La Madeleine de Brel
Vous vous souvenez peut-être des « vieilles photos de ma jeunesse » dénichées par une lectrice belge au marché aux puces de Bruxelles (billets des 1er et 15 octobre 2009). Tandis que Bruxelles « brusselait » encore un peu pour moi, quand ma chineuse m’invita à un petit tour de transport en commun (en tout bien tout honneur, je le répète !) je crus un instant qu’elle m’emmenait à bord du tram 33 sur un air de Brel. J’échouai en fait à la station de métro Merckx devant un vélo ; celui sur lequel du temps où il s’appelait Eddy, il fut une heure, une heure seulement, rien qu’une heure durant, beau, beau et con à la fois … celui sur lequel l’immense champion belge battit le record de l’heure à Mexico.
Il y a un an, j’attendais donc Madeleine qui n’arriva pas. Mais comme son illustre soupirant, d’un optimisme (trop ?) débordant, j’espérais qu’un soir… Et aujourd’hui, mon envoyée spéciale outre-Quiévrain (je place judicieusement cette expression qui m’est chère !) exauce mon vœu en m’adressant quelques photographies. En ce jour anniversaire de la mort du grand Jacques, le tram 33 reprend du service, rien que pour vous … enfin presque !
À la périphérie de Bruxelles-ville, gare de Watermael-Boitsfort, Watermaal-Bosvoorde en flamand ; « je trouve que la Belgique vaut mieux qu’une querelle linguistique » déclarait Brel ! L’actualité confirme que nul n’est prophète en son pays.
Attention, mesdames et messieurs les voyageurs pour l’univers de la chanson Madeleine, au départ ! Je presse le pas dans l’ancienne rue du Tram rebaptisée rue de Visé quand soudain un « carillon de bleus comme ceux au fond des yeux des hommes du nord » sonne dans la grisaille des façades. Je me frotte les yeux, vision véritablement surréaliste, je ne peux pas mieux dire!
Le fameux tram 33 chanté par Brel, entre en gare de Watermael qui figure dans un certain nombre de tableaux de Delvaux. Celui-ci, fasciné par les trains de son enfance, vécut très longtemps dans la commune. Authentique poète, il peuple ses décors du réel, de petites filles ingénues, de longues femmes lumineuses, de messieurs austères en redingote et même de personnages de Jules Verne. On en retrouve ici sur le quai et suspendus dans l’azur parsemé de nuages, un thème récurrent chez Magritte, autre immense peintre venu en voisin et ami, accompagné de son célèbre personnage au chapeau melon. En observant attentivement, on devine encore une citation de Jean-Michel Folon et sa Fontaine aux oiseaux, une sculpture installée sur un étang de Watermael-Boitsfort. Il est même jusqu’à la figurine du feu rouge qui clignote de jubilation devant l’hommage à cette brochette d’illustres artistes. Brel qui appréciait beaucoup Delvaux et Magritte, composait à l’occasion avec le fantastique. Rappelez-vous « J’étais bien plus heureux avant, quand j’étais ch’val » ou « Je suis un soir d’été », sans oublier cette magistrale ode à la voile où il fait d’un bateau, une cathédrale « débondieurisée » :
« …Prenez une cathédrale
Hissez le petit pavois
Et faites chanter les voiles
Mais ne vous réveillez pas
Prenez une cathédrale
De Picardie ou d’Artois
Partez pêcher les étoiles
Mais ne vous réveillez pas
Cette cathédrale est en pierre
Traînez-la à travers bois
Jusqu’où vient fleurir la mer… »
Bon ! C’est bien joli tout ça mais pour parodier justement Magritte, ceci n’est pas la gare de Watermael, même peinte de la manière la plus réaliste qui soit, mais une représentation de la gare de Watermael ! La vraie n’est pas loin, j’y arrive :
Déception, il n’y a pas de tram 33 ! Non pas qu’il y ait grève (comme toutes les semaines, chez nous !) mais la ligne fut remplacée, le 13 octobre 1960, par des autobus avant d’être définitivement supprimée huit ans plus tard. Il n’existait donc déjà plus lorsque sortit en 1962, le disque microsillon vinyle 30 centimètres dans sa pochette blanche, comprenant quelques uns des plus grands succès de Jacques Brel : Le plat pays, Bruxelles, Les bourgeois, Zangra, Rosa et donc Madeleine.
Qu’à cela ne tienne, je veux la rencontrer et je saute dans le premier omnibus avec des femmes en crinoline et des messieurs en gibus ! Tandis que le wagon s’ébranle, dehors un graffiti m’interpelle :
Madeleine, c’est l’histoire d’un gars qui … passe par tous les états d’âme. Ce jeune homme attend son amourette avec un bouquet de lilas pour sortir manger des frites et aller voir un film ensemble. Elle l’aime, il en est sûr, même si ses cousins disent tous qu’elle est trop bien pour lui. La pluie commence à tomber sur lui, les restos se ferment et il se rend compte finalement qu’elle ne viendra pas. L’espoir ne l’abandonne cependant pas: si elle ne vient pas aujourd’hui, peut-être qu’elle viendra demain! Même Brel n’a jamais pu en cerner le caractère profond : « Après avoir interprété plus de mille fois Madeleine, je ne sais pas encore si son héros doit être tenu pour un exemple de courage et de résolution ou, au contraire, pour un symbole de bêtise et de faiblesse » !
