« Quand tout renaît à l’espérance,
Et que l’hiver fuit loin de nous,
Sous le beau ciel de notre France,
Quand le soleil revient plus doux,
Quand la nature est reverdie,
Quand l’hirondelle est de retour,
J’aime à revoir ma Normandie !
C’est le pays qui m’a donné le jour… »
Ce jour-là, en route vers la Bretagne, avant de quitter ma Normandie natale, j’eus envie d’effectuer un léger détour pour visiter le minuscule royaume d’un grand seigneur de l’Histoire de France gastronomique. Je devrais par souci de vérité historique, plutôt parler de petite république tant la légende prétend faire naître ce personnage emblématique de notre patrimoine quelques mois avant notre nation en 1791. Dans les replis vallonnés du pays d’Auge, se blottit Camembert, un amour de petit village au nom prestigieux, berceau du fleuron des fromages français.
Nous nous trouvons en plein bocage normand, dans un paysage de prés et de champs limités par des haies plantées sur des talus formés de pierres ramassées et recouvertes de la terre extraite lors du creusement de fossés le long des parcelles.
Les cyclotouristes tirent vite la langue lorsqu’il leur prend de sillonner ce petit coin du département de l’Orne au relief tourmenté où serpentent de tranquilles rivières à truites comme la Vie et la Viette. Pour passer d’une colline à l’autre, il faut avaler d’indigestes « raidards » d’une pente supérieure à 10%. Le Mur des Champeaux, comme son nom l’indique, avec ses 12,5% de déclivité moyenne et un passage à 17%, constitue le juge de paix souvent décisif de la fameuse course cycliste professionnelle Paris-Camembert qui se déroule au mois d’avril, le surlendemain de Paris-Roubaix. Parrainée par la marque fromagère Lepetit, elle s’achève en réalité dans le bourg de Vimoutiers distant de cinq kilomètres. Bernard Hinault et Laurent Fignon vainqueurs du Tour de France, les champions du monde Laurent Brochard et Alejandro Valverde l’ont inscrite à leur palmarès.
Je sens d’ici votre humeur s’assombrir à l’idée que je vous inflige encore une fois mes incorrigibles considérations vélocipédiques. Il n’y a pourtant pas de quoi en faire un fromage, alors comme disait une ancienne marionnette des Guignols de l’info … Camembert !
Pour clore le chapitre, à moins que ce soit une mise en bouche, je ne résiste pas à vous livrer une phrase savoureuse d’Antoine Blondin, chantre de la chose cycliste en d’autres temps et lieux : « Si Claudel (Paul, le célèbre auteur du Soulier de satin) n’avait pas déserté nos scènes pendant l’occupation, le Claudel (un camembert célèbre à l’époque) avait, en revanche, totalement disparu de nos tables. Des deux le véritable résistant c’est lui. Qu’il nous soit permis ici de lui rendre un hommage désintéressé. Ce Claudel-ci coule mais ne flotte pas » !
Me voilà au bord du paisible ruisseau de la Viette qui sinue en bas du Champ de Mambert du nom de l’étendue de terrain acquise par un Franc au onzième siècle. Le ciel est bleu comme il peut l’être en Normandie plus souvent qu’on ne croit, et le mercure franchit allègrement la barre des vingt degrés, bref un temps à ne pas laisser un camembert dehors sous peine de le voir se sauver rapidement ! Seuls le gazouillis des oiseaux et le bruissement des insectes troublent la nature étonnamment paisible. À quelques pas, se dresse une stèle pyramidale en l’honneur de Madame Harel née Marie Fontaine, l’héroïne locale qui aurait inventé le fameux fromage universellement connu.
