Cela fait quelques semaines que je ne vous ai pas entretenu de vélo. Au risque d’agacer quelques lecteurs réfractaires de France, de Belgique et de Navarre, je profite donc pour combler cette lacune, du départ de la course cycliste Paris-Nice à quelques kilomètres de chez moi, précisément à Montfort-l’Amaury, une petite ville des Yvelines chargée d’histoire où vécut de 1921 à 1937 le compositeur Maurice Ravel. Nourri à la verve littéraire d’Antoine Blondin qui exerça entre autre l’art du calembour et la profession de suiveur du Tour de France durant vingt-huit ans, le titre de ma chronique s’impose d’emblée à mon esprit : Le beau vélo de Ravel ! Quelle ne fut pas ma déception lorsque en parcourant la Toile, je constatai que mon jeu de mots était déjà l’apanage outre-Quiévrain d’un rassemblement de cyclotouristes et d’une émission de radio, consolation c’est l’occasion d’employer mon expression adorée synonyme de Belgique ! Certes également, quelques joyeux drilles originaires d’un village proche de Montfort ont puisé à la même source en créant un excellent groupe musical Les Blérots de R.A.V.E.L., ce sigle signifiant Renouveau Artistique Volontairement Élaboré par des Losers ! Il est un autre blaireau surnom du quintuple vainqueur du Tour Bernard Hinault présent justement dans le comité d’organisation de ce Paris-Nice qui draine une populace turbulente vers la petite cité bourgeoise d’ordinaire bien sage. « 1 Faux ou intox », une pancarte signale que la fanfare municipale interprètera ce dimanche matin … le beau vélo de Ravel ! Encre violette reverra donc sa copie question originalité !
Avant le début des hostilités, j’arpente les pittoresques rues pavées du village. Certains commerçants ont décoré leur vitrine. Ainsi, la fleuriste, je préfère le féminin ( !), y a disposé maillot, bicyclette et vieux magazines.
Il fut un temps bien révolu où le vainqueur recevait, outre un baiser de la miss locale rougissante, un bouquet de glaïeuls qu’il offrait le soir à l’épouse, la fiancée ou la petite amie. Aujourd’hui, sponsors obligent, la casquette bien vissée sur le crâne, il brandit la peluche de la mascotte d’une grande banque ou une assiette décorée aux armes de la ville étape ! Vu le peu d’attention qu’ils lui accordaient, je me suis souvent demandé si les vainqueurs du Tour de France savaient la valeur de la porcelaine de Sèvres dont il leur était fait cadeau à l’arrivée sur les Champs Élysées. Qui sait si chez certains, elle n’a pas trouvé asile au fond d’un grenier !
Opération course contre le chronomètre et semaine du jaune chez le bijoutier qui offre un tee-shirt bouton d’or à chaque client acheteur d’une montre Festina … à l’insu de son plein gré ? pour reprendre le système de défense d’un ancien coureur de la marque suisse accusé de dopage. À l’origine, de la création de la course en 1933 jusqu’en 1939, le leader portait un maillot azur et or évoquant la « grande bleue », la Méditerranée, et le soleil niçois. L’organisation optera pour un paletot vert en 1946, jaune à liseré orange en 1951 puis blanc à partir de 1955. C’est cette tunique immaculée que revêtirent à plusieurs reprises Anquetil, Poulidor et Merckx. Foin des traditions, depuis 2008, suite au rachat de la course par la société organisatrice du Tour de France, le premier du classement général porte une tenue jaune en tout point identique à celle du leader de la « grande boucle ». C’est ce qu’on appelle probablement la lisibilité commerciale !
L’Atelier Bouteille, sympathique cave et bar à vins ainsi que galerie d’art, fête l’événement avec une exposition Le vélo & le vin dont l’affiche suggère un itinéraire enivrant pour une prochaine édition de Paris-Nice à en juger les villes étapes : Chablis dans l’Yonne, Gevrey-Chambertin et Meursault en Côte d’Or, Crozes ou Tain dans la Drôme pour promouvoir le vignoble de l’Hermitage, Châteauneuf-du-Pape en Vaucluse et enfin Bandol dans le Var ; on aurait pu y ajouter Juliénas cru de Beaujolais qui accueillit effectivement une fois la course. Nul doute que ce tracé eût transporté d’aise Antoine Blondin et René Fallet et que le soir après les arrivées, ces deux amoureux de la dive bouteille et du vélo auraient chaleureusement célébré l’amitié omniprésente dans leurs romans autour de quelques « verres de contact ».
