À Florent qui aurait aimé lire ce billet
Lecteurs fidèles, je vous promets depuis longtemps de vous conter les quelques semaines joyeuses que j’eus le bonheur de partager avec l’équipe du journal satirique Charlie-Hebdo. C’était en 1980, cela fait donc trente ans, une date anniversaire propice pour évoquer enfin cette folle aventure. Nous étions une dizaine de professeurs venus des quatre coins de l’hexagone (!), jeunes majoritairement, beaux minoritairement et insouciants unanimement, en stage de formation aux moyens audiovisuels à l’École Normale Supérieure de Saint-Cloud. Et dans le cadre d’un atelier d’apprentissage à la vidéo, nous devions réaliser un documentaire en guise de travaux pratiques de fin d ‘année. Certains d’entre nous trouvant là l’aubaine de nous écarter de sentiers pédagogiques battus et rebattus, proposâmes donc d’aller à la rencontre de la célèbre bande de trublions iconoclastes. Bien qu’à leur tête sévit également un professeur du nom de Choron, l’argument apparut fallacieux aux yeux de certaines têtes bien pensantes de l’Éducation nationale. Qu’à cela ne tienne, décidés à leur faire avaler quelques couleuvres, nous mîmes en exergue tout l’intérêt que représentait l’observation d’un organe de presse de sa création à sa distribution. Ce n’étaient pas des inspecteurs pisse-vinaigre qui briseraient notre rêve.
Car c’était un rêve d’être payé en tant qu’enseignant pour tourner un film sur l’hebdomadaire libertaire et ses journalistes provocateurs qui ne cessaient de gueuler depuis plus de dix ans leurs convictions antimilitaristes, anticléricales, féministes et écologiques dans une époque soumise à l’ordre, à la censure et au conformisme. Un rêve comme le fut bien sûr à une toute autre échelle, l’épopée journalistique décrite par Cavanna : « Nous vivions bien à plein notre aventure, plongés corps et tripes dans ce défi, dans ce pari d’ivrognes : faire un journal, un vrai, pas un fanzine de collégiens, sans un rond, et le sortir à l’heure précise, nous qui étions une demi-douzaine d’arsouilles sans la moindre formation de journaliste, mais tous mordus au ventre par l’ambition de faire quelque chose de très beau, de très intelligent, de très dur, pour leur faire voir à tous ces cons. »
Hasard étrange de mes billets, j’ai évoqué la célèbre Une qui signa l’arrêt de mort de Hara-Kiri Hebdo dans mon hommage à Bourvil (voir article du 8 décembre 2010). Je reprends ici la citation en ouverture du film Le Cercle rouge qui sortit quelques semaines après la mort de l’acteur : « Quand les hommes, même s’ils s’ignorent, doivent se retrouver un jour, tout peut arriver à chacun d’entre eux et ils peuvent suivre des chemins divergents. Au jour dit inexorablement, ils seront réunis dans le cercle rouge ». Choron et Cavanna sont les deux hommes grâce à qui Charlie Hebdo a pu exister. Rien n’aurait été possible si leurs routes ne s’étaient pas croisées au milieu des années cinquante et ne les avaient réunis dans un cercle particulier, un Zéro du nom d’un journal de dessins et poèmes où le premier était colporteur et le second rédacteur en chef.
Ils avaient vécu déjà beaucoup de choses avant leur rencontre. Comme il le décrit de manière très lapidaire dans sa biographie, Vous me croirez si vous voulez, avant d’être Choron, Georges Bernier, fils d’une mère garde-barrière d’un modeste village d’Argonne, fut enfant de chœur, chanta à l ‘école Maréchal nous voilà, battit le beurre et fabriqua des camemberts en Lorraine, effectua un véritable tour de France exerçant divers boulots, trafiquant, monte-en-l’air, menuisier à Roanne, plâtrier à Brest, à Mulhouse et à Toulouse, pour finir par s’engager pour l’Indochine où il mangea du foie d’homme ! Il contracta aussi cinq fois une blennorragie à cause de la fréquentation des maisons closes de Saigon et Hanoi. Enfin, après avoir obtenu son brevet de parachutiste et qu’on lui ait détecté une tuberculose pulmonaire, il se retrouva à l’hôpital de Vannes. Bref, tout cela marque un homme !
Pour découvrir la jeunesse de François Cavanna, fils de maçon émigré italien et de paysanne nivernaise mieux vaut vous recommander de lire ses deux magnifiques livres Les Ritals et Les Russkofs et … plus modestement, mon billet du 26 mai 2009 Week-end Rital avec Cavanna. Et puisque j’en suis aux suggestions de lectures, vous saurez tout ou presque de la grande aventure journalistique en lisant Bête, méchant et hebdomadaire, une histoire de Charlie Hebdo (1969-1982) éditions Buchet Chastel, issu d’une thèse de Stéphane Mazurier, agrégé d’Histoire, disponible dans son intégralité à la bibliothèque de l’École Normale Supérieure de Lyon. Reconnaissance et preuve a posteriori que notre projet de film pouvait fort bien s’inscrire dans une démarche pédagogique, n’en déplaise à quelques cerveaux étroits ou culs serrés de l’Éducation nationale de l’époque.
