La Java des mémoires, une machine à remonter le bon temps!
Conflit des générations, quand le souci des plus jeunes est d’augmenter la taille mémoire nécessaire au système java de leur ordinateur, ce soir-là, de plus anciens encore épargnés par Alzheimer, ont choisi eux de se trémousser au rythme sautillant de La Java des mémoires, une machine à « remonter le bon temps » installée sur la scène du théâtre Gérard Philipe de Saint-Cyr-l’École.
Le concept de ce spectacle musical n’est certes pas nouveau. En effet, en 1981, le théâtre du Campagnol, compagnie de la banlieue sud de Paris, évoquait un demi siècle d’histoire de France à travers les danses d’un bal depuis les années 1920 jusqu’à la percée de la fièvre disco. Le cinéaste italien Ettore Scola en réalisa l’adaptation cinématographique Le Bal, deux ans plus tard. Dans les années 1970, dans son émission hebdomadaire Avec tambour et trompette sur France Inter, le journaliste Jean-François Kahn racontait en chansons quelques périodes de notre histoire. De même, pendant vingt-huit ans, Jean-Christophe Averty, trublion zozotant de la radio et de la télévision, dégota pour Les Cinglés du music-hall, des trésors gravés sur les « vieilles cires » et les microsillons vinyle en les mettant en perspective avec l’actualité de l’époque. Rappelez-vous son jubilatoire À vos cassettes ! C’est ainsi que je possède quelques joyaux sonores du « bon temps » . À ce propos, peut-on véritablement qualifier ainsi l’époque qui précéda ma naissance durant laquelle nos aïeux vécurent quelques moments dramatiques? Il faut croire qu’ils avaient la mémoire qui chantait tant je les ai plus entendus fredonner ces refrains de leur patrimoine musical que narrer quelque anecdote des heures sombres de la seconde guerre mondiale. Je me souviens des trajets en automobile sur la route enchantée des vacances dans la douce France des années cinquante. Mes parents et mon oncle n’attendaient plus pour être heureux et moi gamin moqueur, je me gaussais de leurs couplets ringards tandis que les Beatles chantaient Hard day’s night, un truc qui m’colle encore au cœur et au corps ! Éternel conflit intergénérationnel ! D’ailleurs, au second ou troisième degré, leurs hits d’avant-guerre ne me déplaisaient pas tant que cela et j’aimais me coiffer du béret subtilisé à mon oncle (celui du billet Mon Oncle et … mon oncle du 19 mai 2009) pour jouer les comiques troupiers avec l’ami Bidasse ! Il m’offrit même alors « Nos chansons de leurs vingt ans », un disque vinyle 30 cm de Marcel Amont :
« J’ai deux grands bœufs dans mon étable,
Deux grands bœufs blancs marqués de roux;
La charrue est en bois d’érable,
L’aiguillon en branche de houx… »
J’assume, chacun a ses faiblesses ! Et puis, le temps de la sagesse venu, « si l’on veut connaître les hommes, je crois sincèrement qu’il faut étudier leurs chansons au même titre que leurs monuments, leurs outils et leurs livres » prétend l’historien du langage Claude Duneton.
Ce soir, les chanteurs comédiens de La java des mémoires nous invitent à ressusciter deux décennies d’histoire de France, des années folles d’avant le Front Populaire à celles dingues d’après la Libération, à travers près de deux cents extraits de chansons à la trompeuse légèreté.
Le rideau s’ouvre sur un couple enlacé, elle la robe noire largement fendue sur une cuisse gainée de bas résille, lui mains aux goussets du gilet, manches de chemise retroussées et casquette de travers ; au premier plan de la scène, devant un pont, ils guettent l’arrivée imminente du flot de rengaines :
« …Sous les ponts de Paris, lorsque descend la nuit
Comme il n’a pas de quoi se payer une chambrette,
Un couple heureux vient s’aimer en cachette,
Et les yeux dans les yeux faisant des rêves bleus,
Julot partage les baisers de Nini
Sous les ponts de Paris… »
Et c’est parti pour une entraînante farandole de près de deux heures ! Première surprise, comme au bon vieux temps du café-concert, les six comédiens danseurs chantent sans micro et sans sonorisation amplificatrice, seulement accompagnés par les triolets d’un remarquable accordéoniste, Josias Villechange pour ne pas le citer.