« J’ai connu une polonaise qui en prenait au petit déjeuner »(Les Tontons flingueurs)
Peut-être même eussent-ils évoqué le premier critérium des Gentlemen organisé par Blondin en 1972 dans son village de Linards en Limousin. En cyclisme, les gentlemen sont des amateurs de vélo, de tous âges, que l’on associe pour une compétition amicale, à un coureur en activité. En cette occasion, Fallet tout heureux d’infliger un camouflet à Georges Brassens qui affirmait inlassablement qu’il ne serait jamais un gentleman, fut associé à Raymond Poulidor. Boudiné dans sa tenue de champion du monde, ce sont les termes employés par le journaliste de La Montagne qui couvrait l’épreuve, l’auteur du Beaujolais nouveau est arrivé, asphyxié dès le premier raidillon, ne dut son salut qu’à des poussettes incessantes du toujours aussi brave Poulidor. Quant à Blondin qui avouait malicieusement « qu’il écrivait beaucoup moins que ceux qui écrivent mais buvait beaucoup plus que ceux qui boivent », il ne vit pas un seul vélo de cette journée copieusement arrosée et « ne connut de rayons que ceux de son soleil intérieur ». En guise de quoi, quelques mois plus tard, Fallet eut le front d’écrire dans sa chronique du quotidien l’Aurore au lendemain du magistral succès de Poulidor dans Paris-Nice que, s’il avait battu le grand Eddy Merckx au sommet du col d’Èze, c’était peut-être à Linards dans sa roue, qu’il avait forgé sa victoire !
Est-ce pour éliminer tous ces excès, la cité gardoise de Vergèze où jaillit la source Perrier, fut régulièrement ville étape dans les années 1950-60. Fausto Coppi, Louison Bobet deux fois, Jacques Anquetil à quatre reprises, y remportèrent la course contre la montre.
De là à conclure qu’ils gagnèrent selon l’expression consacrée, « à l’eau claire », il y a un pas que je ne franchirai pas ; à ce propos, lors de la dernière décennie, une certaine malédiction liée au dopage a frappé Paris-Nice et parmi les coureurs qui l’ont épinglé à leur palmarès, on relève les noms de l’italien Dario Frigo, du belge Franck Vandenbroucke, du kazakh Vinokourov et de l’américain Floyd Landis qui ont beaucoup plus défrayé la chronique dans la rubrique faits divers que pour leurs exploits sportifs, le coureur d’outre-quiévrain (j’ai osé une seconde fois, comique de répétition !) en a même perdu la vie il y a quelques mois !
En 1963, se déroula une curieuse étape de la soif entre Vergèze Source Perrier (c’est fou non ?) et Margnat village, une charmante cité de la banlieue marseillaise où se trouve l’entreprise de la famille Margnat championne du gros rouge qui tache. Le « magnat » du vin embouteillé dans du plastique, investissait alors dans le cyclisme et sponsorisait l’équipe Margnat-Paloma dont les plus beaux fleurons furent « l’aigle de Tolède » Federico Bahamontès et le « lévrier landais » André Darrigade. Superbe coup publicitaire, mensonger cependant car ce vin de table (ou de sous les ponts) favorisait sans doute plus un abandon pour ennuis gastriques qu’une chevauchée dans les cols alpins et pyrénéens ou un sprint étourdissant ! En l’occurrence, il eut fallu inverser le sens de l’étape pour nettoyer l’estomac avec l’eau aux petites bulles ! En tout cas, à la grande satisfaction de son patron, Darrigade l’emporta au pied des calanques.
