son texte, il présentait toujours sa feuille endimanchée pour la grande communion du bouclage, l’écriture immaculée. L’impeccable calligraphie d’instituteur, dans les cahiers de ses manuscrits, tout en rondeur sereine, est d’ailleurs une provocation à peine soutenable pour tous les aspirants écrivains. »
Justement, un agrandissement d’un de ses manuscrits ouvre l’exposition, comme un constat doux-amer de ce que fut sa vie :
« Si je cherche du solide, autour de moi, je n’aperçois ni murs ni meubles, rien que des êtres. L’amitié ou l’amour des autres aura été mon manteau et ma maison. J’espère leur avoir donné en échange les satisfactions que je leur devais, mais je crains de les avoir déçus sur bien des points. Je ne déteste rien autant que de décevoir les gens. Je ne supporte pas d’entendre le bruit d’une porte ou d’un cœur qui se ferme.
Et si vous me demandez quel doit être le sens d’une vie, je vous dirais que, faute d’accepter de lui donner un sens unique (quel qu’il soit), on risque beaucoup d’en faire un sens interdit.
»
Mise sur pied par l’Association des écrivains sportifs, l’exposition intitulée explicitement Le muscle et la plume, fait la part belle au chroniqueur sportif d’exception, amoureux fou notamment de cyclisme et de rugby. Comme il est écrit en préface du livre éponyme que j’acquiers à l’accueil : « Grâce à sa plume caracolante, la Grande Boucle a trouvé naturellement sa place entre la quête du Graal, le retour de Don Quichotte et les Pieds Nickelés. De 1954 à 1982, il fut pour L’Équipe le chroniqueur médiéval du Tour de France, héraut des grandes échappées, Joinville de la flamme rouge, Commynes du gravillon, croquant aussi bien un cador du peloton que la silhouette d’une spectatrice sur le bord de la route, un hôtel de province, un âne dans un pré, un poète oublié de la Pléiade.
Au creux du peloton pelotonné, flâneur devant l’éternel, vagabond de haut lignage, le chroniqueur buissonnier ne cesse de faire la cour à la France, celle de Rabelais et de Doisneau, celle de Stendhal et de Fallet, celle de Marcel Aymé et d’Audiard.
»
Mon petit doigt me dit que prochainement, à l’occasion du départ du Tour de France, je vous offrirai quelques échantillons de ses chroniques, véritables bijoux littéraires. Dans ma jeunesse, chaque été, trois semaines durant, j’attendais avec impatience que mon père revienne des courses avec le quotidien sportif. Après un rapide coup d’œil sur les classements de l’étape de la veille, je me régalais de ses exercices de style dans les pages intérieures.
Même lorsqu’il nous contait la légende des cycles, l’expression lui appartient en hommage au romantisme, Blondin faisait de la littérature, « transformant en genre majeur ce qui, d’ordinaire, n’excède pas l’habileté du bien dire ».
Il est cocasse de noter que deux de ses compilations consacrées à des textes littéraires, qui n’ont d’ailleurs rien à voir avec le monde du sport, s’intitulent Certificats d’études et Devoirs de vacances. Lorsque le Tour commençait, la distribution des prix se profilait à l’horizon, l’année scolaire s’achevant alors la veille de la fête nationale. C’était plutôt le temps de l’école buissonnière. Mais j’ai toujours rêvé d’un instituteur qui choisirait le Tour de France comme thème d’éveil avec notamment l’étude des textes ciselés d’Antoine.
Devant une vitrine, je me réjouis de constater que le petit Blondin comme le petit Coffin (il s’agit de moi, pas d’un des gamins du Grand Meaulnes !), mais avec infiniment plus de talent sans doute, rédigea, tel un journal intime, son cahier de sport. Moi, je collais, infatigablement, photos et articles de presse concernant Jacques Anquetil, l’idole de ma jeunesse (voir billet des 15 avril et 22 août 2009). Lui, il dédiait son cahier de marque Université à son club de football préféré, le Racing Club de Paris. Commencé le 24 septembre 1934, fini le …, il le parsème de photographies et de petits textes de sa composition à la gloire des vedettes de l’équipe, Emile Veinante, spécialiste des corners directs, Raoul Diagne, le premier joueur noir sélectionné en équipe de France (on ne parlait pas de quotas à l’époque !), et l’autrichien Rudi Hiden qu’il qualifie de plus grand gardien de but du monde !
En forme de clin d’œil et d’hommage au club qui le fit rêver dans sa jeunesse, plus tard, il appela la Comédie Française, le Racine Club de France !
À 13 ans, le collégien Blondin participa à un concours national où il fallait rédiger un petit essai sur le thème du Tour de France. Les auteurs des meilleures copies étaient invités à suivre une étape de la grande épreuve cycliste. Il fut recalé au profit des premiers de la classe qui n’en avaient que faire. Il se rattrapa largement par la suite en glanant un accessit au Concours général de littérature et en suivant assidûment la grande boucle, entre 1954 et 1982, comme journaliste … jusqu’au jour où il s’aperçut qu’il avait envoyé le même texte deux fois consécutivement !
Voici l’introduction de sa première chronique au soir d’une étape de transition à travers les Landes :
« Prendre le Tour de France en marche, c’est pénétrer dans une famille avec des gaucheries de fils adoptifs, des réticences d’enfant de l’amour tard reconnu. Tout un rituel s’est instauré sans vous, dont on vous livre patiemment les clés. Vous apprenez à mettre des noms sur des visages, et ce sont les suiveurs … des visages sur des numéros, et ce sont les coureurs … Les suiveurs s’identifient à la hauteur du nombril qu’ils ont en forme de macaron à leur effigie. Les coureurs se déchiffrent du côté de la fesse gauche. Pour s’y retrouver, il faut avoir l’œil qui vole bas. Les vétérans se distinguent en ceci qu’ils regardent droit devant eux. Les nouveaux venus comme moi doivent avoir l’air plutôt sournois. Les seuls personnages que je reconnaisse sans détours, sous l’empâtement, ou la calvitie, ce sont les anciens coureurs. Il est vrai que je les ai connus au maillot. Nous avons cheminé toute la journée entre Berrendero, Sylvère Maes, Guy Lapébie, André Leducq, Charles Pélissier, Ducazeaux, Guiramand … et il me semblait accomplir, enfin les rêves du cancre que je fus au temps où les meilleurs de ma classe remportaient dans des concours assez rebutants le droit prestigieux d’accompagner les « géants de la route » pendant une étape ou deux. Chez moi, la classe a parlé tardivement. »
Comme il disait joliment : « Ma madeleine de Proust, si elle dégage un parfum d’embrocation, a aussi une lointaine odeur de revanche. »

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Pensif, une plume d’oie à la main, revêtu du maillot jaune, tenue distinctive du leader du Tour de France, Blondin fixe l’objectif. « Je préfère le maillot jaune à l’habit vert » de l’académicien, avoua-t-il un jour, peut-être avec une pointe de frustration. Sans doute, aurait-il aimé entrer sous la coupole de l’Institut qui le narguait à environ deux cent mètres de son domicile, rue Mazarine. Mais, avec son sens de la pirouette pour taire un regret, il faisait remarquer qu’entre chez lui et l’Académie Française … il y avait cinq bistrots de trop !

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Quelques dessins humoristiques forcent affectueusement le trait sur son addiction à l’alcool. Il en est un, particulièrement savoureux, intitulé la voiture 101 (la fameuse Peugeot 403 rouge du journal L’Equipe dans laquelle il prenait place) ou le Pisse-Coppi, en référence à l’épisode de l’encrier avalé par l’Antoine en lieu et place d’un verre supplémentaire, pour manifester son agacement envers Jacques Goddet, le directeur du quotidien sportif, inquiet du sort de la chronique, ce soir-là à l’étape.

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Une photographie qui me tient à cœur, réunit Jacques Anquetil et Antoine Blondin revêtu du maillot floqué du numéro 13 de la finale du championnat de France de rugby, offert par Guy Boniface. Blondin avait une admiration sans bornes pour les frères Boniface, trois-quarts de génie du Stade Montois (club de Mont-de-Marsan), et rebelles comme lui : « Si j’étais plus jeune, j’aimerais mener ma vie dans la perspective des Boniface. Je crois que j’ai été marqué par Guy, que n’ai-je l’âge d’être transformé par André. Il me semble que je parle comme un essai. Tout au plus comme une ébauche ». Les amoureux du ballon ovale savoureront. La mort de Guy, dans un accident automobile sur une route des Landes, le 1er janvier 1968, fait partie des blessures jamais cicatrisées d’Antoine, au même titre que celle de Roger Nimier, six ans plus tôt, au volant de son Aston Martin.
Le sport l’intéressait quand il atteignait l’esthétisme. C’était le cas avec les frères Boniface-si vous saviez comme c’était beau quand ils manoeuvraient les adversaires avec leurs « cadrages débordements »- et avec Jacques Anquetil qu’il surnomma le « Yehudi Menuhin de la bicyclette ». Ceux qui me lisent régulièrement comprendront que je me régale à la lecture d’un article paru dans la revue Arts et titré « ANQUETIL a réussi à faire passer le cyclisme français de l’âge commercial à l’âge esthétique ».
Je ne résiste pas à vous livrer un extrait de ce qu’il avait écrit à la gloire du rugby, réédité dans l’ouvrage Le muscle et la plume. Je ne me souvenais plus que je l’avais déjà lu dans Le match des matches, un beau livre regroupant de superbes photographies et textes sur le royaume d’Ovalie.Il faudra que je le ressorte de mes cartons. « Sur cent mètres de gazon à conquérir ou à préserver, le rugby est d’abord un sport stratégique où l’occupation de l’espace suggère en profondeur les images du patrimoine et du terroir. La touche et la mêlée, ces fabuleuses usines essaimées sur les terrains vagues des stades, y broutent leur lopin de pelouse à la conquête d’un objet de cuir qu’on peut considérer, selon l’humeur, comme une matière première ou comme une fin dernière.
Il est permis, en effet, de s’en remettre à un grand coup de pied du soin de se débarrasser pour longtemps de ce trésor trop brûlant dont la possession vient de provoquer une telle débauche d’efforts. L’attitude peut paraître paradoxale, désinvolte, voire ingrate. Elle ne saurait en aucun cas qualifier ceux que l’exercice séculaire du rugby a baptisé du fier nom d’attaquants… »
« … À un rugby de matière bien calé sur ses règles, elle oppose un rugby de manière, où la tradition ne se perpétue que dans le renouvellement.
C’est alors qu’éclate une vérité qui nous confirme qu’en 1823, l’étudiant William Webb Ellis, en prenant soudainement un ballon de football entre ses bras, n’a pas fait son voyage pour rien : à savoir que le ballon de rugby, élaboré dans les fabuleuses usines de la touche et de la mêlée, est destiné par la meilleure des providences à devenir un produit « manufacturé ».
»
Antoine serait probablement déçu des dérives du rugby actuel qui a un peu perdu son âme en devenant plus un sport de contact que d’esquive.
Blondin appréciait dans le rugby, outre sa dimension esthétique, son côté franc viveur et notamment les débordements festifs des troisièmes mi-temps ! Comme il se faisait torero en improvisant quelques passes avec les automobiles de passage dans sa rue, il s’identifiait aussi à un rugbyman, dans son exaltation. Ainsi, dans cet esprit, il convia tous les clients des bistrots de Saint-Germain-des-Prés qu’il fréquentait, à lever leur verre en l’honneur du titre de champion de France de Mont-de-Marsan. À cette occasion, il inventa un jeu en obligeant chaque quidam à endosser la tunique zébrée jaune et noire de l’équipe landaise, et en leur imposant une série de passes et d’arrêts de volée avec un sucrier transformé en ballon de rugby. Il paraît qu’un soir, au Bar-Bac, un de ses cafés de prédilection, il « sélectionna » Michel Debré, ancien premier ministre ! Une autre fois, au soir d’un match de sélection France A-France B, à l’auberge d’Uchacq, près de Mont-de-Marsan, il osa défier dans son ivresse intrépide, le colossal troisième ligne Walter Spanghero qui, surpris, alla voler dans un fracas de chaises. C’est lors d’une frasque semblable que sa compagne de l’époque, trouvant son comportement lamentable, le qualifia de singe en hiver !

