Une corde s’est brisée au doigt du guitariste! Mon hommage à Jean Ferrat
Quelques mots d’une chanson
Que c’est beau, c’est beau la vie
Un oiseau qui fait la roue
Sur un arbre déjà roux
Et son cri par-dessus tout
Que c’est beau, c’est beau la vie
Tout ce qui tremble et palpite
Tout ce qui lutte et se bat
Tout ce que j’ai cru trop vite
À jamais perdu pour moi
Pouvoir encore regarder
Pouvoir encore écouter
Et surtout pouvoir chanter
Que c’est beau, c’est beau la vie… »
Même si le poète a toujours raison, la vie est parfois chienne, ainsi ces jours-ci avec la disparition de Jean Ferrat qui a rejoint au paradis ses compagnons de poésie Brassens, Brel, Ferré et Nougaro. La nouvelle ne m’a pas surpris car j’avais eu connaissance de la santé chancelante de l’artiste lors d’une exposition en son hommage à la maison Elsa Triolet-Aragon de Saint-Arnoult-en-Yvelines. Comme un signe, je n’avais d’ailleurs pu la visiter car elle fut inexplicablement démontée trois jours avant la date prévue … Jean des encres, Jean des sources, quel superbe titre pour évoquer l’artiste et l’homme !
Chamboulement des programmes, hommages en prime time, retransmission en direct de ses obsèques, je suis étonné du déferlement médiatique pour saluer sa mémoire en décalage complet avec le silence que lui imposa fréquemment la télévision, en somme pour le ressusciter après l’avoir autrefois enterré artistiquement. Je veux croire que seule la sincérité présidait à cette litanie d’hommages et je ne retiendrai que la complicité et l’affection profondément émouvantes de ses amis de longtemps à l’occasion de l’ultime voyage sur la petite place de la Résistance du village d’Antraigues, un joli nom qui sied parfaitement au chanteur engagé.
Depuis samedi, j’ai ressorti mes disques vinyle ; à défaut de platine pour les réécouter, j’ai mis les CD de substitution tout en contemplant avec mélancolie les belles pochettes des microsillons de ma jeunesse … et l’écume des souvenirs remonte en ma mémoire comme par enchantement.
Printemps 1962 ! C’est le temps des yéyés, le temps de Salut les copains, des chemises à fleurs, des cheveux longs et des idées courtes comme s’invectivent Johnny et Antoine que les opticiens n’ont pas encore réunis ! Les radios martèlent ce qu’elles pensent devenir les tubes de l’été et parmi ceux-ci, une superbe chanson d’amour fredonnée par un quasi inconnu en cravate et complet veston :
« La mer sans arrêt
Roulait ses galets
Les cheveux défaits
Ils se regardaient
Dans l’odeur des pins
Du sable et du thym
Qui baignait la plage
Ils se regardaient
Tous deux sans parler
Comme s’ils buvaient l’eau de leurs visages
Et c’était comme si tout recommençait
La même innocence les faisait trembler
Devant le merveilleux
Le miraculeux
Voyage de l’amour… »
Cet été-là, sur mon tourne-disques, la mer charria des tonnes de galets et précoce, j’accomplis un nombre incalculable de fois le « miraculeux voyage de l’amour » de ces Deux enfants au soleil. Je ne sais si Ferrat puisa son inspiration sur les rivages encore peu encombrés de la Côte d’Azur du côté de Saint-Jean-Cap-Ferrat, du moins il y avait trouvé son pseudonyme d’artiste.
Je fus séduit aussi, en tout bien tout honneur, par sa Môme qui, dans sa banlieue parisienne ne goûtait pas au farniente de la Méditerranée :
« …Mais ma môme elle a vingt-cinq berges
Et j’crois bien qu’la Saint’Vierge
Des églises
N’a pas plus d’amour dans les yeux
Et ne sourit pas mieux
Quoi qu’on dise… »
Une jolie chanson mêlant sentiments amoureux et commentaire social et politique :
« Ma môme, ell’ joue pas les starlettes
Ell’ met pas des lunettes
De soleil
Ell’ pos’ pas pour les magazines
Ell’ travaille en usine
A Créteil… »
Le bonheur n’appartenait pas qu’à ceux qu’on n’appelait pas encore les people !
Et puis, il y avait une chanson qui m’intriguait :
« Les guitares jouent des sérénades
Que j’entends sonner comme un tocsin
Mais jamais je n’atteindrai Grenade
Bien que j’en sache le chemin
Dans ta voix
Galopaient des cavaliers
Et les gitans étonnés
Levaient leurs yeux de bronze et d’or
Si ta voix se brisa
Voilà plus de vingt ans qu’elle résonne encore
Federico García… »
Mon père m’expliqua cet hymne au poète assassiné par la Guardia civil de Franco. Il me rappela les jardins du Generalife et de l’Alhambra où, bambin insouciant, je sautillais entre les jets d’eau, ivre d’une liberté tant opprimée durant la guerre d’Espagne.
