♫ Monet, Monet, Monet ♫
« Les touristes s’amenuisent. On ne fait plus la queue sur le trottoir, pour pénétrer dans la maison. Tout redevient plus simple, un peu plus vrai, un peu plus calme. Fraîcheur grise, fin d’été : cela suffit pour que tout recommence à vivre, à respirer… » Que n’ai-je lu auparavant Le jardin mouillé tiré des Chemins nous inventent de Philippe Delerm ?
En ce dimanche de septembre, la bucolique rue Claude Monet est envahie par une impressionniste, pardon une impressionnante foule de visiteurs qui attendent le long du Clos normand, la célèbre propriété du peintre. Ça papote en américain et en japonais, presque autant qu’en français. Nous sommes aux portes de la Normandie, à 75 kilomètres de Paris et 60 de Rouen, très précisément à Giverny. Ce petit bourg de l’Eure d’environ 500 âmes découvre la célébrité et sans doute la fin de sa tranquillité en 1883 lorsque Claude Monet le repère en passant en train. Enthousiasmé par le site, il trouve une grande demeure à louer au lieu-dit du Pressoir, dont il fait l’acquisition sept ans plus tard au prix de 22 000 francs de l’époque. À titre indicatif, son tableau La Seine à Vétheuil s’est vendu 7 900 francs, l’année précédente.
Le peintre, du moins son portrait, nous accueille dans l’encoignure de la porte, devant le guichet. En possession de mon billet, en bas de quelques marches, je me retrouve dans le vaste atelier où Monet créa ses gigantesques panneaux des Nymphéas. Une jolie lumière de septembre tombe par la verrière du toit sur ce qui n’est plus malheureusement qu’un fourmillant marché couvert de produits dérivés : livres, posters des célèbres tableaux, chapeaux de paille et même des sacs en toile customisés façon impressionniste.
« Monet is money » ou « par ici, la monnaie ! », même l’artiste semble surpris par ce merchandising surréaliste dont je m’éloigne rapidement !
Une vraie poule aux œufs d’or sans rapport avec celles qui picorent dehors dans le poulailler comme à son époque. Son ami Georges Clemenceau lui offrait des poules japonaises. Dans une lettre de juin 1926, il lui écrit même : « J’espère que je pourrai faire le voyage de Giverny dans une huitaine de jours. Comme je crois avoir compris que vous ne travaillez pas en ce moment, je suppose que dimanche vous est indifférent. J’emporterai un oeuf à coque (avec la coque pour le cas où votre table serait dépourvue). Dites-moi si ce plan vous paraît bon ». Il n’y a donc pas que l’inspecteur Lavardin et moi qui adorons les œufs (voir billets L’œuf à la coque du 6 mars 2008 et Je fais (Claude) Chabrol du 28 septembre 2010) !
Je fais maintenant quelques pas devant la longue maison tandis que ma compagne prend place dans la queue au pied du perron pour la visite. La vigne vierge touffue noie presque complètement le crépi rose de la façade, épargnant juste les fenêtres aux pimpants volets verts. Des ipomées, de magnifiques fleurs bleu azur avec des feuilles en forme de cœur, grimpent avec délicatesse le long des murs.
De véritables arbres de rosiers surgissent des massifs de pélargoniums rouges. Il me semble me souvenir d’un autochrome montrant Monet à cet endroit.
Le charme du peintre opère enfin. Chacune de mes visites à Giverny me renvoie étonnamment à une modeste aquarelle peinte par mon papa, de la maison de mes grands-parents maternels. Je n’ai pourtant connu ni mes aïeux, ni leur demeure d’Hacqueville, guère éloignée d’ici d’ailleurs. Peut-être, sont-ce l’amour de ma tendre maman pour les fleurs et les jardins, son indicible bonheur à venir autrefois au Clos normand, et son talent à me conter sa jeunesse, qui ont ancré cette image en moi. Allez prétendre après que la peinture ne procure pas des impressions ! Je ne le crie pas trop fort des fois que Degas écoute : « Ne me parlez pas de ces gaillards qui encombrent les champs de leurs chevalets. Je voudrais avoir la puissance d’un tyran despotique pour armer une police qui fusillerait impitoyablement comme des animaux nuisibles ces misérables embusqués dans la verdure sous leurs stupides boucliers de toile blanche » ! Impressionnant !
