Je fais (Claude) Chabrol
« Le 24 juin 1930. La date la plus importante de mon existence, à 10 heures du soir. Tout le monde pensait que j’étais mort dans le ventre de ma mère. Quatre mois avant, mes parents avaient pris un bain ensemble, le chauffe-eau avait explosé, on les avait emmenés à l’hôpital de la rue Broca où le médecin leur avait dit : « Comptez pas sur le gosse ». » À sa naissance, le bébé Claude nous faisait déjà du Chabrol !
Quatre-vingts ans plus tard, un homme terriblement vivant, le cinéaste Claude Chabrol, vient de mourir. À l’inverse des médias, je n’ai pas su m’exprimer sur l’instant face à une telle nouvelle. Je ne mets pas en conserve comme eux, de futures nécrologies, préférant laisser mijoter mes fraîches émotions le temps malheureusement venu.
Voilà, je fais Chabrol aujourd’hui. J’emploie à dessein cette expression (on dit aussi faire chabrot) décrivant un usage qui perdure encore dans le sud-ouest de la France. Les vieux paysans, avant de finir leur soupe, l’allongent avec un verre de vin puis l’avalent à petites gorgées à même l’assiette. Claude assista probablement souvent à cette coutume dans le village creusois de Sardent quand, enfant, il se réfugia chez sa grand-mère paternelle durant la seconde guerre mondiale. Là aussi, à onze ans, il fut projectionniste dans un garage désaffecté improvisé en salle de cinéma, avant d’y tourner une quinzaine d’années plus tard son premier succès Le beau Serge, un des premiers films du courant de la Nouvelle Vague.
Certes, le cinéma de Chabrol n’a guère de rapport avec le terroir et la paysannerie sauf en de rares circonstances dans des adaptations de Flaubert et Maupassant. De père pharmacien, il passa principalement sa carrière à croquer avec férocité les travers de la bourgeoisie française d’après-guerre des Trente Glorieuses aux « trente piteuses » qu’elle soit grande comme dans L’ivresse du pouvoir ou petite comme pour Que la bête meure ! Derrière l’œil de son objectif, on lui reconnaissait un talent balzacien pour filmer la comédie humaine. Derrière ses gros carreaux de lunettes et son air malicieux et même malin, cet admirateur d’Alfred Hitchcock jubilait à montrer la cruauté voire même la monstruosité aussi bien physique que morale. Il avait le talent en partant d’un simple fait divers, de montrer les aspects les plus sombres des humains. « J’utilise le cadavre comme d’autres emploient le gag » confiait-il.
Sans recourir à de gros budgets ou des effets spéciaux, c’était un artisan de la pellicule au sens noble du terme, un façonnier, un amoureux du travail bien fait respectant la grammaire cinématographique traditionnelle. Épicurien en diable, il nous mitonnait de succulents films aux petits oignons. Parmi la presque soixantaine qu’il tourna, il en est un qui m’est particulièrement cher :
Non que cela soit son chef-d’œuvre (même s’il fut présenté au festival de Cannes), mais Chabrol qui aimait tourner dans les petites villes de province, réalisa celui-là à Forges-les-Eaux, mon bourg natal du Pays de Bray. Dans cette bande annonce, il se met en scène un peu à la manière de son maître Sir Alfred lorsque, dans mon enfance, il présentait ses séries télévisées : « Aujourd’hui, nous vous présentons une petite histoire de meurtre, de concupiscence, d’escroquerie, de vengeance et de cupidité. Je suis sûr que vous l’aimerez … ».
Ce Poulet au vinaigre n’est pas une des recettes que Chabrol se plaisait à glisser dans chacun de ses films. C’est un flic aux méthodes peu orthodoxes, l’inspecteur Lavardin, qui ordonne au garçon de café de cesser immédiatement la cuisson de ses œufs au plat en lui présentant sa carte d’officier de police, puis lui confie ironiquement qu’il a une poule à la maison ! Simplement peut-être pour justifier son amour des œufs au plat depuis l’âge de huit ans : « j’ai passé le cap des 30 000 le mois dernier » ! Depuis vingt-cinq ans que le film est sorti, à chaque fois que je passe devant le café du Centre place Brévière, je souris à cette séquence et aux « deux oeufs au plat tous les matins avec un grand crème » de Jean Poiret réclamant à cor et à cri au comptoir « Paprika ! »
Tout au long de sa filmographie, Chabrol m’a nourri, des tomates à la provençale des Cousins à la pintade aux choux de Bellamy en passant par la bouillabaisse des Innocents aux mains sales, le fricandeau de veau à l’oseille des Fantômes du chapelier, le hachis Parmentier de Landru et la blanquette de veau d’Une partie de plaisir. C’est inhumain de glisser ces plats dans des polars et s’il était encore de ce monde, je condamnerais Claude de crime pour l’obésité ! Je connais sa défense, il aurait comme circonstances atténuantes que ce que mangent ses personnages n’est absolument pas anodin et contribue à la compréhension de leur psychologie. Pour lui, « C’est tout simple : si les personnages ne mangent pas, ils meurent ! Donc (il)les fait manger. À table, les masques tombent, difficile de mentir la bouche pleine ! » Ainsi, lorsque les adorables tourtereaux Pauline Laffont et Lucas Belvaux dînent à ce qui s’appelait le château de l’Andelle dans mon enfance, baptisé château Gerbaud (du nom du vrai propriétaire du café du Centre cité plus haut!) dans le film, ils commandent des médaillons de foie gras, des feuilletés de ris de veau aux morilles, et des profiteroles, le tout arrosé d’un champagne Piper-Heidsieck 1976, des plats tape-à-l’oeil qui révèlent leur caractère médiocre voire vulgaire.
