Quand passent les cigognes à Hunawihr …
Mettre de l’eau dans son vin est d’un point de vue gustatif une aberration. Suivre une route des vins par temps de pluie est touristiquement une déception à moins que dame Ciconia vous accorde ses faveurs. Là où je vous emmène aujourd’hui, l’hospitalité n’est pas un vain mot. Ainsi, si j’en crois la légende, sainte Hune, patronne de la localité, pour remplacer la récolte perdue une année de disette, transforma miraculeusement l’eau de la fontaine en vin … d’Alsace bien évidemment.
En effet, je me trouve à Hunawihr, un demi millier d’habitants, accroché à un coteau au milieu des vignes, à quelques battements d’ailes de cigogne au nord de Colmar. Bien que classé parmi les plus beaux villages de France, il souffre de la célébrité touristique de ses voisins Riquewihr et Ribeauvillé. À défaut d’attirer autant de cars de touristes, il se venge discrètement car la photographie de sa fière église surgissant des vignobles s’affiche dans presque tous les guides, ouvrages et calendriers dédiés à l’Alsace.
En ce jour bruineux (ne vous fiez pas aux photos, je possède des archives !), je viens faire ma provision de Pinot gris et de Gewurztraminer vieilles vignes, qui égayeront bientôt ma table francilienne. Les viticulteurs ne manquent évidemment pas mais j’ai mes habitudes au domaine Sipp-Mack vers le haut du village. Laura, la sympathique maîtresse des lieux, nous accueille pour une dégustation dans le caveau à proximité des grands foudres en chêne et leurs robinets sculptés où vieillissent les délicieux nectars. Californienne diplômée en Viticulture et Œnologie de l’université de Californie à Davis, elle mit le grappin (de raisin) sur Jacques le fils de la maison en stage aux Etats-Unis. Venant de Davis, il est somme toute logique qu’il y ait si peu de la coupe de Riesling aux lèvres !
Mais d’abord, à l’entrée du village, je fais un brin de causette avec dame Ciconia ciconia. Même si vous n’êtes guère expert en Histoire naturelle, vous devinez peut-être dans ses atours blanc et noir, la cigogne blanche, l’emblématique oiseau, fierté de l’Alsace.
Le comte de Buffon que vous connaissez bien désormais (voir billet Le héron du 12 mars 2009 et La petite fille et les dinosaures du 17 juin 2010) la décrit avec justesse : « Amie de l’homme, elle en partage le séjour et même le domaine ; elle pêche dans nos rivières, chasse jusque dans nos jardins, se place au milieu des villes, sans s’effrayer de leur tumulte, et partout hôte respecté et bien venu, elle paye par des services le tribut qu’elle doit à la société ». En l’occurrence ici, appartenant au parc aux cigognes voisin, elle est détachée, à la saison estivale, avec quelques congénères à l’office de tourisme de la commune pour le plus grand bonheur des visiteurs.
Buffon signalait leur retour de migration vers « le 8 ou 10 mai en Allemagne ; elles devancent ce temps dans nos provinces ; elles précèdent les hirondelles et elles viennent en suisse dans le mois d’avril ; elles arrivent en Alsace au mois de mars, et même dès la fin de février ; leur retour est partout d’un agréable augure, et leur apparition annonce le printemps ». Aujourd’hui, ça tient plus de la Toussaint ! Je souris : devant la maison du potier, une réplique en bois de l’échassier pourtant pas charognard veille sur quelques cadavres de bouteilles de vins du cru.
Je pense immédiatement au pauvre goupil de la fable fort marri de ne pouvoir plonger son museau dans le col effilé des flacons :
« …A l’heure dite, il courut au logis
De la Cigogne son hôtesse ;
Loua très fort la politesse ;
Trouva le dîner cuit à point :
Bon appétit surtout ; Renards n’en manquent point.
Il se réjouissait à l’odeur de la viande
Mise en menus morceaux, et qu’il croyait friande.
On servit, pour l’embarrasser,
En un vase à long col et d’étroite embouchure.
Le bec de la Cigogne y pouvait bien passer ;
Mais le museau du sire était d’autre mesure.
Il lui fallut à jeun retourner au logis,
Honteux comme un Renard qu’une Poule aurait pris,
Serrant la queue, et portant bas l’oreille.
Trompeurs, c’est pour vous que j’écris :
Attendez-vous à la pareille. »
Quoique guère charitable envers compère le Renard, je ne crains pas même mésaventure en me dirigeant vers la Wistub Suzel, une chaleureuse auberge au centre du village. Près de l’entrée coule une harmonieuse fontaine du XVIIème siècle constituée d’une auge principale sculptée et de deux bassins secondaires recueillant le trop-plein de la vasque. Autrefois, elle servait d’abreuvoir au bétail et les habitants venaient y puiser leur eau.