Voilà comment à travers sa voix chaude chantant l’amour et certaines idées politiques, je devins durant presque un demi siècle, inconditionnel de Ferrat !
Un an plus tard, parut un album plus anecdotique. Je souris aujourd’hui en y retrouvant une chanson populaire voire populiste pour laquelle j’avais alors un certain béguin :
« …Les petits bistrots
Qui n’ont pas d’juk’-box
Seul’ment la radio
Pour suivre la boxe
Les petits bistrots
Où j’ai des amis
Robert et Jojo
Et Simone aussi
La patronne est à la cuisine
Le patron derrière son comptoir
On parle du Tour et du Racing
Devant un rouge ou un p’tit noir… »
Fidèles lecteurs, vous avez compris pourquoi, même si de nos jours les conversations sur le zinc tourneraient malheureusement plutôt vers les comportements imbéciles des supporters du PSG et les affaires « stupéfiantes » qui gangrènent le cyclisme.
Puis vint l’album de la consécration récompensé par le grand prix international du disque de l’académie Charles Cros, celui sur un swing jazzy de « Quatre cents enfants noirs/Dans un journal du soir/et leurs pauvres sourires/Ces quatre cents visages/À la première page/m’empêchent de dormir…», celui de C’est beau la vie cité en ouverture de ce billet, celui de l’hommage affectueux À Brassens :
« …Entre tes dents juste un brin d’herbe
La magie du mot et du verbe
Pour tout décor
Même quand tu parles de fesses
Et qu’elles riment avec confesse
Ou pire encor
Bardot peut aligner les siennes
Cette façon d’montrer les tiennes
N’me déplaît pas
Et puisque les dames en raffolent
On n’peut pas dire qu’elles soient folles
Deo gratias… »
Et surtout celui de Nuit et brouillard ! En pleine vague yéyé, comme il le signe au verso de la pochette, « l’important c’est d’être heureux, dire ce que l’on croit vrai, chanter ce que l’on aime et qu’importe les moyens je twisterais les mots s’il fallait les twister » pour qu’un jour les enfants sachent que …
« Ils étaient vingt et cent, ils étaient des milliers
Nus et maigres, tremblants, dans ces wagons plombés
Qui déchiraient la nuit de leurs ongles battants
Ils étaient des milliers, ils étaient vingt et cent
Ils se croyaient des hommes, n’étaient plus que des nombres
Depuis longtemps leurs dés avaient été jetés
Dès que la main retombe il ne reste qu’une ombre
Ils ne devaient jamais plus revoir un été… »
Coup de tonnerre sur le microcosme de la variété, à contre-courant de la chanson de consommation, entre Chaussettes noires et Chats sauvages, dans la foulée du film d’Alain Resnais dont il reprend le titre, il accomplit son devoir de mémoire des camps de concentration d’où ne revint jamais son père Mnacha Tenenbaum déporté à Auschwitz.
Entre le « point de détail » ignominieux d’un leader politique d’extrême droite et les récentes évocations de la grande rafle du Vel’d’Hiv’ en passant par Shoah le film documentaire fleuve de Claude Lanzmann, l’extermination massive des Juifs d’Europe dans les camps nazis semble une tache noire de l’Histoire acquise aujourd’hui aux yeux de (presque) tous. En 1963, il n’en était pas de même pour le directeur de l’ORTF (la Radio-France actuelle) qui déconseillait fortement la diffusion sur les antennes du poignant hommage de Ferrat. Heureusement, sur les radios périphériques, même aux heures de grande écoute, le public lui réserva un triomphe et au rythme saccadé des lugubres tambours, effectua souvent le voyage vers l’horreur dans les « wagons plombés ».
J’attendis alors fébrilement chaque nouvel opus de l’artiste et en 1965, il nous envoie une carte postale douce-amère d’Ardèche, sa nouvelle terre d’adoption :
« Pourtant que la montagne est belle
Comment peut-on s’imaginer
En voyant un vol d’hirondelles
Que l’automne vient d’arriver ?… »
Entre Farrebique et Biquefarre, les deux merveilleux films de Georges Rouquier réalisés à quarante ans d’intervalle dans une modeste ferme du Rouergue, avant que l’écologie ne soit un concept douteusement politisé, Ferrat nous entretient du douloureux exode rural avec poésie, tendresse mais aussi clairvoyance. Cela nous interpelle, enfants du baby boom qui avons souvent dans nos familles des grands-parents paysans. Curieusement, lors d’une promenade il y a près d’un an au hameau de Navacelles niché au fond du célèbre cirque, non loin finalement de ses Cévennes ardéchoises, assis au soleil sur un muret de pierres sèches, je repensais à ces valeureux paysans qui quittaient un à un leur pays. Aujourd’hui, La Montagne est étudiée dans les collèges pour évoquer une paysannerie disparue au profit d’un progrès factice, le formica et le ciné ainsi que le poulet aux hormones ! Elle n’a peut-être jamais été aussi belle que lors des obsèques de son auteur, reprise à cappella par une foule émue.
