Archive pour mai, 2010

Dans les yeux des mamans

Ce dimanche, c’est la fête des mamans, de toutes les mamans, de ma maman. Elle sera là dans mon cœur comme elle l’est quotidiennement depuis qu’elle m’a laissé sur le bord de la vie il y a maintenant dix ans.
J’ai évoqué longuement l’origine de cette tradition dans mon billet Fête des Mères et Collier de nouilles du 25 mai 2008. Dans un autre article du 6 juin 2009, j’avais marqué l’événement en vous proposant une sublime chanson de l’artiste berbère Idir en hommage aux mamans d’Algérie et, plus universellement à toutes les mamans du monde.
Cette fois, je vous offre un trésor de tendresse œuvre d’Arnold Charles Ernest Hintjens dit Arno. De son compatriote Brel dont il reprit magistralement Le Bon Dieu, il a la puissance vocale et le verbe haut, de Gainsbourg dont il adapta avec bonheur Elisa, il possède la dégaine titubante et provocatrice. Mais c’est d’abord et avant tout Arno, un artiste à part entière avec sa gueule burinée par une vie sans concessions, sa voix éraillée de crooner, son accent flamand. Il semble rude, il est infiniment tendre.
Quand on l’écoute chanter avec ses yeux de vieux chien fatigué, ceux de sa mère, il nous bouleverse. Quelques larmes perlent à nos paupières mais comme cette émotion est bienfaisante. Une magnifique déclaration d’amour, un(e) vague à l’âme qui déferle et vient se briser sur le cœur, un brise-larmes au bord de la mer du Nord comme disait le père de Jacques Brel ! Comme à Ostende chez Arno …
Tendrement à toi chère maman.

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Publié dans:Almanach |on 28 mai, 2010 |1 Commentaire »

La tondaille

Comme Barcelone a son Camp Nou, le petit village d’Ariège de ma belle-famille possède son Camp de Bernateou. Sur la pelouse du mythique stade catalan gambadent de talentueux footballeurs qui ne sont ni chèvres ni agneaux pour leurs adversaires même s’ils sont guidés par un Messi missionnaire de la pampa argentine. Dans le pré couserannais, broutent de paisibles brebis de race tarasconnaise importunées par aucun messie envoyé de Dieu susceptible de les sacrifier quoique leur destin païen les mènera un jour inéluctablement vers l’abattoir !

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Aujourd’hui, c’est à un strip-tease que la bergère nous convie. Vous la connaissez, j’avais parlé de ses chats dans mon billet du 3 décembre 2008. Cependant, n’imaginez rien de coquin, c’est le jour de la tondaille : maintenant que la montagne s’est débarrassée de son manteau neigeux, on déleste les brebis de leur toison laineuse avant qu’elles ne rejoignent les estives lors de la transhumance prochaine.
La tonte des ovins est un moment joyeux sans aucune comparaison avec les pratiques humiliantes et sordides sur les humains dans une liesse détestable à la fin de la seconde guerre mondiale. Certes, elle n’est plus prétexte aux ripailles d’antan lorsque les bergers effectuaient leur besogne à la main avec les forces, de grosses cisailles. C’est en petit comité que je retrouve Christiane, tondeurs et amis qui sont venus lui prêter main forte, autour d’une collation réparatrice avant de se remettre à la tâche. Un border collie et un patou, excellents chiens de troupeau, se sont même invités autour de la table. Serrées dans l’étable contiguë, deux cent quatre vingt huit brebis attendent l’heure de se faire manger la laine sur le dos.
La tonte est une opération nécessaire d’abord pour le confort des bêtes dont le corps fatigue sous l’épaisse toison et respirera ainsi mieux durant les chaleurs estivales, ensuite pour leur hygiène en les débarrassant des parasites et des tiques qui se seraient réfugiés dans la laine. On ne saurait tolérer aucune « brebis galeuse » !
Tondre est un exercice pénible qui nécessite le recours à des professionnels possédant endurance, efficacité et rapidité. C’est donc une vraie profession même si elle ne peut constituer un métier à temps plein. Ici, dans ce Sud-Ouest, terre de rugby, à la veillée, les bergers évoquent curieusement les exploits de tondeurs de légende en provenance d’autres contrées du royaume d’ovalie et de l’agriculture ovine comme la Nouvelle-Zélande et l’Australie, qui se louent à la saison dans la vieille Europe. De là à dire que les bestiaux des packs sont doux comme des agneaux … !
Aujourd’hui, officient à la tondeuse, Bernard, une dégaine à la Sébastien Chabaaaal ( !!!) avec son chignon et sa barbe qui mange sa gueule de pâtre ariègeois, et une frêle et pourtant non moins vaillante jeune fille mettant en pratique, son récent stage de formation. En avril, ne te découvre pas d’un fil, le proverbe n’a jamais été aussi peu d’actualité en ce dernier dimanche du mois presque caniculaire. La première opération est d’empêcher un remake de l’épisode des moutons de Panurge tel que le raconte Rabelais. Pendant leur voyage au « pays des lanternes», le compagnon de Pantagruel se querella en mer avec le marchand Dindenault. Pour se venger, il lui acheta un de ses moutons, qu’il précipita par-dessus bord. L’exemple et les bêlements de celui-ci entraînèrent à l’eau tous ses congénères et le marchand lui-même, qui, s’accrochant au dernier ovin, se noya. Pour éviter donc l’affolement dû au stress qui pourrait déclencher leur étouffement, un lot d’une vingtaine de brebis est isolé et parqué à proximité du chantier de tonte.