Sa notoriété ayant franchi miraculeusement l’Atlantique, le 15 mars 1926, dix-huit ans avant le D.Day, un américain Joseph Knirim débarque en Normandie et entre dans une pharmacie de Vimoutiers pour s’informer des horaires des trains pour Camembert où pourtant jamais le moindre tortillard n’est passé. Supposant qu’elle y est enterrée, il souhaite se recueillir sur la tombe de la géniale inventrice et pour mieux justifier sa surprenante requête, il brandit un document rédigé en français : « J’ai fait des milliers de kilomètres pour venir (lui) rendre hommage devant le monument élevé à sa mémoire, et si j’avais connu plus tôt l’histoire du fromage de Camembert, il y a des années que j’aurais fait ce pèlerinage. La France possède une quantité de fromages, tous d’un goût excellent, mais pour ce qui est de la digestion, celui de Mme Harel, le « véritable camembert de Normandie », vient certainement en tête. Il y a des années de cela, j’ai souffert d’indigestion pendant des mois, et le camembert était à peu près la seule nourriture que mon estomac et mes intestins supportassent parfaitement. Depuis lors j’ai chanté les mérites du camembert, je l’ai répandu parmi des milliers de gourmets et j’en consomme moi-même une ou deux fois par jour. »
Imaginez la mine circonspecte de ses interlocuteurs parmi lesquels le maire de Vimoutiers qui, s’ils ont entendu parler de la fermière normande, ignorent complètement où elle est inhumée. Flattés dans leur amour-propre d’Augerons et reniflant tout l’intérêt publicitaire à tirer de cette mondialisation avant l’heure, ils se mettent en chasse pour retrouver la trace de la défunte. Je vous fournirai bientôt le fruit de leurs recherches, sachez pour l’instant qu’au moment de son départ trois jours plus tard, notre sympathique américain remet un billet de vingt dollars : « Messieurs, il y a beaucoup de statues de par le monde, mais il n’y a pas d’aussi grands bienfaiteurs de l’humanité que Mme Harel. Je vous demande qu’elle ait un monument ; je ne suis pas riche mais je vous donne ma souscription de dix dollars et j’ajoute celle de trois de mes amis que j’ai conseillés et qui ont été guéris avec le même médicament. »
Le Syndicat des fabricants du véritable camembert de Normandie qui vient de subir un cinglant camouflet en justice en n’obtenant pas un décret d’appellation d’origine protégeant les producteurs exclusivement normands, saisit l’aubaine de la venue de l’hurluberlu yankee. En avril 1926, Henri Lepetit, fondateur de la célèbre maison, verse 500 francs et incite ses collègues fromagers à souscrire pour ériger le monument. Grâce à ces premiers deniers, est édifiée à Camembert-même la stèle devant laquelle je me trouve.
Je grimpe maintenant vers le centre du village qui se réduit à une jolie petite église en pierres du pays, à la mairie, à l’ancienne école et quatre ou cinq maisons dont deux vouées au fromage mythique. Camembert qui comptait 217 âmes en 2007, possède un habitat très dispersé sur environ 10 kilomètres carrés.
Je me casse le nez devant la porte de l’église malheureusement fermée comme beaucoup de nos chapelles pour en empêcher le pillage. À défaut, je me promène entre les tombes du cimetière qui l’entoure. Connaissant l’anecdote, je m’attarde devant l’imposant caveau de la famille Dornois dont un des membres était maire du village en 1915. Ayant cette année-là le malheur de perdre son épouse, il ordonna pour perpétuer son souvenir que le cercueil de sa bien aimée soit rempli régulièrement de calvados, l’autre fleuron gastronomique du pays. Dans son testament, il affecta même une quantité annuelle d’eau-de-vie comme … eau-de-mort ! Après son propre décès, le conseil municipal décida d’interrompre cette coutume macabre et de laisser définitivement en paix la pauvre Madame Dornois.
En surplomb du cimetière, en haut d’un herbage pentu où paissent quelques vaches bien normandes, se détache le manoir de Beaumoncel, une élégante ferme à colombages, où serait née la légende du et de Camembert. Marie n’y a jamais habité ; seul son père, veuf, s’y installa après avoir épousé en secondes noces, la fille du fermier et c’est en lui rendant visite que Marie aurait rencontré son futur époux Jacques Harel laboureur sur le domaine, avec qui elle s’établit à Roiville, village distant de deux lieues sur le versant d’en face. On suppose cependant qu’elle permit en 1791 à l’abbé Charles-Jean Bonvoust de s’y réfugier en remerciement de quoi ce prêtre réfractaire originaire de la Brie, autre contrée fromagère, lui aurait livré le secret du fromage de son monastère. Bien des zones d’ombre, des approximations voire des incohérences entourent cette annonce faite à Marie qui aurait scellé la naissance du camembert mais la légende tenace persiste deux siècles plus tard.