Une hôtesse filtre le flux des visiteurs car quoique spacieuse, il fallait bien que Monet loge sa grande famille, la maison avec ses pièces en enfilade, est un peu tarabiscotée. Je déroge un petit peu à l’interdiction d’y photographier mais … faute avouée, à moitié pardonnée. Comprenez cependant que je ne vous en fasse pas profiter ! Le parcours est imposé : je traverse d’abord un petit boudoir bleu décoré d’estampes japonaises puis l’épicerie où étaient entreposés le thé, l’huile d’olive, les épices et les œufs. Bon sang ne saurait mentir, rappelons-nous que Monet était le fils aîné d’un épicier. Je descends ensuite quelques marches pour accéder à un chaleureux salon avec des meubles de style anglais, des fauteuils en rotin et des copies de toiles du maître des lieux. Jusqu’en 1899, cette pièce fut le premier atelier du peintre. Je « colimaçonne » dans l’escalier étroit qui mène à l’étage et à la chambre de Monet. Il paraît que de son vivant, des œuvres de Sisley, Renoir et Cézanne, ses amis, étaient accrochées aux murs. Allez, cadeau ! Puisque c’est toléré, je vous fais profiter du superbe coup d’œil sur les jardins dont jouissait Monet de sa fenêtre.
Viennent ensuite le cabinet de toilette du peintre où il prenait un bain froid chaque matin (brrrr !) puis celui d’Alice son épouse. Je m’attendris devant un minuscule réduit avec vue sur le clos, destiné aux travaux de couture. Je me verrais bien y installer mon ordinateur pour vous écrire mes billets !
Je « recolimaçonne » pour rejoindre au rez-de-chaussée la salle à manger. Il faut être un peintre de génie pour oser cela : les meubles, les murs et le plafond sont peints entièrement en jaune, mettant en valeur les estampes japonaises et la vaisselle en faïence bleue. Cela dit, ce n’est pas Monet qui maniait le pinceau mais un peintre en bâtiment auquel il donnait des consignes très précises : un jaune de chrome soutenu pour les moulures, plus clair pour les murs. Le maître poussa le raffinement jusqu’à se faire fabriquer son propre service de table en porcelaine de Limoges : sur un fond blanc, un marli jaune bordé d’un filet bleu ciel. La société Haviland réédite aujourd’hui ce modèle unique, Monet is money !
Dans la pièce attenante, ma compagne rêve devant l’immense cuisinière à plusieurs fourneaux, et l’impressionnante batterie d’ustensiles en cuivre : casseroles, sauteuses, écumoires et poissonnières. Est-ce par dépit qu’elle me lance que les cuivres ici brillent plus que ceux dont j’ai hérité de mes parents ? J’ai compris le message : opération Mirror en prévision pour les astiquer ! Autre défi de l’artiste : dans la cuisine où l’on chauffe, il opte pour une couleur froide. Tout est bleu, murs, meubles et plafond sont recouverts de carreaux bleus de Rouen. L’effet est des plus réussis. Quand je pense aux multiples querelles pour choisir les teintes des murs de ma résidence en plein ravalement et du carrelage des halls sans froisser le goût de quiconque, cela me laisse songeur !
Retour dans le jardin dit de fleurs pour le distinguer du jardin d’eau ! Je me plante quelques instants à l’entrée de la Grande allée, ce chemin de gravier qu’empruntèrent souvent Monet et ses amis Zola, Cézanne, Clemenceau, Proust, Pissarro, Berthe Morisot, Octave Mirbeau, pour rejoindre le bassin des Nymphéas.
La perspective accentuée par la légère déclivité est sublime ; je m’imagine presque devant une toile du maître. Comme piquées sur un tapis de feuilles vertes, les capucines rampantes illuminent l’allée. De chaque côté, un cortège de dahlias, asters et tournesols se dresse au passage de la rivière orange. La présence d’arcs feuillus suggère comme un tunnel de verdure.
En cheminant dans les sentes autorisées du jardin, on constate que Monet n’aimait pas la platitude, ainsi pour la rompre, il multipliait les volumes avec les arbres et divers supports, arceaux et pergolas sur lesquels grimpent et s’enroulent fleurs et plantes.