Depuis, beaucoup d’eau a couru dans les collines au milieu des lauriers roses : la famille Margnat « négociant en vins de France » a fait fortune, Kiravi, Vieux Papes, La Villageoise, des noms à faire rêver tous les pochtrons, c’est eux ! Mais en proie à quelques difficultés financières (c’est toujours ce qu’on avance !), elle a mis la clé sous la porte de son entreprise Legré-Mante, la seule usine française d’acide tartrique. Fabriqué à partir de résidus de moûts de raisins pressés des caves coopératives, issu d’un procédé impliquant acides sulfurique et chlorhydrique, soude et autre chlorate, l’acide tartrique est ensuite utilisé pour acidifier jus de fruits et sodas (chez Perrier ?), stabiliser le goût et la couleur des petits pois en conserve, rendre effervescents les comprimés de Sanofi, retarder la prise des ciments et polir ou nettoyer les métaux !!! Vous comprendrez que je reprenne volontiers en chœur avec Mireille Mathieu Margnat Paloma … adieu !
Jusque dans les années 1950, Paris-Nice suivait approximativement la route Nationale 7, « la route des vacances qui traverse la Bourgogne et la Provence, qui fait de Paris un p’tit faubourg de Valence et la banlieue d’ Saint-Paul de Vence » comme le chantait Charles Trenet, avec quelques infidélités vers la vallée du Rhône pour des raisons économiques, on l’a vu avec Perrier, et stratégiques de course. Ainsi, la course a fait étape près de soixante fois à Saint-Étienne, longtemps capitale industrielle du cycle et bien située avec la présence voisine du sélectif col de la République. Pour l’intérêt sportif de l’épreuve et ses retombées financières, il fallut toujours plus de « pain et de jeux », et alors que les massifs montagneux étaient souvent évités à sa création, les ascensions prirent de plus en plus d’importance : le mont d’Or cher à Giono au-dessus de Manosque, le mont Faron en surplomb de Toulon, le « géant de Provence » le terrible mont Ventoux, la montagne de Lure et le col d’Èze. C’est avec une course contre la montre dans cette dernière difficulté entre Nice et Monaco que s’acheva la course à vingt-neuf reprises : l’irlandais Sean Kelly, recordman des victoires finales, y forgea ses sept succès, Eddy Merckx les trois siens avant de s’incliner par deux fois face à un « quadragêneur » le vétéran Raymond Poulidor qui se consolait là des tourments que lui avait infligés son éternel rival Jacques Anquetil, nous en reparlerons.
Avec ces itinéraires de moins en moins directs, on aurait pu reprendre la savoureuse remarque de Jean Alavoine dit Gars Jean, un des forçats de la route des années d’après la première guerre mondiale loués par le reporter Albert Londres : « Pour aller de Toulon à Nice, on passe par Menton. Cela peut vous surprendre. C’est ainsi. On ne trouve jamais de chemins assez longs. On ajouta, aujourd’hui, cent kilomètres à la ligne droite. Ce n’est plus un tour de France, c’est un “tour de cochon”. » Vous n’ignorez pas que tous les chemins mènent à Rome même ceux qui conduisent de Paris à Nice ! Ainsi, en 1959, la course se prolongea jusque dans la capitale italienne ! Dernière curiosité « touristique », l’organisateur Jean Leulliot eut l’idée de longer la Méditerranée par si j’ose dire sa « rive droite » : ainsi, en 1963, 1965 et 1966, les coureurs par avion et les suiveurs, matériel et caravane par ferry, rejoignirent … Ô Corse île d’amour ! Plusieurs étapes se déroulèrent dans ces lieux enchanteurs, le long des frais rivages et dans le maquis sauvage loués par Tino Rossi !
En 1966, y souffla même un vent de folie sur le cyclisme hexagonal. Pendant une semaine, ce fut quasiment « l’affaire du siècle » et la France fut à nouveau coupée en deux par une ligne de démarcation avec d’un côté, les « poulidoristes » acharnés accusant Jacques Anquetil de tous les péchés, et de l’autre, les « anquetilistes » fervents reconnaissant en Poulidor, un hypocrite et un pleurnichard. Bien que ne possédant que peu de détails sur ce qui se passait à un millier de kilomètres de chez moi, vous vous doutez fidèles lecteurs dans quel camp je me rangeai. Quand on est anquetiliste, c’est comme lorsqu’on est de gauche, à moins de s’appeler Besson, on y est pour la vie !