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Rien à voir avec Jacques Dessange ou Jean-Louis David, le salon de (dé)coiffure est ici très rudimentaire : deux planchers en bois et deux potences équipées d’une tondeuse électrique à moteur suspendu et d’un baudrier avec aide au retour auquel s’harnachent les tondeurs pour soulager leur dos.
C’est parti, madame Christiane attrape les deux premières clientes et les confie aux mains expertes de monsieur Bernard et de la demoiselle.

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Les futures tondues non attachées sont installées à l’aide d’un crochet sur la planche en position assise pas complètement droite. Rebelles, elles bougent quelques secondes le temps de trouver l’angle confortable pour leur délicat coccyx.

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Il existe plusieurs techniques de tonte. Nos deux artistes sont plutôt adeptes de la méthode Bowen issue de Nouvelle-Zélande, la main gauche (quand on est droitier) tendant la peau pendant que la main droite manie avec dextérité la tondeuse toujours dans le même sens, de la gorge à l’épaule puis du ventre vers le dos afin qu’au final, la toison se détache d’une seule pièce telle une écorce d’orange. Bernard, le chevronné, recourt à certains moments à la méthode montmorillonnaise à deux mains.
Comme tout geste d’artisan parfaitement accompli, cela semble évident et simple. Pourtant l’effort est intense car tandis que la tondeuse glisse régulièrement découvrant la peau rose de la bête, il faut maîtriser l’animal pour l’empêcher de tout mouvement intempestif voire qu’il s’échappe.

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Trois minutes plus tard, la brebis libérée, allégée de sa toison, rejoint toute pimpante un autre enclos. Pour l’instant, c’est la coupe militaire, rasibus, mais cela repoussera un peu avant d’affronter l’air vif et le regard des randonneurs aux estives début juin.
Un certain esthétisme est de mise et une coupe personnalisée est proposée aux brebis qui participeront aux manifestations festives de la transhumance. Ainsi, on laisse le floc, une collerette de laine, aux « meneuses » qui tirent le troupeau. L’élégance n’est pas l’apanage des demoiselles ; les béliers bénéficient parfois du privilège de conserver la frappe, une petite touffe de laine sur le haut du cou pour les reconnaître de loin dans le troupeau en période de reproduction.

« La laine des moutons
c’est nous qui la tondaine,
La laine des moutons,
c’est nous qui la tondons,
Tondons, tondons
La laine des moutaines
Tondons, tondons
La laine des moutons… »

La tâche est rude et l’humeur n’est pas à la fredaine. Les tondeurs activent le compteur au-dessus de leur tête et … au suivant ! Le cœur à l’ouvrage, ils vont continuer ainsi pendant plusieurs heures leur labeur harassant car vous avez compris qu’il est beaucoup plus pénible de tondre une brebis que peigner la girafe ! Une courte pause est juste tolérée toutes les huit à dix bêtes pour changer les lames de la tête de tondeuse.