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Après la mort de Guy Boniface, Antoine reporta sa tendresse sur Jean-Pierre Rives, capitaine emblématique du XV de France. Casque d’or devint son « blondinet » !
Blondin n’était indifférent à aucun sport. À ses yeux, « le sport était le dernier espéranto et le champion le dernier passe-frontières ». Pour lui, « Le foot, c’est une âme collective partagée entre le désir et la crainte de voir un ballon passer entre trois poteaux. ». Voyez comment il présente la finale de la première Coupe d’Europe, l’ancêtre de la Ligue des champions actuelle, disputée en 1956 à Paris : « Il est toujours assez émouvant d’assister à la naissance d’une tradition. La minute historique est une occasion à enlever « de suite ». Il y avait, l’autre soir, de la crèche et du berceau dans ce Parc des Princes ouvert à la belle étoile, sous laquelle la première Coupe d’Europe de football affrontait les regards de quarante mille rois mages venus lui apporter la myrrhe et l’encens d’un enthousiasme neuf. »
Du fond de sa Galilée normande, mon papa emmena son (divin ?) enfant ébloui par les étoiles du Stade de Reims et du Real Madrid. Cinquante-cinq ans après, malgré les dérives mercantiles, les gamins d’aujourd’hui n’ont d’yeux que pour un Messi !
Antoine appréciait aussi le tennis et les fameux Mousquetaires (Lacoste, Cochet, Borotra et Brugnon) furent les héros de sa prime enfance. « Le souvenir est une résidence secondaire. Ses servitudes exquises sont celles du jardin secret. Le mien emprunte parfois ses allées au chemin qui, longeant, les serres d’Auteuil, aboutit aux frondaisons où s’abrite le stade Roland-Garros. Les jours qui s’annoncent vont y faire resurgir le charivari distingué des Championnats internationaux de France où le tennis proliférant, protégé des rumeurs intruses par ses rites et ses codes, de plus ou moins bonne compagnie, n’est cependant là pour personne. Vous sonnerez en vain à la porte, dans l’espoir d’accéder à ses gradins râpeux et tumultueux, au revers desquels les initiés se croisent le long d’une falaise de béton dans des suavités de garden-party. J’ai connu ces lieux par des printemps d’amandes vertes et par des cinq à sept en cinq sets où l’ondée vous confinait sous le parapluie prestigieux des marronniers les plus snobs du monde. Voici venue l’époque où l’étudiant sèche les cours, l’artisan son atelier, l’employé son bureau, le fiancé son rendez-vous pour un autre, bref, le vrai triomphe du congé de maladie. Celle-ci n’était pas honteuse … »
À mon arrivée en région parisienne, j’ai goûté aussi au charme bucolique de ce stade – un court annexe s’appelait même joliment « la campagne » – et aux ambiances feutrées qui laissaient entendre le bruit suave des balles. Je me souviens d’y avoir admiré Ken Rosewall, l’une des légendes du tennis, en nocturne, avec guère plus de deux cents autres mordus. Il est probable qu’aujourd’hui, Antoine serait exaspéré par les queues dans les allées et les vociférations d’un public turbulent. Il y a longtemps maintenant que, pour des motifs semblables, j’ai renoncé à prendre le chemin d’Auteuil.
Je ne peux tout de même pas vous refuser un morceau (d’anthologie) d’une de ces merveilleuses chroniques consacrées au cyclisme. Antoine aimait puiser dans son exceptionnelle culture littéraire pour conter les faits et les à-côtés de la course. Il excellait à pasticher Victor Hugo, Madame de Sévigné ou Marcel Aymé. Ici, il se réfère à Alexandre Dumas pour rédiger sa chronique de la course Paris-Roubaix de 1956, intitulée Va-t-en après .. . !
« Comment Louis, ayant d’abord percé à jour un complot, perça ensuite sa chambre à air, et comment le duc de Bruyne, prononça deux mots historiques dans la même journée.
Roubaix.- Le lecteur nous excusera d’ouvrir le 55ème chapitre d’une œuvre aussi classique que « Paris-Roubaix ou les ferrets de la petite reine » par quelques considérations historiques.
Cette année-là, aux approches de Pâques, pour ce que la France tout entière était plus ou moins la capitale de l’Angleterre, une partie des regards se tournait vers Roubaix que Sa Majesté britannique, la reine Élizabeth II, devait honorer prochainement de sa visite. Depuis quelque douze mois, cette cité était en apanage au jeune roi Louis, dit « le Bobet », qui y avait établi sa suzeraineté après avoir triomphé successivement à Lens et à Rocroi. Aussi bien prêtait-on à ce prince le dessein de quitter Paris pour devancer dans son fief l’arrivée de la souveraine aux fins de lui en remettre les clés, fussent-elles à molette. Ce projet généreux n’alla pas sans exciter l’intrigue et la cabale. Donc par un dimanche voilé de printemps qui était celui de la Passion, un spectateur, insensible à la bise, eût pu apercevoir un parti de cavaliers rangés à l’ombre de la basilique de Saint-Denis où dorment les rois de France, et dans la personne de deux hommes dissimulés sous des casaques jaunes, il eût pu reconnaître Louis et son frère Jean, rentré précisément depuis quelque temps d’une mission en Angleterre et qui se faisait passer pour un jeune clerc chargé de course à l’université d’Hutchinson.
« Jean, mon frère, disait Louis, si vous êtes prêt à recevoir un secret, suivez-moi dans la crypte et jurez-moi sur les sacrés tombeaux de nos devanciers, ne dévoiler ma roue arrière que si je vous le demande et, en aucun cas, ce que j’ai à vous confier …
… Entre la sépulture de saint Rebry et celle de Pélissier1er, Louis prit la parole :
« J’ai eu un tuyau. Comme son nom l’indique c’est Condé qui me l’a donné : l’escadron qui doit nous conduire dans les Flandres est à la solde du duc de Bruyne. C’est Rome qui tire les ficelles ou plutôt le cardinal Coppi. Feignons d’ignorer tout mais ouvrons l’œil. Chaque passage à niveau nous sera une barricade, chaque bocage du pays de Somme cachera une embuscade et dans chaque coron de la plaine du Nord, il y aura pour nous terril en la demeure. Je compte sur ta vigilance et dis-toi bien qu’en retour, le souci de mon cadet ne sera jamais le cadet de mes soucis
… »
Au premier étage de l’exposition, je m’assieds sur un banc pour regarder sur un petit écran, quelques archives de l’INA. Je m’amuse du montage cocasse qui met en scène un entretien entre un Blondin des villes, celui de Saint-Germain-des-Prés, et un Blondin des champs, « le gentleman-fermeur » (de bars) de Linards en Limousin.

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On retrouve, étrangement, le même paradoxe dans son ascendance. Sa mère était issue d’une grande bourgeoisie parisienne. Son aïeul Jean Casimir-Perier fut même président de la République de juin 1894 à janvier 1895, date à laquelle il donna sa démission suite à celle du ministère Dupuy. Son père, originaire de l’Allier, venait d’une famille de bergers transhumants qui menaient les moutons des autres du Bourbonnais au Cantal. Un de ses ancêtres était surnommé Blondin d’Amour.
Antoine justifiait sa fascination pour le noctambulisme par son appartenance à une génération de jeunes gens ayant connu le couvre-feu pendant la seconde guerre mondiale. Dans le petit film projeté, il va à la rencontre de Jean-Marie Rivière, prince de la nuit, patron de l’Alcazar, tout à côté de son domicile rue Mazarine. Clin d’œil au cyclisme, ils convainquirent une veuve millionnaire, danseuse et reine des nuits parisiennes, de mettre sur pied l’équipe De Kova-Lejeune, revêtue d’un maillot rose fluo très avant-gardiste en 1973 ! Son principal fait d’armes fut de classer cinq de ses coureurs aux cinq dernières places du Tour de France.
Antoine n’aurait pas compris qu’on commémorât le vingtième anniversaire de sa mort, sans lever le coude. L’exposition décline donc toute une série de documents iconographiques faisant allusion aux comptoirs de bistrots, ces arches de Noé accueillantes pour célébrer l’amitié autour d’innombrables verres de contact.

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Ainsi s’est tenue deux jours après mon passage, la treizième édition du marathon des leveurs de coude. Les quarante-deux kilomètres de l’épreuve reine de l’athlétisme, sont remplacés par une dégustation dans quarante-deux bars du quartier.
Ce jour-là, chez nous, dans les estaminets de Saint-Germain-des-Prés, retentit comme à Jean Dauger (le stade de Bayonne du nom d’un très grand trois-quarts centre ami aussi de Blondin) :

« C’est la peña
Qui crie sa joie
Sur cet air là…
Allez allez
Les bleus et blancs
De l’Aviron Bayonnais
C’est la peña
C’est la peña baiona »

Il y eut même du côté de la rue des Canettes, une Marseillaise très franchouillarde, façon Tournoi des Six Nations !

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Dans une vitrine, des coupures de journaux de l’époque rappellent la mort d’Antoine. France-Soir titre même malicieusement : « Même l’église (de Saint-Germain-des-Prés) était bourrée » ! Jean-Paul Belmondo, son double dans Un Singe en hiver, Jean d’Ormesson et Maurice Druon, de l’Académie française, Jacques Laurent, son copain des Hussards, Jacques Goddet pour le journal L’Équipe, le chanteur Carlos, le copain des troisièmes mi-temps, étaient au premier rang pour lui rendre un dernier hommage.
Antoine Blondin repose au Père-Lachaise où il aimait se promener : « Le Père Lachaise est un lieu très poétique . C’est un cimetière où l’on sait vivre. » Il y situe le chapitre 4 de L’Humeur vagabonde : « J’ai vu tout de suite que ce cimetière n’était pas comme les autres, pas comme celui de notre village par exemple, qui est situé derrière le tennis, et d’où une main invisible vous renvoie la balle chaque fois qu’elle passe par-dessus le mur …
… À gauche, en entrant, on trouve non pas les bureaux de Saint Pierre comme on s’y attendrait, mais un corps de garde, devant lequel bavardent des personnages vêtus d’un uniforme délavé, intermédiaire entre celui des sergents de ville et celui des gardiens de square, d’un bleu d’outre-tombe. Ils sont armés d’un lourd revolver contre les chacals, les feux follets, les profanateurs, véritables gardiens de la paix. Ils échangent des ragots ténébreux. Ils sont également un peu guides et tolèrent qu’on leur graisse la patte sous la pèlerine. -Vous cherchez la tombe de Chopin ? -Moi ? Pas du tout ! Je voudrais aller sur celle
» … d’Antoine Blondin. Il se trouve dans la 74ème division, dans le caveau de famille des Vierne-Romanet, presque un nom de grand cru de Bourgogne !
L’exposition s’intéressant presque uniquement au chroniqueur sportif, je ne saurais tout de même passer sous silence le Blondin romancier. « Aux approches de la cinquantaine, je ne porte pas de cravate. Je suis resté mince, mon œuvre aussi ». Ainsi, se décrit-il dans Monsieur Jadis ou L’école du soir, roman très autobiographique. Bien que parcimonieuse, cinq romans en tout et pour tout, sa plume excelle aussi dans ce genre.
Lorsqu’il prononça son homélie, Michel Déon, encore un de la bande des Hussards, essaya de montrer que, « doté de trop de cœur et d’esprit, il n’avait cessé de gaspiller ses dons par générosité, comme les gaspillent les prodigues qui meurent les poches vides, ayant tout donné à leurs amis ». Dans le livre acheté avant l’exposition, Bernard Pivot raconte avec enthousiasme les raisons qui font qu’il admire Blondin depuis ses 18 ans : « On a l’impression que chez lui, tout coule de source. Ce n’est qu’une impression. Son écriture est fluide, mais elle est le fruit d’un travail et d’un talent de tous les instants. Chez les mauvais écrivains, on sait très bien comment la phrase va se terminer. Les derniers mots arrivent parce qu’ils obéissent à une espèce de suite logique. Chez Blondin, non ! D’un seul coup, il bifurque, il va ailleurs ».
Voyez le début de L’Europe buissonnière : « Passé huit heures du soir, les héros de roman ne courent pas les rues dans le quartier des Invalides. Muguet n’ était encore qu’ un adolescent médiocre lorsqu’ il tourna l’ angle de l’ Avenue de Ségur. Une fillette qui lisait le journal assise sur un petit pliant, fut sollicitée par la silhouette du garçon. Elle le suivit un instant des yeux; puis, comme on avait l’ époque la cuisse cocardière, elle se replongea dans le récit des actualités. »
Et L’humeur vagabonde commence ainsi : « Après la Seconde guerre mondiale, les trains recommencèrent à rouler. On rétablit le tortillard qui reliait notre village à la préfecture. J’en profitai pour abandonner ma femme et mes enfants qui ne parlaient pas encore. »
Comment ne pas poursuivre la lecture après les deux premières phrases d’Un singe en hiver : « Une nuit sur deux, Quentin Albert descendait le Yang-tsé-kiang dans son lit bateau : trois mille kilomètres jusqu’à l’estuaire, vingt-six jours de rivière quand on ne rencontrait pas les pirates, double ration d’alcool de riz si l’équipage indigène négligeait de se mutiner. Autant dire qu’il n’y avait pas de temps à perdre. »
En cette période anniversaire, plusieurs de ses romans sont réédités en format de poche. Dans un billet ancien, je vous avais recommandé l’Antoine Blondin de la collection Bouquins chez Robert Laffont. Pour 32 euros, vous y retrouverez ses cinq romans, ainsi que quelques nouvelles, essais et chroniques.
« Nous n’adhérons à nos lectures que pour autant qu’elles suscitent en nous ce petit choc à quoi l’on reconnaît une grande vérité humaine. » Je ne sais meilleure conclusion que cette phrase de Blondin lui-même, tirée de Ma vie entre des lignes.