Une certitude, c’est que le Pays d’Auge était réputé pour ses fromages bien avant la naissance de Marie Harel survenue le 28 avril 1761 à Crouttes, un village voisin. Dès 1569, dans son traité gastronomique De re ciberia, Brugerin de Champier vante leur finesse mais la concurrence est rude dans le secteur avec le pont-l’évêque et le livarot. De même, Thomas Corneille, le frère du célèbre auteur du Cid, (de Normandie?!) écrit dans son dictionnaire géographique publié en 1708, à l’article Vimonstiers (aujourd’hui Vimoutiers) : « Bourg considérable de la Basse-Normandie, dans le diocèse de Lisieux, à six lieues de la ville de ce nom … On y tient tous les lundis un gros marché où l’on apporte les excellents fromages de Livarot et de Camembert ».
Ne dépouillons pas complètement la pauvre Marie ; elle a sans nul doute fabriqué des fromages à la mode de Camembert en parvenant à mieux maîtriser l’opération d’affinage et à donc étendre leur renommée au-delà de l’aire traditionnelle ; en résumé, la fermière originaire de Crouttes aurait donné une croûte aux camemberts jusqu’alors vendus frais sur le marché de Vimoutiers !
Entre l’église et la mairie, la Maison du camembert attire le regard avec son architecture curieuse en forme de boîte de fromage entrouverte. Il s’agit d’un bâtiment municipal loué par le groupe Lactalis qui l’a aménagé en lieu de dégustation et vente de ses produits avec une salle pour des expositions temporaires.
Derrière le trust Lactalis, troisième groupe laitier au monde se cachent notamment la société fondatrice Besnier, le camembert Président, Bridel et sa filiale Lanquetot mais aussi la Société des Caves avec ses marques Société, Louis Rigal, Maria Grimal, Corsica et Salakis ; bref, des noms qui fleurent plus la mondialisation que la qualité du fromage malgré les mimiques surjouées de Bernard Blier, Claude Brasseur puis Thierry Lhermitte pour la vanter sur les petits écrans ! Même Frédéric Dard succomba aux sirènes publicitaires alors qu’avec infiniment plus de verve, il avait fait de son héros Bérurier un défenseur farouche du camembert en plein désert : « Messieurs et même mesdames, j’ai l’honneur de vous présenter en exclusivité, un produit de l’élevage français. J’ai surnommé le camembert authentique, véritable et pur fruit de Normandie [...] Il brandit son calendos de plus en plus coulant, comme un discobole superbe et généreux. On murmure dans l’assistance. Les gars se tâtent à cause de l’odeur [...] Et si je veux leur apprendre la civilisation, c’est mon droit, non? Dans les pays arriérés, y a plein de missionnaires qui vont brader notre bon Dieu, pourquoi t’est-ce que je leur refilerais pas nos camemberts? »
Circulez, il n’y a rien à goûter ici ! Je file en face … à la ferme Président installée dans d’anciens bâtiments agricoles à colombages. Ca commence mal avec la projection d’une vidéo à la gloire du camembert pasteurisé. À vrai dire, cela ne m’étonne guère ayant suivi la guerre récente menée par le groupe Lactalis-Besnier pour exiger que l’Inao (Institut national des appellations d’origine) inscrive le chauffage et l’aseptisation du lait dans le cahier des charges des AOC. Dès la fin des années 1950, la pasteurisation s’abattit tel un ouragan sur les fromageries normandes laissant sur le carreau nombre de petits producteurs. Elle consiste à chauffer le lait pendant quelques minutes à une température d’environ 70°C afin d’éliminer le bacille de Koch responsable de la tuberculose. Cependant, cette opération n’est pas nécessaire pour la fabrication d’un fromage car ledit bacille est détruit au cours de l’affinage. Mais les industriels de la profession n’ont pas de temps à gaspiller pour maîtriser le lait cru fragile et instable et, au nom de la sacro-sainte productivité, prônent la pasteurisation. Pire encore, comme le caillé issu d’un lait pasteurisé s’égoutte mal et que celui du camembert doit rester entier, ils procèdent au morcellement du caillé pour permettre l’exsudation du sérum. Conséquence, au lieu de prélever précautionneusement le caillé avec la traditionnelle louche, il suffit de le déverser, une fois morcelé, sur un répartiteur qui le fait passer dans un ensemble de moules. Gain de temps, main-d’œuvre moindre, on a tous les ingrédients pour obtenir quelques plâtres insipides comme ceux factices qui garnissent les planches en bois de la cave reconstituée à l’ancienne !