À côté du vieux poêle alsacien en faïence, je m’y réjouis d’une délicieuse tourte au Munster, le fromage de la vallée proche d’une vingtaine de kilomètres.
Rassasié, je m’engage dans la ruelle pentue qui mène à l’église consacrée à saint Jacques le Majeur. Une cigogne démarre d’un toit voisin. Je me penche ; personne en dessous. Ici, la légende affirme que si une cigogne vole en rase-mottes au-dessus d’une jeune femme, elle attendra un bébé dans l’année.
L’église en grès rose comme suspendue dans l’océan de vignes, est entourée curieusement d’un cimetière fortifié. L’enceinte de forme octogonale possède un bastion percé de meurtrières à chacun de ses angles. À défaut de remparts, ces fortifications dont certains éléments laissent penser qu’elles existaient au XIIème siècle, servaient de refuge aux habitants du village en cas de danger.
Sur le clocher, les élégantes aiguilles de l’horloge décorées de grappes et feuilles de vigne dorées rappellent la vocation viticole du village comme d’ailleurs quelques motifs des vitraux.
Avec l’introduction de la Réforme, l’église est vouée au culte protestant à partir de 1537. Comme un certain nombre d’édifices religieux en Alsace, elle est placée depuis 1687 sous le régime du simultaneum en servant à la fois aux catholiques et protestants ; un bel exemple de cohabitation qui mériterait d’être étendu à d’autres religions, utopie quand tu nous tiens !
Tandis que je contemple le vaste panorama, je repère juste en contrebas une cigogne cherchant pitance dans les vignes le long du mur fortifié. Pour le clin d’œil, j’aurais aimé qu’il s’agisse d’un spécimen de ciconia episcopus, la cigogne épiscopale. Malheureusement, cet autre représentant de la famille des Ciconiidés, de plumage majoritairement noir comme l’était autrefois l’habit des clercs, vit en Afrique et en Asie. Notre cigogne alsacienne, entièrement blanche à l’exception de rémiges primaires et secondaires noires, rencontre sans doute sa cousine exotique lors de son hivernage sur le continent africain.
En effet, c’est à l’origine, un oiseau migrateur qui s’envole aux premiers frimas lorsque la nourriture commence à manquer, pour effectuer en groupes de plusieurs dizaines d’individus, un périple par étapes journalières de 200 à 400 kilomètres jusqu’au Sahel via l’Espagne et le détroit de Gibraltar. Avec son envergure de près de deux mètres, la cigogne est une véritable experte du vol à voile. Elle pratique le vol plané entre les thermiques, ces courants d’air ascendants qu’elle repère grâce à l’élévation d’insectes ou de brins de paille. Heureux animal qui ignore les rigueurs de l’hiver et goûte à longueur d’année à deux étés !
Elle tend à se sédentariser cependant avec les temps plus cléments et l’existence de collectivités comme justement à Hunawihr où elle est choyée comme une cigogne en pâte !
Avec ses longues pattes, elle fréquente essentiellement les marais peu profonds et les rieds, les prairies humides du Rhin et de ses affluents. Carnivore, elle se nourrit de batraciens, d’insectes, de vers, de rongeurs tels musaraignes, mulots et campagnols, de petits reptiles comme des lézards et des couleuvres, voire d’oisillons. Peu délicate, elle s’invite même près des tables de pique-nique pour grappiller ce que lui tendent les touristes amusés. Comme certains rapaces, elle mange ses victimes avec les os, les poils et les plumes puis recrache les restes non assimilables sous forme de pelotes sèches.
Dans sa quête sur la terre mouillée au milieu des vignes, elle macule son long bec rouge, effilé comme un poignard, qui atteint une vingtaine de centimètres. Malgré cela, elle demeure craquante avec ses yeux foncés bordés d’une coloration noire qui dégouline comme un rimmel qui fout le camp !
D’ailleurs, elle craque, elle craquette même, elle claquette, glottore puisque c’est ainsi qu’on définit son cri. Peu démonstrative, elle entrechoque ses deux mandibules émettant quelques sons gutturaux bien en accord avec le dialecte alsacien.
Je l’abandonne pour déambuler dans les rues du village. Les couleurs éclatantes et le fleurissement des maisons de vignerons à colombages et de leurs cours font oublier le temps maussade. L’utilisation de pigments rouge sang de bœuf, vert amande, jaune safran, bleu pervenche apporte un petit air de maisons de poupée. De ci delà, des blasons sculptés témoignent de leur construction entre le 16ème et 18ème siècle.
Une plaque rappelle qu’ici vivait encore récemment Gaston Peter, vigneron, ouvrier, syndicaliste engagé et aussi un poète qui fut sujet de baccalauréat en classe de langue et culture régionales.