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« Mon univers se borne à deux cents mètres carrés de bitume, une plantation de cafés-tabacs. Je continue d’habiter les ruines d’un palais sur le quai Voltaire où j’ai connu autrefois un bonheur baroque entre mes parents et mes amis. L’âge, à sa façon, a eu raison d’eux qui sont morts dans leurs lits, de vieillesse ou de jeunesse, certains dans des draps de ferraille atrocement froissés- si tôt, si vite, comblés de telles promesses au regard du souvenir, qu’il me semble aujourd’hui survivre à des enfants ».
En sortant de l’exposition, sans véritablement le vouloir, poussé peut-être inconsciemment par la nostalgie des années Blondin qui enchantèrent ma jeunesse, je retrouve de ruelle en ruelle, quelques lieux emblématiques que l’Antoine hanta, de véritables institutions du quartier, ainsi, Aux Charpentiers, rue Mabillon, un restaurant créé en 1856, très marqué par le compagnonnage. On y mange toujours de bons plats du terroir comme le chou farci campagnard et le filet de bœuf limousin à la ficelle avec son os à moelle, au milieu de maquettes de chefs-d’œuvre de compagnons du Devoir. Sans doute, l’addition est-elle un peu plus onéreuse que lorsque je le fréquentai dans les années 1980.

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Dans mon enfance, comme Blondin écrivait ses chroniques, Maurice Vidal, directeur de l’hebdomadaire Miroir-Sprint, publiait trois fois par semaine, durant le Tour de France, un bloc-notes intitulé Les Compagnons du Tour. Comme le compagnonnage constitue un système de transmission des connaissances par l’apprentissage et la formation tout au long de la vie qui s’adapte sans cesse à l’évolution des environnements sociaux, Maurice Vidal et Blondin avaient bien compris que la grande boucle était un ensemble composé des coureurs, des spectateurs et des journalistes.
Rue des Canettes, le temps de tremper les lèvres dans un verre de bourgogne aligoté, je m’arrête Chez Georges, un bistrot à vins qui figurait dans le carnet de voyage buissonnier de Blondin.

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En arpentant la rue Mazarine en direction de l’Institut dont l’or de la coupole brille dans la perspective, je jette un regard au numéro 72 où habitait Antoine, puis à l’Alcazar cher à Jean-Marie Rivière.
Au 50, la galerie Lélia Mordoch consacre une exposition à un sculpteur plein de drôlerie et de poésie. Funambule dansant sur le fil de fer de la création, James Chedburn recrée le monde merveilleux du cirque d’antan. Le bouillon Kub soutient le monde autour duquel tourne un petit train rempli d’animaux de ménagerie. Il y a du Prévert là-dedans.

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Au 19, une galerie d’art a remplacé Le Rubens, un café dont l’arrière-salle était devenue le bureau de Blondin. « Longtemps j’ai cru que je m’appelais Blondin, mon nom véritable est Jadis ». Le temps passe, pourtant, les livres d’Antoine Blondin s’empilent toujours sur ma table de chevet. À la période du Tour de France, plutôt que lire une presse spécialisée d’une grande mièvrerie, je me replonge dans ses savoureuses chroniques.

Publié dans:Coups de coeur |on 26 juin, 2011 |15 Commentaires »

6 juin 2011, mon débarquement en Normandie … Opération Prévert!

« En sortant de l’école
nous avons rencontré
un grand chemin de fer
qui nous a emmenés
tout autour de la terre
dans un wagon doré.
Tout autour de la terre
nous avons rencontré
la mer qui se promenait
avec tous ses coquillages
ses îles parfumées
et puis ses beaux naufrages
et ses saumons fumés..
. »

L’autre lundi, en sortant de Bretagne, j’ai rencontré, aussi, la mer qui se promenait avec ses moules et ses huîtres, mais également des soldats de la seconde guerre mondiale, et même Prévert lui-même ! À défaut d’un raton laveur, un bel inventaire, tout de même !
Sur le chemin du retour, après ma virée traditionnelle sur la côte d’émeraude, comme souvent à cette époque, je souhaitais montrer à ma compagne, le berceau de ma famille maternelle, la presqu’île du Cotentin avec ses paysages variés, la Hague au nord-ouest, le val de Saire au nord-est, et le Plain au centre.
Donc, une fois franchi le Couesnon qui, au grand désespoir des Bretons, a mis le Mont-Saint-Michel en Normandie, je mets le cap vers le Nord à travers les prairies grasses du bocage, propices à l’élevage bovin et la production d’un beurre délicieux.
Le Plain fut, avec le Bessin proche, le théâtre dramatique des opérations qui permirent en 1944 la libération de notre pays. Justement, surgit, à l’horizon, le gris clocher de Sainte-Mère-Église, monument devenu mythique depuis qu’un parachutiste américain y resta suspendu au matin du 6 juin 1944. Surprise, le village est bouclé. Pour cause de marché peut-être ? Non, où ai-je la tête, mais c’est bien sûr, nous sommes justement le 6 juin 2011 et la région commémore le 67ème anniversaire du débarquement des forces alliées sur les plages normandes.

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Nul besoin de cours de stratégie militaire, je contourne le bourg, et par une petite ruelle, je rejoins rapidement à pied le centre du village où règne une animation inhabituelle. En débouchant au coin de la rue du Général De Gaulle, j’entre immédiatement dans le vif du sujet ou presque.

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Devant un magasin d’antiquités militaires et son store banne de circonstance, je tombe nez à nez avec quatre soldats casqués, le fusil en bandoulière, en goguette ou en (grande) vadrouille. À en juger par leur dégaine décontractée, sauf le respect que je leur dois, on pourrait imaginer, au premier coup d’œil, qu’ils appartiennent à la 7ème compagnie des nanars de Robert Lamoureux, ou que ce sont des compères de Bourvil et De Funès dans l’immense succès de Gérard Oury. Rappelez-vous, pendant l’occupation allemande, le bombardier de trois aviateurs britanniques est abattu par la Flak au-dessus de Paris. Ses occupants sautent alors en parachute et atterrissent l’un dans le zoo de Vincennes, le second sur la passerelle d’un peintre en bâtiment interprété par Bourvil, et le troisième à l’Opéra Garnier chez le chef d’orchestre Stanislas Lefort alias Louis De Funès.

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Un peu plus loin, Jacques Tati aurait apprécié ce plan cocasse, et Monsieur Hulot aurait demandé du feu aux militaires en uniforme américain trinquant à la terrasse du café de la Libération.
Comme référence cinématographique, il est plus sérieux et exact d’évoquer Le Jour le plus long, le film américain à grand spectacle de Darryl Zanuck, réalisé en 1962. En effet, bien que les scènes du débarquement des troupes alliées fussent tournées en Haute-Corse, sur la plage de Saleccia, dans le désert des Agriates, Sainte-Mère-Église a acquis la célébrité dans le monde entier pour la fameuse séquence où le parachutiste John Steele reste pendu au clocher de l’église.
Rappel de l’épisode réel : dans la nuit du 5 au 6 juin 1944, lors du parachutage des troupes sur la zone de Sainte-Mère-Église au cours de l’Opération Albany et Boston, John Steele, poussé par le vent, ne pouvant plus maîtriser son parachute, atterrit finalement sur le clocher de l’église, aux alentours de 4heures du matin. Tandis qu’autour de lui, la bataille fait rage et que les cloches continuent à sonner le toscin, il se balance et tente de se libérer de son parachute à l’aide de son couteau qu’il laisse malheureusement tomber. Il reçoit une balle perdue dans le pied, c‘est alors qu’il décide de faire le mort afin d’éviter de servir de cible à l’ennemi. Après plus de deux heures dans cette délicate posture, un soldat allemand du nom de Rudolf May vient le décrocher. John est alors soigné et fait prisonnier. Il s’évade trois jours après, rejoint les lignes alliées puis est transféré vers un hôpital en Angleterre. Il reviendra de nombreuses fois dans le petit village de la Manche. Décédé en 1969, son vœu d’être inhumé en terre normande ne sera pas exaucé.
Il y eut probablement beaucoup d’autres actes de bravoure et d’héroïsme à l’occasion de ces opérations de débarquement, mais l’Histoire a retenu cette petite histoire popularisée par la production hollywoodienne de Zanuck, portée par une somptueuse brochette d’acteurs, les américains John Wayne, Henry Fonda, Richard Burton, Robert Mitchum, le britannique Sean Connery, l’allemand Curd Jürgens, et côté français, Arletty, Bourvil, Georges Wilson, Fernand Ledoux, Jean-Louis Barrault et Madeleine Renaud. Ce film, le premier à évoquer le débarquement en Normandie, connut malgré ses nombreuses erreurs historiques un immense succès avec plus de onze millions de spectateurs et quelques Oscars. Peut-être, est-ce de cette représentation d’un épisode de guerre que naquit l’expression parachute doré honteusement accordé dans notre société libérale !

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photographie tirée du site http://www.letyrosemiophile.com/, un site remarquable sur les étiquettes de boîtes de fromages et particulièrement de camembert.

De nos jours, une auberge, au centre du village, porte le nom du héros involontaire et surtout, un mannequin emberlificoté dans son parachute, semblable à celui utilisé dans le film, demeure suspendu au clocher. Au-delà du devoir de mémoire, que ne fait-on pas pour attirer les badauds (j’en fais partie !) et les marchands du temple. D’ailleurs, dans un article du quotidien Ouest-France, les commerçants se réjouissent de la fréquentation massive des touristes.
Ce lundi matin, cependant, l’émotion est vive quelques mètres au-dessous du pantin accroché à une gargouille. Sur le parvis de l’église, un attroupement réunit curieusement un bataillon de soldats américains et un peloton de près de 400 cyclotouristes britanniques, américains, canadiens et français.
Vous connaissez ma curiosité dès que des maillots et des vélos apparaissent dans mon champ de vision. À l’aide de mon anglais approximatif, je découvre que les randonneurs ont débarqué le matin même, en provenance de Portsmouth, pour participer à la Big Battlefield Bike Ride qui s’achèvera six jours plus tard, via les voies de la Liberté, au pied de l’Arc de Triomphe à Paris.

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Cette manifestation sportive est organisée par l’association caritative britannique Help for Heroes qui, à travers ces cérémonies du souvenir, collecte de l’argent pour aider les militaires blessés en Afghanistan et en Irak, et leurs familles. Certains qui y ont perdu des membres, sont d’ailleurs assis au premier rang, et participent même à la randonnée sur de drôles de machines à manivelles sophistiquées.
C’est l’occasion aussi pour eux de rencontrer d’autres combattants vétérans et d’échanger, non sans humour parfois, leurs histoires finalement assez similaires. Au spectacle de quelques scènes fraternelles, ma gorge se noue. Dans ma naïveté confondante, je m’interroge, faut-il qu’il y ait la guerre pour connaître l’amitié ou l’amour ?