Je souris devant la baie vitrée ouvrant sur un paysage typiquement augeron ; tout est vrai sauf, au pied du pommier, la vache normande en résine synthétique comme … allez, je cesse mon mauvais esprit, je me promets d’être plus coulant !
Pour être honnête, ce jour-là, en sillonnant la campagne avoisinante, je n’ai guère vu de pommiers en fleurs, faute d’une floraison précoce, et encore moins de vaches à lunettes et à la robe blanche bringée typique de la race du terroir. Pour trouver le stéréotype du paysage normand, il est plus efficace de faire les cent pas dans le « couloir des tyrosèmes », nom savant des étiquettes collées sur les boîtes de camembert.
La première boîte ronde pour loger un camembert date de 1890 environ. Jusqu’alors, les fromages parvenaient sur les étals, sur un lit de paille parfois protégés par une fine feuille de papier. La paternité de cette invention est attribuée selon les récits à trois personnes : Auguste Lepetit directeur de la toujours célèbre fromagerie, Ridel, le fils d’un ébéniste de Vimoutiers, qui aurait plutôt mis au point la machine à fabriquer les boîtes, et Rousset, un exportateur du Havre qui cherchait un moyen de protéger les fromages qu’il expédiait aux Etats-Unis … à Joseph Knirim ?
Les premières étiquettes apparaissent sans doute très peu de temps après. En cette époque, la publicité en est à ses balbutiements et les images pieuses sont quasiment les seules à pénétrer dans les foyers. Pour le plus grand bonheur des dessinateurs et des imprimeurs souvent locaux, l’étiquette illustrée va jouer un rôle informatif et attractif guidant le choix des clients. Il me faudrait plusieurs heures pour admirer la remarquable collection qui tapisse les murs du musée et en analyser les thèmes variés. La campagne normande avec ses grasses prairies, ses pommiers, ses vaches et ses paysans en costume folklorique, constitue un thème d’inspiration évidemment récurrent. Je constate que les odeurs de sainteté et de camembert se mêlent volontiers : Le Centaure, Le Vieux Druide, Jupiter et sa foudre, les muses aux cheveux longs embouchant les trompettes de La Renommée, une ribambelle de saints, des Prélats, Deux capucins et une tripotée de moines à la mine aussi rubiconde que celle de Bernard Blier le curé paillard de Calmos, un film de son fils.
Une approche pédagogique à creuser pour nos enseignants qui s’arrachent les cheveux devant le manque d’intérêt et de curiosité de leurs élèves, l’étiquette fait aussi souvent référence à l’Histoire de France, ses grands personnages, ses héros, ses faits d’armes : le Jeanne d’Arc (mais attention fabriqué en Lorraine) et Charles VII le Victorieux, Le Bayard (sans beurre et sans reproche ?!), L’Aiglon et Napoléon III, Clémenceau, Le Poilu, L’Éclopé « mais tout de même un peu là », le Camembert du Souvenir, le Camembert National, L’Entente Cordiale, La République avec sa semeuse de petits camemberts coiffée du bonnet phrygien. Même notre petit Sarko, s’il ne figure sur aucune boîte, parade dans un dessin d’humour en déclarant à Ségolène que les sondages comme les camemberts ont besoin d’être affinés !
Des carrioles qui collectaient les bidons de lait dans les fermes ou acheminaient les précieux fromages vers les marchés, des barattes témoignent de manière émouvante d’un savoir-faire artisanal depuis longtemps révolu.
En sortant du musée, je me permets d’accoster un monsieur, un trousseau de clés à la main devant la grille du cimetière. Il ne s’agit nullement de saint Pierre mais de Monsieur Gaubert le maire du village qui me propose avec gentillesse de visiter l’église datant du XIVème siècle. Elle abrite quelques curiosités qu’il me commente avec fierté. Près de l’autel, un grand tableau évoque le pèlerinage à pied effectué par les villageois en 1772 au Mont-Saint-Michel. La bannière qu’ils portaient est, malheureusement pour moi, actuellement en voie de restauration après acceptation d’un devis de 8000 euros. Dans la nef, sainte Anne, patronne de la localité, possède sa statue datant du XVème siècle.