Le pont tient plus d’une de ces passerelles métalliques qui font le charme du canal Saint-Martin. L’Hôtel du Nord n’est sans doute pas loin tant on reconnaît la gouaille « atmosphérique » d’Arletty chez les ninis et julots qui tournent sur le pavé.
Les premiers rires fusent devant la réjouissante vulgarité de Margot la ventouse près de son bec de gaz :
« Étant une jeune fillette
Elle perdit sa fleur virginale
Quand elle devint la poulette
D’un poseur de chauffage central.
Plus tard elle eut l’âme joyeuse
Car elle entra à Saint-Louis
En qualité de ventouseuse
Elle se crut au paradis.
C’était son rêve sur la terre
D’être une blanche infirmière
On l’appelait Margot la ventouse
Elle avait des yeux de velours.
Elle était p’tite, un peu tartouze
Mais elle chantait la nuit le jour… »
Comment résister à ses yeux de velours et ne pas s’imaginer quelques instants dans la peau de Julot l’empereur du faubourg ? Savez-vous que c’est Paul Meurice, le flegmatique acteur du Monocle, qui créa cette chanson en 1943 ? N’en déplaise aux puristes grincheux, le concepteur du spectacle Roger Louret a pris quelque liberté avec la chronologie de parution des chansons mais c’est sans importance tant les morceaux choisis s’inscrivent parfaitement dans la couleur et l’esprit de chaque tableau.
C’est-y pas que Margot décoche vers moi une œillade de velours … Elle cherche un millionnaire qui (lui) dirait froid’ment mon or est à toi !!! Décidément, il faut que cela tombe toujours sur moi ; en effet, dans ma vie de garçon, parce qu’un ami mal intentionné sortit un chéquier de ma veste, je fus entraîné sur la piste de danse d’un cabaret de travestis pour un slow langoureux dans les bras d’une Marilyn Monroe masculine ! Que voulez-vous, c’est cela …
« …Avoir un bon copain
Voilà c’qui y a d’meilleur au monde
Oui, car, un bon copain
C’est plus fidèle qu’une blonde
Unis main dans la main
A chaque seconde
On rit de ses chagrins
Quand on possède un bon copain… »
Écoutez donc Tonton Georges Brassens qui célébra magnifiquement l’amitié !
http://www.dailymotion.com/video/x3t0mh
Saut dans l’espace, des caboulots parisiens aux terrasses de cafés d’Andalousie quand luit, sur la plaza, la lune :
« …Je revois les grands sombreros
Et les mantilles,
J’entends les airs de fandangos
Et séguedilles,
Que chantent les señoritas
Si brunes… »
Les belles andalouses semblent rejeter d’un revers d’éventail le spectre de la guerre civile espagnole entre nationalistes et républicains de juillet 1936 à avril 1939. Pourtant, leur pays n’est plus un « berceau de poésie et d’amour » et il est temps de regretter Granada, ses arbres en fleurs et son soleil éclatant sur des châles aux brillantes couleurs. Bientôt les gorges se serrent. Nos fiers comédiens combattants, ruban rouge à la taille, exaltent les exploits de l’armée républicaine au passage de l’Èbre :
« El Ejército del Ebro
Rumba la rumba la rum bam bam !
Una noche el río pasó,
Ay Carmela, ay Carmela… »
Curieusement, ce chant anarchiste fut composé à l’origine en 1809 contre l’envahisseur français pendant la guerre d’indépendance espagnole, celle-là même pour laquelle le jeune Victor Hugo se retrouva au-delà des Pyrénées (voir billet Mon alter Hugo à moi du 11 février 2010). Écoutez-le repris, lors d’une fête de l’Humanité, par Leny Escudero qui, niño, fuit justement avec ses parents, le régime franquiste en 1939 pour s’installer dans le quartier de Belleville :
http://www.dailymotion.com/video/xa5jg1
Leny Escudero a écrit Vivre pour des idées, une superbe chanson dans laquelle il évoque l’engagement de son père :
« …Alors mon père m’a dit : «Mourir
Pour des idées, ça n’est qu’un accident.»