« Si les Ricains n’étaient pas là
Vous seriez tous en Germanie
À parler de je ne sais quoi,
À saluer je ne sais qui.
Bien sûr les années ont passé.
Les fusils ont changé de mains.
Est-ce une raison pour oublier
Qu’un jour on en a eu besoin ?
Un gars venu de Géorgie
Qui se foutait pas mal de toi
Est v’nu mourir en Normandie,
Un matin où tu n’y étais pas.
Bien sûr les années ont passé.
On est devenu des copains.
À l’amicale du fusillé ... »

Je m’inquiète, c’est le deuxième billet consécutif dans lequel je cite Michel Sardou, je n’ai pourtant pas été contaminé par sa maladie d’amour ! Son allusion à la Libération de 1944 par les forces alliées sortit en 1967 alors que la France venait de quitter l’OTAN et que la guerre du Vietnam provoquait une vague d’antiaméricanisme. Le général De Gaulle déconseilla sa diffusion sur les ondes.

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Auprès des cyclotouristes, des militaires, en théorie, américains, écoutent au garde-à-vous, l’allocution du prêtre de la paroisse puis la sonnerie aux morts exécutée à la cornemuse par un bagpiper écossais. Plus ou moins jeunes, plus ou moins authentiques peut-être aussi, peu importe, le visage grimé au noir de charbon, ils portent les uniformes d’époque des 82éme et 101éme divisions aéroportées de l’U.S Airborne désignées pour être parachutées dans les heures précédant l’offensive amphibie. C’était dans la nuit du 5 au 6 juin 1944, le D .Day ou Jour J, annoncé à la BBC dans l’émission Ici Londres, par le célèbre message « Bercent mon cœur d’une langueur monotone » faisant suite à cet autre « Les sanglots longs des violons de l’automne ». Remarquez que le texte fait référence aux paroles de la chanson de Charles Trenet directement inspirée des vers de Verlaine, le fou chantant se contentant de remplacer blessent mon cœur par bercent !
De deux choses Lune, l’autre c’est le soleil écrivait Prévert. Mais avant que l’astre ne brille sur la terre de France, en cette nuit de clair de lune masqué par de noirs nuages, le largage des 13 000 parachutistes à bord de 1087 avions Douglas C-47 s’effectue dans une grande confusion. Subissant le feu nourri de la FLAK (défense anti-aérienne), plusieurs dizaines d’avions sont touchés, explosent en vol ou s’écrasent au sol. De nombreux parachutistes se retrouvent très loin de leurs objectifs. D’autres tombent dans les marais, s’y noyant parfois sous le poids de leur équipement. Malgré un nombre élevé de pertes (plus de 50% des effectifs), les troupes de l’US Airborne ont accompli l’essentiel de leurs missions. Le 6 juin 1944, à 4 heures 30 du matin, la bannière étoilée est accrochée sur la mairie de Sainte-Mère-Église.
Ce matin, en hommage, les soldats arborent fièrement sur leurs manches, les écussons brodés respectivement des lettres AA et de l’effigie de l’aigle hurlant des 82st et 101st Airborne Divisions. La veille, le traditionnel parachutage de 700 militaires au marais voisin de la Fière a été annulé pour cause de temps exécrable.
Un Français en uniforme me présente une plaque portant le nom et le numéro d’un soldat américain inhumé au cimetière de Colleville qu’il arbore en guise d’hommage, lors de chacune de ces manifestations. Il sort aussi de sa poche un couteau qui aurait été égaré sur la plage d’Utah Beach pendant les opérations de débarquement.

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La cérémonie se termine avec le passage en rase motte d’un Douglas C-47. L’après-midi, le sénateur américain John Kerry, ancien candidat démocrate à l’élection présidentielle de 2004, déposera une gerbe au pied du monument américain de la commune.
Le temps a passé. En 1984, François Mitterrand et le chancelier Helmut Kohl se recueillaient main dans la main devant l’ossuaire de Douaumont. Aujourd’hui, à chaque sommet des grands de ce monde, notre président embrasse sur les deux joues Angela Merkel. L’amitié franco-allemande n’est peut-être plus un vain mot. En tout cas, quelques représentants de l’armée allemande participent désormais aux cérémonies commémoratives du débarquement. Je croise même deux officiers russes très énigmatiques.

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Bientôt, jeeps et vélos s’égayent dans les rues du bourg, composant un tableau un peu surréaliste. À la terrasse d’un café, un soldat américain fait signer une carte d’état-major à un authentique vétéran de l’U.S Airborne. Il est bientôt midi, les chopes de bière s’entrechoquent fraternellement.
Pour ma part, j’improvise une très pacifique opération Val de Saire en direction de Barfleur, charmant port de pêche et de plaisance sur la côte orientale du Cotentin.

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Barfleur connut une certaine prospérité au Moyen-Âge comme en témoigne un médaillon scellé sur un rocher à l’entrée du port : « 1066 : sur le Mora, un barfleurais Étienne porta Guillaume en Angleterre ». Il s’agit bien de Guillaume le Conquérant, duc de Normandie, qui, une quinzaine de jours plus tard, vainc Harold à la bataille d’Hastings et s’empare de la couronne d’Angleterre. Ils sont forts tout de même ces Normands !
S’il en est un qui ne conserve pas un souvenir agréable de Barfleur, c’est Victor Hugo qui y fait un (trop) court séjour au cours de l’été 1836. Insistant pour passer une nuit en mer, il se voit opposer une fin de non-recevoir par le maire de la commune. Il s’ensuit un esclandre sur les quais qu’il relate dans une lettre à son épouse Adèle, sans mentionner évidemment qu’il était en compagnie de sa chère maîtresse Juliette Drouet :
« Je ne réponds pas qu’à neuf heures du soir, au moment de partir, sur le port même, vous ne trouverez point en travers de votre fantaisie Jocrisse maire de village, Jocrisse pacha enguirlandé d’un chiffon tricolore qui, nonobstant passeports, visas et autres paperasses officielles, vous prendra, selon le sexe, pour Madame la duchesse de Berry déguisée en homme ou pour Robespierre travesti en femme, et, son gendarme au poing, en présence d’une trentaine de pauvres serfs abrutis qu’il appelle ses administrés, vous interdira, quoi ? Le droit d’aller vous promener …Vous resterez là, stupéfait et indigné devant la force bête et triomphante, obligé de renoncer à votre droit, à votre plaisir, à votre embarcation si joyeusement soulevée par la houle, aux poissons et aux filets embrasés de phosphore, à cette nuit si belle, au coucher de la lune, au lever du soleil, spectacles si magnifiques en mer, à tout ce que vous aviez rêvé, arrangé et payé, sans autre consolation que de dire à ce visage de maire qu’il est un imbécile. Maigre dédommagement. Je déclare que j’ai trouvé un endroit de ce genre en Normandie, que cet endroit s’appelle Barfleur et que ce Barfleur est plus près de Constantinople que de Paris…. » Sacré Victor, un chaud lapin qui n’avait pas la langue et la plume dans sa poche (voir billet Mon alter Hugo à moi du 11 février 2010) !
Vu le temps encore incertain, je me réfugie à l’intérieur du café de France, une adresse que je vous recommande. L’accueil est sympathique, le service très efficace malgré l‘affluence, la cuisine simple et goûteuse, l’ambiance chaleureuse où se mêlent gens du cru et horsains, et ce qui ne gâte rien, les prix fort raisonnables. La chaîne Léon de Bruxelles devrait venir y faire un petit stage ! Je me laisserais bien tenter par la cassolette de raie au camembert mais finalement, je reste classique avec une douzaine d’huîtres, pas encore laiteuses, de Saint-Vaast-la-Hougue, le port voisin, et une copieuse marmite de moules à la normande, bon sang ne saurait mentir. Fleuron gastronomique local, la Blonde de Barfleur est une variété de moule sauvage pêchée au filet dans des zones privilégiées appelées gisements, comme pour les pierres précieuses. « Goutue » et charnue, bien que blonde, elle ne manque vraiment pas d’esprit dans l’assiette !
La panse pleine, je me glisse dans les ruelles bordées de solides maisons en granit. Dans l’une d’elles, en face de l’imposante église, vécut durant trois ans le peintre Paul Signac. Lors de mon week-end en enfer (voir billet du 15 avril 2011), et d’une visite au musée de la Piscine de Roubaix, j’eus l’occasion d’évoquer son projet de réaliser une suite d’aquarelles sur Les Ports de France, 40 de la Manche, 40 de l’océan et 20 de la Méditerranée. Évidemment, Barfleur n’a pas été oublié.

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Je rejoins le port d’échouage pour assister à la débarque des poissons et crustacés au retour des bateaux. Ici, vous ne risquez pas de trouver de « poissons carrés avec les yeux dans les coins » chers à Coluche et malheureusement aux écoliers de nombreuses cantines. En cette fin de printemps, bars, maquereaux, daurades royales, ruissellent de fraîcheur dans les casiers.

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Je compatis à la souffrance des tourteaux que les marins assomment vivants à coups de maillet, pour avoir eu le tort de s’être emmêlés les pinces dans les chaluts. Time is money, tout à l’heure, tout ce petit monde se retrouvera à la criée de Cherbourg.
Moi aussi d’ailleurs et comme le soleil a percé, les ombrelles remplaceraient volontiers les parapluies, objets cultes ici depuis qu’une histoire « en-chantée » de pépins survenant à deux amants sur fond de guerre d’Algérie, décrocha la Palme d’or au festival de Cannes 1964.
Transition cinématographique opportune, un port peut en cacher un autre : sur le Quai des brumes construit par le décorateur Alexandre Trauner (notez-le bien), Jean Gabin à Michèle Morgan, « T’as d’beaux yeux, tu sais », Morgan à Gabin « Embrassez-moi » puis « Embrasse-moi encore » !

Image de prévisualisation YouTube

C’était en 1938, bien avant le débarquement ! Certes, nous ne sommes pas au Havre mais j’ai beaucoup mieux à vous offrir. Je descends dans la valleuse d’Omonville-la-Petite, dernier refuge de Jacques Prévert, l’auteur de ce dialogue inoubliable.

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On ne peut rejoindre sa propriété, au hameau du Val, qu’après une agréable marche d’une dizaine de minutes le long des talus fleuris. Les oiseaux gazouillent à tue-tête, sans doute reconnaissants que le poète ait brossé leur portrait hors de la cage :

« Peindre d’abord une cage
avec une porte ouverte
peindre ensuite
quelque chose de joli
quelque chose de simple
quelque chose de beau
quelque chose d’utile
pour l’oiseau
placer ensuite la toile contre un arbre
dans un jardin
dans un bois
ou dans une forêt
se cacher derrière l’arbre
sans rien dire
sans bouger…
Parfois l’oiseau arrive vite
mais il peut aussi mettre de longues années
avant de se décider
Ne pas se décourager
attendre
attendre s’il le faut pendant des années
la vitesse ou la lenteur de l’arrivée de l’oiseau
n’ayant aucun rapport
avec la réussite du tableau
Quand l’oiseau arrive
s’il arrive
observer le plus profond silence
attendre que l’oiseau entre dans la cage
et quand il est entré
fermer doucement la porte avec le pinceau
puis
effacer un à un tous les barreaux
en ayant soin de ne toucher aucune des plumes de l’oiseau
Faire ensuite le portrait de l’arbre
en choisissant la plus belle de ses branches
pour l’oiseau
peindre aussi le vert feuillage et la fraîcheur du vent
la poussière du soleil
et le bruit des bêtes de l’herbe dans la chaleur de l’été
et puis attendre que l’oiseau se décide à chanter
Si l’oiseau ne chante pas
C’est mauvais signe
signe que le tableau est mauvais
mais s’il chante c’est bon signe
signe que vous pouvez signer
Alors vous arrachez tout doucement
une des plumes de l’oiseau
et vous écrivez votre nom dans un coin du tableau
. »

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Il aimait les ports et détestait la guerre. Rappelez-vous Barbara chantée par Yves Montand, Mouloudji ou les Frères Jacques :