En cette toute fin d’été, c’est la profusion, un « extraordinaire fourmillement floral » et une inventivité dans les couleurs, les formes, les tailles et les textures des espèces, qui caractérisent le Clos normand. De belles images valent mieux qu’un long discours.
Des tournesols géants s’inclinent vers moi. Ôtez-moi d’un doute, je suis chez Van Gogh ? Leurs soleils se découpent dans l’azur du ciel : du jaune et du bleu, je me trouve bien chez Monet !
J’ai un petit faible pour les crocus bleu lavande comme piqués sur les pelouses verdoyantes. Après renseignement, il s’agit de leurs cousines estivales, les colchiques qui poussent la délicatesse à ressembler aux fleurs de nénuphars pour que j’effectue une habile transition avec le bassin aux Nymphéas ! Je m’y rends en chantant :
« Colchiques dans les prés
Fleurissent, fleurissent
Colchiques dans les prés
C’est la fin de l’été… »
Savez-vous que la colchicine produite par ces fleurs fredonnées par nos grands-mères, est terriblement toxique et même mortelle ? Quelle peur rétrospective !
Je sens que cet après-midi, le jardin d’eau, « ça va pas l’faire » ! Un flot de Japonais l’envahit, chacun immortalisant à l’aide de son appareil numérique de marque japonaise 明らかに (évidemment dans la langue du pays du soleil levant !) qui son épouse, qui sa petite amie, qui ses enfants, sur le pont … japonais ! Monet avec son goût prononcé pour un certain esthétisme japonisant, contribue involontairement à cette déferlante.
Je rirais jaune si je ne gardais pas le souvenir d’une journée inoubliable autour du bassin aux Nymphéas. C’était il y a une vingtaine d’années ; avec une trentaine d’écoliers versaillais, leur valeureuse institutrice et un collègue professeur d’arts plastiques, nous profitâmes d’abord des commentaires éclairés de monsieur Gilbert Vahé, le jardinier en chef de l’époque, d’ailleurs toujours fidèle au poste. Puis les enfants qui avaient déjà puisé une mine d’informations sur Claude Monet au musée d’Orsay, s’installèrent avec leur chevalet pour peindre deux toiles au même endroit de leur choix, une en matinée et l’autre en fin d’après-midi. Nul doute que l’impressionnisme et la maîtrise de la lumière « maîtresse de la couleur, du temps et du mouvement », signifient quelque chose pour ces gosses aujourd’hui trentenaires ! Je me souviens encore de la réflexion de l’un d’eux lorsqu’ils se rendirent par la suite au musée de l’Orangerie : « On se croirait à Giverny, au jardin d’eau ! » Finalement, dans sa simplicité enfantine, n’est-il pas plus bel hommage à Monet ? Je mesure ma chance quand j’apprends que Woody Allen, pour tourner une séquence de son film en août dernier, n’obtint la fermeture des jardins que pendant une heure et demie. Heureusement, il n’avait nul besoin en la circonstance de Carla Bruni qui s’y reprit à trente-deux reprises pour acheter une baguette rue Mouffetard !.
« Il y avait un ruisseau, l’Epte, qui descend de Gisors (il aurait pu écrire qui naît près de Forges-les-Eaux … ma ville natale !), en bordure de ma propriété. Je lui ai ouvert un fossé, de façon à remplir un petit étang creusé dans mon jardin. J’aime l’eau mais j’aime aussi les fleurs. C’est pourquoi, le bassin rempli, je songeai à le garnir de plantes. J’ai pris un catalogue et j’ai fait un choix au petit bonheur, voilà tout … » En 1875, un homme du Temple sur Lot, Joseph Bory Latour-Marliac crée une pépinière de nénuphars rustiques issus d’une hybridation entre le nénuphar blanc européen et ceux colorés d’Amérique. Il les présente sur une pièce d’eau devant le Trocadéro, en face de la tour Eiffel toute neuve, lors de l’exposition universelle de 1889. C’est là que Monet les repère. La livraison des premiers nymphéas arrive à Giverny par le train au printemps 1894. Il est cocasse de noter que Monet commanda autant de lotus que de nénuphars. Qui sait si ses lotus avaient mieux poussé, les Nelumbiums auraient supplanté les Nymphéas dans l’histoire de la peinture !