Bref, un climat explosif, une ambiance de complot et de vendetta, très « couleurs locales » finalement, pesèrent sur la course. Pour être tout à fait exact, le règlement de compte s’effectua sur le continent mais les germes de la rébellion poussèrent entre Bastia et Île Rousse. En matinée, Anquetil, archi favori de la course, attaqué de toutes parts dans les cols de Teghime et San Stefano, batailla ferme et puisa tant dans ses ressources pour maintenir le contact avec ses adversaires qu’il paya la note dans la course contre la montre de l’après-midi, un exercice où il était réputé invincible : une fois n’est pas coutume, il termina second à une trentaine de secondes de … Poulidor lequel endossait le maillot blanc de leader. Le limousin surgit sur la jolie place de l’Île Rousse dans une liesse indescriptible ; enfin, le « pauvre » détrônait le riche, ras le bol de l’hégémonie de « Jacques le Conquérant », et deux ans après le duel au-dessous du volcan du Puy-de-Dôme lors du Tour de France 1964, Poulidor obtenait enfin sa revanche car les deux dernières étapes sur le continent n’étaient que simple formalité. C’eut été probablement vrai avec un autre adversaire qu’Anquetil lequel, mortifié par les manifestations de joie hystérique que lui rapporta son épouse, rumina immédiatement sa vengeance. Il servirait le plat encore chaud quarante-huit heures plus tard, entre Antibes et Nice. Adoptant une tactique de harcèlement habituellement employée par les adversaires d’Anquetil, son directeur sportif Raphaël Géminiani ordonna à toute l’équipe : « Il faut flinguer à tout-va dans les cent premiers kilomètres, je ne veux pas de tire-au-flanc. Quand vous serez cuits, vous aurez terminé votre boulot. À Jacques de conclure ! »
Ce qui fut dit, fut appliqué avec sans doute quelque excès de zèle ; les « tueurs à gage » de l’équipe Ford France d’Anquetil entrèrent en action , les spadassins de l’équipe Mercier B.P répondirent du tac au tac trouvant même quelques alliés pétroleurs dans la formation Peugeot British Petroleum. Pour ne pas être en reste, le clan Anquetil recruta quelques « italiens » férus de « combinaziones » ; il y eut quelques poussettes de part et d’autre quoique le jury des commissaires de course ne notifia ni irrégularité ni infraction. Les deux héros se retrouvèrent seuls pour un ultime duel au soleil de la côte d’azur dans la montée de la sévère côte de la Tourette. Saoulée de coups suite aux multiples assauts du loup Anquetil, la « brave Blanchette » Poulidor rendit l’âme et les armes. Alors, inexorablement, « l’idole de ma jeunesse » disparut de la vue du pauvre Raymond voué une fois encore à la seconde place.
C’eut été un simple épisode de la légende des cycles si Poulidor profondément meurtri et écoeuré n’avait déclaré peu après l’arrivée devant les caméras de la télévision « Maintenant je sais qu’Anquetil est le patron du cyclisme », mettant ainsi le feu aux poudres ; une phrase maladroite que le public interpréta comme « Anquetil gagne ses courses en les achetant », ce que ne pensait évidemment pas Poulidor qui connaissait trop l’honnêteté et la valeur sportive de son rival.
« L’affaire » enfla jusqu’à la démesure, tout le monde s’en mêla ; des coureurs et des suiveurs qui ignoraient sur la ligne d’arrivée à peu près tout de ce qui avait pu se passer, devinrent vingt-quatre heures plus tard accusateurs ou témoins. Géminiani fournit sa part de vérité en publiant une lettre de Émile Mercier, patron de l’équipe de Poulidor, demandant à Jacques Anquetil l’autorisation de construire les cycles … Anquetil lequel avait refusé ayant donné sa préférence à un autre constructeur stéphanois ! Tout doucement, les passions se calmèrent. Anquetil et Poulidor acceptèrent d’entrer dans un comité d’honneur chargé de la création d’une fédération internationale des cyclistes professionnels ! Quant à la revue mensuelle Miroir du Cyclisme, elle publia en guise d’éditorial le texte intégral d’un poème de Victor Hugo, j’insiste bien, intégral( !) et si vous y retrouvez un nom connu, sachez que c’est aussi celui d’un historien du XVIIIème siècle prénommé Louis-Pierre :
Savoir garder la mesure
Un homme raisonnable était là. J’écoutais.
Il disait :
« Quand j’entends trop de cris, je me tais.
Toute indignation qui persiste me pèse.