« … Il pleuvait sans cesse sur Brest ce jour-la
Et tu marchais souriante
Épanouie ravie ruisselante
Sous la pluie
Rappelle-toi Barbara
Il pleuvait sans cesse sur Brest
Et je t’ai croisée rue de Siam
Tu souriais
Et moi je souriais de meme
Rappelle-toi Barbara
Toi que je ne connaissais pas
Toi qui ne me connaissais pas
Rappelle-toi
Rappelle-toi quand même ce jour-la
N’oublie pas
Un homme sous un porche s’abritait
Et il a crié ton nom
Barbara
Et tu as couru vers lui sous la pluie
Ruisselante ravie épanouie
Et tu t’es jetée dans ses bras .
.. »

Et soudain, en écho aux bombardements de la ville de Brest par l’aviation allemande, en août 1944 :

« Oh Barbara
Quelle connerie la guerre
Qu’es-tu devenue maintenant
Sous cette pluie de fer
De feu d’acier de sang
Et celui qui te serrait dans ses bras
Amoureusement
Est-il mort disparu ou bien encore vivant
Oh Barbara
Il pleut sans cesse sur Brest
Comme il pleuvait avant
Mais ce n’est plus pareil et tout est abîmé
C’est une pluie de deuil terrible et désolée
Ce n’est même plus l’orage
De fer d’acier de sang
Tout simplement des nuages
Qui crèvent comme des chiens
Des chiens qui disparaissent
Au fil de l’eau sur Brest
Et vont pourrir au loin
Au loin très loin de Brest
Dont il ne reste rien..
. »

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Me voilà devant sa maison. Seule, une plaque discrète à l’entrée du jardin confirme que je suis devant ce petit nid qui respire la poésie : « Dans ma maison vous viendrez / D’ailleurs ce n’est pas ma maison / Je ne sais pas à qui elle est / Je suis entré comme ça un jour / Il n’y avait personne ... (recueil Paroles).

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Au rez-de-chaussée, Des bêtes ..., une exposition temporaire associant les touchantes photographies animalières d’Ylla et les textes de Prévert, conjugue le regard des deux artistes sur la condition animale et en creux, la condition humaine.

« L’unijambiste de 14-18
demande la charité
(c’est un demi-bipède)
un multipède passe devant sans s’arrêter
un alexandrin à douze pieds
etc etc
»

Et encore :

« À Vaugirard des bipèdes
assassinent des quadrupèdes
devant la porte des abattoirs
un solipède regarde
trotter un multipède
»

À l’étage, en haut de l’escalier à droite, quelques travaux peut-être moins connus de l’artiste pluridisciplinaire sont exposés dans deux anciennes chambres. À la fin de sa vie, notamment, alors qu’il n’écrit plus, Prévert réalise de nombreux collages à partir d’images et de publicités détournées.

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Amoureux du Paris populaire d’avant-guerre qu’il sillonne avec ses amis photographes, Doisneau, Izis, Brassaï, Willy Ronis Man Ray entre autres, il utilise leurs clichés pour créer des assemblages poétiques. Souvent, il chine aux Puces et dans les foires à la ferraille, il court les bouquinistes sur les quais de Seine, récupère des pages de magazines de luxe et de journaux, des reproductions de toiles célèbres du Louvre. « Quand on ne sait pas dessiner, on peut faire des images avec de la colle et des ciseaux, et c’est pareil qu’un texte, ça dit la même chose. Ce que je prends, c’est dans les poubelles, les choses méprisées ou désaccordées. Moi, je trouve ça très joli. » dit-il. Son ami Picasso lui confie, en découvrant ses collages : « Tu ne sais pas peindre, mais pourtant tu es peintre ».
Les arbres sont-ils des hommes comme les autres ? On peut l’imaginer en admirant, dans la pièce voisine, des jeux de correspondance entre des gravures d’arbres de Georges Ribemont-Dessaignes et des textes du poète :
« En argot, les hommes appellent les oreilles des feuilles c’est dire comme ils sentent que les arbres connaissent la musique.
Mais la langue verte des arbres est un argot bien plus ancien.
Qui peut savoir ce qu’ils disent lorsqu’ils parlent des humains.
Les arbres parlent arbre
Comme les enfants parlent enfant …
»
Et encore :

« Jadis
les arbres

étaient des gens comme nous

Mais plus solides

plus heureux

plus amoureux peut-être

plus sages

C’est tout. »

Sur le palier, je savoure La méningerie, un bref poème au faux air de comptine qui, derrière le jeu de mot, cache un véritable réquisitoire contre les apprentis sorciers. À méditer plus que jamais !

« Dressages
Dompteurs
de cœurs
et de cerveaux,
pollueurs
de la plus belle eau
du plus bel âge,
ils font sauter dans leurs cerceaux
les enfants sauvages
»

Me voici dans l’atelier. « C’est joli une chambre toute blanche avec des grandes fenêtres sur la mer, hein ? » disait Michèle Morgan dans le film Remorques ; vous devinez qui en était le dialoguiste !

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Jacques Prévert passait le plus clair de son temps dans cet ancien grenier aménagé. Souvent, il travaillait debout devant sa table, face à la fenêtre, en admirant son jardin. Maintenant, inspirés par le lieu, des écoliers y travaillent assis lors d’ateliers d’écriture. Les enfants adorent Prévert. Il sait les mettre dans sa poche. Il connaît leur fraîcheur d’esprit et leur malice. Ainsi, plutôt que les ennuyeux apprentissages de dates en Histoire, il préfère railler les belles familles royales : « … Louis XVIII et plus personne plus rien … Qu’est-ce que c’est que ces gens-là qui ne sont pas foutus de compter jusqu’à vingt ? »

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Je quitte à regret ce petit bout du monde, camp retranché de la poésie. Je redescends vers le village par un sentier dédié au poète ; c’est par là, le long du ruisseau ! signale un écriteau.

« … Laissez les oiseaux à leur mère
Laissez les ruisseaux dans leur lit
Laissez les étoiles de mer
Sortir si ça leur plaît la nuit ... »

De-ci, de-là, le chemin, le long duquel foisonnent des rhubarbes aux feuilles géantes et vernissées, est balisé de ces citations qui contribuent au charme de la promenade.

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Prévert l’empruntait sans doute fréquemment pour retrouver les villageois qui l’avaient adopté. « Il éprouvait une réelle amitié pour ceux qui ne l’ont pas lu. Car ils lui parlaient de leur vie à eux. Pas de la sienne. »
Le 11 avril 1977, lundi de Pâques, Jacques Prévert, malade d’avoir trop la clope aux lèvres, s’est envolé de sa maison d’Omonville-la-Petite. Il est enterré au cimetière du village, dans une tombe toute simple surmontée d’une pierre de clos caractéristique du bocage de la Hague.
Parmi les galets déposés par des admirateurs, je retiens celui sur lequel une certaine Caro s’est souvenue en sortant de l’école : « Merci pour vos beaux poèmes ».

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Je me recueille sur une autre tombe, en retrait, juste derrière, celle de l’inséparable ami et voisin, Alexandre Trauner. C’est lui qui invita Prévert à le rejoindre et s’installer à Omonville.
Hongrois, émigré à Paris à l’âge de vingt-six ans, Trauner est l’un des plus grands chefs décorateurs, sinon le plus grand, de l’histoire du cinéma français. Le décor si réaliste d’Hôtel du Nord, c’est lui qui le construisit en studio bien qu’il existât réellement le long du canal Saint-Martin. Il était évidemment impossible de bloquer la circulation pendant plusieurs semaines de tournage. En témoignage de son extraordinaire talent ou quand la fiction dépasse la réalité, beaucoup de touristes, soixante-dix après, rejouent la fameuse scène sur la passerelle au-dessus du canal avec en arrière-plan le faux vrai hôtel classé, désormais, monument historique. « Atmosphère, atmosphère ... » quand tu nous tiens ! La célèbre réplique appartient à Henri Jeanson.

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La complicité et l’amitié liant Trauner et Prévert purent s’exercer dans plusieurs chefs-d’œuvre du cinéma, l’un comme décorateur génie du trompe-l’oeil, l’autre comme virtuose du dialogue.
Arletty disant « C’est tellement simple, l’amour » dans Les enfants du paradis, c’est Prévert. Louis Jouvet et Michel Simon dans Drôle de drame, « Moi, j’ai dit bizarre… bizarre ? Comme c’est étrange…Pourquoi aurais-je dit bizarre… bizarre… », c’est encore Prévert. Arletty encore dans Le jour se lève, « Vous avouerez qu’il faut avoir de l’eau dans le gaz et des papillons dans le compteur pour être resté trois ans avec un type pareil », c’est toujours Prévert. Et à chaque fois, les personnages qui ont en bouche ses dialogues, évoluent dans les décors de l’ami Alexandre.

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À Omonville-la-Petite et la discrète, a-t-on vraiment conscience qu’y reposent deux grands noms de l’âge d’or du cinéma ?

« Devant la porte de l’usine
le travailleur soudain s’arrête
le beau temps l’a tiré par la veste
et comme il se retourne
et regarde le soleil
tout rouge tout rond
souriant dans son ciel de plomb
il cligne de l’oeil
familièrement
Dis donc camarade soleil
tu ne trouves pas
que c’est plutôt con
de donner une journée pareille
à un patron ? »

Réflexion savoureuse en ce temps de « raffarinades » sur le lundi de Pentecôte chômé, et de travaux d’intérêt général en contrepartie d’un RSA !
Je profite du soleil retrouvé pour descendre jusqu’à Port-Racine, surnommé « le plus petit port de France ».

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Prévert effectuait souvent cette promenade en passant par le sentier côtier des douaniers. D’une superficie de 800 mètres carrés, niché dans l’anse Saint-Martin, Port-Racine tient son nom de François-Médard Racine, un capitaine corsaire, qui le construisit en 1813 pour mettre à l’abri son navire L’Embuscade entre deux attaques de bateaux anglais. Quelques kilomètres encore et j’atteins Auderville, la commune du cap de la Hague, à la pointe nord-ouest du Cotentin. J’adore ce paysage de bocage avec ses chemins creux et ses parcelles bordées de murets de granit. Le romancier Didier Decoin, habitué du lieu, en parle comme « un conte aux pages de bruyères serties dans une reliure de granit ». Cinéma quand tu me tiens … Auderville, ça signifie d’abord pour moi Paul dans sa vie, un magnifique documentaire, sorti en 2006, que je regarde régulièrement en dévédé.

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Paul Bedel va avoir alors soixante-quinze ans. Vieux garçon, il vit à la ferme avec ses deux sœurs elles-mêmes célibataires. Paysan, pêcheur, bedeau même à l’occasion, son territoire, c’est le cap de la Hague avec ses vents imprévisibles, son granit rugueux, son horizon immense. Cette année, tous les trois, ils raccrochent. Paul a résisté aux sirènes de la modernité … Images sublimes d’une véritable ode à la nature !
Je n’ai pas le temps de rencontrer Paul, j’espère qu’il vit encore. J’adore ce personnage « vrai ». À défaut, je descends au « bout du monde », au minuscule port de Goury situé juste en face de l’île anglo-normande d’Aurigny.
Le Passage de la Déroute, le Raz Blanchard un des courants de marée les plus puissants d’Europe, indiquent l’impétuosité des flots et la difficulté de la navigation. Une croix commémore le naufrage du sous-marin le Vendémiaire, coulé, le 8 juin 1912, par cinquante mètres de fond avec vingt-quatre hommes d’équipage.