« J’ai mis du temps à comprendre mes nymphéas. Je les avais plantés pour le plaisir ; je les cultivais sans songer à les peindre…. Et puis, tout d’un coup, j’ai eu la révélation des féeries de mon étang. J’ai pris ma palette … Depuis ce temps, je n’ai guère eu d’autre modèle » , un modèle que le peintre faillit voir englouti lors de la grande crue de la Seine de 1910. « En parfait égoïste, je ne pensais qu’à mon jardin, à mes pauvres fleurs que voilà souillées de vase. »
Dans l’ombre, tout près du pont japonais, deux barques sont amarrées discrètement. L’une d’elles dite norvégienne, ressemble à celle sur laquelle les belles-filles du peintre posèrent. Les embarcations servent encore pour le nettoyage du bassin. Monet exigeait que chaque matin, son jardinier allât laver les nénuphars ; chacun son pensum, moi ce sont les cuivres ! Monet, méticuleux avec ses nymphéas, on dirait aujourd’hui chiant au possible (!), obtint même du conseil municipal de Giverny (en finançant lui-même la moitié des travaux), de faire asphalter la portion de route qui sépare ses deux jardins car les nuages de poussière soulevés par les nouveaux véhicules à moteur, se redéposaient sur ses motifs obsessionnels. À propos, il me semble que la première fois que je vins ici au bras de ma maman lors d’un voyage de fin d’année des élèves de son collège, à défaut du passage souterrain actuel, on traversait la chaussée pour passer d’un jardin à l’autre.
Encore une fois, plutôt qu’un fastidieux discours, voici quelques images :
Pour avoir vu et revu quelques bouts de pellicule, je situe bien dans ma déambulation, les endroits privilégiés où se posait l’artiste dans sa tenue blanche, sous un parasol par beau temps, sous un parapluie par temps de pluie, ça arrive en Normandie ! Ce travail sur le motif, en plein air, permis par l’invention de la pâte industrielle en tube, est la base de l’Impressionnisme.
Au-delà des célèbres nénuphars qui me sont familiers, je m’intéresse surtout au décor de ce théâtre d’ombres et de lumières que piégeait à merveille l’œil de Monet. Le jardin d’eau a beaucoup évolué depuis son époque. C’est tout le talent des jardiniers, de véritables artistes eux aussi qui, s’appuyant sur des écrits, témoignages et photographies, ont remodelé le paysage dans l’esprit de celui qui tenait les pinceaux.
Au-delà de Giverny et des célèbres nymphéas, je crois savoir pourquoi la peinture de Monet me touche tant. Avec une pointe de chauvinisme peut-être, ses motifs me « parlent ». Sa série des Meules me renvoie à mon enfance quand chez ma grand-mère, nous moissonnions l’avoine et le blé avec le chariot tiré par deux chevaux boulonnais. Je suis évidemment sensible aux jeux de lumière dans celle de la cathédrale de Rouen sur le parvis de laquelle je suis passé des centaines de fois. Les toiles d’Étretat, Pourville, Varengeville ou Dieppe me rappellent ma jeunesse où, en l’absence de piscines, nous bravions les galets et l’eau fraîche des plages normandes.
« Venir à Giverny dans le jardin mouillé, quand octobre déjà flamboie en vigne vierge rougeoyante sur les murs alentour, quand tout autour le village soudain ressemble à un village, avec ses habitants, son école à la cour penchée, son rythme, son identité. Octobre. Le nom est doux à boire, coule dans la gorge comme un vin muscat. Octobre à Giverny, c’est la promesse d’un automne à la française, où l’onctuosité de la Normandie se mêle à l’aristocratie d’une Ile-de-France toute proche. Partout, au début de l’automne, on fait de la gelée de coings, de mûres. Ici, Monet marchait dans son jardin, et préparait des confitures de lumière ». Je retiens la suggestion de Philippe Delerm, je reviendrai bientôt à Giverny.
Environ 500 000 visiteurs se promènent dans les jardins chaque année. Monet, Monet, Monet, cela vous rappelle peut-être un vieux refrain disco d’Abba ; c’est surtout le succès d’un peintre à la jeunesse éternelle.