Corvée de patates!
Quand on choisit sa compagne, c’est pour le meilleur, ainsi la descente de la rivière Fango en Haute-Corse (voir billet précédent du 14 août 2010), mais aussi pour le pire, en l’occurrence la corvée annuelle d’arrachage des pommes de terre dans la ferme familiale d’Ariège ! On ne peut pas gagner à tous les coups, j’avais échappé en d’autres temps de coopération aux fastidieux épluchages des patates de la caserne.
Plus objectivement, je devrais vouer aux gémonies Antoine Parmentier, un pharmacien, agronome, nutritionniste et hygiéniste du XVIIIème siècle dont les travaux popularisèrent la consommation en France du tubercule produit par l’espèce Solanum tuberosum et appartenant à la famille des solanacées. Contrairement aux idées reçues, il n’a pas découvert la pomme de terre puisqu’elle existait depuis bien longtemps déjà. Les plus anciens restes de tubercules cultivés retrouvés dans la cordillère des Andes, au Pérou, datent de 8 000 ans avant Jésus-Christ. La pomme de terre est introduite en Europe au XVIe siècle à la suite de la découverte de l’Amérique par les conquistadors espagnols. En 1573, des moines de Séville la cultivent pour nourrir des personnes malades sous le nom de papa tiré du dialecte quechua des Incas, d’ailleurs encore usité dans les pays hispanisants d’Amérique latine. L’immense poète chilien contemporain Pablo Neruda, prix Nobel de littérature, lui a consacré une de ses Odes élémentaires pour bien ancrer son origine :
« Papa
te llamas
papa
y no patata,
no naciste castellana:
eres oscura
como
nuestra piel,
somos americanos,
papa,
somos indios… «
« Papa
tu t’appelles
papa
et non patata,
tu n’es pas née castillane :
tu es sombre
comme
notre peau,
nous sommes américains,
papa,
nous sommes indiens… »
En Italie, on la désigne sous le nom de taratoufli (truffe de terre). Comparée à la truffe, elle devient bientôt trumfa ou trifola dans certain dialecte occitan que rappelle la truffade, le roboratif plat aveyronnais. En 1600, Olivier de Serres qui la plante lui-même dans ses terres d’Ardèche, lui consacre un chapitre dans son Théâtre d’agriculture sous le titre de cartoufle à rapprocher de la kartoffel allemande. Le terme de pomme de terre n’est entré dans le Dictionnaire de l’Académie française qu’en 1835. On emploie même l’expression de poire de terre. Sa consommation est déconseillée en France jusqu’au XVIIIème siècle sous prétexte que quelques vieilles patates de médecins rétrogrades l’accusent de favoriser quelques maux comme la lèpre et des fièvres. C’est alors qu’arrive Parmentier, le grand Parmentier qui donnera plus tard son nom à une avenue et une station de métro de Paris ainsi qu’à une omelette et son célèbre hachis ! Pour être honnête, il faut rendre aussi à Duhamel du Monceau, Turgot et François Mustel ce qu’on attribue trop exclusivement à Parmentier. Duhamel, dans son Traité de la culture des terres, encourage les agriculteurs à la culture de la pomme de terre car « outre qu’elle est très utile pour toute espèce de bétail, elle est encore d’une grande ressource, dans les années de disette, pour la nourriture des hommes ». Turgot, appelé à l’Intendance de la Généralité de Limoges en 1761, fait servir à sa table et distribue aux membres de la Société d’agriculture et aux curés, des tubercules de pommes de terre en les priant d’en recommander l’usage. Quant à Mustel, un agronome rouennais auteur d’un Mémoire sur les pommes de terre et le pain économique, il en développe la culture en Normandie. Antoine Parmentier, capturé par les Prussiens lors de la guerre de Sept ans (1756-1763), découvre en cette circonstance la pomme de terre, la nourriture principale proposée aux prisonniers. De retour de captivité, il la promeut comme aliment humain et s’attache à en développer la culture. En 1771, en en