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Heureusement, aujourd’hui, le temps clément autorise la balade vers le phare tandis que les bateaux dorment paisiblement à l’échouage.
Il est encore trop tôt pour dîner à l’unique auberge du port. C’est dommage, j’aurais aimé, comme le dit encore Didier Decoin avec talent, « être un de ces poètes qui se plaisent à faire rimer leur repas avec l’état de la mer : « Qui, les jours de vagues folles, choisissent le bar fraîchement capturé dans les remous. Qui s’enchantent d’associer le bleu des homards au temps bleu. Qui lorsque le raz blanchard est vert de rage, dégustent l’émeraude de quelques huîtres calfeutrées dans la nacre de leur petite mer si paisible (elle !) et si goûteuse. Qui en automne, ne jurent que par la soupe de poissons dont la rousseur s’accorde aux couleurs de la lande. Qui, par vent de grande froidure, se réconfortent d’un chaleureux gigot des agneaux bien laineux de notre Hague.... » Cela sert d’être Prix Goncourt, j’en salive rien que de l’écrire !
Pourtant à quelques centaines de mètres de là, je pourrais avoir l’appétit coupé par le site AREVA, premier centre mondial de recyclage des combustibles usés provenant des réacteurs nucléaires, infiniment plus redoutable pour les terriens que le Raz Blanchard pour les marins.
Ainsi va la vie malgré les hypocrites cris d’orfraie de nos gouvernants ! Qu’en pense Nathalie Kosciuko-Morizet, notre ministre de l’écologie et du développement durable, qui prend souvent ses quartiers d’été du côté de Sainte-Mère-Église ? Ainsi va la vie Familiale selon Prévert :

« La mère fait du tricot
Le fils fait la guerre
Elle trouve ça tout naturel la mère
Et le père qu’est-ce qu’il fait le père?
Il fait des affaires
Sa femme fait du tricot
Son fils la guerre
Lui des affaires
Il trouve ça tout naturel le père
Et le fils et le fils
Qu’est-ce qu’il trouve le fils?
Il ne trouve absolument rien le fils
Le fils sa mère fait du tricot son père des affaires lui la guerre
Quand il aura fini la guerre
Il fera des affaires avec son père
La guerre continue la mère continue elle tricote
Le père continue il fait des affaires
Le fils est tué il ne continue plus
Le père et la mère vont au cimetière
Ils trouvent ça naturel le père et la mère
La vie continue la vie avec le tricot la guerre les affaires
Les affaires la guerre le tricot la guerre
Les affaires les affaires et les affaires
La vie avec le cimetière. »

C’est mon jour le plus long ! Sur le chemin du retour, avant de quitter la péninsule cotentine, en ce jour anniversaire, j’effectue encore une courte halte à Utah Beach, la plage la plus à l’ouest des cinq du débarquement du 6 juin 1944. Là encore, la maréchaussée m’en interdit l’accès mais, la science militaire innée ( !), je contourne l’obstacle et me retrouve à proximité d’un bunker auprès d’une voiture Citroën noire, traction-avant, étoile blanche des Alliés peinte sur les portières, en tout point comparable à celles des F.F.I, ces groupements militaires de la Résistance intérieure française qui jouèrent un rôle non négligeable dans la préparation du débarquement.

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Un musée et plusieurs monuments perpétuent le souvenir de tous les hommes, notamment ceux de la 4ème division d’infanterie américaine, qui prirent d’assaut la plage, à l’aube du 6 juin. Faute de temps encore, je m’intéresse au seul mémorial dédié à l’U.S Navy en Europe.

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Face à la mer, sur un socle en forme de pentagone, sont représentés symboliquement trois personnages, un officier, un matelot et un soldat d’unité de combat. Sur les flancs du monument, sont gravés les noms des bateaux ayant participé à l’opération Neptune. En cette fin d’après-midi, séquence légèrement surréaliste, quatre hommes et deux femmes, en uniforme militaire, chabadabada, dessinent dans une jeep, d’étonnantes figures sur le sable de la page déserte.

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Allez, mon repli stratégique vers Paris est ordonné ! Je croise et je double plus de véhicules militaires que d’automobiles actuelles. À Sainte-Marie-du-Mont qui se dispute avec Sainte-Mère-Église, le titre de premier village de Normandie libéré, un campement est installé devant l’église.

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Un soldat fait même la tambouille dans une cuisine roulante de l’armée et ça sent drôlement bon ! Rien à voir avec la vraie ration K de corned-beef des G.I durant la guerre. Surnommée négativement singe, j’ignore encore pourquoi, cette viande de bœuf en conserve donna aussi son nom, plus récemment, à une opération militaire beaucoup moins sérieuse, menée par Jean Reno et Christian Clavier.
Je me surprends soudain d’avoir cultivé le paradoxe en associant presque involontairement la commémoration de faits militaires et la poésie de Jacques Prévert, lui qui détestait la guerre. Peut-être, faut-il l’expliquer par le devoir de mémoire que mon papa, longtemps président de l’association du Souvenir Français et profondément pacifiste, m’inculqua dans mon enfance.
Ce soir, la lune est claire. La preuve qu’elle est habitée, c’est qu’il y a de la lumière disait Francis Blanche ! De deux choses Lune, l’autre c’est le Soleil. Voyez quel soleil radieux, nous promet Jacques Prévert :

« …Dans la grande ombre
l’ombre du capital
l’ombre du profit
Sur ce paysage parfois un astre luit
un seul
le faux soleil
le soleil blême
le soleil couché
le soleil chien du capital
le vieux soleil de cuivre
le vieux soleil clairon
le vieux soleil ciboire
le vieux soleil fistule
le dégoûtant soleil du roi soleil
le soleil d’Austerlitz
le soleil de Verdun
le soleil fétiche
le soleil tricolore et incolore
l’astre des désastres
l’astre de la vacherie
l’astre de la tuerie
l’astre de la connerie
le soleil mort.
Et le paysage à moitié construit à moitié démoli
à moitié réveillé à moitié endormi
s’effondre dans la guerre le malheur et l’oubli
et puis il recommence une fois la guerre finie
il se rebâtit lui-même dans l’ombre
et le capital sourit
mais un jour le vrai soleil viendra
un vrai soleil dur qui réveillera le paysage trop mou
et les travailleurs sortiront
ils verront alors le soleil
le vrai le dur le rouge soleil de la révolution
et ils se compteront
et ils se comprendront
et ils verront leur nombre
et ils regarderont l’ombre
et ils riront
et ils s’avanceront
une dernière fois le capital voudra les empêcher de rire
ils le tueront
et ils l’enterreront dans la terre sous le paysage de misère
et le paysage de misère de profits de poussières et de charbon
ils le brûleront
ils le raseront
et ils en fabriqueront un autre en chantant
un paysage tout nouveau tout beau
un vrai paysage tout vivant
ils feront beaucoup de choses avec le soleil
et même ils changeront l’hiver en printemps. »

L’Auvers du décor … ou sur les traces de Vincent Van Gogh

Je n’ai pas eu la patience d’attendre que les blés mûrissent pour retourner à Auvers-sur-Oise sur les traces de Vincent Van Gogh. C’est dans cette commune rurale du Vexin Français que l’artiste peintre néerlandais passa les 70 derniers jours de sa vie du 20 mai au 29 juillet 1890. Un an auparavant, il s’était décidé à entrer dans un asile d’aliénés proche de Saint-Rémy-de-Provence suite à plusieurs crises de démence survenues pendant son séjour à Arles. C’est lors de l’une d’entre elles, dans son atelier de la Maison Jaune, qu’il aurait menacé Paul Gauguin avec un rasoir avant de le retourner contre lui et se mutiler en se tranchant une oreille qu’il offrit à une amie prostituée ; épisode gore prétexte à son ultra célèbre autoportrait à l’oreille bandée mais qui n’autorise cependant pas à conclure que les deux artistes ne pouvaient pas se voir en peinture, bien au contraire même !

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« Le train avance à bonne vitesse. Les sifflements stridents de la machine à chaque approche de gare n’arrivent pas à troubler cette torpeur agréable qui m’envahit.
Je revoyais Théo me prodiguant ses derniers conseils, ce matin, avant mon départ de la gare du Nord : « Il n’y a qu’une trentaine de kilomètres entre Paris et Auvers-sur-Oise. Tu en as pour une petite heure tout au plus. Le docteur Gachet t’attend chez lui en début d’après-midi. Tu trouveras sa maison à deux kilomètres de la gare à pied en suivant la grande rue d’Auvers.
»
Personne ne m’attend en ce début de matinée, sinon le souvenir de l’artiste dont je souhaite prendre le sillage. Je suis venu ici, il y a environ un demi-siècle, avec mes parents lors du traditionnel voyage de fin d’année scolaire qu’ils organisaient pour les élèves de leur collège normand. En ce temps-là, on privilégiait les sorties culturelles plutôt que Disneyland, de toute manière, Mickey n’avait pas encore débarqué en Europe ! De cette lointaine visite, je garde en mémoire l’église, encore que je m’interroge si son souvenir n’est pas entretenu par l’image du fameux tableau connu universellement.
Je laisse mon automobile sur le parking à l’arrière de la petite gare où descendit Vincent, il y a cent onze ans, quasiment jour pour jour. Et déjà, je suis confronté à la peinture en empruntant le souterrain pour traverser la voie ferrée.
François Laval, un artiste local, y a réalisé, en voisin, une fresque naïve et colorée représentant quelques sites d’Auvers. En effet, il a installé son minuscule atelier dans une aile désaffectée de la gare et expose ses toiles en lisière du quai.

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J’ignore combien de tableaux, ce très aimable monsieur vend chaque week-end. Par contre, il paraît que l’immense Van Gogh n’en vendit qu’un seul (La Vigne rouge) de son vivant et encore, ce fut à son frère Théo. Nous verrons plus tard qu’il en concevait une profonde amertume jusqu’à connaître une fin tragique.

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Je souris qu’au-dessus d’un tableau, surgisse comme une légende, un panneau « usine de production ». Pur hasard ou clin d’œil volontaire, il contredit la nature même de l’acte créatif. À l’usine, l’ouvrier ne conçoit pas ce qu’on lui demande de réaliser. Il n’a pas la possibilité d’y ajouter une touche personnelle. Ouvrier, œuvre, art, artisan, artiste, voici des mots voisins qui recouvrent des significations bien différentes, de quoi constituer un beau sujet de baccalauréat !
Cela dit, s’il faut parler de production, au sens quantitatif, celle de Van Gogh fut prolifique. Pendant les soixante-dix jours qu’il vécut à Auvers, il peignit pas moins de soixante-dix tableaux et esquissa une trentaine de dessins.
Au-delà de Van Gogh qui lui donna ses lettres de noblesse, cette petite commune au bord de l’Oise a joué un rôle majeur dans l’histoire de la peinture, attirant nombreux paysagistes de l’école de Barbizon puis plusieurs maîtres de l’Impressionnisme. Dès 1857, Charles-François Daubigny dont le buste trône en contrebas de l’église, amarre son canot atelier sur les rives de l’Oise d’où il croque le pittoresque village. Camille Pissarro, Paul Cézanne, Armand Guillaumin, Victor Vignon séjournent aussi à Auvers à l’invitation du docteur Gachet. Grand admirateur de Van Gogh, Maurice de Vlaminck y viendra aussi puiser son inspiration. Ce sont de nombreux peintres célèbres ou inconnus qui ont posé là leur chevalet, conquis par le charme du décor d’Auvers.
Je fouine quelques instants dans la Caverne aux livres, un dépôt de livres d’occasion unique en son genre, installé dans un bâtiment de marchandises désaffecté et deux anciens wagons postaux. Ça sent le vieux comme dans le grenier de mon enfance ; j’y dénicherais sans doute quelques trésors si j’avais le temps.
J’ai rendez-vous avec Vincent avant midi. Plutôt que suivre à la lettre le parcours balisé et commenté fourni par l’office de tourisme, et emboîter le pas de nombreux marcheurs légèrement ridicules avec leurs bâtons à la main, en groupes, en ligues, en processions, je préfère me glisser au gré de mon humeur dans la première sente venue.

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Tant pis pour la chronologie, je me désoriente, ce n’est pas un contresens quand il s’agit de Van Gogh (!), en direction de l’église qui, tel un phare, attire le regard en haut de la colline.