Je vous parle en effet d’un temps que les moins de cinquante ans ne peuvent pas connaître. Et si, à travers beaucoup de mes billets, je me complais à évoquer une jeunesse insouciante, je ne saurais taire cependant cette période épouvantable pour la liberté d’expression. J’exagère ? Tandis qu’aujourd’hui on débat sur la burqua, sachez que Noëlle Noblecourt, une speakerine de l’unique chaîne de télévision, fut virée en 1964 parce qu’elle s’était présentée à l’écran avec une jupe laissant apparaître ses genoux ! Vérifiez sur Google, vous verrez que je ne vous raconte pas d’histoires. C’était l’époque de tata Yvonne à l’Élysée, l’épouse du général de Gaulle. Ah ce bébé en celluloïd passé au hachoir… l’émission Les raisins verts de Jean-Christophe Averty, avant-gardiste par l’usage généralisé des trucages électroniques vidéo, connut quelques désagréments à cause de son humour noir directement inspiré du mensuel Hara-Kiri. Et je ne vous parle pas de Raymond la matraque, le méchant monsieur Marcellin qui succéda comme ministre de l’Intérieur à Christian Fouchet suite aux événements de mai 68. De Gaulle salua son arrivée par « enfin Fouché, le vrai » en référence au ministre de la police très autoritaire de Napoléon Bonaparte. Ironie du sort, en mai 2000, on retrouva à son domicile parisien bâillonné par le gang des saucissonneurs celui qui voulut rendre muet L’Hebdo Hara-Kiri en « l’interdisant de vente aux mineurs de moins de dix-huit ans et d’exposition et de publicité par voie d’affiches (Journal Officiel du 15 novembre 1970)..
« Assez d’être traités en enfants arriérés ou en petits vieux vicieux ! Assez de niaiseries, assez d’érotisme par procuration, assez de ragots de garçon coiffeur, assez de sadisme pour pantouflards, assez de snobisme pour gardeuses de vaches, assez de cancans d’alcôve pour crétins masturbateurs, assez, assez ! Secouons-nous, bon Dieu ! Crachons dans le strip-tease à la camomille, tirons sur la nappe et envoyons promener le brouet fadasse. Du jeune, crénom ! Du vrai jeune ! Au diable les « nouvelles vagues » pour fils à papa, les « new look » aussi éculés que ceux qu’ils prétendent chasser ! Hara-Kiri ! Hara-Kiri ! Vivent les colporteurs, marquise, et vive leurs joyeux bouquins ! Nous sommes les petits gars qui veulent leur place au soleil. NOUS NE SOMMES À PERSONNE ET PERSONNE NE NOUS A. » C’est ainsi que Cavanna harangue ses lecteurs dans le premier numéro de Hara-Kiri distribué par colportage en septembre 1960. Je vous préviens, vous n’avez pas fini de lire que tout, y compris Charlie Hebdo, vient de Hara-Kiri. Comprenez que encore boutonneux, nous délaissions Spirou, Fantasio, le marsupilami et Gaston Lagaffe. Et en février 1969, Hara-Kiri crée, sans supprimer le mensuel, un hebdomadaire. Cavanna ose affirmer dans un de ses romans : « On a inventé le journalisme, il en avait bien besoin ». Hara-Kiri Hebdo puis Charlie Hebdo collent à l’actualité. Sylvie Caster écrit joliment et justement à propos de l’équipe : « Je ne les considérais pas comme des journalistes. Pour moi, c’étaient des artistes ». Ce sont des dessinateurs ou des écrivains qui renouvellent les langages graphique et textuel en analysant l’actualité avec un humour féroce qu’ils revendiquent bête et méchant. Vous ne trouverez aucun autre journal qui ait compté dans ses rangs autant d’auteurs d’albums, de romans, d’essais et de nouvelles. Comme bafouille Choron dans un extrait vidéo que je vous présenterai plus loin, s’il faut croire que Céline se faisait chier (sic) pour écrire ses textes comme ça, il faut savoir aussi qu’à Hara Kiri et Charlie, ils en bavaient et bossaient dur pour ciseler des merveilles de textes. C’était parfois presque du nouveau roman ! Tiens, savourez celui-ci In memoriam de Gaulle tiré des Lundis de Delfeil de Ton dans le fameux dernier numéro de L’Hebdo Hara-Kiri du 16 novembre 1970 :
« Charles de Gaulle, c’était la France faite homme. Pour nos photos du mensuel, on avait besoin d’un président de la République, il suffisait de lui téléphoner, un quart d’heure après il était là. On avait besoin d’une Alsacienne, il suffisait de lui mettre un ruban dans les cheveux. Une cigogne, il se mettait sur une patte. Une souris, il se faisait tout petit. Jeanne d’Arc, il nous disait : « je ne peux pas, messieurs » et il se mettait à nous raconter comment il avait perdu son pucelage au bordel, chez les artilleurs de Metz. Quand il commençait à raconter ses souvenirs de régiment, il était intarissable. Nous lui disions toujours : « Tu devrais écrire tes mémoires, tu racontes bien ». Finalement, il les a écrit, ses mémoires. Allez savoir pourquoi, il n’y raconte pas ses souvenirs de régiment … Il paraît qu’il avait été un héros dans la Résistance. Puis, en 45, en pleine force de l’âge, il s’était retiré à la campagne. Il était revenu s’installer à Paris en 58. On l’avait connu dans un bistrot de la rue Choron. Il nous disait toujours –vous devriez faire un journal rigolo, les gars, les calembours du Canard enchaîné, c’est vraiment trop triste- C’est comme ça qu’en 60 Hara-Kiri est né, grâce à Charles de Gaulle en partie … Certains, chez Pierre, au tabac, disent qu’il vivait de la politique. Charles de Gaulle était bien au-dessus de la politique. Il portait un drôle de chapeau, avec une visière pour se protéger du soleil paraît-il, mais il le portait par tous les temps. Il était aimé partout. Surtout à l’étranger. Certains vont lui envoyer des fleurs. Nous, on préfère boire un coup à sa santé. C’est pas tous les jours qu’on perd un copain pareil. »
