La tondaille
Comme Barcelone a son Camp Nou, le petit village d’Ariège de ma belle-famille possède son Camp de Bernateou. Sur la pelouse du mythique stade catalan gambadent de talentueux footballeurs qui ne sont ni chèvres ni agneaux pour leurs adversaires même s’ils sont guidés par un Messi missionnaire de la pampa argentine. Dans le pré couserannais, broutent de paisibles brebis de race tarasconnaise importunées par aucun messie envoyé de Dieu susceptible de les sacrifier quoique leur destin païen les mènera un jour inéluctablement vers l’abattoir !
Aujourd’hui, c’est à un strip-tease que la bergère nous convie. Vous la connaissez, j’avais parlé de ses chats dans mon billet du 3 décembre 2008. Cependant, n’imaginez rien de coquin, c’est le jour de la tondaille : maintenant que la montagne s’est débarrassée de son manteau neigeux, on déleste les brebis de leur toison laineuse avant qu’elles ne rejoignent les estives lors de la transhumance prochaine.
La tonte des ovins est un moment joyeux sans aucune comparaison avec les pratiques humiliantes et sordides sur les humains dans une liesse détestable à la fin de la seconde guerre mondiale. Certes, elle n’est plus prétexte aux ripailles d’antan lorsque les bergers effectuaient leur besogne à la main avec les forces, de grosses cisailles. C’est en petit comité que je retrouve Christiane, tondeurs et amis qui sont venus lui prêter main forte, autour d’une collation réparatrice avant de se remettre à la tâche. Un border collie et un patou, excellents chiens de troupeau, se sont même invités autour de la table. Serrées dans l’étable contiguë, deux cent quatre vingt huit brebis attendent l’heure de se faire manger la laine sur le dos.
La tonte est une opération nécessaire d’abord pour le confort des bêtes dont le corps fatigue sous l’épaisse toison et respirera ainsi mieux durant les chaleurs estivales, ensuite pour leur hygiène en les débarrassant des parasites et des tiques qui se seraient réfugiés dans la laine. On ne saurait tolérer aucune « brebis galeuse » !
Tondre est un exercice pénible qui nécessite le recours à des professionnels possédant endurance, efficacité et rapidité. C’est donc une vraie profession même si elle ne peut constituer un métier à temps plein. Ici, dans ce Sud-Ouest, terre de rugby, à la veillée, les bergers évoquent curieusement les exploits de tondeurs de légende en provenance d’autres contrées du royaume d’ovalie et de l’agriculture ovine comme la Nouvelle-Zélande et l’Australie, qui se louent à la saison dans la vieille Europe. De là à dire que les bestiaux des packs sont doux comme des agneaux … !
Aujourd’hui, officient à la tondeuse, Bernard, une dégaine à la Sébastien Chabaaaal ( !!!) avec son chignon et sa barbe qui mange sa gueule de pâtre ariègeois, et une frêle et pourtant non moins vaillante jeune fille mettant en pratique, son récent stage de formation. En avril, ne te découvre pas d’un fil, le proverbe n’a jamais été aussi peu d’actualité en ce dernier dimanche du mois presque caniculaire. La première opération est d’empêcher un remake de l’épisode des moutons de Panurge tel que le raconte Rabelais. Pendant leur voyage au « pays des lanternes», le compagnon de Pantagruel se querella en mer avec le marchand Dindenault. Pour se venger, il lui acheta un de ses moutons, qu’il précipita par-dessus bord. L’exemple et les bêlements de celui-ci entraînèrent à l’eau tous ses congénères et le marchand lui-même, qui, s’accrochant au dernier ovin, se noya. Pour éviter donc l’affolement dû au stress qui pourrait déclencher leur étouffement, un lot d’une vingtaine de brebis est isolé et parqué à proximité du chantier de tonte.
Rien à voir avec Jacques Dessange ou Jean-Louis David, le salon de (dé)coiffure est ici très rudimentaire : deux planchers en bois et deux potences équipées d’une tondeuse électrique à moteur suspendu et d’un baudrier avec aide au retour auquel s’harnachent les tondeurs pour soulager leur dos.
C’est parti, madame Christiane attrape les deux premières clientes et les confie aux mains expertes de monsieur Bernard et de la demoiselle.
Les futures tondues non attachées sont installées à l’aide d’un crochet sur la planche en position assise pas complètement droite. Rebelles, elles bougent quelques secondes le temps de trouver l’angle confortable pour leur délicat coccyx.
Il existe plusieurs techniques de tonte. Nos deux artistes sont plutôt adeptes de la méthode Bowen issue de Nouvelle-Zélande, la main gauche (quand on est droitier) tendant la peau pendant que la main droite manie avec dextérité la tondeuse toujours dans le même sens, de la gorge à l’épaule puis du ventre vers le dos afin qu’au final, la toison se détache d’une seule pièce telle une écorce d’orange. Bernard, le chevronné, recourt à certains moments à la méthode montmorillonnaise à deux mains.
Comme tout geste d’artisan parfaitement accompli, cela semble évident et simple. Pourtant l’effort est intense car tandis que la tondeuse glisse régulièrement découvrant la peau rose de la bête, il faut maîtriser l’animal pour l’empêcher de tout mouvement intempestif voire qu’il s’échappe.