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« Cherchez à comprendre le dernier mot de ce que disent dans leurs chefs-d’œuvre, les grands artistes, les maîtres sérieux, il y aura Dieu là-dedans » écrivait Van Gogh. Il y a là la maison de Dieu immortalisée par le peintre et envahie en ce matin de messe, autant par les paroissiens que par les touristes.
Lettre de Vincent à sa sœur Willemien, datée du 5 juin 1890, quinze jours à peine après son arrivée à Auvers : «… Avec cela j’ai un plus grand tableau de l’église du village – un effet où le bâtiment paraît violacé contre un ciel d’un bleu profond & simple de cobalt pur, les fenêtres à vitraux paraissent comme des taches bleu d’outremer, le toit est violet et en partie orangé. Sur l’avant-plan un peu de verdure fleurie et du sable ensoleillé rose. C’est encore presque la même chose que les études que je fis à Nuenen de la vieille tour et du cimetière. Seulement à présent la couleur est probablement plus expressive, plus somptueuse... »

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Dans une vitrine, un poster en perspective permet de comparer le modèle et l’œuvre qui propose plus une forme d’expression qu’une image fidèle de la réalité. L’église, construite au XIIe siècle dans un style gothique puis flanquée de deux chapelles romanes, semble se disloquer sous l’effet d’un curieux plissement artistique.
Antonin Artaud écrivait dans Van Gogh le suicidé de la société : « Or, c’est de son coup de massue, vraiment de son coup de massue que Van Gogh ne cesse de frapper toutes les formes de la nature et les objets. Cardés par le clou de Van Gogh, les paysages montrent leur chair hostile, la hargne de leurs replis éventrés, que l’on ne sait quelle force étrange est, d’autre part, en train de métamorphoser. »
Je reste scotché devant le monument, durant de longues minutes, cherchant à disséquer et comprendre « l’oro-genèse » du tableau. Mode d’emploi pour qu’une petite église de campagne de notre douce France connaisse une célébrité planétaire grâce au pinceau du génial peintre « géologue » ! Gloire posthume aussi d’un artiste ignoré de son vivant, ce sont, chaque année, près de trois millions de visiteurs qui admirent L’église d’Auvers-sur-Oise, vue du chevet, au musée d’Orsay à Paris.
Van Gogh souffrait beaucoup de ce problème de reconnaissance. En juillet 1889, le tableau L’Angélus de Millet, un peintre qu’il vénérait particulièrement, avait rapporté plus d’un demi million de francs. Il trouvait cette situation très dommageable maintenant que l’artiste était décédé : « Les prix élevés dont on entend parler, qui sont payés pour des oeuvres de peintres qui sont morts et n’ont pas été payés de la sorte de leur vivant retirent plus d’inconvénients que d’avantages ».
Le 27 juillet 1890,Vincent rumine peut-être encore cela dans sa tête, tandis qu’il gravit, depuis l’église, le chemin creux que j’emprunte maintenant.

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Il en fait état dans la lettre qu’il a dans sa poche :
« Mon cher frère,
Merci de ta bonne lettre et du billet de 50 francs qu’elle contenait. Je voudrais bien écrire sur bien des choses mais j’en sens l’inutilité… Puisque cela va bien, ce qui est le principal, pourquoi insisterais-je sur des choses de moindre importance, ma foi, avant qu’il y ait chance de causer affaires à tête plus reposée, il y a probablement loin. Les autres peintres quoi qu’ils en pensent instinctivement se tiennent à distance des discussions sur le commerce actuel. Eh bien vraiment nous ne pouvons  faire parler que nos tableaux mais pourtant mon cher frère il y a ceci que toujours je t’ai dit et je te le redis encore une fois avec toute la gravité que puissent donner les efforts de pensée assidûment fixée pour chercher à faire aussi bien qu’on peut – je te le redis encore que je considèrerai toujours que tu es autre chose qu’un simple marchand de Corot que par mon intermédiaire tu as la part de production même de certaines toiles qui même dans la débâcle gardent leur calme.

Car là nous ne sommes et c’est là tout au moins le principal que je puisse avoir à te dire dans un moment de crise relative. Dans un moment où les choses sont fort tendues entre marchands de tableaux d’artistes morts et vivants.
Eh bien, mon travail à moi, j’y risque ma vie et ma raison y a fondu à moitié –bon- mais tu n’es pas dans les marchands d’hommes pour autant que je sache, et tu peux prendre parti, je le trouve, agissant réellement avec humanité, mais que veux-tu ? .
.. »
C’est l’époque de la moisson. Depuis quelques semaines, Vincent s’intéresse aux champs de blé sur le plateau qui surplombe la vallée de l’Oise. « Je cherche à faire des études de blé ainsi –je ne peux cependant pas dessiner cela- rien que des épis tiges bleu vert, feuilles longues comme des rubans vert et rose par le reflet, épis jaunissants légèrement bordés de rose pâle par la floraison poussiéreuse – un liseron rose dans le bas enroulé autour d’une tige. » Jacques Brel, autre artiste du plat pays, chantait, dans une jolie métaphore, « les fils de novembre qui reviennent en mai ».

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Ce dimanche, les blés m’apparaissent frissonnants autant sous l’effet de la brise que du souffle créatif de Vincent. Voilà je suis à l’endroit précis où il a peint le Champ de blé aux corbeaux.
Dans une lettre à son frère Théo aux alentours du 10 juillet, il lui confie : « Là – revenu ici je me suis remis au travail – le pinceau pourtant me tombant presque des mains et – sachant bien ce que je voulais,j’ai encore depuis peint trois grandes toiles. Ce sont d’immenses étendues de blés sous des ciels troublés et je ne me suis pas gêné pour chercher à exprimer de la tristesse, de la solitude extrême. Vous verrez cela j’espère sous peu – car j’espère vous les apporter à Paris le plus tôt possible puisque je croirais presque que ces toiles vous diront ce que je ne sais dire en paroles, ce que je vois de sain et de fortifiant dans la campagne... »

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C’est une toile d’un mètre sur cinquante centimètres qu’on qualifierait maintenant de format panoramique. Tout tourbillonne, tout se tord, tout souffre : les blés ressemblent à un feu, le ciel est bleu d’orage, les chemins ne mènent nulle part. Et pour noircir encore le tableau, l’artiste y fait voler des corbeaux ; chacun sait pourtant que ces oiseaux de mauvais augure trouvent leur pitance dans les champs de blé plus en période des labours qu’à celle de la moisson. Cette toile géniale symbolise le profond désespoir dans lequel Vincent plonge un peu plus chaque jour. Elle est répertoriée comme étant la dernière qu’il ait peinte. Pour l’admirer, il faut accompagner Pierre Perret et son P’tit Loup :

« T’en fais, pas mon p’tit loup,
C’est la vie, ne pleure pas.
T’oublieras, mon p’tit loup,
Ne pleur’ pas.
Je t’amèn’rai sécher tes larmes
Au vent des quat’ points cardinaux,
Respirer la violett’ à Parme
Et les épices à Colombo.
On verra le fleuve Amazon’
Et la vallée des Orchidées
Y a des Van Gogh à Amsterdam
Qui ressemblent à des incendies ..
. »

Certains écrivains et cinéastes datent abusivement le tableau du 27 juillet 1890 pour transcender le romanesque de la vie du peintre. En fait, ce jour-là, quand il parvient au champ, plutôt que poser son chevalet et ouvrir sa boîte de couleurs, Vincent sort de sa poche un revolver. « Il n’y a de vrais artistes que ceux qui y mettent leur peau ».
Dans un entrefilet laconique, le journal local L’Écho Pontoisien du 7 août 1890 relate l’accident : « Dimanche 27 juillet, un nommé Van Gogh, âgé de 37 ans, sujet hollandais, artiste peintre, de passage à Auvers, s’est tiré un coup de revolver dans les champs et, n’étant que blessé, il est rentré à sa chambre où il est mort le surlendemain », dans les bras de son frère Théodore. Celui-ci sombre à son tour bientôt dans la démence et meurt six mois plus tard à Utrecht, en Hollande.
Lorsque Van Gogh mourut à trente-sept ans, ma grand-mère paysanne en avait deux. Ma remarque est insignifiante sinon que je me surprends à penser que sans le drame, elle eut été contemporaine de l’artiste.
À environ deux cents mètres du champ aux corbeaux, j’aperçois, isolé dans les blés comme souvent dans les villages du Vexin, le petit cimetière où les deux frères sont réunis dans la mort comme ils le furent dans la vie, notamment à travers une correspondance assidue. Ce sont plus de sept cents lettres qu’écrivit Vincent à Théo.

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D’une émouvante simplicité, les deux tombes se dressent dans un parterre de lierre d’où surgissent, en hommage, quelques tournesols. Vincent leur avait consacré une série de sept tableaux réalisés entre 1888 et 1889. À l’origine, il avait peint ses premiers tournesols pour décorer la chambre de Paul Gauguin. En 1891, un an après sa mort donc, l’écrivain Octave Mirbeau en acheta un pour 300 francs (environ 900 euros). En mars 1987, un magnat japonais de l’assurance, acquiert l’un des tableaux pour l’équivalent de 40,8 millions d’euros lors d’une vente aux enchères chez Christie’s à Londres. Tout ce marché de l’art et les spéculations sordides autour des soleils illustrent et expliquent les ombres qui plongèrent l’artiste dans la souffrance et le désespoir.

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Tout près des deux frères, reposent Norbert Gœneutte et Eugène Murer, peintres impressionnistes, amis du docteur Gachet, que Vincent côtoya lors de son séjour à Auvers.
En arpentant les allées de ce cimetière de prédilection pour les artistes, je suis intrigué par une autre sépulture. Sur la pierre, je lis :
Guillaume van Beverloo dit Corneille est l’un des plus grands maîtres de la peinture du XXème et XXIème siècle. Cofondateur en 1948 du mouvement COBRA, il n’aura de cesse durant toute sa carrière d’expérimenter, d’inventer et d’imaginer en toute liberté. Mondialement connu pour être le peintre de la couleur, l’Oiseau, la Femme, la Nature et la Musique, seront les thèmes récurrents de son œuvre magistrale. Éternel humaniste et amoureux de la vie, tel fut son parcours.

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« Dans ma longue vie de peintre, j’ai tout vécu avec passion et si c’était à refaire, je referais la même chose. De ma vie, j’en ai fait une belle journée colorée. » L’optimisme de ce peintre, graveur et sculpteur belge, décédé l’an dernier, tranche avec le terrible mal-être de son illustre voisin.
Je reviens quelques instants auprès de Vincent. J’ai du mal à le quitter. N’y voyez aucun penchant pour le morbide, mais j’aime flâner dans les cimetières. Leurs habitants me racontent parfois des histoires, leurs histoires. Durant mon séjour là-bas, j’appréciais la forme festive que prend el Dìa de los Muertos (notre Toussaint) à l’occasion duquel les mexicains viennent tenir compagnie à leurs défunts avec force victuailles, boissons et musiques. Loin de tout sacrilège, qui sait si Van Gogh ne serait pas heureux de nous « voir » trinquer d’un petit verre d’absinthe !

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Je redescends à pas lents vers le village, humant de-ci delà un petit quelque chose de Vincent, ainsi, les délicates roses trémières dont les hampes envahissent les façades des maisons. À Auvers, sous son pinceau, la flore et, notamment les roses, se montre plus naturelle et moins abstraite que dans ses natures mortes. Les buissons foisonnants de rosiers viennent en écho à la vie désordonnée voire impénétrable du peintre.

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Pour redescendre au centre du village, j’emprunte l’escalier de la Sansonne aux marches inégales qui tortillonne moins que sur le célèbre tableau. « Les gens, cela vaut mieux que les choses » ; ainsi, Van Gogh justifiait la présence de personnages sur ces toiles.
« Cette semaine j’ai fait un portrait d’une jeune fille de 16 ans ou à peu près, en bleu contre fond bleu, la fille des gens où je loge. Je le lui ai donné ce portrait mais j’en ai fait pour toi (Théo) une variante. » Le poster d’Adeline Ravoux se glisse discrètement dans le lierre qui mange le mur à l’arrière de l’auberge.

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« Le docteur Gachet m’a piloté dans une auberge où l’on demandait 6 francs par jour. De mon côté j’en ai trouvé une où je payerai 3.50 par jour. Et jusqu’à nouvel ordre je crois devoir y rester. Lorsque j’aurai fait quelques études, je verrai s’il y aurait avantage à changer mais cela me parait injuste lorsqu’on veut et peut payer et travailler comme un autre ouvrier, d’avoir à payer quand même le double presque parce que l’on travaille à de la peinture. Enfin je commence par l’auberge à 3.50. »…. Lettre suivante : « Mon cher Theo et Jo, dans l’autre lettre j’ai d’abord oublié de te donner l’adresse d’ici qui est provisoirement: Place d.l. mairie, chez Ravoux. »

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En face de la petite mairie, sortie d’un décor d’opérette, qu’il peignit le jour de la fête nationale, se trouve toujours l’auberge Ravoux, le dernier domicile de Van Gogh. Vincent semble s’être absenté, il y a peu, si l’on se fie au verre à demi plein et la bouteille (d’absinthe ?) posés sur la seule table de la terrasse.