faisant l’apologie, il remporte un concours organisé par l’académie de Besançon sur le sujet suivant : « Indiquez les végétaux qui pourraient suppléer en cas de disette ceux que l’on emploie communément à la nourriture des hommes, et quelle en devrait être la préparation ». Il la cultive sur un petit lopin de terre appartenant à des religieuses tout près des Invalides. Il fait même monter la garde autour de son champ pour donner l’impression aux passants qu’il s’agit d’une culture rare et chère destinée au seul usage des nobles. Cela éveille la curiosité de certains qui volent des tubercules, les cuisinent et … les apprécient. Il la promeut également en organisant des dîners où il convie des hôtes prestigieux tels Benjamin Franklin et Lavoisier. En 1778, il rédige l’Examen chimique de la pomme de terre, un mémoire dans lequel il prouve l’utilité de l’aliment pour l’homme, alors qu’il était jusqu’ici abandonné aux bestiaux, tout en démontant les préjugés communs sur les maladies et sur l’appauvrissement du sol. Les membres de la Faculté de médecine de Paris, plus clairvoyants que nos experts sur la grippe A, après de longs travaux, finissent par déclarer que la consommation de la pomme de terre ne présente pas de danger. Le roi Louis XVI félicite bientôt Parmentier : « La France vous remerciera un jour d’avoir inventé le pain des pauvres ».
Moi je le honnis quelques heures par an lorsqu’il s’agit de ramasser comme cette année, douze raies de pommes de terre de cent cinquante mètres de longueur ! Régulièrement, cela se déroule aux alentours du 15 août. Avant que la fête locale ne soit avancée au début du mois, mon cher beau-père, le maître de la ferme, avait le vrai chic ariégeois de nous convoquer pour l’arrachage le lendemain des festivités. Peut-être pensait-il que danser la veille au bal quelques mashed potatoes endiablés, donnait la patate !!! Plus sérieusement, les tubercules arrivent ici à complète maturité à l’approche de la fête de l’Assomption ; je vous salue Marie, pleine de grâce, priez pour nous pauvres arracheurs de pommes de terre !
Deux ou trois fermes au village récoltent encore les pommes de terre. Autrefois, s’instaurait une rivalité voire une jalousie entre paysans à savoir lequel les ramasserait le premier et surtout les « aurait réussies » le mieux. L’entraide existait cependant et les voisins et les amis donnaient volontiers un coup de main en échange d’un panier de pommes de terre. Pour nous, béotiens de la chose agricole, quand Amédée descend de sa colline pour effectuer le défanage, nous savons que la récolte est imminente. Il fauche alors les feuilles et les tiges ce qui limite la contamination des tubercules par le mildiou ou des maladies virales transmises par des insectes ravageurs. L’un d’eux, le doryphore, coupable autrefois d’anéantir les cultures, a donné son nom dans les campagnes aux envahisseurs allemands lors de la première guerre mondiale et aux toulousains, chaque week-end, lors de leur exode vers les granges restaurées en résidences secondaires.
Le (grand) jour est enfin arrivé ; branle-bas de combat au petit matin pour éviter les grosses chaleurs ! Comme tout sportif de haut niveau avant la compétition, la préparation psychologique d’avant arrachage est de rigueur : entre concentration et abattement, un profond silence règne durant le petit déjeuner. Puis vient le moment de revêtir les habits usagés conservés à cet effet au fond d’un placard : selon la météo, tee-shirt ou sweat, short ou jean, une vieille casquette aux couleurs du Stade Toulousain ou ramassée lors du Tour de France pour se protéger des rayons ardents du soleil. Une paire de gants dénichée dans l’étable épargne éventuellement les mains manucurées.
Brève évaluation des forces en présence : cette année, nous sommes douze, le moral remonte !