Et toutes les chroniques de Cavanna Je l’ai pas lu, je l’ai pas vu mais j’en ai entendu causer en guise d’éditorial en page 3, quel régal ! Je vous en ressers ici un extrait qui date de 1972 ; ce pourrait être sans en changer une ligne, un élément de programme d’un candidat aux prochaines élections présidentielles de 2012 : « On essaie -mollement- de nous exciter sur une Europe dont on ne sait pas trop ce qu’on veut en faire, dont elle-même ne sait pas ce qu’elle sera, ni même seulement si elle veut être. Une seconde patrie ? Une super patrie ? Au-dessus des patries ? Une patrie des patries ? On laisse ça dans le flou. Parce qu’au fond, tout le monde s’en fout. On veut nous persuader, sans conviction, que l’Europe est un grand devenir qui se fait, l’étape prochaine de quelque chose de majestueux, quelque chose d’inéluctable et d’optimiste à quoi on s’opposerait en vain parce que c’est le progrès, le sens de l’histoire, la marche irrésistible vers la lumière … Mouais. »
Et les croquis, véritables enquêtes d’investigation de Cabu, et les dessins féroces de Reiser, et les chroniques de Pierre Fournier, élevé dans la montagne savoyarde par des parents instituteurs et végétariens, qui sous son personnage de grand reporter baptisé Jean Neyrien Nafoutre de Séquonlat, est le premier à hurler contre tous les pollueurs, des pétroliers du Torrey Canyon aux chimistes et l’usage d’insecticides dans l’agroalimentaire, des bétonneurs aux promoteurs du 100% nucléaire. Il crée même en 1972 La Gueule ouverte, mensuel écologiste sous-titré « le journal qui annonce la fin du monde ». Y collaborent Gébé, l’auteur de L’An 01 dont le credo est « On arrête tout. On réfléchit. Et c’est pas triste… », Willem et Reiser qui y signe une rubrique de l’énergie solaire beaucoup plus documentée que les propos d’un pingouin d’ex ministre sur la banquise. Que du bonheur !
Chaque semaine, nous attendions fébrilement de découvrir en kiosque la nouvelle Une provocatrice. Je conservais précieusement tous les numéros. Je suis absolument incapable de vous dire comment ma précieuse collection a disparu mais je regrette aujourd’hui de ne pouvoir parfois me replonger dans la lecture d’anciennes pages d’anthologie.
Retour à un soir de mars 1980 : suite à une communication téléphonique avec Odile Vaudelle sa compagne (Choron n’épouse pas !), nous avons obtenu un rendez-vous avec Georges Bernier au siège du journal, rue des Trois-Portes, à proximité du boulevard Saint-Germain et du palais de la Mutualité connu autrefois pour les rencontres de boxe et les meetings politiques. C’est un lundi, il est aux environs de 19 heures et nous attendons dans l’entrée que s’achève le comité de rédaction au cours duquel est choisie la couverture du prochain numéro. Nous, c’est moi et un excellent ami dont je vous ai incidemment conté l’effroi suite à une découverte macabre dans les services techniques de la ville de Dinard (voir billets Sueurs froides à Dinard des 18 mai et 30 juillet 2008) ! Dans quelques minutes, nous soumettrons notre projet de film au Professeur Choron, fondateur des beaux journaux loués ci-dessus et directeur des éditions du Square, dont la réputation sulfureuse n’est plus à faire. Même si entre collègues professeurs (sic !), l’entente devrait être cordiale, je préfère réfléchir aux quelques idées que je vais mettre en avant pour emporter son adhésion. C’est l’heure ! Odile nous emmène non pas vers le bureau de son patron de mari mais devant un rideau de velours qu’elle tire. Le choc ! Dans un brouillard de fumée de cigarette, apparaît une vaste pièce tout en longueur, aux murs à colombages et au sol en tommette rouge, avec au centre deux immenses tables en bois massif. Choron écrit dans ses mémoires : « Je les ai voulues lourdes, solides, que je puisse monter dessus pour faire des discours et chanter. En plus, j’ai fait en sorte qu’elles soient montées sur place, et qu’une fois installées on ne puisse plus les sortir ni par les portes, ni par les fenêtres, rien que pour emmerder les huissiers qui viendraient les saisir. J’ai commandé aussi des chaises très lourdes, mais ça c’était plutôt pour que les mecs se les foutent pas sur la gueule quand ils ont bu un coup. J’avais fait faire des banquettes rouges pour allonger les filles et que les mecs puissent dormir quand ils ne pouvaient pas rentrer » !
Rapide coup d’œil à cent quatre-vingt degrés, tous les monstres sacrés de ce théâtre sont en représentation ; à gauche sur les fameuses banquettes, là tout près, Reiser encore plongé dans ses crobars puis Wolinski et Gébé hilares, puis Cabu qui dessine tout le temps, à droite, Choron fume-cigarette au bec légèrement excité et juste à côté Cavanna réfléchi, plus loin Willem, Siné, Dimitri, le jeune Berroyer et plein d’autres valeureux seconds rôles de l’époque, et tout au fond dans la perspective, il y a même la silhouette en carton grandeur nature de Coluche. C’est alors que dans un calme très relatif, je me lance timidement : « nous sommes un groupe d’enseignants qui souhaitons faire un film sur Charlie Hebdo … » Je n’ai pas le temps de poursuivre que déjà, la réponse de Choron debout est cinglante : « Qu’est-ce que vous venez nous faire chier avec Charlie Hebdo ? Lisez Hara-Kiri ; ne nous emmerdez pas avec Charlie Hebdo, tout est dans Hara-Kiri » ! Notre projet de film semble d’ores et déjà sinon mort-né du moins compromis ; heureusement Cavanna arrive à notre rescousse et tempère Choron : en substance, « Écoute Georges, ce sont des enseignants de l’École Normale Supérieure, laisse-les parler ! » Ne me demandez pas ce qu’on a raconté, toujours est-il que nous achevâmes notre exposé autour du bar se trouvant dans un coin de la salle de rédaction. Dans l’effervescence coutumière des fins de comité et quelques canons de rouge plus tard, nous convenons de nous revoir pour affiner nos intentions cinématographiques.
