Ouvrez, ouvrez la cage au Doisneau …!

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Première surprise, une étonnante queue de visiteurs s’allonge sur le trottoir de la modeste rue Debouis dans le quartier Montparnasse. Ils attendent pour admirer un drôle d’oiseau poète, le Doisneau de Paris et sa banlieue qui a fui la cage d’escalier de la fondation Henri Cartier-Bresson pour s’envoler et se poser sur les cimaises des galeries.

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Robert Doisneau par Henri Cartier-Bresson

Jacques Prévert, maître dans l’art de faire le portrait d’un oiseau, vous apprîtes sans doute sa comptine mode d’emploi, écrivait au sujet de ce Doisneau-là que « lorsqu’il travaille à la sauvette, c’est avec un humour fraternel et sans aucun complexe qu’il dispose son miroir aux alouettes, sa piègerie de braconnier, et c’est toujours à l’imparfait de l’objectif qu’il conjugue le verbe photographier ». Il en est ainsi lorsqu’il nous montre trois cages vides sur un étal de marché de la place Lépine avec une pancarte « J’achète tous les oiseaux » !
Dernier pied de nez à la vie, ironiquement, il s’envola au paradis le premier avril de l’an 1994, nous léguant ses fragments d’éternité en noir et blanc. Juliette Gréco vous a poétiquement chanté que les oiseaux et les poissons s’aiment d’amour tendre…
Au sein du courant des photographes humanistes qui ont en commun un intérêt pour l’être humain dans sa vie quotidienne, Robert Doisneau prend place aux côtés d’Henri Cartier-Bresson, Brassaï, Édouard Boubat, Willy Ronis, Izis, Claude Batho, Jean Dieuzaide entre autres. Lors des obsèques de Doisneau, Cartier-Bresson jeta dans la tombe de son copain une moitié de pomme, puis croqua l’autre dans un geste de communion profane. Aujourd’hui, il l’accueille dans sa fondation posthume qui assure la conservation et l’exposition de son œuvre.

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À travers une centaine de beaux tirages d’époque puisés en majorité dans la maison familiale de Montrouge, l’exposition « Robert Doisneau, du métier à l’œuvre » prétend apporter un éclairage plus grave et profond que ne laissent injustement supposer ses célèbres clichés d’amoureux romantiques, d’enfants espiègles et malicieux, de rues et bistrots pittoresques.
La sincérité de Doisneau et son goût pour la photographie instantanée, « les centièmes de seconde qui font trois secondes d’éternité », en prirent un petit coup dans l’aile à l’occasion d’une médiocre polémique sur le caractère posé du célèbre Baiser de l’Hôtel de Ville. Ce cliché pris en 1950, dans le cadre d’un reportage pour le magazine Life, met en scène deux comédiens qui avaient l’habitude de se retrouver au café Le Vilars à deux pas des cours de théâtre Simon et qui, à la demande du photographe, acceptèrent de s’embrasser au milieu de la foule des passants. Trente-cinq ans plus tard, la belle icône d’amour devient une sale histoire de fric lorsqu’elle est diffusée en posters et cartes postales à des millions d’exemplaires à travers le monde. La jeune fille bien moins angélique réclame alors des dommages et intérêts à Robert Doisneau pour usurpation d’identité et d’amour tandis que son compagnon qui ne l’est plus depuis fort longtemps, se refuse à tout marchandage. Le tribunal de grande instance de Paris déboutera la plaignante ainsi que deux autres personnes qui se reconnaissaient comme étant les célèbres amoureux. En 2004, la dame vénale vendra aux enchères le tirage original que Doisneau lui avait offert à l’époque pour la coquette somme de 155 000 euros. Curieux exemple d’humanisme pour une photo … « humaniste » !
Je ne sais ce qu’en pense là-haut dans le ciel, l’ami Doisneau, un monsieur charmant d’une exquise gentillesse et d’une touchante modestie dont j’ai retrouvé, égarée dans un de ses nombreux ouvrages que je possède, la transcription dactylographiée d’un entretien qu’il avait accordé à des enseignants en formation à l’image. Ses propos en date du 25 mai 1983 à Sèvres prennent une résonance particulière aujourd’hui. À la question basique pourquoi et pour qui il photographiait, étonnamment il avoua n’y avoir réfléchi que très peu de temps auparavant : « J’ai trouvé une explication. La première c’est une lutte contre la mort. On n’est pas assez idiot ou assez croyant pour croire à une vie éternelle avec des ailes dans le dos et en disparaissant ; on aime bien que cette disparition ne soit pas brusque mais comme au cinéma, un fondu … Charlot qui s’en va sur la route. Alors, c’est peut-être pour laisser une trace … d’un univers qu’on a aimé, de gens qu’on a aimés. Et puis, il y a autre chose quand on se sent vraiment très faible dans un décor qui n’est pas très tendre, celui de la banlieue, on aime se faire des complices. Faire rire ou émouvoir avec des images, c’est se faire des complices, une petite bande. La photographie m’a aidé à réaliser ces deux choses là, ce besoin de survivance et le besoin d’être entouré. »
Cet après-midi, seize ans après sa mort, ses complices déambulent au coude à coude pour contempler « son petit théâtre » comme il se plaisait à appeler ses magnifiques clichés « du bon vieux temps ».
Avant toute autre considération, il est juste de louer la remarquable qualité technique des épreuves et de rendre hommage aux travailleurs de l’ombre et de la chambre noire qui avec virtuosité tirent la quintessence des émotions artistiques du photographe. Pour avoir effectué longtemps le développement et le tirage de mes négatifs dans les laboratoires de fortune que constituèrent la cave de la maison familiale puis ma salle de bains, je saisis le talent nécessaire pour révéler toute la palette de gris de la photographie noir et blanc, ainsi pour bien dégager la fumée des cheminées d’une usine, un jour de grisaille, en arrière-plan d’une partie de football improvisée sur un vague terrain de Choisy-le-Roi.

