Le bonheur est dans le pré salé … entre Le Vivier sur mer et Cherrueix

Je vous ai quitté, à la veille du week-end de Pentecôte, au pays du Camembert alors que je mettais le cap sur Dinard. Étonnant voyageur que je suis, pour reprendre le nom de la manifestation littéraire qui a drainé la grande foule autour des remparts de Saint-Malo, est-ce le vent au large de la côte d’émeraude ou l’attrait irrésistible pour ma Normandie natale, qui m’a repoussé ce lundi-là vers la baie du Mont Saint-Michel ? En route pour une promenade de quelques heures à l’est de Cancale, entre digue de la Duchesse Anne et Chemin Dolais, appellations qui affirment l’appartenance de cette bande de côte à la région de Bretagne. D’ailleurs, s’il fallait une preuve supplémentaire, nombre de riverains ont planté dans leur jardin, un mât au bout duquel flottent le Gwenn ha Du ou le Kroaz Du, versions moderne ou historique du drapeau d’hermine noir et blanc. Comme ma déambulation se déroule exclusivement à l’ouest du Couesnon qui selon la légende, dans sa folie, a mis le mont en Normandie, je me résigne à fermer ma boîte à camembert. Quoique descendant de Rollon et des intrépides vikings, je m’astreins à une certaine réserve, sait-on jamais qu’une main terroriste du Front de Libération de la Bretagne glisse subrepticement une moule avariée dans mon assiette de fruits de mer !

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Justement, il est midi et mon intuition (elle s’avèrera excellente !) me guide vers le restaurant de la mer, à l’angle de la rue des Boucholeurs, au Vivier sur mer, une toponymie qui ne laisse aucun doute sur les activités maritimes locales. En effet, première surprise, j’apprends que cette petite commune d’Ille-et-Vilaine d’un millier d’habitants abrite le premier port mytilicole de France et que la moule de bouchot de la baie du Mont Saint-Michel a acquis récemment ses lettres de noblesse en étant le premier produit de la mer à obtenir une Appellation d’Origine Contrôlée.

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Le bouchot est le nom des pieux plantés en mer sur lesquels viennent s’accrocher les moules par un écheveau de filaments ou byssus. Selon différentes sources, cette expression serait née du « boucheau », l’ouverture des anciennes écluses en bois garnies parfois de moules, ou de l’ancien nom des pêcheries formées d’une double rangée de perches en angle au fond d’une rivière, fermée au sommet par un filet. Une légende controversée de la baie de L’Aiguillon en Charente (récemment dévastée par la tempête Xynthia) attribue son origine à deux mots celtes bout (clôture) et choat (bois) après qu’un irlandais y ayant fait naufrage et cherchant à attraper des oiseaux, eût tendu des filets sur des perches auxquelles s’agglutinèrent des moules. La certitude en tout cas, c’est que la culture de la moule apparut à l’horizon de la célèbre abbaye, en 1958 lorsque les mytiliculteurs charentais touchés par la surpopulation des bouchots cherchèrent d’autres baies pour développer leur production. Aujourd’hui, 70 entreprises mytilicoles veillent sur 271 kilomètres de bouchots et 320 000 piquets pour produire 10 à 12 000 tonnes de moules par an. Je ne goûterai cependant pas aujourd’hui ces remarquables moules charnues, onctueuses et fondantes car la saison pour la récolte commence seulement en juillet. Au menu, une copieuse assiette de la baie avec des huîtres creuses locales ainsi qu’une savoureuse raie (on en pêche en Bretagne) aux câpres !
Je crains un instant une consommation immodérée du gouleyant muscadet sur lie devant le spectacle régulier de bateaux naviguant sur la chaussée : je connaissais les bateaux à roue sur le Mississippi et les véhicules émergeant de l’eau lors du débarquement allié sur le littoral normand en 1944, je découvre les bateaux amphibie de Port Vivier.

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En fait, les boucholeurs, soucieux d’améliorer la technologie de leur profession, ont adapté leurs embarcations à la spécificité de la baie et à l’amplitude de ses marées (environ 14 mètres). Ainsi, des chalands en aluminium et à propulsion hydraulique remplacent désormais les traditionnels bateaux en bois. Ce sont de véritables ateliers flottants équipés d’une cabine de pilotage, d’une grue, d’une pêcheuse dégrappeuse et d’une pompe à eau pour la laveuse.