Nous retournons donc régulièrement 10 rue des Trois-Portes, d’abord à deux, puis accompagnés d’un autre super ami dont les qualités de professeur d’arts plastiques et non accessoirement de descendeur émérite de la dive bouteille constituent des arguments intéressants. S’adjoint bientôt un élément féminin dont la présence ne s’avère nullement subalterne dans cette assemblée prétendument machiste. « Vive les femmes ».
Il s’agit à la fois de gagner la confiance des membres de l’équipe, de se familiariser avec le fonctionnement du journal dans toutes ses composantes, et déjà de montrer que nous n’appartenons pas à l’importante catégorie de nuisibles et pique-assiettes qui fréquentent les lieux aux portes largement ouvertes. Notre opération de séduction vise toute la hiérarchie du journal, de Choron et Cavanna ses pères fondateurs à Bibi, l’homme à tout faire, aussi bien chauffeur que tenancier du bar. Un sacré mec ce Bibi, un vrai titi parisien bien que du Loiret qui s’est vraiment fondu dans l’équipe avec l’humour d’Hara-Kiri ! Il nous a rapidement à la bonne en sortant pour nous de dessous son comptoir, un bon Saint-Émilion biologique dont les étiquettes sont dessinées par Reiser et Wolinski. Il nous arrive même de trinquer avec Pierrot, le chauffeur de François Mitterrand. Parfois accoudé au zinc, il reçoit un coup de fil de celui qui porte les espoirs de la gauche aux élections présidentielles de l’année suivante, lui intimant l’ordre de rappliquer au domicile de la rue de Bièvre voisine. « Mitterrand, gaffe à ta gueule !… Tu vas en baver. Mais, s’il y a un homme capable de s’en sortir, c’est bien toi. Tu as les épaules larges, les nerfs solides, une santé de bœuf de labour. Tu as toute la France derrière toi. Tu peux tout faire. Fais vite ! » Cavanna eut des prémonitions plus inspirées !
En attendant le futur grand soir, en 1980, le candidat Coluche trouve dans Charlie Hebdo et Hara Kiri une tribune pour relayer sa fameuse campagne qui le voit progressivement se positionner à 16% d’intentions de votes. Siné écrit : « S’il obtient les 500 signatures, ça prouvera que la France n’est pas encore aussi abrutie que je le croyais. Peut-être obtiendra-t-il plus de 50 % dès le premier tour ? On peut rêver ! Cavanna Premier ministre, Choron à l’Éducation nationale, Reiser à la Condition féminine, Cabu à l’Armée, Gébé à l’Intérieur, Wolinski aux Affaires étrangères. Moi, rien, merci … ou alors à la Justice si vous insistez ! »
Parfois, nous croisons le sympathique bouffon à la salopette et sa « belle américaine » rose obstruant la rue des Trois-Portes. Le canular ne fait bientôt plus rire la classe politique. Une année, Coluche reçut de l’équipe de Charlie un fusil de chasse chargé de chevrotine à sanglier avec « Prix Bête et Méchant » gravé sur la crosse. L’anecdote devint con et tragique lorsque Coluche fit cadeau de son arme à son pote Patrick Dewaere qui … se fit sauter la cervelle avec !
Nous sympathisons avec Odile, la femme du patron, un moule à gosses comme il la décrit avec sa délicatesse légendaire : « Tu tirais un coup, ça prenait tout de suite. Elle arrêtait pas d’être en cloque et ça me coûtait cher. À chaque fois on envoyait promener les fœtus à l’aiguille à tricoter chez les faiseuses d’anges. Au neuvième, elle a eu un curetage sérieux. Un jour, elle me dit –je suis encore enceinte- après la trouille qu’on a eue à sa neuvième fausse couche, on a décidé de garder l’enfant ». C’était Michèle Bernier, c’était un joli brin de fille quand elle passait saluer papa et maman au journal. Odile, c’est la première personne sur laquelle on tombe quand on entre mais au-delà de ce rôle d’hôtesse d’accueil, elle tient une comptabilité des ventes aussi précise qu’il est possible dans ce joyeux foutoir ! Ayant connu Choron au temps de Zéro, c’est donc aussi une mémoire vivante de la folle aventure journalistique. Elle nous a vite en sympathie également. Probablement, joue-t-elle dans l’ombre un rôle de médiatrice pour plaider notre projet. Elle m’invite même à descendre à la cave pour prendre quelques albums qui manquent à ma bibliothèque. C’est l’aubaine de les faire dédicacer aussitôt par leurs auteurs.
Ne m’en veuillez pas, un Hortefeux peut cacher un Marcellin, je n’ai pas les c… (sic !) de publier le dessin que me dédia Reiser à la sortie de son album Phantasmes. Allez, je compatis à votre déception, je vous en offre un autre, beaucoup moins personnalisé, mais tellement hilarant :
Hors la couverture choisie collégialement chaque lundi après-midi, chaque dessinateur ou chroniqueur passe dans la semaine pour déposer (il n’y a aucune censure interne au journal à cette époque) sa contribution, participer à la mise en page, travailler aussi aux mensuels Hara-Kiri et Charlie. Car, si ça rigole, si ça picole et si ça baise, ça bosse aussi énormément ! En dehors de la foire quasi orgiaque des fins de comités de rédaction, le dialogue en tête-à-tête avec les différents collaborateurs de l’hebdo est plus cordial et fructueux pour affiner la structure du film.