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Football, Choisy-le-roi, 1945

Tandis que la couleur serait plutôt la fanfare, pour Doisneau, « le noir et blanc, c’est son petit air de flûtiau. Cela a l’humilité du dessin par rapport à la peinture ; souvent les carnets de croquis d’un grand peintre disent beaucoup plus sur lui, sur ses intentions, sur ses recherches que la grande tartine terminée ».
Une « couleur » charbonneuse est ici présente dans de nombreux clichés créant une atmosphère plus austère qu’à l’accoutumée. Ainsi, comme pour lui donner le ton, l’exposition s’ouvre avec Les pavés, la première photo de Doisneau réalisée en 1929. Il n’est alors qu’un photographe du dimanche, travaillant en semaine dans un petit service photo de l’atelier Ullmann spécialisé dans la publicité des produits pharmaceutiques. « Un type timide comme je l’étais, commence par photographier des matières, surtout des objets patinés dans la rue … Ensuite il essaie de photographier des choses qui bougent, mais les adultes sont intimidants, alors il photographie les gosses ».
À défaut des célèbres images réjouissantes et attendrissantes des mioches qui s’égayent après un coup de sonnette furtif sous une porte cochère ou de l’écolier au dernier rang de la classe qui zyeute désespérément la pendule et l’heure de la fin des cours, les enfants ne sont cependant pas absents. Il en est cinq qui ont investi La voiture fondue, vieille carcasse abandonnée d’un tacot d’antan. Deux sont juchés sur le capot, l’air bravache tels des libérateurs d’une banlieue occupée. Deux autres à l’arrière, plus jeunes, suivent sagement la manœuvre virtuelle de leur aîné au volant ; photo ancienne qui fait surgir une actualité aujourd’hui souvent brûlante. En 1945, la mode n’est pas aux véhicules incendiés les soirs d’émeute ou la nuit du nouvel an.

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La voiture fondue, 1944

Dans mon enfance, j’eus ma « voiture fondue », la majestueuse Citroën Rosalie noire de mes parents qui, après encore quelques années de bons et loyaux services chez mon oncle, finit ses jours dans la cour de la ferme de ma grand-mère. Imaginez, mon cousin et moi possédions une vraie auto pour suivre des routes aussi imaginaires qu’enchantées ! Plus tard, Rosalie devint une réserve de grains pour les poules picorant sur le tas de fumier proche. Étonnant destin d’une photographie qui, soixante-six ans plus tard, déclenche analyses sociologiques et introspections psychologiques. Je me souviens de la jolie dédicace de Doisneau sur la page de garde de son livre  Les doigts pleins d’encre avec la complicité de Cavanna : »Pour les derniers de la classe et les premiers dans la rue« . Chez Doisneau, fils de la banlieue parisienne, la vie est tendre de l’autre côté du périph’ qui n’existait pas encore. Nul besoin de playstation ou de console Nintendo, le terrain vague devient d’aventures voire même savane pour les gamins de Jeux africains, qui armés de matériaux de récup’ se rêvent en guerriers massaïs. Les pacifiques jeux de gendarmes et voleurs ont laissé place de nos jours à des violents affrontements entre jeunes et forces de l’ordre. La jungle est au bout de la rue.