Dans la ville basse, à proximité du lavoir, une autre cigogne retarde mon départ en rôdant autour de ma voiture. Nullement effrayée devant le coffre ouvert, elle semble inspecter les cartons de vins que j’emporte de ma visite.
Buffon qui n’était guère tendre avec le héron, attribue à la cigogne des vertus morales comme « la tempérance, la fidélité conjugale, la piété filiale et paternelle ; elle nourrit très longtemps ses petits et ne les quitte pas qu’elle ne leur voie assez de force pour se défendre et se pourvoir d’eux-mêmes ; quand ils commencent à voleter hors du nid et à s’essayer dans les airs, elle les porte sur ses ailes ; on l’a vue donner des marques d’attachement et de reconnaissance pour les lieux et les hôtes qui l’ont reçue. On assure l’avoir entendu claqueter en passant devant les portes comme pour avertir de son retour, et faire en partant un semblable signe d’adieu ». Sans attendre d’elle pareille manifestation de sympathie, j’en profite cependant pour lui tirer un dernier portrait.
Selon une légende moldave, une bande de cigognes aurait sauvé de la disette, la population locale assiégée par les Turcs dans une forteresse, en leur jetant des grappes de raisin tenues en leur bec ; comme quoi cigogne et vignes font bon ménage.
La Fontaine mit également en évidence la serviabilité de la cigogne envers un loup quelque peu ingrat :
« … Un os lui demeura bien avant au gosier.
De bonheur pour ce Loup, qui ne pouvait crier,
Près de là passe une Cigogne.
Il lui fait signe ; elle accourt.
Voilà l’Opératrice aussitôt en besogne.
Elle retira l’os ; puis, pour un si bon tour,
Elle demanda son salaire.
« Votre salaire ? dit le Loup :
Vous riez, ma bonne commère !
Quoi ? ce n’est pas encor beaucoup
D’avoir de mon gosier retiré votre cou ?… »
Animal fétiche des Alsaciens qu’on retrouve en peluches ou comme motif de décorations sur les poteries régionales, il est aussi dans la légende, censé apporter les bébés humains emmitouflés dans un linge tenu par le bec. On raconte même aux enfants que pour qu’ils aient un petit frère ou une petite sœur, ils doivent déposer un sucre sur le bord de la fenêtre ; alors, comme le corbeau de Jean de La Fontaine, la cigogne lâche son colis lorsqu’elle se saisit de la friandise.
L’homme dans son inconscience n’a guère eu de reconnaissance envers leurs ambassadrices qui égayent les toits de leurs villages. Électrocutées par les lignes à haute tension, en manque de nourriture avec l’assèchement des marais, empoisonnées par les pesticides qu’elles ingèrent en consommant insectes et rongeurs, l’espèce connut un déclin désastreux il y a une trentaine d’années. Ainsi, en 1974, on ne comptait plus qu’une dizaine de couples de cigognes blanches en Alsace. Lors de l’alerte de grippe aviaire de 2005, certains élus, moins empressés à débusquer les niches fiscales, ont réclamé abusivement la destruction des nids proches des habitations. Heureusement, des ornithologues se sont mobilisés pour réimplanter et sédentariser le populaire échassier comme ici à Hunawihr où on dénombre actuellement plus de deux cents individus.
C’est l’heure de la séparation. Sans doute, nous reverrons-nous lors d’une prochaine commande de vin car la cigogne blanche possède une espérance de vie de près d’une vingtaine d’années, surtout quand elle ne migre plus.
Malgré le sale crachin, je mets le cap sur Munster tout proche, histoire d’acquérir quelques exemplaires du fameux fromage fermier à pâte molle et au lait cru. Agrémentés de cumin et accompagnés d’un gewürztraminer ou d’un pinot blanc, ils raviront prochainement mon palais ! Quelle n’est pas mon heureuse surprise : juchées dans leurs nids, sur les toits des édifices tout autour de la place du Marché, une trentaine de stars ailées contemplent avec satisfaction mon goût sûr pour les produits de leur terroir !
J’aperçois même quelques cigogneaux douillettement blottis auprès de leurs parents au fond du nid. Un peu comme avec le loup de la fable, les adultes les nourrissent par régurgitation. Le premier vol plané est prévu à l’âge de 55 à 60 jours.
S’il fallait encore une preuve de l’attachement de la cigogne blanche à l’Alsace, savez-vous qu’elles reviennent de migration aux alentours de la saint Valentin pour se reproduire ? « Elles semblent n’arriver que pour se livrer aux tendres émotions que la saison (printemps) inspire » écrivait poétiquement Buffon. Voilà des demoiselles originaires de pays au-delà de la Méditerranée qu’on ne pourra pas soupçonner de ne pas être de « vraies françaises », n’en déplaise à messieurs Besson et Hortefeux !