« Manger bien et travailler bien, c’est la même chose pour moi ». J’ai toujours appliqué son précepte lorsque je réalisais des films pour l’Éducation nationale. J’ai même poussé la similitude avec le maître en tournant chez un grand chef trois étoiles, dans des lycées hôteliers et des caves de fromages de Neufchâtel. Chez Chabrol, la bonne chère est dans et autour des films, ainsi entre deux lieux de tournage, le cinéaste choisissait celui qui possédait les meilleures tables alentour. Il contait parfois une anecdote survenue à la Rôtisserie de la Paix, une excellente table de Forges-les-Eaux. Avec ses amis acteurs Michel Bouquet et Jean Topart, ils y mangeaient et buvaient d’autant plus fréquemment et abondamment que la carte des vins proposait de sublimes crus à des prix étonnamment dérisoires. Le restaurateur effaré que sa cave se vidât trop rapidement, tempéra la consommation de ses clients et rectifia les tarifs !
« Prenez trois notables bien saignants qui magouillent dans l’immobilier. Faites les revenir à feu doux en y ajoutant leur victime, un postier nerveux et sa maison convoitée. Couvrir, faire mijoter. Saupoudrez le tout de quelques morts mystérieuses et obtenez un beau poulet au vinaigre ». C’est le synopsis du savoureux jeu de massacre auquel le remarquable Jean Poiret, brutal avec les puissants, indulgent avec les faibles, se livre sur une galerie de bourgeois véreux, l’infâme docteur Jean Topart, le notaire fourbe Michel Bouquet, le boucher beauf Jean-Claude Bouillaud. Les films de Chabrol « respirent un savoir-vivre local mais sous les bonnes manières se tapissent d’horribles mœurs ».
Claude n’aimait pas avoir un interprète en tête quand il écrivait même s’il avait sa petite idée. Mais, grand directeur d’acteurs, il savait s’entourer d’excellents comédiens et réhabiliter les seconds rôles chers au cinéma classique comme ici avec Stéphane Audran, Caroline Cellier et Andrée Tainsy ; vous ignorez peut-être le nom de cette solide actrice belge décédée il y a quelques années mais je suis persuadé que son visage vous est familier. Je n’oublie pas Pauline Lafont belle comme un cœur. Julien Clerc chanta les seins de Sophie Marceau, Chabrol, égrillard, flasha sur ceux de Pauline (ainsi que sur ses fesses d’ailleurs !) disparue tragiquement depuis. « Tu la r’verras ta mère ! » : ses dernières paroles dans le film sont drôles et émouvantes comme un clin d’œil à sa maman Bernadette qui débuta sa carrière … dans Le beau Serge de Chabrol.
Avec Poulet au vinaigre, il y a aussi la basse-cour, je veux dire les figurants qui m’interpellent car j’y croise des connaissances. J’avoue être toujours surpris ou amusé lors de la réception d’anniversaire du générique, de croiser les silhouettes légèrement floues d’anciennes amitiés. Je crois me souvenir que les caprices du climat brayon prolongèrent la prise de vue très tardivement dans la nuit. Lors de l’apparition de l’inspecteur Lavardin, après trois-quarts d’heure de film, le vrai pompiste qui le sert, est un ancien camarade de la communale. De même, dans la scène de l’incendie, je reconnais monsieur Teyssier, un des courageux pompiers comme il l’était dans la vraie vie. C’est aussi l’art de Chabrol pour bien ancrer son histoire dans la France profonde, de faire appel à ces gens jouant leur propre rôle . Et miracle, ses acteurs déteignent et se fondent complètement comme s’ils étaient eux aussi originaires du lieu, renforçant encore le parfum d’authenticité. Outre certains visages, les lieux me sont bien sûr familiers. Je reconnais là l’excellent travail de repérage et … aussi quelques minimes invraisemblances géographiques gommées par la magie des raccords de plans. Ainsi quand le notaire quitte son domicile de la route de Neufchâtel pour se rendre chez sa maîtresse, il s’engage à gauche dans la rue du bout de l’enfer alors que l’appartement de Caroline Cellier se trouve dans les locaux désaffectés de l’ancien cinéma Le Dauphin. Ici même, Chabrol utilisa pour visionner les rushes, la salle où j’appris gamin à aimer le septième art. Grâce au film, je pus enfin pénétrer à l’intérieur des châteaux de l’Andelle et de l’Épinay, manoirs aux mystérieuses statues qui me semblaient inaccessibles dans mon enfance. Petites histoires de cinéma !
Claude Chabrol aimait ma Normandie. Il y revint pour tourner Une affaire de femmes à Dieppe, Madame Bovary à Lyons-la-Forêt et quelques nouvelles de Maupassant dans le Pays de Caux.
Mes gros plans fixes et mes travellings littéraires vous auront semblé peut-être un peu futiles ou mièvres. Pourtant, j’ai l’impression qu’à travers principalement l’évocation d’un de ses films qui m’a naturellement touché, je rends hommage à un grand monsieur du cinéma. Son habileté résidait d’ailleurs dans la confection de produits parfaitement assimilables par le grand public et dont la charge critique n’apparaît qu’à qui se soucie d’aller la découvrir. Claude Chabrol, c’était ma douce France pour le meilleur et pour le pire. Au moment où, à Montpellier, se retrouvent sur le banc des accusés le mari de la victime, un vicomte et un jardinier, j’imagine ce qu’il nous aurait concocté autour de ce fait divers. Avec lui, on riait, on frissonnait, on réfléchissait, on mangeait jusqu’à la nausée d’une bourgeoisie écoeurante. Bientôt, au-delà de ses histoires drôlement féroces ou férocement drôles, son œuvre deviendra documentaire.