Ma discussion avec monsieur le maire se prolonge sur le parvis. Derrière sa bonhomie, je devine un esprit avisé et malin qu’il met au service de sa commune. Il me révèle le montant du bail annuel réclamé au groupe Lactalis pour la location de la maison du Camembert : 8 000 euros, juste ce qu’il faut pour rajeunir la bannière !!! Depuis son élection en 1989, il n’a jamais eu l’intention de faire allégeance aux édiles de Vimoutiers auxquels il reproche de trop tirer l’étiquette du camembert à eux ; en somme, il souhaite sa part du fromage avec juste raison !
Il est temps de rendre visite à un de ses conseillers municipaux à la ferme de la Héronnière située en contrebas à environ deux kilomètres du centre du village. C’est là que réside François Durand, le dernier des mohicans, l’ultime producteur de camemberts de Normandie AOC faits à Camembert, Durand un nom commun pour un fromage d’exception !
Je gardais un souvenir inoubliable de mon passage, il y a plus de deux décennies, dans la ferme de monsieur Delorme, un autre mohican du village qui a rendu aujourd’hui les armes. Ce jour-là, son camembert séduisit ma compagne qui, au fond de ses lointaines Pyrénées, ne pouvait concevoir le plaisir rare de goûter un véritable camembert de Normandie digne de ce nom, qui plus est, fabriqué dans le village même. Nous en emportâmes trois exemplaires magnifiquement affinés que nous dégustâmes à la petite cuillère dans les deux jours qui suivirent ! Si vous êtes encore de ce monde, sachez monsieur Delorme que vous fûtes à l’origine d’un de nos plus grands bonheurs gustatifs, une de nos madeleines de Proust, je n’exagère nullement !
En cette fin de matinée, les narines déjà palpitantes, j’arrive presque en terrain de connaissance car j’ai la veine de me fournir quasi hebdomadairement en camemberts Durand dans une crèmerie proche de mon domicile. Il s’agit donc plutôt d’un pèlerinage à la ferme miraculeuse ! En effet, ici outre que nous sommes à Camembert même, les fromages sont fermiers, c’est-à-dire fabriqués sur place avec le lait de l’élevage de vaches normandes de la ferme même. Les médailles qui récompensent le héros ont leur revers car, notoriété oblige … il y a ce matin pénurie de fromages affinés ! Je surmonte vite ma déception ; qu’à cela ne tienne, je saurai suffisamment patienter avant de présenter les précieux ronds à coeur sur la table. Pour l’instant, je me contente de manger des yeux derrière la vitre (pour cause d’hygiène) les gestes précis de François Durand procédant au moulage.
Dans une curieuse position rappelant celle des patineurs de vitesse, le bras gauche replié dans le dos, il dépose le caillé sans le désagréger avec une louche dans des centaines de moules, opération délicate car vous n’ignorez plus que le caillé du camembert doit rester entier ! Pendant 24 heures, le lactosérum liquide s’écoulera du caillé puis les moules seront retournés. Au bout d’une autre journée, les fromages seront démoulés et des spores du champignon Pénicillium Candidum seront vaporisées pour donner au fromage son aspect velouté blanc. Comme pour l’argent sale, cette action de blanchiment intervient pour laver les camemberts délictueux ! Plus sérieusement, elle remonte au début du vingtième siècle lorsque les scientifiques de l’institut Pasteur se sont penchés sur le problème de la fermentation lactique. Auparavant, le fromage connut sa période bleue qui ne devait guère séduire le public. En identifiant le P. Candidum, les chercheurs ont permis que la croûte conserve une belle couleur blanche. Viendra ensuite la phase du salage qui outre de donner plus de goût, favorise le développement du champignon. Ensuite, les fromages seront affinés 14 jours au hâloir à une température de 12-14°C. Il sera temps de les emballer dans un papier paraffiné et leur boîte en bois de peuplier avant de poursuivre leur affinage pendant encore deux à trois semaines pour développer leur saveur.