Dans le même album, figurait un poème emblématique de Ferrat extrait de Prose du bonheur et d’Elsa dans Le Roman inachevé de Louis Aragon :
« Que serais-je sans toi qui vins à ma rencontre
Que serais-je sans toi qu’un cœur au bois dormant
Que cette heure arrêtée au cadran de la montre
Que serais-je sans toi que ce balbutiement
J’ai tout appris de toi sur les choses humaines
Et j’ai vu désormais le monde à ta façon
J’ai tout appris de toi comme on boit aux fontaines
Comme on lit dans le ciel les étoiles lointaines
Comme au passant qui chante on reprend sa chanson
J’ai tout appris de toi jusqu’au sens du frisson … »
Cette année-là, j’allais voir La vieille dame indigne, un excellent film de René Allio, le futur réalisateur des Camisards, pour lequel Jean Ferrat créa une chanson originale :
« …Une odeur de café qui fume
Et voilà tout son univers
Les enfants jouent, le mari fume
Les jours s’écoulent à l’envers
A peine voit-on ses enfants naître
Qu’il faut déjà les embrasser
Et l’on n’étend plus aux fenêtres
Qu’une jeunesse à repasser
Faut-il pleurer, faut-il en rire
Fait-elle envie ou bien pitié
Je n’ai pas le cœur à le dire
On ne voit pas le temps passer… »
Ce tendre raccourci de la vie qui passe vite intégra au début de l’année 1966 un album dans lequel Ferrat ne chantait pas pour passer le temps au contraire de Ferré ! De retour, les tambours roulèrent cette fois pour célébrer l’insurrection des marins du célèbre cuirassé Potemkine durant la révolution de 1905.
Malgré sa précaution d’usage, « m’en voudrez-vous beaucoup », la censure ne le rata pas et la radio et la télévision gaulliennes l’interdirent sur leurs antennes. Qu’importe, nous l’écoutions en boucle sur notre Teppaz et il caracola en tête des hits parades des radios périphériques.
Et en bonus, jusqu’à l’été de la Saint-Martin, grâce à Ferrat, nous nous gaussâmes à l’envi du sabre et du goupillon :
« …On ne sait plus aujourd’hui à qui faire la guerre
Ça brise le moral de la génération
C’est pourquoi les crédits que la paix nous libère
Il est juste qu’il aillent comme consolation
Au sabre et au goupillon
L’un jouant du clairon l’autre de l’harmonium
Ils instruiront ainsi selon la tradition
Des cracks en Sambre et Meuse des forts en Te Deum
Qui nous donneront encore bien des satisfactions
Du sabre et du goupillon… »
À ceux qui estiment peut-être mes exaltations démesurées en notre époque d’indifférence, de violence et de profit où l’on peut dire tout et surtout n’importe quoi, qu’ils sachent qu’en ce temps là de règne gaulliste, il n’y avait qu’ « une voix de la France » et que les espaces de libre expression étaient rares. Alors, comprenez que nous respirions à grands poumons les grands airs de liberté que soufflait Ferrat ! Chacun de ses brûlots constituait un moment de fraternité qui nous laissait espérer en un monde meilleur, une société plus juste. Mai 68 se profilait à l’horizon, les grands soirs et les petits matins …
Auparavant, Jean Ferrat partit à Cuba et au Mexique … en touriste !!! L’écrivain et médiologue Régis Debray qui suivait Che Guevara en Bolivie, était capturé puis incarcéré quatre ans par les forces gouvernementales l’accusant de collusion avec la CIA. Ferrat en revint avec un vrai look de guerillero, les cheveux plus longs, le visage barré de superbes bacchantes, et évidemment dans sa besace quelques chansons couleur locale :
« …Je rencontre un vieux nègre aux yeux de bois brûlant
Assis devant la mer, grain de café torride
Le front dans le soleil il me montre en riant
Là-bas, les côtes de Floride
Cuba, Cuba, Cuba sí
Cuba, Cuba sí
Cuba, Cuba, Cuba sí
Cuba, Cuba… sí… »
Outre de nous donner à réfléchir comme à son habitude, l’ami Jean nous invitait à nous trémousser sur les rythmes latinos de cha cha cha, conga et danzòn … ou comment ne pas danser idiot !. Le consensuel, comme on dit aujourd’hui, À Santiago de Cuba passa en boucle à la radio. Il était par contre d’autres petites merveilles que réprouvait la morale gaullienne :
« …Elle jette bas sa chemise
Elle est nue comme une cerise
Un rayon de soleil l’inonde
Elle est la plus belle du monde
Au point du jour
La radio donne des nouvelles
Quelque part la vie n’est pas belle
Des bombes crient dans le lointain
Défense de voir le matin
Au point du jour… »
Tandis que Gainsbourg susurrait 69 année érotique, Ferrat revint sur les évènements du mois de mai précédent :
« …Au printemps de quoi rêvais-tu?