Gébé est souvent attablé dans la vaste salle devant les photographies de presse dont il adore détourner le sens.
Il adhère rapidement à notre projet. Il comprend qu’au-delà d’une simple galerie de portraits des grandes figures qui y travaillent, nous envisageons Charlie-Hebdo d’un point de vue social et militant comme un journal d’opinion certes très particulier qui a sa place pleine et entière dans le paysage de la presse française. Pour traiter la question de la censure, nous interviewerons maître Barbillon, l’avocat qui a plaidé la cause du journal lors de célèbres procès visant son interdiction. Et l’idée d’aller filmer l’impression de l’hebdomadaire dans une usine de Saint-Ouen n’est pas pour déplaire à ce fils d’ajusteur mécanicien de Villeneuve-Saint-Georges. Et puis, Gébé, initiales de Georges Blondeaux, n’est sans doute pas sourd à notre discours d’enseignant. En effet, mais cela je le saurai plus tard, il entra à l’École Normale d’Instituteurs de Versailles, celle-là même où j’ai commencé ma carrière il y a … bien longtemps ! J’ai vérifié dans les archives administratives de l’établissement, il en démissionna avant le baccalauréat préférant s’aiguiller vers la SNCF comme dessinateur industriel. Comprenez ma perplexité rétrospective quand il déclare en substance dans le film qu’il y a une barrière dans la société, si tu es vendeur ça va, si tu es acheteur tu es con tout le temps, tu es obligé d’aller chercher des sous et les donner pour te payer des choses ! Ses dessins se vendaient plutôt bien, quant à mes salades … !
Cavanna ne se trouve jamais très loin non plus. Un peu en retrait cependant, il possède une pièce au fond de la cour intérieure qu’il occupe d’ailleurs toujours aujourd’hui comme pied-à-terre à Paris. C’est là qu’il cogite ses chroniques d’une belle écriture de défenseur de l’orthographe mais d’ennemi du point-virgule. Il n’est guère causant mais nous considère d’un œil bienveillant depuis le premier jour. À côté de son repaire, il y a l’habitation de la concierge. L’illustre voisin en parle ainsi : « Trois mètres sur six. Là vivotait madame Durand. S’appelait-elle seulement Durand ? Très vieille femme, enfouie sous un entassement de loques, de tricots, de pèlerines, pliée à angle droit vers l’avant, à angle obtus vers la droite … Dans sa pièce unique et minuscule vivaient une trentaine de chats, chiant, pissant, s’aimant et mettant bas dans tous les coins. Il émanait de la maisonnette, quand elle ouvrait la porte, la plus fantastique pestilence de fauverie concentrée qui se puisse imaginer. Là-dedans vivait, outre madame Durand et ses chats, son pensionnaire Camille. Postier à la retraite et soiffard en activité. Nul n’avait jamais vu Camille autrement que bourré à mort ». Camille fascinait Reiser qui en fit son héros « Gros dégueulasse ». « La gloire dans sa splendeur illumina Camille quand la protection routière eut créé le personnage de Bison futé, le Peau-Rouge sentencieux chargé de guider à la télé les départs en week-end trop problématiques. Qui eut l’idée ? Je dirais Choron. Camille, auréolé de plumes aux vives couleurs fut Bison bourré. Sa trogne aux joues bleues, son nez bourgeonnant, son sourire et sa dent en moins lui valurent un succès prodigieux ».
Je conserve jalousement en archives nombre de ces autocollants et autres cadeaux offerts aux lecteurs dans chaque numéro de Hara-Kiri. Ali, un travailleur clandestin Pakistanais qui se fit embaucher pour vendre dans la rue Charlie Hebdo et … Libération, montrait lors des contrôles de police, sa carte Orange ainsi que la carte officielle de con !
Certains policiers se marraient en la voyant et il réussissait à s’en sortir à chaque fois.
Je possède même de manière illicite la carte de mal baisée ! Je ne pouvais même pas la céder à notre collègue féminine car j’ai de bonnes raisons de douter qu’elle le fût ! Mieux encore, cadeau tombé sinon du ciel du moins de la main de notre véritable mère Noëlle, elle donna de sa personne et nous sauva d’un grave incident diplomatique lorsqu’un soir de beuverie, elle tint le sexe du professeur Choron saoul comme un agrégé !
Ah Choron, je ne puis qu’approuver au mot près l’hommage que lui rendit Jean-Pierre Bouyxou dans Siné Hebdo : « C’est lui, Choron qui a dégoté, à la mort du général de Gaulle, l’accroche de couverture la plus célèbre, la plus irrespectueuse et la plus poilante de la presse française. Et c’est donc à cause de lui, Choron, que le canard immédiatement interdit, a dû changer de titre et devenir Charlie-Hebdo. L’importance de Choron a été énorme, primordiale, et ceux qui prétendent le contraire sont au choix des faux jetons ou des crétins. Il ne dessinait pas, écrivait peu mais il était un chef d’orchestre qui n’avait pas son pareil pour encourager son équipe à aller toujours plus loin dans le délire, la provoc, la dérision, l’ignorance du bon goût, de la morale, des prétendues limites. Choron picolait. Choron fumait. Choron montait sur la table pour montrer sa bite. Choron disait des gros mots. Choron n’aimait ni les vieux emmerdeurs, ni les jeunes pisse-froid. Mais Choron était d’une classe folle, d’une élégance extrême et d’une gentillesse confondante. » Oui, au-delà de ses outrances, Georges Bernier était un homme exquis et d’une grande sensibilité. Bosseur, il arrivait au journal tôt le matin et en partait fort tard le dernier.