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Rassuré sur mon taux d’alcoolémie je rejoins les installations portuaires en longeant la rive droite du Guyoult. Quoique insignifiant avec son lit vaseux où quelques barques échouées attendent la montée des eaux, ce cours d’eau mérite pourtant l’appellation de fleuve puisque il se jette dans la mer.

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Réhabilitons ainsi la bonne centaine de fleuves côtiers qu’on nous a honteusement cachés au temps de la communale et du collège ! Pardonnons à nos valeureux professeurs, nous avions déjà suffisamment de difficultés à dessiner sur les cartes muettes, le tracé des quatre grands !
En dépit des mesquines « raffarinades », l’activité est nulle en ce lundi férié de Pentecôte. Je connaissais la papamobile, le véhicule officiel des saints-pères pour leurs déplacements en public, je découvre la « mytili-mobile », un petit train bleu adapté au transport des touristes vers les bouchots et les pêcheries.

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Beaucoup de ces pêcheries tombent en désuétude. Elles constituent une survivance de la pêche traditionnelle dont l’origine remonterait à la préhistoire (environ 3 500 ans). Un document de 1050 témoigne : « Moi Conan, Duc de Bretagne par la grâce de Dieu, poussé par l’amour de Dieu, de Saint-Michel du Mont et de ses moines, je donne et concède à Dieu et au même Archange et à ses serviteurs, pour le salut de mon âme et celui de mon épouse, la pêcherie qui porte le nom de Nérée » ; pas du tout barbare, ce Conan-là !
Sur la grève, telle une palissade en zigzag, s’alignent ainsi une trentaine d’angles noirs dont les côtés ou pannes de 200 à 300 mètres chacun, forment un grand V, la pointe orientée vers la mer. Réalisées en branches de bouleau entrelacées entre des pieux de chêne, ces haies ruisselantes empêchent le retour du poisson vers le large à marée descendante. Les poissons sont alors capturés quand ils reculent avec le flot dans le bâchon, grande nasse placée entre les deux pannes, à la pointe du V. Beaucoup de ces pêcheries portent des noms très anciens comme Taillefer, la Pauvrette, la Roussette, la Brunette, Quic-en-grogne. On y piège surtout du bar, du mulet, de la plie, de l’alose, de la vieille, des crevettes.
Promesse d’un excellent dîner, deux adolescents reviennent à pied du lointain rivage avec deux mulets de belle taille dans leur filet. Aux abords des hangars, s’empilent pieux de bouchots et poches à huîtres.

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Ce sont dans ces espèces de sacs qu’on « travaille » les huîtres dans les parcs ; on « vire » (retourne) et tape les poches de manière à faire changer les huîtres de place pour qu’elles acquièrent une forme plus régulière. L’enseigne commerciale d’un bateau amphibie rappelle que l’huître plate, la belon de Cancale est une spécialité renommée de la baie.
Du Vivier-sur-mer à Cherrueix, la digue, la digue … désolé, vous auriez sans doute préféré pour la rime que je me rende à Cherru ! Cependant, au hameau de La Larronnière, je rencontre une belle … demeure, splendide même. La propriétaire ne chôme pas, elle, et grimpée sur le toit, restaure la couverture de chaume, en paille de seigle et roseau.

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L’humeur fredonnante, à l’heure où la sieste est dite crapuleuse, j’abandonne la voiture sur la digue, la digue … de la Duchesse Anne ! Construite sur des anciens cordons littoraux pour protéger les cultures du marais de Dol de l’envahissement de la mer, on la repère sur une vingtaine de kilomètres, le long des grèves, entre Château-Richeux, au sud de Cancale, jusqu’au rocher de Saint-Broladre. Elle serait l’œuvre des ducs de Bretagne vers le XIème ou XIIème siècle.

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Est-ce encore une hallucination due au muscadet, tel Don Quichotte de la Mancha, je suis prêt à me battre contre quelques géants de pierre qui surgissent devant moi. Que l’ânesse, dans le pré en contrebas, ne s’inquiète pas, je n’envisage pas de lui faire jouer les Rossinante ! Comme Jean-Paul Belmondo « voyage » en Espagne et fait le singe en hiver sur la côte normande, j’ai l’âme castillane et fais le pitre au printemps devant les quatre moulins à vent de la Manche qui subsistent à Cherrueix.