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Les toisons sont ramassées puis déposées et tassées par les attrapeurs dans un grand sac disposé sur un cadre métallique. La brebis tarasconnaise n’est pas une race particulièrement laineuse, chaque animal livrant autour d’1kg de laine ; aucune comparaison avec les moutons mérinos, shetland ou mohair qui produisent à raison de deux tontes par an, environ 4 kg de laine par coupe.
La vente de la laine se négocie actuellement à 30 cents (environ deux francs) le kilogramme alors qu’elle était achetée jusqu’à 12 francs il y a une vingtaine d’années. La faute, disent certains, aux japonais qui importeraient les trois quarts de la production pour la fabrication des futons. Christiane est en droit de se lamenter ; à 1,30 euro le coût de la bête tondue la tonte est une opération économiquement dérisoire mais elle n’a pas d’autre choix que de l’effectuer par souci de santé. D’ailleurs, cette année, elle fera cadeau de sa récolte de laine à son fils qui l’utilisera pour son domicile comme isolant naturel, dernier débouché à la mode. Face aux immenses troupeaux de Nouvelle-Zélande, Australie et Patagonie, les petits éleveurs d’ovins français sont les dindons de la farce de la mondialisation.

« Je sens lorsque je t’aperçois
Comme un tremblement qui m’agite
– Et moi, Bettina, quand j’te vois
C’est étonnant comme je palpite
– Lorsque tu me parles voilà
Que dans mon p’tit coeur ça s’embrouille
– Moi quand tu me regardes, j’ai là
Comme une grosse bête qui me chatouille
– J’aime bien mes dindons
– J’aime bien mes moutons
– Quand ils font leurs doux glou glou glou
– Quand chacun d’eux fait bê bê bê
– Mais… j’taime mieux qu’mes dindons
– J’t'aime mieux qu’mes moutons
– Quand ils font leurs doux glou glou glou
– Quand chacun d’eux fait bê bê bê,
– Glou glou glou
– Bê
– Glou glou glou
– Bê
– Glou glou glou
– Bê bê bê… »

Je ne résiste pas à vous offrir un couplet de ce chef-d’œuvre consternant de duo lyrique tiré de La Mascotte, opérette très populaire de la fin du dix-neuvième siècle que Jérôme Savary remit au goût du jour il y a quelques années, à l’Opéra Comique de Paris. Bettina, la gardeuse de dindons, est censée porter bonheur à son maître, à condition toutefois de rester une pure jeune fille. Pareil sacrifice n’est plus envisageable par notre sympathique bergère !
Il est révolu le temps prospère où Mazamet, cité tarnaise de la région Midi-Pyrénées, sur les bords de l’Arnette aux eaux exceptionnellement douces, avec son ancienne « route des usines » menant au Pic de Nore, se flattait d’être un des plus grands centres mondiaux de délainage.
Quelques vallées ariégeoises telles celle de Vicdessos avec la filature de Niaux perpétuent modestement la tradition de la transformation de la laine des Pyrénées avec les opérations de lavage, séchage, cardage, filage et teinture.
Revenons à nos braves moutons ariégeois ou comment pastoralisme, capitalisme et esthétisme font bon ménage ! Comme se laisser tondre la laine sur le dos est, au sens premier du mot selon le dictionnaire, l’art d’être exploité, les brebis sont désormais prêtes à recevoir sur leurs flancs rasés le pegade, la marque reconnaissante de leur exploitant de pasteur ! Quant à moi, je penserai affectueusement à elles lorsque de retour chez moi, j’enfilerai mon pull-over pour pallier la fermeture du chauffage.

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Publié dans:Coups de coeur |on 18 mai, 2010 |Pas de commentaires »