Poing levé des vieilles batailles
Et qui sait pour quelles semailles
Quand la grève épousant la rue
Bat la muraille
Au printemps de quoi rêvais-tu? »
Il nous brossa aussi le tableau de (Sa) France à lui, évidemment censurée par les « godillots » du Général ! Cela aurait pu inaugurer le récent débat minable sur l’identité nationale.
Aujourd’hui, on n’interdit plus mais certain récupère abusivement et honteusement dans sa campagne présidentielle, Victor Hugo, Jean Jaurès, Léon Blum et Guy Moquet !
Ainsi avec ses disques, Jean Ferrat m’accompagna à l’aube des seventies. Cela ne me suffit plus, je voulus le voir sur scène. Au sommet de sa popularité, il donna en février 1970 une série de douze récitals au Palais des sports de Paris, une enceinte traditionnellement destinée aux combats de boxe et de catch ainsi qu’aux concerts du rocker Johnny Hallyday. Tandis que j’écris, des kyrielles d’images et de sons me reviennent en mémoire avec une étonnante précision : un soir d’hiver glacial, la porte de Versailles embouteillée par les cars déversant leurs flots de jeunes (et moins jeunes) en provenance des banlieues « rouges » sous l’œil guère amène de bataillons de CRS, méfions-nous, les flics sont partout prévenait alors l’ami Jean, Pompidou avait succédé à De Gaulle, rien n’avait changé ! À l’intérieur, l’ambiance relevait beaucoup plus du meeting politique que d’un spectacle de music-hall. Je ne sais si la sono était pourrie mais nous n’entendions Ferrat que très indistinctement ; qu’importe, la foule tout acquise à son idole fredonnait avec elle et plus encore, explosait en des salves d’acclamations et de hurlements approbateurs au détour de chaque couplet révolutionnaire !
« …Fils de bourgeois ordinaires
Fils de Dieu sait qui
Vous mettez les pieds sur terre
Tout vous est acquis
Surtout le droit de vous taire
Pour parler au nom
De la jeunesse ouvrière
Pauvres petits c…
De la jeunesse ouvrière
Pauvres petits cons … »
Les poings se levaient pendant Camarade condamnant l’intervention soviétique dans Prague en août 1968 :
« …C’est un nom terrible Camarade
C’est un nom terrible à dire
Quand, le temps d’une mascarade
Il ne fait plus que frémir
Que venez-vous faire Camarade
Que venez-vous faire ici
Ce fut à cinq heures dans Prague
Que le mois d’août s’obscurcit… »
Lorsque Francesca Solleville chanta Ma France lors des obsèques sur la place d’Antraigues, j’ai retrouvé par instants ces élans collectifs de manière plus retenue bien sûr compte tenu des circonstances.
Malgré l’acoustique plus qu’inconfortable, le concert du palais des sports demeure un moment inoubliable de fraternité, de liesse, de romantisme même, qui peut surprendre les plus jeunes d’entre nous qui n’ont d’image de Ferrat que surtout celle d’un monsieur au beau visage de patriarche blanchi sous le harnais des luttes et des combats, délicieusement poli, calme, tendre, chantant merveilleusement bien les vers de Louis Aragon (chanson « Devine »).
Ce clip fut d’ailleurs tourné dans la propriété d’Aragon et Elsa Triolet à Saint-Arnoult-en-Yvelines, un ancien moulin à eau entouré de bois et traversé par la petit rivière de la Rémarde.
Vous comprenez pourquoi bien qu’il se fût installé dans une semi retraite, ses refrains intemporels continuèrent de jalonner ma vie. Jean Ferrat s’en est allé discrètement la veille du premier tour des élections régionales qui ont marqué un net retour des troupes de l’homme du sinistre « point de détail ».
« …Picasso tient le monde au bout de sa palette
Des lèvres d’Éluard s’envolent des colombes
Ils n’en finissent pas tes artistes prophètes
De dire qu’il est temps que le malheur succombe
Ma France… »
Pour espérer en la vie et l’homme, il me reste les encres de Jean et je me promets bientôt d’aller au pays de ses sources voir combien sa montagne est belle.
Tout de même, tu aurais pu vivre encore un peu pour notre bonheur, pour notre lumière …