Au-delà de son premier contact moins que chaleureux, il devient un fervent supporter de notre projet et nous ouvre en grand les « Trois-Portes » Pire même, il nous confie les clés de la maison ! Car le premier clap de tournage approche et nous squattons bientôt la grande salle de rédaction. Avec notre volumineux matériel, régie image et son, moniteurs, deux caméras de studio, des projecteurs, et quelques dizaines de mètres de câbles, nous attestons d’un certain sérieux qui renvoie une image définitivement positive aux yeux de l’équipe. Chacun comprend que le comité de rédaction du lundi 5 mai 1980 revêt un caractère particulier. Avant Jacques Chancel et Michel Drucker, une équipe d’enseignants filme pour la première fois la célèbre bande d’iconoclastes en plein boulot dans leur antre du Quartier Latin.
Au théâtre, cet après-midi ! La représentation commence vers quinze heures. Le comité de rédaction est consacré presque exclusivement au choix de la couverture. À la différence des autres magazines qui à travers leur une indiquent le sujet d’actualité ou le dossier qui sera traité en pages intérieures, la première page de Charlie Hebdo prend presque toujours la forme d’un dessin légendé dont le thème peut très bien ne pas figurer dans le journal. L’impact, l’intelligence, l’humour de ce seul dessin peut faire vendre l’hebdomadaire, cela explique le soin apporté à son choix. Assis autour des grandes tables, muni d’une ramette de papier blanc 21×29,7 cm et d’un feutre noir, chaque dessinateur se plonge dans son travail de création.
Nos lourdes caméras sont chargées de restituer l’ambiance de la réunion et les échanges entre ces journalistes très particuliers. On m’a confié la seule caméra mobile pour tourner autour des tables et saisir en gros plan la dextérité des dessinateurs et l’évolution de leurs croquis. Électron libre, j’échappe ainsi à la danse de saint-Guy, notre patron d’atelier, qui gesticule en régie devant les maladresses des apprentis cadreurs ! Difficile cependant de rester concentré avec un cadre stable sans hurler de rire devant les esquisses !
Cet après-midi là, le thème semble acquis avec la mort, la veille, du maréchal Tito, président de l’état socialiste de l’ex-Yougoslavie. Avec leurs « bêtise et méchanceté » coutumières, certains raillent son amputation récente de la jambe gauche suite à une thrombose : « Ni Dieu ni maître ni jambe », « La Yougoslavie décapitée, déjà qu’il lui manque une patte » « Tito réincarné en mille-pattes avec une jambe de bois », « le monde communiste perd une jambe » ! Obsèques autogérées pour Tito ! Tito par-ci, Tito par-là, la créativité est prolifique. Rapidement, je me plante derrière l’épaule de Reiser, émerveillé par la vitesse à laquelle il gribouille en quelques traits ses féroces personnages. Ce sont plusieurs dizaines de dessins qui sont soumis au jugement final de Cavanna. Il n’y a aucune jalousie entre ces gens qui sont tous des surdoués. Reiser excelle dans ce genre d’exercice et comme souvent, c’est une de ses productions qui est retenue pour la une : « Quand les Yougoslaves passent, les serbos croâtent » !!! Abondance de biens ne nuit pas, une sélection d’une dizaine de dessins entre dans la rubrique « Les couvertures auxquelles vous avez échappé » !
La réunion tire à sa fin. La salle se remplit peu à peu de groupies, de femmes légitimes ou pas, de quelques incontournables pique-assiettes … Il est temps de décompresser les uns et les autres après plusieurs heures à dessiner ou filmer. En temps ordinaire, à la fin de la séance, chacun écrivait sur un petit papier son choix pour la suite de la soirée « on bouffe » ou « on baise » puis le déposait dans la casquette de Choron qui procédait au dépouillement. Ce soir, nous dérogeons au protocole puisque nous avons commandé … un couscous auprès d’un traiteur pour remercier toute l’équipe du journal.
Les bouchons commencent à sauter lorsqu’une radio allumée rend compte en direct d’une prise d’otages à l’ambassade d’Iran à Londres. Il est 18h 50 et les évènements prennent une tournure dramatique. Les terroristes arabes, opposants au régime de l’ayatollah Khomeiny, abattent l’attaché de presse de l’ambassade et jettent son corps devant l’entrée. La section anti-terroriste de Scotland Yard décide alors d’entrer en action. En vrais professionnels du journalisme, peut-être aussi avec un soupçon de cabotinage, les dessinateurs se remettent au travail autour des tables. Comme dans un classique comité de rédaction, un débat s’instaure dans l’équipe pour savoir à quel événement donner la primauté. Tant pis pour Tito, il ne fera pas la couverture de Charlie Hebdo et, encore une fois, c’est un des croquis de Reiser qui emporte l’adhésion de tous :
Quel bonheur ! Nous venons de vivre quasiment deux séances de rédaction à la suite. Jusque tard dans la nuit, j’ai dû descendre immodérément quelques canons de Saint-Émilion étiquette Reiser ! C’est la raison probable pour laquelle je ne me souviens pas si ce soir-là Choron montra sa bite ! Il faut dire à ma décharge que je ne compte plus les fois où j’eus droit à son numéro d’exhibitionnisme ! En tout cas, tout notre petit monde est définitivement adopté par la joyeuse bande et se retrouve sur le pied (sûr) de guerre pour de nouvelles aventures très enrichissantes. Dès le lendemain, il faut filer à l’imprimerie en banlieue pour filmer la sortie de la couverture. Les jours suivants, une équipe interviewe Cabu, antimilitariste en diable, devant les canons sur le parvis des Invalides. Une autre se rend à la ménagerie du jardin des Plantes pour filmer Paule responsable d’une chronique hebdomadaire sur la protection des animaux. Une troisième tourne à l’étude de maître Barbillon qui évoque la censure larvée menaçant constamment Charlie et Hara-Kiri et les fameux procès civils intentés par Dalida, Anne-Aymone Giscard d’Estaing et Denise Fabre suite à des photomontages. Sylvie Caster passe aussi sur le gril de nos questions. Chroniqueuse de talent, romancière aussi, on décèle en elle l’influence stylistique de Cavanna qui lui a confié la page trois du journal pour publier ses éditoriaux. Elle écrira plus tard dans son roman Nel est mort : « C’était une ambiance. De préau, où l’on était ensemble une volée de moineaux. Désordonnés. Dissipés. Bordéliques. Comme dans une enfance où l’on ne se serait jamais fait de souci. » Preuve que ce très joli brin de femme ne prenait pas ombrage que sa douce voix ne puisse se faire entendre au milieu des vociférations masculines.