Pourvu que sa montagne reste belle ou visite au pays de Ferrat

http://www.ina.fr/video/I00013261

Cela fait bien trois décennies que j’envisageais de découvrir Antraigues, ce village perché d’Ardèche où Jean Ferrat s’installa à plein temps au début des années 1970. Las des récitals et des tournées, des tracasseries des medias audiovisuels, il avait pris ses distances avec le monde factice du show-biz et la société bling bling comme on dit aujourd’hui, pour goûter au bonheur tranquille de sa belle montagne. Finalement, c’est peut-être simplement par pudeur et respect que je ne vins jamais le déranger au milieu de ses amis dans sa vie rurale de monsieur (presque) tout le monde. Avais-je besoin de guetter sa présence à la terrasse du café ou au boulingrin sur la place du village ? À ce propos, au train où vont les fausses confidences sur les forums d’internet, il y aura bientôt plus de soixante millions de français qui auront vu Jean Ferrat jouer aux boules ! Je connaissais l’artiste pour avoir écouté en boucle ses disques vinyle. La montagne d’Ardèche n’avait guère de secret pour moi tant il l’avait magnifiquement décrite dans une chanson qui, au milieu des années 1960, demeura plusieurs mois en tête des hits parades radiophoniques. Heureusement, il n’était pas toujours censuré ! J’avais aussi en mémoire un inoubliable concert au palais des sports de Paris en février 1970 (voir mon hommage du 19 mars 2010). Les jeunes d’aujourd’hui imaginent sans doute mal que les couplets pamphlétaires de ce patriarche paisible, déclenchaient alors un enthousiasme indescriptible digne des meetings politiques les plus enflammés. Bref, il aura fallu que l’heure de ma retraite sonne et que meurt le poète pour qu’enfin, je me décide à visiter le pays de Ferrat. En effet, comme les Alpilles sont le pays de Daudet, comme il y a la Provence de Pagnol et Giono, l’Ardèche est désormais profondément attachée au regretté citoyen d’Antraigues.
Mon pèlerinage commence curieusement sur le quai de la Marine à Sète, ville de Brassens et d’une plus que centenaire qui m’est très chère. Sur le présentoir d’un magasin de souvenirs, une carte postale capte mon regard.

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Miracle de Photoshop, autour du maître des lieux, sont réunis les amis de Georges parmi lesquels Ferrat bien sûr ; beaucoup de glorieux disparus, la camarde semble pour l’instant ne pardonner qu’à Aznavour et Moustaki d’avoir semé des fleurs dans les trous de son nez ! En passant, ami lecteur perspicace, si vous pouviez me souffler l’identité de l’homme à la guitare entre Ferré et Gainsbourg … Ferrat rendit hommage à Brassens dans une affectueuse chanson ; j’ignore s’il vint jusqu’à la plage de Sète mais mon oncle me parlait avec ferveur des fameuses fêtes populaires dans le parc d’Issanka, à quelques kilomètres de là, auxquelles participa le chanteur engagé, compagnon de route proche du Parti Communiste Français.

« Chagrin, chagrin, fais ta malle
Quand le chant de la cigale
À l’époque de Saint Clair
Vous dit de faire votre malle,
Allez tous à Issanka.
Assis dessus l’herbette
Tous en chœur vous chanterez
Ce joli refrain de Cette
Que tout le monde a appris… »

Il est temps de laisser la plaine languedocienne pour les contreforts des Cévennes. Alès et ses ronds-points franchis, les collines d’Ardèche se profilent à l’horizon et bientôt le village de Lablachère offre un premier clin d’œil à Jean Ferrat. Ici, dans sa ferme théâtre, chaque jeudi depuis six ans, Jean-Marc Moutet joue Jean d’ici, Ferrat le cri, une évocation de la vie de l’artiste ponctuée de chansons et de diapos : « Mémorable récital, où j’ai pu voir passer ma vie en chanson de la plus belle façon et avec beaucoup d’émotion » écrivit-il après y avoir assisté. Malheureusement, aujourd’hui c’est lundi !
Sorti de la zone industrielle tentaculaire d’Aubenas, j’aborde la douce montée sinueuse qui mène à Antraigues, un chemin qu’accomplit souvent l’ami Jean pour se rendre au marché et qu’il effectua une ultime fois le 13 mars dernier le soir de son décès à l’hôpital de la sous-préfecture. Voilà, je suis parvenu dans sa montagne. En contrebas, chante le ruisseau tumultueux.

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Je me souviens d’une pochette de disque avec des photographies du chanteur assis sur un de ces rochers jonchant le lit de la Volane. À défaut de bruyères, les genêts illuminent les talus. La route serpente dans des sous-bois de châtaigniers au sort desquels l’artiste s’intéressa en militant au sein d’une association de défense contre la maladie de l‘encre gravissime pour ces arbres et la désertification provoquée par le départ massif des agriculteurs vers la ville.

« …Il chante la chanson magique qu’il a apprise au fond des bois
Il me chante une chanson tendre
Que je suis le seul à comprendre quand la nuit vient à petits pas
J’entends les vieux planchers qui craquent
J’entends du bruit dans la baraque
J’entends, j’entends dans le grenier
Chanter, chanter mon châtaignier… »

Les mémés toulousaines de Nougaro aimaient la castagne, Ferrat adorait la châtaigne d’Ardèche !
Bientôt, au détour d’un virage, apparaît Antraigues perché fièrement sur un piton basaltique avec le vertigineux pont de la Tourasse au premier plan.