La nostalgie n’étant plus ici aussi ce qu’elle était, l’environnement et les conditions de fabrication ont considérablement évolué depuis l’époque de Marie Harel. Il faut reconnaître que les locaux entièrement carrelés avec leur éclairage verdâtre tiennent plus du laboratoire de physique et chimie, sans comparaison avec ceux reconstitués au musée. De même, les plus anciens témoignent que le goût des camemberts AOC a changé en un demi siècle. La fabrication nécessitait neuf à dix semaines contre quatre à cinq actuellement.
Cheese, sourions malgré tout et rendons hommage aux producteurs d’authentiques camemberts, les Durand, Gillot, Graindorge, Fléchard, Meslon, Leroux qui ont gagné en 2008 la bataille du lait cru face aux géants de l’industrie laitière, Lactalis et la cave coopérative d’Isigny-Sainte-Mère. Grâce à eux, le lait cru demeure exclusif et obligatoire pour la fabrication du camembert de Normandie d’appellation d’origine contrôlée (on dit aussi protégée) .De plus, pour en renforcer l’authenticité, l’aire d’appellation est réduite de près de 50 % afin de privilégier les prairies normandes avec réintroduction pour moitié de la vache de race normande dans le cheptel. Voici les étiquettes des fromages fabriqués par quelques uns de ces résistants héroïques ; pour les avoir souvent goûtés, je vous les recommande les yeux fermés si vous les trouvez affinés chez votre crémier :
Au loin, les cloches de l’église sonnent joliment midi. Avec un peu de chance, je trouverai quelques camemberts à point au petit marché du vendredi sur la place de Vimoutiers. Nouvelle déception, les connaisseurs ont opéré une razzia ; un écriteau au coin de l’étal informe le client : « Plus de Durand ! Il ne reste que des camemberts thermisés (quasi pasteurisés ndlr) ! » Il faut se lever tôt pour gagner un excellent camembert ! Et il faut y mettre le prix car je remarque au passage que mon cher fromage a augmenté d’un euro et demi entre la ferme et le marché distant de cinq kilomètres ; ce sont probablement les mystères de l’Ouest fromager et de la distribution ! Contre mauvaise fortune bon (camembert à) cœur, je me procure chez le crémier du village un très honnête camembert au lait cru Jort de chez Lactalis ( !) ainsi qu’un Livarot de la ferme de Houssaye qui s’avèrera aussi mémorable que celui acheté au salon de l’Agriculture, il y a un an ! (voir billet La plus grande ferme du monde du 6 mars 2009)
Mon trésor placé en toute sécurité dans un sac isotherme au fond du coffre de ma voiture, j’ai rendez-vous devant l’hôtel de ville avec Ratisfaite et Marie Harel, les deux gloires locales. La première est une vache en laiton sculptée représentant l’archétype de la race normande, la seconde, vous avez déjà lié connaissance devant sa stèle.
Est-ce un des épisodes de la rivalité qui oppose le petit village de Camembert à Vimoutiers la « grande » ville voisine, un an après l’érection du monument près du pont de la Viette, une nouvelle souscription est ouverte pour l’élévation d’une statue à la sainte vierge du camembert. Ainsi, le 11 avril 1928, Alexandre Millerand, ancien président de la République dévoile devant la population en liesse, une statue représentant une fermière en costume traditionnel normand, fichu, tablier, coiffe de dentelle, sabots de bois, portant un pot à lait en cuivre. Derrière elle, sur un haut-relief apparaissent une cour de ferme, des pommiers et quelques mots : « À Marie Harel créatrice du fromage de camembert » « Aux fermières normandes » ! Joseph Knirim, à l’origine de cette manifestation, décédé entre temps, n’est malheureusement pas présent. Dix ans après la première guerre mondiale, Marie Harel et le camembert possèdent leur monument comme tous les poilus ont le leur dans chaque village de France. Je ne le verrai pas car la pauvre fut décapitée, non pas par des intégristes de la pasteurisation, mais lors du bombardement par erreur de la ville, le 14 juin 1944, par les forces aériennes alliées. Pour se racheter, les américains créent en 1947 le comité « Aid to Vimoutiers » afin de collecter des fonds pour la reconstruction de la ville et les employés de la Borden’s Cheese Company, une grande fromagerie industrielle de l’Ohio propose de financer le remplacement de l’ancienne statue. Le projet retenu soulève un tollé clochemerlesque dans la ville d’autant que figure sur le socle, la mention souhaitée par les américains : « À Marie Harel, statue offerte par la fabrique de camemberts Borden (Ohio) » ! Provocation d’autant plus insupportable qu’une nouvelle réglementation américaine interdit l’entrée des vrais camemberts normands au lait cru sur son territoire ! Le 4 octobre 1956, sera enfin inaugurée la nouvelle statue de Marie portant en ses mains des fromages, moins lyrique que la précédente.