Je constate une nette désaffection des jeunes générations, la relève n’est pas assurée. Á défaut de la quantité, on a la qualité ; on compte dans les rangs un Millet certes plus connu pour son adresse à la pétanque que pour ses talents de peintre ! Le clin d’œil est cependant cocasse et quitte à ne pas gratter la terre idiot, je pense au célébrissime tableau de L’Angélus, le chef-d’œuvre de Jean-François Millet, un des fondateurs de l’école de Barbizon.
Vous ne pouvez pas ne pas le connaître tant il a figuré sur des canevas, les calendriers des postes et nos livres de la communale. Deux paysans, alors qu’ils ramassent des pommes de terre, entendant l’angélus sonner au clocher du village, posent leurs outils pour se mettre en prière. Les scènes rurales constituent un des thèmes de prédilection du peintre. Outre L’Angélus (1858), Les Botteleurs (1850), Des Glaneuses (1857), la Tondeuse de moutons (1861) et la Bergère (1864), glorifient l’esthétique de la paysannerie.
Au boulot ! Ici, les gestes et les techniques n’ont guère évolué depuis cette époque.
Á l’aide du mancheron, Amédée guide l’antique charrue brabant pour ouvrir la première raie. L’arête tranchante du soc coupe la terre. Dans son prolongement, le versoir soulève et retourne la terre laissant apparaître les pommes de terre. Les premiers commentaires fusent : « ça produit cette année » ce qui a pour conséquence d’alourdir la tâche, « c’est sec » ce qui par contre facilite le ramassage. Chacun adopte la « tactique » de son choix pour des raisons psychologiques un peu fumeuses : ou collective en partageant une raie avec les autres ou au contraire, individualiste en ramassant les tubercules d’un bout à l’autre du sillon ; de toute manière, tout le champ doit y passer ! Il est quelques postes qui permettent des temps de récupération tels la conduite des tracteurs, l’acheminement des tombereaux à la ferme et à un degré moindre, le vidage des seaux pleins. En ce qui me concerne, la prise de quelques photographies à votre intention constitue aussi un bon stratagème pour retrouver un second souffle. Plier son mètre quatre-vingt-dix durant plusieurs heures n’est pas une sinécure. Si l’on conviait messieurs Fillon et Woerth à quelques corvées de patates, peut-être chipoteraient-ils moins sur le concept de pénibilité dans leur réforme des retraites !
Conquérir mesdemoiselles Solanacées n’est pas chose aisée ! Elles ne sont pourtant guère élégantes dans leur robe des champs (je disais robe de chambre quand j’étais gamin !) avec leur forme oblongue, plus ou moins bosselée, leurs yeux superficiels et leurs lenticelles. Certaines monstrueuses font même la une des rubriques locales de La Dépêche du Midi, le quotidien régional, en compagnie de leur valeureux ramasseur. Elles tirent peut-être leur pouvoir de séduction de leur appellation un tantinet usurpée. La Belle de Fontenay n’a aucune chance de remporter le concours de Miss France cher à Geneviève, la dame au chapeau. Quoiqu’avec le vote populiste des téléspectateurs, on peut tout envisager même la victoire d’une patate ! Il est d’humbles roturières prénommées Charlotte, Francine, Manon ou Amandine, et d’autres de descendance plus noble telle la Pompadour. Cette année, nous draguons en terre Mona Lisa souriante dans sa robe jaune ainsi que Désirée et son teint rose.
Et n’en déplaise à messieurs Besson et Hortefeux, une étonnante Négresse, aussi nommée Vitelotte, à la peau noire et la chair violette, s’est invitée au bal ! Black, jaune, rose et au beurre, c’est la France de la pomme de terre !
Onze heures sonnent au clocher, nul besoin de prier, le bout de la dernière raie est en vue. De plus, la récolte est excellente ; à vue de nez, ce sont cinq cents kilos de pommes de terre qui sont déversés dans l’ancienne étable.
Les traditions s’estompent : il était de coutume de goûter ce midi-là aux tubercules fraîchement ramassés. Cette année, des haricots verts du potager, néanmoins savoureux, les ont supplantés à table.