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Je laisse mon véhicule en bordure du torrent, au pont de l’Huile, lieu mythique de passage du rallye automobile de Monte-Carlo, près de La Remise, un restaurant où Ferrat avait ses habitudes. Je décide en effet de gravir à pied la pente pour mieux m’imprégner de l’atmosphère de la cité orpheline de son ambassadeur disparu.
C’est d’ailleurs la première personne que je vais rencontrer ; en effet, bientôt, quelques croix surgissent du mur d’enceinte du cimetière. Pas moyen de me tromper, à une dizaine de pas de l’entrée, la pierre tombale disparaît complètement sous un amoncellement de fleurs. Un couple de retraités redresse quelques pots renversés par le vent capricieux. On pourrait penser qu’ils appartiennent à l’entourage proche du défunt tant la méticulosité et l’affection animent leurs gestes. En fait, ce ne sont que deux parmi les millions de gens qui aimèrent Jean Tenenbaum dit Jean Ferrat comme il est gravé sur la pierre. En sortant, ils se renseignent auprès de moi pour repartir ; en effet, si tous les chemins semblent mener vers le poète d’Antraigues, leur GPS refuse par contre de leur indiquer le trajet pour Lyon !
Ici, ni choux ni tickets de métro comme sur la tombe de Gainsbourg, rien que des fleurs fraîches déposées quotidiennement par des centaines d’anonymes, enfin presque car mon regard est attiré par deux galets probablement ramassés dans le lit de la Volane, hommages émouvants au poète engagé à travers deux de ses plus belles chansons :

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« Imagine all the people
Sharing all the world…
…Vous pouvez dire que je suis un rêveur,
Mais je ne suis pas le seul,
J’espère qu’un jour vous nous rejoindrez,
Et que le monde vivra uni »

Imagine, John Lennon et Jean Ferrat, artistes contemporains, ne chantaient-ils pas dans des registres différents un monde meilleur et plus juste ?
Juste en face du caveau, un trépied supporte quelques bouquets de fleurs artificielles ; au pied, dans un cadre, un poème pour Jean, sa famille et ses amis :

« Soudain trahi par ses racines,
Victime d’une douleur assassine,
Trop secoué par la tempête,
Lézardé jusqu’en haut de son faîte,
Ou tout simplement fatigué,
Le vieil arbre s’est couché…
… Dignes,
De tout ce que tu nous a chanté,
De tout ce que tu nous a enseigné,
De tes convictions, de tes idées,
À nous d’être ! »

Je ne suis pas triste, juste envahi par une émotion positive : Deux enfants au soleil, Ma môme, Nuit et brouillard, La montagne, Potemkine, Que serais-je sans toi ?, Ma France, La Commune, Camarade, ce sont de sublimes chansons, tu sais ! Merci.
L’école communale d’Antraigues jouxte le cimetière. Peut-être deviendra-t-elle un jour l’école Jean Ferrat bien qu’il s’y opposa de son vivant. Ce ne serait que justice tant il en fut l’ami fervent. Dès son arrivée au village, il avait offert une chaîne stéréo ce qui était considérable, les faibles ressources de l’école provenant souvent des dons à la coopérative. Il venait parfois en classe à la rencontre des élèves d’Hélène Terrisse et Gilbert Gleizal, les valeureux et chanceux enseignants d’autrefois. En une de ces occasions, c’est lui qui fit la leçon de morale encore en vigueur : « Aimez votre école, c’est votre départ pour la vie, et aimez et respectez vos maîtres ». Madame Terrisse organisa même une rencontre avec des écoliers d’Aubervilliers ; quel souvenir pour ces enfants de cette banlieue si décriée ! Ferrat soutint aussi les actions de la Fédération des Œuvres Laïques de l’Ardèche ; au cours d’un repas de l’amicale, il chanta a cappella la Berceuse pour un p’tit loupiot :

« …Si tu savais combien qu’ c’est doux
De vivre et pis comment qu’ c’est rose
Tu boirais ton biberon d’un coup
Pour engraisser monsieur Guigoz
Car si tu bois bien ton lolo
Si tu veux la mettre en sourdine
On te paiera bientôt des petits pots
Pour engraisser monsieur Blédine…
»

Sans commentaires ! J’échange un sourire avec l’institutrice qui surveille la récréation. Je veux croire que la nouvelle génération d’enseignants suit le sillon tracé et inscrit quelques textes du voisin d’en face dans le programme de musique ou de récitations.
Allez un dernier effort pour parvenir au bout de la rampe et déboucher sur la place du village ! Elle m’est déjà familière depuis la retransmission télévisée des obsèques : la tour de l’église à gauche, le petit angelot écarlate de la fontaine au centre, et à droite le café restaurant que posséda autrefois l’artiste et qu’il baptisa emblématiquement La Montagne.