Bouder, c’est long. Il faut à la fin qu’on s’apaise.
Tacite, mes amis, ne vaut pas Anquetil.
De ce qu’un homme a fait des crimes, s’ensuit-il
Que je doive être, moi qui parle, un imbécile ?
Quoi donc ! être un Hampden singe, un Brutus fossile !
Renoncer sous ce prince à faire mon chemin.
Et lui montrer le poing quand il me tend la main !
Cela n’est pas pratique. Et puis, est-ce bien juste ?
Toujours jeter Octave à la tête d’Auguste !
Raisonnons. Je comprends vos cris, votre fureur.
Tant qu’il fut vanupieds, mais il est empereur.
Cela suffit. Me vais-je armer contre un empire ?
Être méchant, c’est mal ; être absurde, c’est pire.
En politique, -oyez ma devise, ô passants !-
Parti de l’ordre ; en art, école du bon sens.
Eau trouble ?pourquoi pas ? Eau trouble, bonne pêche,
Ah ! citoyen, tu veux gronder ? qui t’en empêche ?
« Sentine, ignominie, empire abject », voilà
Tes façons vis-à-vis Cesar Caligula.
Que sert d’exagérer ? Pourquoi monter les têtes ?
J’ai pour loi d’adoucir toujours les épithètes.
« Égout ! opprobre ! » Soit. Braille. Moi, j’ai du goût.
Je vois une piscine où tu vois un égout.
L’opprobre me convient si l’opprobre est guéable.
Quoi ! je serais bourru, moi, pour t’être agréable !
Non pas, fais si tu veux le métier de Caton.
On se fâche tout rouge. Après ? qu’y gagne-t-on ?
Femme, on est un peu laide ; homme, on semble un peu bête.
Quoi ! dans un calme plat, se faire une tempête
Pour soi tout seul ! Grincer, toner ! toujours avoir
L’air d’un affreux ciel gris qui ne sait que pleuvoir !
C’est niais.
De ceci, messieurs, va-t-on conclure
Que pour moi le vainqueur n’a pas une fêlure,
Que je l’accepte en bloc, et que je ne sais point
Trouver entre qui hurle et qui flatte le joint ?
Victor Hugo
Étonnant non ? comme aurait dit le docteur Cyclopède cher à Pierre Desproges, de retrouver là Octave Poulidor et Auguste Anquetil !
Ce matin, il faut gratter le pare-brise des voitures dans la campagne des Yvelines et le mercure grimpe péniblement à zéro degré ce qui n’est pas le moindre des paradoxes d’une épreuve qui possède comme pseudonyme « la course au soleil ».
On peut justifier cette appellation guère contrôlée, on va le voir, de plusieurs manières. À l’origine, Paris-Nice était une course de retrouvailles avec le soleil printanier de la Provence et la Côte d’Azur pour parfaire sa condition physique dans la perspective des premières classiques en particulier Milan-San Remo disputé à la saint Joseph. Elle succédait aux camps d’entraînement basés dans des hôtels luxueux sur les rivages méditerranéens du côté des Issambres, Saint-Aygulf et Juan-les-Pins. Les champions vêtus de pulls et de hautes chaussettes de laine effectuaient quotidiennement une sortie sur les routes de l’arrière-pays embaumant le mimosa et encore peu encombrées par la circulation automobile. Le soir, à table, c’était parfois l’occasion pour les leaders de chaque équipe de se livrer à une guéguerre psychologique ; ainsi Anquetil prit un malin plaisir à narguer son aîné Louison Bobet et son régime ascétique en dégustant moules marinières et poule faisane arrosées au champagne.
Au fil du temps, Paris-Nice devint une épreuve très convoitée que tout champion rêvait d’inscrire à son palmarès et pour cela, la préparait en s’alignant auparavant dans d’autres courses à étapes comme les tours de Sardaigne et d’Andalousie. Aujourd’hui, à l’époque des jets et de la mondialisation, les mollets blancs comme un cachet d’aspirine sont passés de mode et les coursiers reviennent bronzés et affûtés du tour Down Under en Australie et du tour du Qatar !