À table ! Je choisis une brasserie en face de l’ancienne halle au beurre rénovée aujourd’hui en médiathèque. J’attends avec curiosité et aussi appréhension l’arrivée du plateau de fromages ; à tort car je suis heureusement surpris par la trilogie des fromages augerons, camembert, livarot et pont-l’évêque, très bien affinés.
Vimoutiers possède aussi son musée à la gloire du fromage local qui grâce à quelques bénévoles, reprend Vie (comme la rivière qui coule à quelques mètres de là) après que la municipalité eût supprimé sa subvention. Je mets à profit l’heure à attendre avant son ouverture pour me rendre au-delà de Camembert, au village de Champosoult.
« … Sans mentir, si votre ramage
Se rapporte à votre plumage,
Vous êtes le Phénix des hôtes de ces bois. »
A ces mots le Corbeau ne se sent pas de joie ;
Et pour montrer sa belle voix,
Il ouvre un large bec, laisse tomber sa proie… »
Dans la côte qui mène au bucolique cimetière, sur les traces de Marie Harel née Fontaine, j’assiste à une nouvelle fable de La Fontaine, Le milan et la couleuvre : le majestueux rapace, plus effrayé par le bruit de mon véhicule que par ma flatterie, laisse échapper sa proie de ses serres.
Une pancarte entretient (volontairement ?) la confusion auprès des éventuels touristes. Bien que décédée à Champosoult, l’ingénieuse fermière n’est pas inhumée ici ; elle le fut à Vimoutiers où sa tombe n’existe plus. Ce sont ses descendants, la famille Harel-Paynel, qui reposent dans le monumental tombeau au pied de l’église.
La Marie Harel mentionnée sur la pierre est en fait sa fille qui épousa Thomas Paynel avec lequel elle s’installa à la ferme du château de Champosoult. Ils y fabriquaient de succulents camemberts selon les précieux conseils de la maman. Ensemble, ils eurent cinq enfants qui devinrent tous des fromagers de qualité. L’un d’eux, Victor Paynel, eut le coup de génie, en 1863, de faire déguster un camembert de sa fabrication, en gare de Surdon, à Napoléon III en route pour une manifestation hippique au haras du Pin. L’empereur, subjugué, l’invita aux Tuileries et le pria de lui en livrer régulièrement. Il faut voir là les véritables raisons de la notoriété de Marie. Si elle n’a jamais inventé le camembert, elle a su par contre transmettre à sa descendance son savoir-faire, le renom de sa maison et son esprit d’entreprise.
Au musée, je retrouve une riche collection d’étiquettes à même de combler les tyrosèmiophiles, et quelques mises en scène faisant revivre les étapes de la fabrication depuis la collecte du lait à la commercialisation. Le charme des fermières en cire me rappelle qu’une jeune femme made in Normandie détient actuellement le titre de miss France.
Est-ce par jalousie, à la sortie de la ville, un énorme poids lourd de l’entreprise Roquefort Société ralentit ma progression dans la longue côte de Gacé : un clin d’œil peut-être aux temps anciens où la croûte du seigneur du lieu tirait souvent sur le bleu ! Ce n’est peut-être pas une coïncidence fortuite car la célèbre marque de l’Aveyron appartient au pôle Lactalis. Lait cru contre lait pasteurisé, petits producteurs contre grands groupes industriels, Camembert contre Vimoutiers, la bataille de Normandie des fromages se poursuit soixante-six ans après celle qui opposa en août 1944 la 7ème armée allemande aux forces alliées et au cours de laquelle fut abandonné par la Panzer korps, le redoutable char Tiger dont l’épave demeure aujourd’hui encore au sommet de la côte.
J’ai fait mon possible pour vous convaincre de sauver le soldat Camembert même si je ne possède pas le génie militaire de son homonyme, le célèbre sapeur héros de la bande dessinée de Christophe, fils d’Anatole Camember et de Polymnie Cancoyotte !