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Il est treize heures, je m’y installe en terrasse à l’une des deux dernières tables disponibles car faut-il s’en étonner, l’auberge est bondée. Je ne m’intéresse guère à l’honnête menu du jour proposé tant mon esprit est hanté par le nouveau lieu de pèlerinage. Y défilent des images de l’émouvante et digne cérémonie sur la placette baignée d’un beau soleil de fin d’hiver, Isabelle Aubret clamant a cappella C’est beau la vie, Francesca Solleville entonnant Ma France, sa chanson pour le peuple qui se bat et qu’il aime, au cours de laquelle, comme autrefois dans ses concerts, l’assistance réagit à l’évocation de Robespierre, de la Commune, du Front populaire et de mai 68, puis la foule d’amis fidèles fredonnant que la montagne est belle, véritable hymne ardéchois.
Aujourd’hui, la place de la Résistance ressemble malheureusement à un parking envahi par le ballet incessant des automobilistes moins courageux que moi. Le relevé des plaques minéralogiques témoigne d’une quasi complète géographie de la France tant les « pèlerins » viennent de tous horizons ! Je n’ose imaginer les embouteillages l’été prochain si la municipalité ne réglemente pas la circulation. Il est révolu le temps où le héros local se réjouissait du départ des touristes :

« …Les vieux se chauffent en silence
Sur cette place sans un bruit
Un soleil pâle de faïence
Sur leurs épaules s’assoupit
On parle de pêche et de chasse
On joue aux dés ou aux tarots
Les enfants montent d’une classe
Les femmes changent de tricot
Les touristes, touristes partis
Le village petit à petit
Retrouve face à lui-même
Sa vérité, ses problèmes
Les touristes, touristes partis… »

Dans un coin de la place, à l’écart, quelques vieux autochtones devisent assis sur les marches d’un escalier en pierre, surpris ou agacés par le remue-ménage provoqué bien involontairement par leur ami Jean. C’est drôle, ils en ont un peu la dégaine avec leur tignasse et moustaches grisonnantes. Peut-être, évoquent-ils cette soirée d’août 1966 et un incroyable concert là-devant avec Isabelle Aubret, Jean Ferrat, Catherine Sauvage, et Pierre Brasseur lisant quelques poèmes en première partie, avant d’accueillir … Jacques Brel ! Heureux Antraiguains d’alors ! Le bourg a sans doute changé un peu d’âme ; il y a quarante ans, à l’initiative de quelques uns, Antraigues était devenu un petit phare culturel, un « Saint-Paul-de-Vence cévenol ». Est-ce parce qu’ils ne buvaient pas « l’horrible piquette » du pays, beaucoup ne sont pas devenus centenaires et ont précédé Jean dans la mort.
En réglant la note à l’intérieur de l’auberge, je remarque aux murs quelques photos rappelant de beaux moments vécus par l’artiste au milieu de ses amis, peut-être y a-t-il parmi eux ce sacré Félicien ! Je m’attarde devant le célèbre portrait peint au fusain par Ernest Pignon-Ernest pour la fête de l’Humanité 2004.

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En dédicace pour les camarades du quotidien communiste, Ferrat reprend deux vers de Ma France : « Du journal que l’on vend le matin d’un dimanche, À l’affiche que l’on colle au mur du lendemain, Ma France ». Il appréciait ce journal pour l’outil de résistance qu’il constitua lors de périodes tragiques que la France connut après la seconde guerre mondiale. Cela ne l’empêchait pas de le fustiger sur certaines choses qui se passaient à l’Est.
C’est pour l ‘instant le seul signe de « merchandising ferratien » qu’on retrouve dans les commerces du village en poster au prix de quinze euros. Par contre, le sympathique aubergiste s’arrache les cheveux en voyant s’épuiser son stock de sets de table que lui réclament ses clients en souvenir. On a la relique qu’on peut, en effet seule l’enseigne de La Montagne est une référence au chanteur.
Je me dirige vers l’église Saint-Baudile dont le clocher est l’ancien donjon du château d’Antraigues. Je suis étonné d’en voir sortir une cohorte de visiteurs tant Ferrat malmena le goupillon avec guère d’aménité :