Course à la recherche d’un soleil souvent parcimonieux, Paris-Nice s’est aussi forgé une légende sous la pluie et la neige notamment entre Forez et Pilat malgré la proximité du « chaudron vert » du stade Geoffroy Guichard. En 1939, 67 coureurs abandonnèrent lors de l’étape Nevers-Saint Étienne disputée sous une tempête de neige. Roger Lapébie frigorifié se réfugia dans une ferme où il avala un bol d’eau chaude. En 1962, la neige capricieuse tomba sur les derniers partants de l’étape contre la montre Terrenoire-Saint Étienne freinant l’archi favori Jacques Anquetil qui dut s’incliner devant le breton Jo Velly, un excellent spécialiste de l’effort solitaire au demeurant.
À deux reprises, en 1939 et 1962, la neige fit le bonheur des habitants de la petite cité ardéchoise d’Andance qui assistèrent au départ improvisé de l’étape pour cause d’impraticabilité du col de la République. Inversement, elle fit le malheur des cantalous de Chavignac qui en 1995, ne virent jamais arriver le peloton bloqué par les congères. En 1960, les inondations faillirent compromettre l’arrivée sur la promenade des Anglais ; la route Manosque-Nice étant coupée par les eaux, des autocars acheminèrent les coureurs jusqu’à Fréjus. En 1961, poussé par un mistral très violent, le marseillais Jean Anastasi parcourut les 218 kilomètres entre Saint Étienne et Avignon à la moyenne horaire de 44,923 km, ce qui lui valut de détenir durant plusieurs années le « ruban jaune » de la route, une distinction créée par Henri Desgrange pour honorer le coureur détenteur du record de vitesse des courses de plus de 200 kilomètres. Les multiples anecdotes météorologiques qui émaillent l’épreuve plutôt que de la condamner pour usurpation d’identité, en font sa légende !
En ce jour ensoleillé mais glacial, il est bientôt l’heure pour les 176 seigneurs sur leurs destriers à pédales de prendre d’assaut les vestiges de la citadelle de Montfort et de se départager dans un tournoi contre la montre sur un circuit de huit kilomètres tracé dans la forêt de Rambouillet voisine. Arc-boutés sur leurs drôles de machines, ils ne prennent pas le temps d’admirer les propriétés cossues aujourd’hui sises sur le domaine que le prince Robert fils de Hugues Capet reçut en apanage en 989. En 996, le prince devint le roi Robert II second de la dynastie des Capétiens plus connu sous le surnom surprenant de Robert le Pieux quand on sait qu’après s’être séparé de son épouse Rozala d’Italie, il frôla l’excommunication en vivant en concubinage avec Berthe de Bourgogne avant finalement de se marier en secondes noces avec la sulfureuse Constance d’Arles. Pour se protéger de toute malveillance, il fortifia son domaine en édifiant deux points de défense, l’un près d’Épernon, l’autre sur une butte à la sortie de la paroisse de Méré, en surplomb de la voie romaine menant de Beauvais à Chartres qui en ce jour, est la chaussée azuréenne reliant Paris à Nice. Outre le château fort, se créa une châtellenie comprenant une vingtaine de paroisses et une partie de la forêt, confiée à Guillaume de Hainaut. Du mariage de celui-ci avec la Dame de Nogent d’Espernon et Montfort, naquit en l’an mil Amaury 1er qui fit construire les remparts dont quelques vestiges sont encore visibles aujourd’hui. La seigneurie de Montfort-l’Amaury fut érigée en comté à la fin du XIIème siècle au profit de Simon IV figure principale de la célèbre croisade des Albigeois. Les Anglais détruisirent le château fort au cours de la guerre de Cent Ans. Par le mariage en 1292 de Yolande de Montfort, veuve du roi d’Écosse, avec Arthur II de Bretagne, le comté de Montfort lia pour deux siècles son destin avec le duché de Bretagne lui donnant six ducs et sa dernière souveraine, la célèbre duchesse Anne. Double reine de France, par ses mariages avec Charles VIII puis Louis XII, Anne passa cinq des trente-six années de sa courte vie, à Montfort-l‘Amaury durant lesquelles elle fit ériger le donjon dont les ruines dominent encore fièrement la ville ainsi que la monumentale église Saint-Pierre et ses remarquables gargouilles sculptées.
Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu pas venir à proximité de la ligne d’arrivée un soldat protégé par sa cotte de maille moyenâgeuse et un supporter de Christophe Le Mevel homme lige de La Française des Jeux, enveloppé dans le Gwenn-ha-Du, le drapeau breton à la blanche hermine. Envisagent-ils de venger l’armée commandée par le maréchal de Rieux vaincue lors de la « guerre folle », à la bataille de Saint-Aubin-du-Cormier le 28 juillet 1488 signifiant la fin de l’indépendance de la Bretagne dont un tag sur un mur de la place du village semble nostalgique ?
L’histoire est un éternel recommencement et sous la bannière blanche, jaune et noire du clan Columbia, porteur du dossard quarante-six, Maxime Monfort de la province de Liège se prépare à combattre sur les terres de ses ancêtres. Il en fera le tour en onze minutes et trente secondes en traversant notamment la clairière de Grosrouvre essartée par les moines au Moyen Âge, et le fief du Chêne Rogneux qui, depuis Guérin en 1230, est cité souvent comme ayant cour de justice au lieu-dit La Cour de l’Orme.
Pour tordre le cou au proverbe « mauvais ouvrier ne trouve jamais bon outil » remontant justement au XIIIème siècle, les mécaniciens s’affairent autour des vélocipèdes, véritables bijoux de technologie ne possédant qu’un vague rapport avec les grands bis et draisiennes exposés tout près de là.
J’erre dans le quartier des coureurs, une longue allée bordée de cars pullman customisés aux couleurs des équipes engagées. Au temps révolu des cycles Alcyon, La Perle, Stella, Dilecta, Bertin, Mercier de mon enfance, succède l’ère de la mondialisation et des grands groupes bancaires, la Saxo Bank danoise, la Rabobank néerlandaise, la Caisse d’Épargne espagnole, de la téléphonie avec la RadioShack américaine et Bouygues Télécom, du consortium Astana du nom de la capitale du Kazakhstan, de Vacansoleil leader européen des hébergements de luxe sur des campings haut de gamme. Comme pour les sociétés écrans et les paradis fiscaux, rien ne filtre derrière les vitres opaques des camions, des paradis artificiels et autres potions magiques concoctés à l’abri des regards inquisiteurs. Les coureurs se transforment en hommes sandwiches et le moindre centimètre carré de textile est mis à profit pour promouvoir les sponsors.
En guise d’échauffement, ils enfourchent leurs engins futuristes fixés à des home trainers. Sans même un geste de sympathie pour le jeune public qui les observe, harnachés de fils d’oreillettes et de cardiofréquencemètre, les yeux rivés sur le cadran du computer installé sur le guidon, nos robots moulinent inlassablement juste distraits par la sonnerie de leur i-phone et la musique de leur i-pod, le boléro de Ravel ?
Au bout d’une demi-heure, en sueur, ils se faufilent jusqu’au podium pour prendre un à un le départ échelonné de minute en minute. Faut-il s’en réjouir, toute cette mécanique de précision n’est pas infaillible ainsi l’italien Napolitano malgré plusieurs appels des commissaires de course, s’élance avec trois minutes de retard sur l’horaire prévu ; de même Alberto Contador, le vainqueur des deux derniers tours de France, se plaint auprès de son directeur sportif que son oreillette ne fonctionne pas. En désespoir de cause, il effectue trois signes de croix pour conjurer la mala suerte.
C’est en voulant effectuer un réglage radio de ce type d’appareil auditif que le kazakh Andreï Kivilev fut victime d’une chute mortelle près de Saint-Étienne lors de Paris-Nice 2003. Suite à cet accident dramatique, l’Union Cycliste Internationale imposa le port du casque dans toutes les courses professionnelles. Tristes coureurs déshumanisés soumis aux vociférations dans les oreilles de leurs directeurs sportifs leur indiquant les stratégies de course voire les exhortant à apparaître aux premiers rangs du peloton à l’heure de la prise d’antenne des chaînes de télévisions !
Durant trois heures, un speaker intarissable décline la longue litanie des palmarès des concurrents qui se présentent un à un au sommet de la rampe de lancement. Je constate que ma culture vélocipédique s’appauvrit.