Dans l’univers ferroviaire de son célèbre tableau Solitude, Paul Delvaux peint une élégante jeune femme blonde. Ce pourrait être Marieke ou Frida voire même La Fanette, mais en aucune façon Madeleine car elle était brune. Elle a existé réellement. Espagnole, elle fréquenta, au début des années 1950, poètes et artistes à Saint-Germain des Prés tandis qu’elle travaillait comme modèle pour les coiffeurs parisiens selon certains, posait nue pour des peintres selon d’autres. C’est là qu’elle rencontra bientôt un type au mauvais caractère qui venait de quitter la cartonnerie Vanneste et Brel (il s’ennuyait chez Ces gens-là) pour chercher la reconnaissance artistique dans la capitale. Il « accordéonna » pourtant plus tard :
« … J’irai pas à Paris
D’ailleurs j’ai horreur
De tous les flons flons
De la valse musette
Et de l’accordéon … »
Bref, un soir, la vraie Madeleine lui tendit un lapin des plus classiques, prétexte ordinaire à une chanson extraordinaire !
S’il fut chanté, le tram 33 fut aussi dessiné par Georges Rémi dit Hergé, le créateur de Tintin, dont les parents vécurent à une époque … rue du Tram à Watermael. Ainsi, dans une de ses aventures parues dans le Petit Vingtième, son héros Flupke, tellement absorbé par la lecture de son magazine favori, traverse sans se soucier du tram, créant un début de panique dans la circulation.
Le temps passe vite ; terminus square Henri Rey à Anderlecht, tout le monde descend ! Première surprise : un panneau didactique présente le vrai tram 33 tel que, sans doute, Brel le connut et l’emprunta, à cet endroit précis.
J’effectue quelques pas dans la rue Jacques Manne voisine. Là, au numéro 5, non loin de la cartonnerie, Brel vécut sa jeunesse avec ses parents de 1942 à 1951.
Retour au square, le cœur battant, Madeleine va arriver ! J’entre dans le jardin, elle est là, ponctuelle au rendez-vous. Vous ne me croyez pas ? Regardez !
L’intégralité des paroles de Madeleine sculptées dans une pierre gris bleu, défilent le long des murets.
Profonde émotion ! Quand elle sortit, c’était sa chanson d’entrée en scène. À la fin de sa carrière, elle achevait son récital. Il ne cédait jamais à la tradition du rappel qu’il jugeait démagogique. Qui sait donc si Madeleine n’est pas la dernière chanson que Brel interpréta sur scène, le 16 mai 1967, dans une modeste salle de Roubaix.
J’ai une petite faim, tiens si j’allais manger des frites chez Eugène ? C’est tout près entre la rue Jacques Manne et la cartonnerie familiale rue Verheyden. Au square des Vétérans coloniaux, se trouve effectivement encore une friterie ou « friture » comme on dit parfois en « brusseleer » mais signe des temps, Chez Eugène est devenue Chez le Grec ! De plus, elle n’est pas située au même emplacement.
Brel ne fut pas toujours aussi scrupuleux avec les lieux énoncés dans ses chansons. Ainsi, au temps où Bruxelles brusselait, les hommes et les femmes en crinoline ne pouvaient chanter sous les lampions de la place Sainte-Justine puisqu’au contraire des places de Broukère et Sainte-Catherine, elle n’a jamais existé sinon dans la licence poétique de l’auteur ! Ce à quoi, celui-ci répondait avec humour : » il n’y a jamais eu de port, non plus, à Amsterdam » !
De retour en Espagne, son pays d’origine, Madeleine Zeffa Biver, plus « tellement jolie, tellement tout ça », atteinte d’une sclérose en plaques, mit fin à son calvaire, il y a trois ans.
Entre fiction et réalité, entre tristesse et espoir, Madeleine possède quelques ressorts comiques à travers sa syntaxe et son rythme sautillant, du moins le pensais-je dans mon adolescence taquine en chantant mon affection à un oncle très cher (voir billet Mon Oncle et … mon oncle du 19 mai 2009) : « Tonton c’est mon horizon,c’est mon Amérique à moi, même qu’il est trop bien pour moi … » !!! En d’autres circonstances, j’avais déjà commis un pastiche de La valse à mille temps :
« Un tonton à quarante ans
C’est beaucoup moins dansant
C’est beaucoup moins dansant
Mais tout aussi charmant
Qu’un tonton à trente ans
Un tonton à quarante ans
Un tonton à vingt ans
C’est beaucoup plus troublant … »
Suite peut-être à l’hilarante adaptation bovine par Jean Poiret :
« …Une vache à mille francs.
Une vache à mille francs,
F’rait l’filet à cent francs,
L’rumsteck à soixante francs,
Le gîte à quarante francs,
L’aloyau à trente francs,
La culotte à vingt francs.
Un’ culotte à vingt francs,
F’rait la côte à quinze francs,
La poitrine à douze francs,
La bavette à dix francs,
Le collier à huit francs,
Le jarret à quatre francs.
Un jarret à quatre francs,
Ce s’rait intéressant
Et plus avantageux
Pour faire un pot-au-feu
Qu’un jarret à mille francs… »
Ça ne fonctionne plus depuis la mise en circulation de l’euro !
Tu vois, cher Jacques, que comme tu le souhaitais, on rit et on danse le jour où on t’a mis dans l’trou !
« Ami remplis mon verre
Encore un et je vas
Encore un et je vais
Non je ne pleure pas
Je chante et je suis gai
Buvons à la santé …
De ma sympathique lectrice qui a permis cette promenade avec Madeleine … et heureux anniversaire puisque le destin l’a fait naître un 9 octobre ! Autre coïncidence troublante, elle vécut sans le savoir quand elle était maske (gamine en brusseleer !) rue Esseghem à Jette, à quelques mètres de l’ancienne maison et atelier de René Magritte ! Surréaliste, non ?»
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Dans son paradis du ciel des Marquises l’ami Jacques doit remercier de son vaste sourire celui qui a si joliment suivi les traces de ses amours bruxelloises. Quel bel hommage!