« …Quand un abbé de cour poussait une bergère
Vers des chemins tremblants d’ardente déraison
La belle ne savait pas quand elle se laissait faire
Qu’ils condamnaient l’usage de la contraception
Le sabre et le goupillon… »

Ma surprise est encore plus grande en feuilletant un émouvant cahier d’écoliers aux pages quadrillées ; un dieu peut en cacher un autre : « Jésus a montré le chemin, Jean Ferrat aussi ». Véritable registre de condoléances, ce ne sont que touchantes et modestes pensées pour l’ami Jean : « Dieu, il n’y croyait pas mais Dieu était dans ses œuvres » signé Henri et Josette de Lyon ; « Même s’il ne le montrait pas ou ne le disait pas, Jean Ferrat était touché par le souci des autres qui transpirait dans ses chansons » par José et Suzanne de Belgique. La tolérance n’est jamais loin quand la sincérité existe, c’est peut-être la morale de tous ces témoignages.
M’éloignant de la presse touristique, je pars discrètement dans les calades, ces typiques ruelles en pente pavées de pierres du pays, fleuries de lilas et de glycines.
Je m’attarde dans la ruelle aux cent visages de pouzzolane sculptés dans les murs par Jean Saussac, maire du village entre 1965 et 1977. C’est lui qui souhaita que Ferrat entre alors au conseil municipal. Est-ce un excès d’imagination de ma part, je crois deviner parmi ces sculptures, la silhouette de celui vers qui convergent beaucoup de ses fans.

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Les maisons du vieux village lui ressemblent, sans apparat, authentiques, sincères, d’un charme indéfinissable. Je croise quelques rares piétons qui, à mon image, déambulent solitaire pour mieux communier avec le poète. J’ai envie soudain de m’approprier deux de ses vers : « Quelque chose dans l’air a cette transparence/ Et ce goût du bonheur qui rend ma lèvre sèche »… Ton Antraigues !

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Retour sur la place où les boulistes ont entamé leur partie dans le plus strict anonymat ; un seul être vous manque et les bancs sont dépeuplés !

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Une femme me demande le chemin pour rejoindre la propriété de Ferrat à l’écart du village. Désolé de la décevoir, je lui confie mon ignorance bien que sachant approximativement où elle se situe. Je ne m’y rendrai pas moi-même par respect pour l’épouse et la famille qu’il est inutile d’importuner dans la douleur par un voyeurisme déplacé.
Loin du tumulte, je préfère prendre la route déserte de Genestelle pour serpenter dans sa belle montagne, entre serres et vallats, le long des terrasses et des murettes, celles-là même que les vieux autrefois montèrent leurs mains dessus leurs têtes au sommet des collines.

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Un dernier regard vers Antraigues au fond de la Volane et cap au sud vers Chalabrèges, un hameau du bas Vivarais, proche de Largentière, l’une des trois plus petites sous-préfectures de France. Là nous attendent Robert et Yvette dans leur mas des Faïsses qui, comme ils le décrivent dans leur notice d’accueil, « n’est ni un hôtel, ni un restaurant, et pourtant on y dort et on y mange souvent mieux qu’ailleurs, et sûrement autrement » !

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Trente ans après Ferrat, ils ont aspiré aussi à quitter la ville, las sans doute du formica, du ciné et des poulets aux hormones, pour s’installer dans une ancienne magnanerie. Nous les surprenons alors qu’ils rentrent les tomates trop précipitamment plantées ; nul besoin de vol d’hirondelles, on annonce du sale temps cette nuit. Dans l’attente du dîner, nous cheminons, aux derniers rayons du soleil, entre quelques lopins de vignes. Ici, il n’y a plus de vieux depuis longtemps, ni d’horrible piquette. Les raisins partent vers les coopératives où sont vinifiés les vins des coteaux d’Ardèche.
Un enfant ramène deux chèvres à la ferme, on mange encore la tomme. Lorsque Robert m’évoquera plus tard devant un feu de cheminée l’histoire de son pays d’adoption, il ne fera que raconter Ferrat et sa montagne : cette Ardèche sinistrée dans la première moitié du vingtième siècle avec la maladie de l’encre terrassant les châtaigniers, la cochenille détruisant les oliviers, la pébrine s’attaquant aux vers à soie, le phylloxera fléau de la vigne sans parler des usines de plomb argentifère depuis longtemps fermées. Certains virent en La Montagne une sympathique chanson passéiste là où Ferrat établissait un constat visionnaire de l’exode rural et de la fin d’un type d’agriculture. Un demi siècle plus tard, nos gouvernants affolés donnent vainement l’impression de chercher sans grande conviction quelque solution pour freiner la destruction de la planète.