Grâce aux travaux de Parmentier et de quelques autres, la pomme de terre devient l’aliment de base dans la France rurale et s’invite aussi sur les tables bourgeoises. À la fin du XVIIIe siècle, 45 km² sont consacrés à sa culture. Un siècle plus tard, en 1892, cette surface passe à 14 500 km². Sa production progresse de 1,5 million de tonnes en 1803 à 11,8 millions en 1865. Elle atteint plus de 16 millions de tonnes à la fin des années 1930.
Épris de naturalisme et fasciné par les cueilleurs de patates, Vincent Van Gogh s’installa plusieurs mois chez les De Groot, une famille de paysans de Nuenen, un modeste village du Brabant. Il y réalisa de nombreuses études à la pierre noire ainsi que plusieurs centaines de tableaux avant de parvenir en 1885 à son chef-d’œuvre du clair obscur Les mangeurs de pommes de terre qu’on peut admirer à Amsterdam dans le musée qui lui est dédié. « J’ai voulu, tout en travaillant, faire en sorte qu’on ait une idée que ces petites gens, qui, à la clarté de leur lampe, mangent leur pommes de terre en puisant à même le plat avec les mains, ont eux-mêmes bêché la terre où les patates ont poussé; ce tableau, donc, évoque le travail manuel et suggère que ces paysans ont honnêtement mérité de manger ce qu’ils mangent » écrit-il à son frère Théo. « En peignant cela, je pensais à ce qu’on a dit, si justement, des paysans de Millet : « Ses paysans semblent peints avec la terre qu’ils ensemencent » ». Et quand il ajoute : « Si une peinture de paysans sent le lard, la fumée, la vapeur qui monte des pommes de terre, tant mieux ! », je pense aux aïeux qui, le soir, se nourrissaient de quartous, ces pommes de terre coupées en quartiers et bouillies dans le chaudron devant la cheminée, qu’ils « bonifiaient » comme ils disaient, d’un morceau de lard ou mettaient dans l’omelette.
Chez mon adorable mémé Léontine dont je vous ai entretenu dans mes portraits de famille, j’ai le souvenir de ses savoureuses frites longues, épaisses, dorées et craquantes à l’extérieur, onctueuses comme une purée en dedans, qui accompagnaient notamment le lapin en compote. Une merveille ! Malgré plusieurs tentatives, j’attends probablement vainement la cuisinière qui me fera revivre ces émotions gustatives. Les frites surgelées proposées aujourd’hui dans les restaurants, constituent une insulte à la cuisine soignée de nos grands-mères. Français et belges se disputent la paternité de la frite. Elle était vendue sur les ponts de Paris pendant la Révolution, d’où son nom de pomme Pont-Neuf. Consensuel, je n’ai aucune animosité envers celle d’outre-Quiévrain et je serais bien allé manger des frites chez Eugène avec le grand Jacques et sa Madeleine … si elle était arrivée !
Même si les diététiciens déconseillent l’abus de féculents, ne dédaignez pas la pomme de terre : frites ou bouillies, rissolées, en purée, en gratin ou en salade, dans le pâté bourbonnais, l’aligot aveyronnais ou le baeckeofe alsacien, elle se conjugue dans bien des modes ! Sautées avec leur peau, les petites rattes du Touquet et bonnottes de Noirmoutier sont également un régal. En 1870, le grand chef Dugléré dont vous connaissez sans doute la sauce, créa la recette des pommes Anna en l’honneur d’Anna Deslions, courtisane du Second Empire, preuve de son estime pour les deux belles plantes ! Á la ferme, même les animaux sont friands des quartous et les cochons et canards gavés de patates sont promesses d’excellents jambons et foies gras.
Voilà, c’est fini, une bonne douche, deux comprimés de Décontractyl pour prévenir d’éventuelles courbatures, le stress de la corvée de ramassage est évacué. Rendez-vous dans un an, même jour, même heure, au champ des grands ramasseurs de pommes de terre !