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Jeux africains, 1945

Dans Camouflage, les titis parisiens du plateau Beaubourg jouent à la guerre et baladent joyeusement un landau transformé en tank de verdure. Vie violence comme le chantait Nougaro, aujourd’hui, les enfants de Kaboul ou de la bande de Gaza la font en direct à l’heure des journaux télévisés.
« J’ai pensé qu’en montrant des images de guerre, l’abomination et la désolation on allait vraiment dégoûter les humains à tout jamais de cette espèce d’absurdité … pas du tout ! Ça sert au contraire à faire accepter l’absurdité, le malheur, ça vous rend familier au cadavre. Les photos messages, ce n’est pas mon truc ! » Jacques Prévert racontait qu’un jour, dans les petites montagnes des Alpes-Maritimes, du côté d’Entrevaux, Robert Doisneau en reportage accompagnait un berger, ses moutons et ses chiens lorsqu’un camion éventra le troupeau et tua les deux chiens. Que croyez-vous qu’il fit ? Plutôt que prendre des photos, il consola le berger. Ainsi était « le môme Doisneau » ! Pour lui, l’enfant de la guerre, c’est L’enfant papillon, un bambin né durant la guerre, au beau visage qui accroche la lumière, marchant dans la boue et les gravats d’une banlieue en ruines. Sa fille dit de ce cliché qu’il résume ce qu’était Doisneau, un tendre poète qui savait sans en avoir l’air, traduire l’état de la société.
Étonnante allégorie, c’est un Cheval tombé sur le pavé verglacé, l’ultime photo de l’exposition, qui pour lui symbolise le mieux Paris écrasé sous la botte nazie : « Paris sous l’Occupation, c’était l’humiliation. Il fallait descendre du trottoir pour laisser passer le superbe officier allemand, montrer sa carte d’identité ou ouvrir sa valise à n’importe quel coin de rue ». En est-on si éloigné avec les contrôles incessants à l’égard de certaines communautés ?

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Le cheval tombé, Paris, 1942

L’actualité remonte encore cruellement à la surface avec une série de photographies de clochards. À l’époque, l’abbé Pierre fondait Emmaüs, aujourd’hui les Enfants de Don Quichotte ont pris le relais sur les bouches d’égout. À la différence de ceux rejetés à leur corps défendant par une société impitoyable qui les appelle hypocritement et trop pudiquement Sans Domicile Fixe (ah le politiquement correct !), le monde de la cloche était alors constitué de vieux qui avaient souvent choisi leur condition. À l’image de monsieur et madame Garafino, Le couple de la Râpée, ils sont dignes devant l’objectif. Coco, accoudé au comptoir du zinc, avec son chapeau melon et son rictus de pochtron, tient presque du clown triste. Au regard attendrissant que l’on lançait aux clodos d’antan, ont succédé des œillades gênées.

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Coco, Paris, 1952

Les petits bistrots avec leurs gueules d’atmosphère que Doisneau nous présentait avec humour et tendresse dans son ouvrage Le Vin des rues, ne sont pas oubliés. Je souris devant la devanture du café Broyant à Gentilly, un jour de neige, et son slogan peint « Assurance contre la soif ». Même si je n’en comprends pas la légende, je m’attarde devant La poule au gibier : une arrière-salle de café, un poêle, un billard, instants de détente d’une clientèle exclusivement masculine après une journée de labeur. L’œil du spectateur circule dans l’image glissant d’un personnage à l’autre. Chacun est absorbé dans sa rêverie ou ses préoccupations. Ca respire une chaleureuse convivialité qu’aujourd’hui on croit trouver à travers ses « amis » virtuels de Facebook ou d’artificielles fêtes des voisins!