« Mon pays était beau
D’une beauté sauvage
Et l’homme le cheval et le bois et l’outil
Vivaient en harmonie
Jusqu’à ce grand saccage
Personne ne peut plus simplement vivre ici… »

Les vieux sont partis, des plus jeunes comme Robert et Yvette reprennent le flambeau et comme Ferrat en parsemait ses vers, ils ont choisi de saupoudrer de poésie leurs assiettes. Après un cocktail de bienvenue à la liqueur de sureau, une mousse de pâtisson aux baies de genévrier et aux fleurs de géranium (ne pas confondre avec le pélargonium de nos jardins, j’ai bien retenu la leçon !) précède une copieuse omelette aux cèpes ! Comme disait Ferrat à propos d’une bonne soupe paysanne mijotée dans l’âtre de la cheminée, gardons les bonnes choses et faisons évoluer les mauvaises.
Le monde est vraiment petit, Yvette me parle de ma maison natale normande, le collège où sa sœur fut pensionnaire, et de la petite source d’eau ferrugineuse de la chevrette qui naît dans le bois de l’Épinay ! Au matin, la neige recouvre le mont Gerbier de Jonc. Au petit déjeuner, c’est une palette de « confruitures », subtiles compositions de fleurs, herbes, épices et sucre de canne bio aux savoureuses appellations dignes des meilleurs calembours d’Antoine Blondin. J’ai un faible pour Hemingway, mélange de pêche et d’estragon, clin d’oeil au Vieil homme et la mer pêcheur d’espadon. Quelques heures plus tard, la ferme comptera un nouvel habitant, un charmant petit âne ; Jean en posséda un autrefois qu’il avait baptisé Justice sociale ! Il est temps pour moi de quitter le pays de Ferrat. C’est étrange, à y passer quelques heures, on se sent meilleur et plus intelligent. Même en son absence, on apprend encore quelque chose. Il ne chantait décidément pas pour passer le temps et portait la poésie dans les foyers les plus humbles, chez ceux qui viennent de tous les coins de France lui témoigner leur affection posthume. À travers ses œuvres, demeure sa poésie populaire qui, sans prendre une ride, parle de la vie de tous les jours, de la souffrance, du plaisir de manger, de respirer, de l’amour et des femmes.

« …Hommes de cinquante ans qu’avez-vous fait du monde
Regardez-le l’enfant qui se dresse et qui dit
Un jour futur puis des millions de jours
J’avancerai parmi des millions d’hommes
Brisant les murs de ce siècle trop lourd
Croquant l’amour comme la rouge pomme… »

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Publié dans:Coups de coeur |on 11 mai, 2010 |3 Commentaires »

Carillonnez cloches de muguet

Cloches naïves du muguet,
Carillonnez ! Car voici Mai !
Sous une averse de lumière,
Les arbres chantent au verger,
Et les graines du potager
Sortent en riant de la terre.
Carillonnez ! Car voici Mai !
Cloches naïves du muguet !
Les yeux brillants, l’âme légère,
Les fillettes s’en vont au bois
Rejoindre les fées qui, déjà,
Dansent en rond sur la bruyère.
Carillonnez ! Car voici Mai !
Cloches naïves du muguet !
Maurice Carême (1899-1978)

Je vous ai déjà longuement entretenu du muguet et de sa symbolique dans mon billet du 30 avril 2008. Cependant 1er mai oblige, chères lectrices, je vous offre outre ce poème qui fleurit un cahier de récitations de mon enfance, un brin de muguet photographié il y a trois jours dans le potager familial. Il est plus sincère que celui qui pousse dans les serres et plus parfumé mille fois.

brinmuguetblog.jpg

Publié dans:Almanach |on 1 mai, 2010 |Pas de commentaires »

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