À l’issue des journées de tournage, il est fréquent que le noyau dur de notre équipe réponde aux invitations de Choron et Gébé de les accompagner dans des soirées plus ou moins folles (plutôt plus !). Une fois, on se retrouve avec toute la bande à un cocktail de bienvenue dans une pâtisserie de la rue Lagrange voisine du journal. Un autre soir, le champagne coule à flot au Dodin Bouffant, un restaurant sélect de la place Maubert ; le prof, celui de Charlie bien sûr( !), a vite fait de monter sur la table haranguant tout un parterre de sommités médicales en séminaire à Paris. Ne me demandez pas s’il sortit sa « grosse artillerie » !
Par contre, je me souviens parfaitement du tournage avec notre vrai-faux éminent collègue dans la grande salle de la rue des Trois-Portes. Je ne devais pas y participer mais ma faculté de maîtriser mes émotions dans les situations périlleuses me valut d’être réquisitionné derrière une caméra ! Cabu ajouterait qu’il y en a qui ont la légion d’honneur pour moins que cela !
Les bruits parasites en arrière-plan sonore proviennent de la cave où le jeune Emmanuel Cabut répète avec ses potes. Il deviendra plus tard le grand Mano Solo.
Georges Bernier prétend ne pas être le grand Choron, pourtant, pour qui le connaît bien, l’entretien sert outre de bonnes rasades d’outrance et de provocation, quelques glaçons de propos lucides et justes, et même un zeste de tendresse. Et fidèle à sa réputation, il m’exhibe plein cadre son sexe et ses fesses. Sans aller jusqu’à s’appuyer sur l’Idéologie du montage d’Eisenstein, les discussions seront cependant âpres (et arrosées !) au comptoir de Charlie Hebdo pour décider si nous devons montrer ou pas les attributs professoraux. Par crainte de chahut dans le Landerneau pédagogique, le collège de professeurs probablement moins « couillus » choisit de couper au montage le sexe de leur sulfureux faux collègue (ce n’est pas douloureux !), ne laissant finalement apparaître à l’écran que son postérieur. Et pour se protéger de notre hiérarchie, un carré blanc avec avertissement oral ouvre le documentaire : « Rendre compte d’un événement, c’est assumer toute sa complexité et sa richesse. C’est pourquoi le caractère particulier de certaines séquences réserve la diffusion de cette émission à un public d’adultes ». Comme le caricaturait Reiser, on vivait vraiment une époque formidable !
Le film monté, sonne l’heure de l’avant-première et de la projection à toute l’équipe de Charlie à l’issue d’un autre comité de rédaction. Il n’y a pas de tirage au sort, cette fois encore, c’est « bouffe » d’autorité ! Comment la furieuse bande va-t-elle accepter l’image que nous renvoyons d’elle ? Notre stress compréhensible s’envole vite : Reiser hurle de rire même de ses propres dessins, Gébé applaudit certains passages, Choron sourit intérieurement, Cavanna maugrée un peu dans ses moustaches mais l’équipe manifeste globalement un profond respect pour notre travail. La soirée s’achève … au petit matin.
Est-il nécessaire d’évoquer l’accueil mitigé des pisse-vinaigre de notre administration ? Je préfère vous confier qu’aux yeux admiratifs de beaucoup d’enseignants, nous sommes estampillés à vie comme ceux qui ont réussi à filmer l’inoubliable bande de trublions, ce qui vaut plus que n’importe quel diplôme ou appartenance à une loge maçonnique ! Bien évidemment, Charlie Hebdo fait la promotion du film dans sa rubrique Spécial copinage, notamment lors de sa diffusion au Studio 43, cinéma d’art et d’essai de la rue du Faubourg Montmartre aujourd’hui disparu (aucun lien de cause à effet !). La parole du fou, c’est le titre, est également sélectionné au festival international du film de Presse à Strasbourg. Quelques années plus tard, Canal Plus demandera l’autorisation d’en utiliser quelques extraits pour son magazine L’œil du cyclone en hommage au professeur Choron.
Pour certains d’entre nous, l’aventure ne s’arrêta pas là. Les vacances scolaires approchaient et nous fûmes quatre à faire l’École (Normale Supérieure) buissonnière préférant le coupe-gorge ou plus exactement le rince-gorge de la rue des Trois-Portes. C’est ainsi qu’un soir, nous nous retrouvâmes avec Choron et Gébé à fêter la visite du Pape à Paris, dans une grande brasserie proche de la gare du Nord. Je ne sais pas si cette fois ce fut du grand Choron, toujours est-il qu’il finit juché sur la table pour donner la bénédiction aux autres clients ravis ou offusqués ; c’était d’ailleurs un excellent test pour distinguer les culs bénis des épanouis ! Le champagne Dom Pérignon coula à flot (c’est d’ailleurs la seule fois de ma vie que j’y ai goûté) avant que Choron ne lançât magistralement au serveur son chéquier de la Poste assorti d’un royal : Paye-toi ! En une autre circonstance, un très cher ami qui me manque beaucoup aujourd’hui, fut enrôlé pour un des fameux romans photos de Hara-Kiri.