Trois minutes plus tard, la brebis libérée, allégée de sa toison, rejoint toute pimpante un autre enclos. Pour l’instant, c’est la coupe militaire, rasibus, mais cela repoussera un peu avant d’affronter l’air vif et le regard des randonneurs aux estives début juin.
Un certain esthétisme est de mise et une coupe personnalisée est proposée aux brebis qui participeront aux manifestations festives de la transhumance. Ainsi, on laisse le floc, une collerette de laine, aux « meneuses » qui tirent le troupeau. L’élégance n’est pas l’apanage des demoiselles ; les béliers bénéficient parfois du privilège de conserver la frappe, une petite touffe de laine sur le haut du cou pour les reconnaître de loin dans le troupeau en période de reproduction.
« La laine des moutons
c’est nous qui la tondaine,
La laine des moutons,
c’est nous qui la tondons,
Tondons, tondons
La laine des moutaines
Tondons, tondons
La laine des moutons… »
La tâche est rude et l’humeur n’est pas à la fredaine. Les tondeurs activent le compteur au-dessus de leur tête et … au suivant ! Le cœur à l’ouvrage, ils vont continuer ainsi pendant plusieurs heures leur labeur harassant car vous avez compris qu’il est beaucoup plus pénible de tondre une brebis que peigner la girafe ! Une courte pause est juste tolérée toutes les huit à dix bêtes pour changer les lames de la tête de tondeuse.
Les toisons sont ramassées puis déposées et tassées par les attrapeurs dans un grand sac disposé sur un cadre métallique. La brebis tarasconnaise n’est pas une race particulièrement laineuse, chaque animal livrant autour d’1kg de laine ; aucune comparaison avec les moutons mérinos, shetland ou mohair qui produisent à raison de deux tontes par an, environ 4 kg de laine par coupe.
La vente de la laine se négocie actuellement à 30 cents (environ deux francs) le kilogramme alors qu’elle était achetée jusqu’à 12 francs il y a une vingtaine d’années. La faute, disent certains, aux japonais qui importeraient les trois quarts de la production pour la fabrication des futons. Christiane est en droit de se lamenter ; à 1,30 euro le coût de la bête tondue la tonte est une opération économiquement dérisoire mais elle n’a pas d’autre choix que de l’effectuer par souci de santé. D’ailleurs, cette année, elle fera cadeau de sa récolte de laine à son fils qui l’utilisera pour son domicile comme isolant naturel, dernier débouché à la mode. Face aux immenses troupeaux de Nouvelle-Zélande, Australie et Patagonie, les petits éleveurs d’ovins français sont les dindons de la farce de la mondialisation.
« Je sens lorsque je t’aperçois
Comme un tremblement qui m’agite
– Et moi, Bettina, quand j’te vois
C’est étonnant comme je palpite
– Lorsque tu me parles voilà
Que dans mon p’tit coeur ça s’embrouille
– Moi quand tu me regardes, j’ai là
Comme une grosse bête qui me chatouille
– J’aime bien mes dindons
– J’aime bien mes moutons
– Quand ils font leurs doux glou glou glou
– Quand chacun d’eux fait bê bê bê
– Mais… j’taime mieux qu’mes dindons
– J’t'aime mieux qu’mes moutons
– Quand ils font leurs doux glou glou glou
– Quand chacun d’eux fait bê bê bê,
– Glou glou glou
– Bê
– Glou glou glou
– Bê
– Glou glou glou
– Bê bê bê… »
Je ne résiste pas à vous offrir un couplet de ce chef-d’œuvre consternant de duo lyrique tiré de La Mascotte, opérette très populaire de la fin du dix-neuvième siècle que Jérôme Savary remit au goût du jour il y a quelques années, à l’Opéra Comique de Paris. Bettina, la gardeuse de dindons, est censée porter bonheur à son maître, à condition toutefois de rester une pure jeune fille. Pareil sacrifice n’est plus envisageable par notre sympathique bergère !
Il est révolu le temps prospère où Mazamet, cité tarnaise de la région Midi-Pyrénées, sur les bords de l’Arnette aux eaux exceptionnellement douces, avec son ancienne « route des usines » menant au Pic de Nore, se flattait d’être un des plus grands centres mondiaux de délainage.
Quelques vallées ariégeoises telles celle de Vicdessos avec la filature de Niaux perpétuent modestement la tradition de la transformation de la laine des Pyrénées avec les opérations de lavage, séchage, cardage, filage et teinture.
Revenons à nos braves moutons ariégeois ou comment pastoralisme, capitalisme et esthétisme font bon ménage ! Comme se laisser tondre la laine sur le dos est, au sens premier du mot selon le dictionnaire, l’art d’être exploité, les brebis sont désormais prêtes à recevoir sur leurs flancs rasés le pegade, la marque reconnaissante de leur exploitant de pasteur ! Quant à moi, je penserai affectueusement à elles lorsque de retour chez moi, j’enfilerai mon pull-over pour pallier la fermeture du chauffage.

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