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Selon le cadastre de 1812, il en existait alors sept dont six situés sur la digue, preuve d’une grande activité céréalière. Trois des survivants sont maintenant des lieux de villégiature ; celui de la Saline, récemment restauré, possède encore sa toiture en « essentes » de châtaignier et ses ailes à toiles immobilisées en « quartier » ou croix de saint André, ce qui signifiait d’antan un heureux événement chez le meunier.

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Pour rejoindre le centre du village, je choisis de dévaler le talus et de marcher à travers les herbus ou prés salés, cette végétation qui a colonisé l’estran, cette portion du littoral comprise entre les plus hautes et les plus basses mers.

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Les plantes que l’on y trouve sont dites halophiles, c’est-à-dire adaptées à la salinité ; la fétuque,la puccinellie et l’obione font le bonheur des grévins, ces moutons de prés-salés à la chair très prisée. De-ci de-là, ruisselle une criche, sorte de chenal qui se remplit au gré de la marée. À la limite de la vasière, pousse la salicorne ou cornichon de mer ; charnue et très salée, cuisinée dans le vinaigre ou au beurre, elle ravit les palais.
À cette heure de marée basse, la mer s’est retirée à plusieurs kilomètres ; ici, il faut être un adepte de l’athlétisme avant de s’adonner à la natation. Au bout des prés-salés, nous franchissons des cordons de sables coquilliers ; ces bancs façonnés par les courants de marée pullulent de coquilles de plusieurs dizaines d’espèces propres à satisfaire les collectionneurs ou les amateurs de colliers originaux.

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Ce mélange d’alluvions et de coquillages brisés, brassés par le flux et reflux des marées, donne naissance à la tangue, un excellent fertilisant qui fut longtemps utilisé par les paysans locaux pour amender leurs champs mais qui est l’objet désormais d’une réglementation sévère.
Il est prudent maintenant de regarder à gauche et à droite car d’énormes insectes multicolores piquent dans notre direction. En ce week-end prolongé, la grève est le rendez-vous des amoureux du char à voile.

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Avec ses sept kilomètres de plage et sa bonne exposition au vent, Cherrueix offre un lieu d’entraînement privilégié pour les amateurs de sensations fortes et de vitesse. Certains préfèrent troquer leur voile pour un cerf-volant. Les toiles colorées se découpant sur le sable et l’azur réveillent mon âme artistique et me renvoient aux superbes travaux photographiques de John Batho avec ses parasols de Deauville (voir billet Croisière dans la couleur avec John Batho du 16 septembre 2009).

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Coïncidence, je le connus lors d’une classe d’initiation artistique au Mont Saint-Michel dont, tel un mirage, la silhouette vibre à l’horizon de l’étendue sableuse. Me fait-il un clin d’œil ou nargue-t-il mes compagnons bretons ? Je pense aussi à ma chère maman qui me narrait parfois le temps heureux de son enfance et de ses promenades dans la baie avec ses parents et ses cousins.

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Après le côté mer, côté rue pour retourner à mon véhicule par l’artère principale du village ! Si les murs en granite ont remplacé le torchis ancien, quelques toits de chaume, matériau autrefois peu coûteux à cause des roseaux des marais voisins, résistent encore à l’emprise de l’ardoise sur ces anciennes maisons de pêcheurs.

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Derrière les carreaux ou accrochés aux volets bleus, m’épient des oiseaux en bois. Les vrais, dérangés par les promeneurs et les chars à voile, ont fui coquilliers et herbus qui constituent habituellement leurs cantines et dortoirs. Huîtrier pie, tadorne belon, certains ne peuvent taire leur origine et ne risquent pas le délit de faciès. Ce sont plus de cinquante mille limicoles ou petits échassiers que la baie accueille en janvier à l’époque de la migration atlantique. Bécasseau maubèche, pluvier argenté, courlis cendré, leurs noms sont empreints de poésie. Les enfants du bon Dieu regroupés autour de l’église de Cherrueix prennent malheureusement oies et canards sauvages pour ce qu’ils sont à l’époque de la chasse au gabion, un abri à moitié enterré au milieu des herbus.
Avec un peu de chance, il est une autre faune plus surprenante qu’on peut croiser le long des chenaux à l’écart des activités humaines. En effet, une dizaine de phoques gris et une trentaine de veaux marins (sous la mère ? sous la mer ?) ont élu domicile dans la baie. Mais pour cela, arrête ton char à voile sportif du dimanche !