L’année scolaire suivante fut moins exaltante quoique … ! Choron commettait quelques délits d’écriture de chansons qu’il chantait quand il était un peu bourré. « On a chanté l’enfance, on a chanté l’adolescence, on a chanté les adultes, l’amour, la vieillesse et la mort, mais on n’a encore jamais chanté le bon temps que nous avons tous passé dans les testicules de nos papas. En souvenir du bon temps que nous avons tous passé entre les jambes de nos papas, voici La testiculance ! » :
« Etions spermatozoïdes
Petites bêtes ovoïdes
Entre les jambes de Papa
Souvenons-nous étions bien là
C’était la sécurité
Avions chaud et à manger
Pas peur de la solitude
Etions une multitude
Dans l’espace de deux noix
Entre les jambes de Papa
Après la chouette testiculance
Il y a eu l’enfance
Alors-là parlons-en de l’enfance!
Petit con boursouflé débile
Toute la journée dans la gueule
Un biberon en caoutchouc synthétique de merde
Pense qu’à téter et à chier… »
Bref, toujours est-il qu’en mai 1981, Choron se voit en haut de l’affiche à l’Olympia en première partie d’Odeurs, un groupe en vogue à l’époque, plus ou moins émanation de Au Bonheur des Dames. Et très méticuleux, sachant que je suis responsable d’un équipement de studio vidéo à l’École Normale d’Instituteurs de Versailles, il me contacte l’hiver précédent afin de travailler sa gestuelle. Entre professeurs, je ne peux évidemment pas faire de moins qu’accéder à sa requête. Lui décédé, moi retraité, il y a désormais prescription. Truculent coup de pied au cul des pisse-vinaigre de la pédagogie, je plaide coupable d’usurpation d’identité pour avoir laissé s’introduire à une heure tardive de la nuit, un faux professeur dans le vénérable institut de formation d’enseignants à des fins d’autoscopie.
Bibi présent également a apporté un copieux buffet de charcuterie et fromages, un ou deux cartons de Saint-Émilion bio, sans oublier le whisky de l’artiste. Ô belle nuit, il me semble que nous passâmes plus de temps autour de la table que devant les caméras !
Puis la vie reprit son cours. Vite dit, la vie, car Charlie Hebdo sous sa forme historique mourut deux ans plus tard non sans avoir fait un dernier baroud d’honneur lors de l’émission Droit de réponse animée par Michel Polac. Reiser décéda en 1983, à l’âge de 42 ans, des suites d’un cancer des os.
Le lendemain de ses obsèques, Charlie Hebdo publia un numéro spécial avec en couverture un des dessins qu’il avait fait lors de la mort de Franco. On y voyait un cercueil debout, deux pieds dépassant, avec comme légende « Reiser va mieux, il est allé au cimetière à pied ».
Gébé disparut en avril 2004, Georges Bernier le suivit bientôt en janvier 2005. Cavanna possède toujours sa chronique dans le Charlie Hebdo actuel et soufflera ses 88 bougies en février prochain. Nous les avons tant aimés il y a trente ans !
Je continue aujourd’hui à être un lecteur régulier de Charlie Hebdo même s’il n’est plus vraiment le même qu’à l’époque héroïque que je vous ai décrite. Cependant, il hérisse encore le poil des têtes (toujours aussi bien) pensantes de l’Éducation nationale à en juger par un article paru dans le journal du 25 juin 2008 que j’ai conservé précieusement. Il relate la mésaventure survenue à un professeur des écoles, par ailleurs formateur de maîtres, qui a eu le tort de faire lire aux élèves de sa classe un reportage réalisé par Riss sur les enfants de sans-papiers scolarisés à l’école de la rue Cavet dans le XVIIIe arrondissement de Paris. L’inspecteur a consigné dans son rapport, outre que l’instituteur avait installé les tables en U, qu’il s’agissait « d’un manquement au principe déontologique et à la nécessaire neutralité de l’enseignant ». Et la hiérarchie lui a enjoint de chercher un poste où il n’exercerait plus sa fonction de formateur des maîtres. On croit rêver lorsqu’on sait qu’est organisée chaque année une semaine de la Presse et qu’il existe un Centre de liaison de l’enseignement et des médias d’information (Clemi), organisme lié au ministère de l’ Éducation nationale. J’en frémis rétrospectivement quand je pense que bien plus que le journal, j’ai introduit subrepticement son fondateur, le Professeur Choron, dans un institut de formation ! C’est peut-être pour cela qu’il y a trente ans, la joyeuse bande de la rue des Trois-Portes s’exclamait à notre encontre avec un brin de reconnaissance et de tendresse : « Ah les cons ! »
PS : Dimanche 26 décembre, une petite fille qui m’est chère a déposé sous son sapin un cadeau à mon intention. Un superbe ouvrage : Le pire de Hara-Kiri 1960-1985 ! Avec à l’intérieur, toutes les cartes officielles, celle de Con bien sûr qui remplacera l’ancienne quelque peu endommagée, mais aussi celle de Flic, celle de Bienfaiteur des œuvres sociales de la Police, celle d’autorisation de circuler en état d’ivresse et même la carte bleue Tout à l’œil ! Merci petit papa Noël !