5, 4, 3, 2, 1, top ! Le coureur se dresse sur les pédales et surgit de l’immense cadran de montre que représente le podium. Un véhicule, le toit bardé de roues et de cadres, débouche de la rue adjacente et lui emboîte la pédalée. Sécurité oblige, une centaine de mètres plus loin, une cohorte de motards de la gendarmerie nationale se positionne pour ouvrir la route, c’est ce qu’on appelle probablement un signe avant-coureur !
C’est parti à fond la grosse caisse et tambour battant sur un rythme beaucoup plus élevé que le tempo di bolero moderato assai (temps de boléro très modéré) consigné par Ravel dans ses notes d’interprétation de son chef-d’oeuvre. Peu après le départ en fanfare, sur la chaussée pavée, les roues pleines ou lenticulaires des beaux vélos font caisse de résonance rappelant le bruit effrayant des chariots de nos aïeux.
C’est en 1928, à deux cents mètres de là, que Maurice Ravel composa son boléro à la demande de son amie et mécène Ida Rubinstein qui souhaitait un ballet de caractère espagnol. Embarrassé et perplexe, il envisagea alors une œuvre expérimentale « sans forme proprement dite, sans développement, sans modulation ou presque ». Ravel ne sachant pas composer « à la minute », écrivit dans l’urgence, un thème d’une minute à répéter dix-huit fois sur un rythme quasi immuable … ou quand le dilettantisme devient du génie !
S’il pouvait descendre aujourd’hui depuis sa propriété du Belvédère par la sente en escaliers, Ravel serait peut-être fasciné par la haute technologie numérique omniprésente chez la gente cycliste. L’ordinateur constituerait probablement une aide précieuse à celui que certains n’hésitent pas à considérer comme le père du sample moderne.
Course au soleil certes mais pas à la chaleur et la bise glaciale qui s’engouffre dans les ruelles, oblige à taper du pied sur un vague rythme de boléro.
Au sommet de la côte de Boursoufle comptant pour le classement du meilleur grimpeur, les coureurs s’enfoncent sous les frondaisons de cette forêt de Rambouillet que Ravel aima par-dessus tout. Il la parcourut en tous sens, sensible à ses arbres, ses senteurs, ses chants d’oiseaux. C’est là que « le poète et magicien a cueilli la baguette dont il a animé un monde artificiel et merveilleux, le monde des sortilèges ».
La justice de la cour de l’Orme a rendu sa sentence. Les coureurs sont allés plus vite que la musique ; ils ont accompli les 2 lieues qui les ramènent au bout de la rue Maurice Ravel, en onze minutes, soit un peu plus qu’un demi boléro ! Aux dix premières places, on retrouve cinq espagnols. De la Rapsodie espagnole à Alborada del gracioso en passant par le Boléro, la lumière et la chaleur de l’Espagne furent pour Ravel une source inépuisable d’inspiration. Le soleil et la froidure de la cité de Ravel ont souri aux coursiers ibériques. Quant au vainqueur, il s’appelle Lars Boom comme l’explosion des percussions dans le final de l’œuvre musicale la plus populaire au monde.
Le lendemain, les coureurs de Paris-Nice prendront la route du sud à Saint-Arnoult-en-Yvelines au pays da-ga d’Aragon (Louis de son prénom) et … Castille comme ajouteraient Boby Lapointe et Alberto Contador !
Chers lecteurs, vous avez bien compris que je suis nostalgique des balades des coureurs du temps jadis et pour vous remercier de m’avoir accompagné patiemment dans mes élucubrations vélocipédiques, je vous offre la savoureuse interprétation du Boléro par Jacques Villeret.
Les amoureux du cyclisme peuvent aussi consulter les billets suivants :
Le Tour de France, Tours de mon enfance (9 juillet 2008)
Les cols buissonniers en Pyrénées :le Menté et le Portet d’Aspet (3 avril 2008)
La Revancharde 2008 (24 juillet 2008)
La Cipale (Paris XIIeme) (1 octobre 2008)
Le cyclo-cross, une partie de campagne (21 janvier 2009)
Jacques Anquetil, l’idole de ma jeunesse (15 avril 2009)
Jacques Anquetil, l’idole de ma jeunesse (suite) (22 août 2009)
Une photo, vieille photo, de ma jeunesse (1 octobre 2009)
Encore des photos, vieilles photos de ma jeunesse (9 octobre 2009)