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La poule au gibier, Montrouge, 1945

Que de petits chefs-d’œuvre de tendresse et de sensibilité : Les bouchers mélomanes, ces forts des halles aux tabliers ensanglantés oubliant leur petit blanc pour prêter une oreille attentive à Pierrette  d’Orient, une accordéoniste au nom synonyme d’évasion ; Le mimosa du comptoir, un rayon de soleil entre un couple dont la vie en est avare ; La stricte intimité de deux mariés se dirigeant vers un café restaurant à la façade lépreuse, un jour dont on dit que c’est le plus beau de leur vie ; Le nez au carreau, délicieux instantané de trois fillettes dans un décor d’adultes, le café du coin de la rue Pajol à Paris. Cela pourrait être glauque, en fait la poésie irradie. Lors de mes promenades, j’aime humer le parfum vieillot des derniers bistrots de quartier où des habitués refont le monde à la manière des Blondin, Audiard et Doisneau !

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Les bouchers mélomanes, Pierrette d’Orient à La Villette, Paris, 1953

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La stricte intimité, Montrouge, 1945

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Le nez au carreau, rue Pajol Paris, 1953

« La rue, disait Doisneau, je la trouve comme une espèce d’abri. On trouve des matériaux soumis aux intempéries et au passage des hommes qui me semblent avoir beaucoup plus de noblesse et de richesse ; le tronc d’un bec de gaz repeint trente fois avec les dégoulinures de peinture, c’est chargé de temps, d’histoire, ça a souffert. J’aime bien les gens qui ont aussi sur leur peau les traces du temps qui a passé et des intempéries et de leurs soucis et de leurs problèmes … J’ai photographié en banlieue des personnages avec une sorte de tendresse. Dans ce décor absurde et agressif que je souhaitais voir disparaître, les petits bonshommes et les petites bonnes femmes étaient par contraste particulièrement tendres. »
Doisneau arpenta ce décor de long en large, de Choisy-le-Roi à Nogent, d’Issy-les-Moulineaux à Boulogne-Billancourt où il travailla chez Renault pendant cinq ans, de Cachan à Gentilly où il naquit en 1912 et dont on voit le rideau brodé de sa chambre. Peu de gens se sont intéressés à cette géographie suburbaine dans l’immédiat après-guerre. Notre pêcheur d’images y glana toujours un trésor qui rend la réalité moins tristement quotidienne : ainsi un chasseur à l’affût avec son chien à proximité des gazomètres de La Courneuve, un lancer de tracts par un cycliste tel un envol de colombes, un enfant enjambant un talus comme suspendu dans le ciel de La poterne des peupliers, l’enseigne Au Bon coin d’un café perdu au bord du sinistre canal à Saint-Denis, des jardins ouvriers dans les fossés du fort d’Ivry, Arcueil et ses loupiotes by night avec au loin la ville lumière scintillante, une joyeuse farandole pour fêter les vingt ans de Josette au pied des barres de Gentilly… À nous donner envie de fureter sur eBay pour acquérir La Banlieue de Paris parue en 1949 avec des textes de Blaise Cendrars dont on dit que c’est le chef-d’oeuvre de Doisneau ! Un exemplaire est exposé dans une vitrine sécurisée au milieu de la salle non loin de la fameuse photographie Le vélo de Tati dont je fis ma carte de bonne année pour vous souhaiter mes vœux. Au-delà de ce portrait de commande, il est indéniable qu’on retrouve une complicité artistique entre le cinéaste et le photographe, la minutie du détail ou du gag entre l’instantané et la scène posée. Souvenez-vous du film Mon Oncle (rappelez-vous aussi mon billet Mon Oncle … et mon oncle ! du 19 mai 2009) ; les garnements facétieux dans le terrain d’aventures qui sifflent pour détourner l’attention et la marche d’une vieille dame vers le bec de gaz appartiennent au même univers banlieusard de l’après-guerre que celui de Doisneau.
L’heure passe ; malgré l’affluence, je me faufile pour profiter encore un instant de quelques unes de ces photographies qui ont fait école car comme on dit devant un tableau de chemin creux, c’est un Vlaminck, on reconnaît aujourd’hui entre cent clichés, un Doisneau ! Retrouvez ou découvrez vite ce photographe poète qui sut dégriser avec tendresse la réalité noire de sa banlieue. À son insu, sans qu’il eût fait de son métier une mission, il a fait œuvre de documentariste.

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Quant à moi, à la sortie, j’ai conjugué à ma façon le plus-que-parfait de l’objectif en me recueillant au cimetière Montparnasse voisin sur les tombes de deux autres seigneurs de la photographie, Brassaï un autre humaniste et le surréaliste Man Ray.

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