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Intrigué par le filet posé contre la façade, je franchis le pas de la porte d’une maison datant de 1655 si j’en crois l’inscription sur le linteau. Bien m’en prend, le propriétaire René Bazin est à l’ouvrage, reprisant dans son atelier, un dranet, l’outil traditionnel pour pêcher la crevette grise et le bouquet dans la baie.

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C’est une grosse épuisette triangulaire qu’on pousse dans la mer. Sur une table, s’empilent d’étranges raquettes de tennis, rien à voir cependant avec le tournoi de Roland-Garros qui débute aujourd’hui ; il s’agit d’épignoirs permettant de ramasser le crustacé. L’aimable retraité conte avec volubilité toutes les péripéties advenues lors de la restauration de la chaumière du Rageul et nous montre même un courrier de Patrick Poivre d’Arvor qui aurait appuyé la sauvegarde de ce patrimoine construit avec la tangue locale.

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Je me faufile dans une des multiples sentes pour rejoindre la digue. Chaque maison possède son potager bien abrité en contrebas. La terre a aussi cette couleur grisâtre de tangue, ce sable de la baie qui constitue un sol idéal pour les cultures maraîchères. Méconnus, les asperges et l’ail de Cherrueix, les carottes des sables, les petits pois du Vivier-sur-mer se sont pourtant invités à la table d’Olivier Roellinger, le grand chef étoilé de Cancale. Chaque année, fin juillet, la fête de l’ail attire la grande foule sur la grève. Je me souviens d’un nanar dans lequel Francis Perrin, confronté aux affres du célibat et de la conserve, rêvait comme graal culinaire d’une côte seconde d’agneau avec des petits pois Daucy ! Que diriez-vous plutôt d’un petit gigot de pré-salé de la baie à l’ail avec des petits pois et carottes de Cherrueix ? Je m’en pourlèche déjà les babines.
Le temps me manque, dernière escale à l’extrémité orientale du village. À quelques centaines de mètres, la ravissante chapelle Sainte-Anne juchée sur la digue, offre tel un balcon, une vue imprenable et propre à la méditation sur les différents paysages de la baie : les herbus vers la mer, les polders, le marais blanc et bien sûr, le Mont Saint-Michel qui semble maintenant tout proche. Une pancarte du sentier de grande randonnée le situe pourtant encore à dix-neuf kilomètres.

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La pierre usée et moussue révèle que la chapelle fut rebâtie grâce à « l’aumône de frère abbé Barbot, recteur de Saint-Broladre, et ses paroissiens, en 1684 ». Par sécurité, l’édifice est malheureusement fermé et la statue en bois de Sainte Anne n’est placée au-dessus de l’autel qu’à l’occasion du pardon annuel, le dernier dimanche de juillet. Messe en plein air, procession sur la digue et fest-deiz (l’équivalent diurne du fest-noz) constituent les réjouissances d’une journée où le cidre coule à flot. Amis bretons, priez, dansez, buvez, autant que vous le souhaitez, saint Michel vous contemple du haut de son rocher normand au-delà du Couesnon !

« …Regarde bien petit
Regarde bien
Sur la plaine là-bas
À hauteur des roseaux
Entre ciel et moulins
Y a un homme qui vient
Que je ne connais pas
Regarde bien petit
Regarde bien
Ce n`est pas un voisin
Son cheval est trop fier
Pour être de ce coin
Pour revenir de guerre
Ce n`est pas un abbé
Son cheval est trop pauvre
Pour être paroissien
Ce n`est pas un marchand
Son cheval est trop clair
Son habit est trop blanc… »

À hauteur des herbus, entre ciel et moulins de Cherrueix, y’a la mer qui revient, certes pas à la vitesse d’un cheval au galop mais au pas d’un homme sûrement ! L’homme de la Manche !
Quand je vous disais que le bonheur est dans le pré salé, vous me croyez maintenant ?

Publié dans : Coups de coeur, Ma Douce France |le 10 juin, 2010 |1 Commentaire »

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1 Commentaire Commenter.

  1. le 12 juin, 2010 à 15:18 JPP écrit:

    Bravo et merci pour cette petite virée rafraîchissante!

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valentin10 |
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