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En déboursant cinq euros, on peut visiter, sous les combles, la minuscule mansarde, témoin des tourments des derniers jours de l’artiste. Comme pour justifier l’absence du moindre mobilier ou objet de l’époque, le propriétaire des lieux a pour argument touristique qu’ici, il n’y a rien à voir mais tout à ressentir !
À Auvers, tout le monde peint, même les enfants qui ont réalisé le panneau signalant aux automobilistes la proximité de leur école maternelle. Une autre excellente raison de ralentir et même s’arrêter, c’est que dans le square jouxtant l’école, se dresse une statue en bronze de Vincent Van Gogh, œuvre du sculpteur Ossip Zadkine. Plusieurs manifestations organisées, cette année, marquent le cinquantième anniversaire de son inauguration. En fouillant sur le net dans les archives de l’I.N.A, vous trouverez quelques étonnantes images d’actualités de l’époque où, dressé sur une camionnette et veillé par son auteur Zadkine, le Van Gogh de bronze, de trois mètres de hauteur, parcourt les quais de Seine et les Champs-Élysées comme pour un triomphe antique mais … tardif.

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Dans Le maillet et le ciseau, l’ouvrage des souvenirs de sa vie, Zadkine explique lui-même son hommage à l’artiste : « Van Gogh avance très droit, face au soleil meurtrier, conquérant de la lumière. Ses pantalons rugueux semblent taillés dans l’écorce des pins. Il est bardé de toiles, de pliants, de bâtons et cela fait autour de son torse comme des barrières arrachées, des débris de clôtures. Un échappé de prison qui est parti avec ses barreaux. Comme il est maigre, il porte magnifiquement ces souvenirs de la servitude et il avance, la tête baignant dans le ciel. »
Après un déjeuner sur l’herbe entre l’Oise et la gare, la silhouette vibrante au propre comme au figuré m’accompagne, l’après-midi, dans ma promenade à Chaponval, loin de l’effervescence des Irisiades, la garden-party culturelle du château d’Auvers.

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« Dimanche 8 juin 1890.
- C’est ma tournée aujourd’hui, monsieur Vincent !
Accoudé au zinc, Pascalini sirote déjà son premier ou deuxième verre de la journée.
Je suis arrivé tôt ce matin au café « A la Halte de Chaponval ». J’ai mis à peine dix minutes pour faire le chemin avec la carriole louée par le docteur Gachet. Celui-ci avait pensé qu’il était plus simple de venir chercher Théo, Jo et le bébé à la halte de chemin de fer de ce quartier d’Auvers. Celle-ci, placée à mi-chemin entre les gares de Pontoise et d’Auvers en venant de Paris était la plus proche de la grande bâtisse du docteur.
Pascalini insiste pour m’offrir un canon. J’accepte sans grande envie, uniquement pour ne pas contrarier cet ami, ancien gendarme corse retraité, retiré à Auvers. Nous nous étions rencontrés pour la première fois dans ce café un jour où j’explorais les rives de l’Oise proches en quête de motifs et que la chaleur m’avait incité à entrer pour me désaltérer. Nous avions rapidement sympathisé.
»

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La halte de Chaponval est une gare de la ligne de Pierrelaye à Creil, située sur la commune d’Auvers. Son aspect extérieur n’a guère changé.
« Hier dans la pluie j’ai peint un grand paysage où l’on aperçoit des champs à perte de vue vus d’une hauteur, des verdures différentes, un champ de pommes de terre vert sombre, entre les plants réguliers la terre grasse et violette, un champ de pois en fleur blanchissant à côté, un champ de luzerne à fleurs roses avec une figurine de faucheur, un champ d’herbe longue et mûre d’un ton fauve, puis des blés, des peupliers, une dernière ligne de collines bleues à l’horizon au bas desquelles un train passe, laissant derrière soi dans la verdure une immense traînée de blanche fumée. Une route blanche traverse la toile. Sur la route une petite voiture et des maisons blanches à toits rouge cru au bord de cette route. De la pluie fine raye le tout de lignes bleues ou grises.
Il y a un autre paysage avec de la vigne et des prairies au premier plan, les toits du village venant après.
Et encore un avec rien qu’un champ vert de froment qui s’étend jusqu’à une villa blanche entourée d’un mur blanc avec un seul arbre.
»

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Le hameau de Chaponval s’est beaucoup urbanisé et constitue, aujourd’hui, un quartier pavillonnaire d’Auvers. Mais avec un peu de patience, de curiosité et d’imagination, en empruntant à flanc de coteau, le long d’anciennes maisons troglodytiques, « la route tournante » comme la nomma Paul Cézanne dans un de ses tableaux, on retrouve beaucoup de lieux familiers de Vincent, Paul, Charles François Daubigny, Camille (Pissarro), … et les autres ! Ici, presque à chaque coin de rue, est né un chef-d’œuvre : La maison du Pendu de Cézanne, Paysage à Chaponval de Pissarro, La Sente du Gré et Les Chaumes du Gré à Chaponval de Van Gogh.

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« Auvers est bien beau, beaucoup de vieux chaumes entre autres ce qui devient rare ». Dans la deuxième quinzaine de juillet 1890, Van Gogh peint les chaumières du Gré. Il en joint d’ailleurs un croquis dans sa dernière lettre à son frère. Les toits de chaume ont disparu mais certaines de ces masures subsistent, restaurées parfois par des familles modestes. Connaissent-elles seulement la vie tumultueuse de l’artiste ? En tout cas, au Carrefour de la rue Rémy immortalisé par Cézanne, je souris de la réflexion d’un paysan qui avait vu travailler les deux artistes : « Monsieur Pissarro piquait, monsieur Cézanne plaquait » ! C’est tellement plus sincère et profond que la réponse Zadig et Voltaire fournie par un ministre actuel, trop formaté à la mode bling-bling, quand on lui demanda quel était son ouvrage de référence !
Encore quelques pas, je parviens à hauteur de la maison du docteur Gachet. Paul Gachet est médecin, spécialiste des maladies psychiques avec notamment sa thèse Étude sur la mélancolie, peintre sous le pseudonyme de Louis van Ryssel, et collectionneur d’œuvres d’art. C’est un sacré personnage : en 1851, il soigne les blessés des barricades dressées après le coup d’état de Louis Napoléon Bonaparte, en 1854 ; il se porte volontaire pour aller combattre une épidémie de choléra dans le Jura ; la même année, il réalise une série de dessins des malades qu’il saisit dans les attitudes caractéristiques de leur démence ; et bien d’autres choses encore. Le Cri du Peuple en témoigne : « Toujours par monts et par vaux, d’une activité extraordinaire, il mène tout de front, ses consultations en son cabinet et sa peinture, l’homéopathie et l’allothérapie, la littérature et la pêche à la ligne, sans compter l’éducation de ses enfants … » Tout cela concourt à ce qu’il accueille Vincent, à Auvers, à la demande de son frère Théo, et que, très vite, se scelle une franche amitié entre les deux hommes :
« J’ai trouvé dans le Dr Gachet, un ami tout fait et quelque chose comme un nouveau frère serait – tellement nous nous ressemblons physiquement et moralement aussi. Il est très nerveux et beaucoup bizarre lui-même et a rendu aux artistes de la nouvelle école beaucoup d’amitiés & services, tant que c’était dans son pouvoir. J’ai fait son portrait l’autre jour et vais peindre aussi celui de sa fille qui a 19 ans. Il a perdu sa femme il y a quelques années ce qui a contribué à beaucoup le casser. Nous avons été amis pour ainsi dire tout de suite et j’irai passer toutes les semaines une ou deux journées chez lui à travailler dans son jardin dont j’ai déjà peint deux études, l’une avec des plantes du midi, aloès, cyprès, soucis, l’autre des roses blanches, de la vigne puis un bouquet de renoncules ».

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Gratuitement, cette fois, je me promène dans le jardin et la maison à la rencontre spirituelle des deux amis. Dans le salon, se trouve un piano rappelant le tableau où joue sa fille Marguerite Gachet. Il y a même encore dehors la table sur laquelle est accoudé le médecin tandis que Vincent  le « portrait » (du verbe portraire qui a bien vieilli!).

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« Ainsi le portrait du Dr Gachet vous montre un visage couleur d’une brique surchauffé et hâlé de soleil, avec la chevelure rousse, une casquette blanche, dans un entourage de paysage, fond de collines bleu, son vêtement est bleu d’outremer, cela fait ressortir le visage et le pâlit malgré qu’il soit couleur brique. les mains, des mains d’accoucheur, sont plus pâles que le visage.
Devant lui sur une table de jardin rouge des romans jaunes et une fleur de digitale pourpre sombre. Mon portrait à moi est presqu’aussi ainsi mais le bleu est un bleu fin du midi et le vêtement est lilas clair
».
Le jour des obsèques, devant son cercueil, le docteur Gachet prononce quelques paroles consacrant la vie de Vincent : « Ce fut un honnête homme et un grand artiste. Il n’avait que deux buts, l’humanité et l’art, c’est l’art qu’il chérissait au-dessus de tout qui le fera vivre encore ... »
La journée s’avance. Chez Ravoux, on rentre la table en terrasse. Qu’à cela ne tienne, avant de le quitter, je vais trinquer à Vincent au musée de l’Absinthe.

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L’absinthe est un ensemble de spiritueux à base de plantes éponymes dont la grande armoise. Surnommée la fée verte, elle connut un vif succès au XIXe siècle et devint même un thème de prédilection des poètes et des artistes. Mais à cause de sa teneur en méthanol, on l’accusa d’être à l’origine de graves intoxications. Zola en évoque les méfaits dans L’Assommoir et on lui attribue (abusivement ?) les crises de folie de Baudelaire et de Van Gogh justement.
Toulouse-Lautrec et Gauguin avaient initié Vincent à l’absinthe. Ensemble, ils passaient des nuits entières au café Le Tambourin, à Paris, nouveau lieu des impressionnistes qui y montraient leurs œuvres. Vouant tout ce qu’il possédait à la peinture,Van Gogh buvait lorsqu’on lui offrait. Gauguin raconte : « Lorsque nous étions à Arles, tous les soirs, nous allions au café. Il commandait une absinthe légère ». Paul Signac est moins nuancé : « En revenant chez lui après avoir passé toute la journée au grand soleil, sous une chaleur torride, et n’ayant pas de vraie maison dans cette ville, il prenait un siège à la terrasse d’un café. Et les eaux-de-vie et les absinthes se succédaient à un rythme rapide ».

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Van Gogh écrivait à son frère le 6 juillet 1888 : « J’ai une vue du Rhône –le pont de fer Trinquetaille, où le ciel et le fleuve sont couleur d’absinthe, les quais d’un ton lilas, les personnages noirâtres, le pont de fer d’un bleu intense ».
Les couleurs les plus subtiles et délicates brûlaient l’âme noire de Vincent.

« …Tu peux rentrer quand tu voudras
Les champs de blé sont toujours là
Le monde est fou
Le jaune est roi
Tes ténèbres s’éclairent
D’un soleil éclatant
Dans le rouge et le vert
Tu es encore vivant
Tu auras mis longtemps
Mais aujourd’hui Vincent
Tu vends... »

Sans renier la chanson de Michel Sardou, le temps de rejoindre l’endroit du décor, je vous laisse avec Leny Escudero, un grand artiste injustement méconnu, qui est venu en voisin de Giverny, le village de Claude Monet, pour parler de « son » frère :

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Pour écrire ce billet, outre la correspondance de Vincent Van Gogh à son frère Théo, je me suis parfois inspiré d’un blog Si l’art était conté très bien conçu L’auteur, fort de ses connaissances documentaires, a imaginé un manuscrit romancé contant les deux derniers mois du séjour de l’artiste à Auvers-sur-Oise.
Pour en commencer la lecture, voir le lien page de gauche


Publié dans:Coups de coeur, Ma Douce France |on 1 juin, 2011 |6 Commentaires »

valentin10 |
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