Je sais lire et écrire
Et mon père est vivant
Il était à Teruel et à Guadalajara
Madrid aussi le vit
Au fond du Guadarrama… »
Nous voici A las cinco de la tarde, le sublime poème de Federico Garcia Lorca en hommage à son ami torero Ignacio Sanchez Mejias pour avoir relevé le défi du monstre noir de la ganaderìa Pedro Domecq aux arènes de Cordoba en 1922. Mais bien plus qu’un fait d’armes tauromachique, c’est aujourd’hui le symbole du combat de Lorca contre la bête noire franquiste : fusillé et jeté dans la fosse commune de Viznar près de Grenade en août 1936, ses œuvres furent censurées par le caudillo jusqu’en 1953. L’accordéon soudain dérape et deux des acteurs les yeux bandés s’effondrent sur le pont !
Et à part ça, pendant ce temps-là que se passe-t-il dans notre pays de France ? Eh bien Tout va très bien, c’est du moins ce que prétend un valet pour réconforter une marquise acariâtre en proie à une cascade de malheurs :
« …Et bien voilà, Madame la Marquise
Apprenant qu’il était ruiné
À peine fut-il revenu de sa surprise
Que Monsieur le Marquis s’est suicidé
Et c’est en ramassant la pelle
Qu’il renversa toutes les chandelles
Mettant le feu à tout le château
Qui s’consuma de bas en haut
Le vent soufflant sur l’incendie
Le propagea sur l’écurie
Et c’est ainsi qu’en un moment
On vit périr votre jument… »
Après les larmes, ce sont les rires qui gagnent le public avec la composition de la noble dame par un désopilant acteur moitié Sim moitié De Funès. Ray Ventura et ses collégiens obtinrent un succès mondial avec cette chanson sketch. Au temps du Front Populaire, les ouvriers la reprennent comme un slogan de victoire après les accords de Matignon de 1936, l’acquisition de la semaine de quarante heures et les premiers congés payés. Bientôt, le « tout va très bien » deviendra raillerie face à l’aveuglement des gouvernements successifs minimisant la montée des risques de guerre.
Mais voilà que la marquise ravie d’être débarrassée de son mari trouve un vicomte sur son chemin. Je ne sais pas ce qu’ils se racontent, des histoires de vicomtes et de marquises sans doute, peu importe d’ailleurs, vous savez bien que :
« …Chacun sur terre
Se fout, se fout
Des p’tites misères
De son voisin du d’ssous
Nos p’tites affaires
À nous, à nous
Nos p’tites affaires
C’est c’qui passe avant tout
Malgré tout c’qu’on raconte
Partout, partout
Qu’est-ce qui compte en fin d’compte
C’qui compte surtout, c’est nous… »
Et pourtant, Jean Renoir écrivait à propos de cette période : « Il fut un temps où les français crurent vraiment qu’ils allaient s’aimer les uns les autres ». Bien que tout n’y fut pas rose malgré le socialiste Léon Blum, le Front Populaire est une époque d’espoirs politiques et d’une joie de vivre débridée. Malgré le chômage, sur les piquets de grève, on joue de l’accordéon, on danse et on pousse la chansonnette. La semaine de quarante heures au lieu de quarante-huit précédemment, est promesse de détente et de loisirs. Fermé jusqu’à lundi, Quel beau dimanche, Ici l’on pêche sont des chansons qui fleurent bon les guinguettes et les caboulots sur les bords de Marne, sans oublier l’emblématique refrain créé par Jean Gabin dans La belle équipe, le film de Jean Duvivier :
« Du lundi jusqu’au sam’di,
Pour gagner des radis,
Quand on a fait sans entrain
Son p’tit truc quotidien,
Subi le propriétaire,
L’percepteur, la boulangère,
Et trimballé sa vie d’chien,
Le dimanch’ viv’ment
On file à Nogent,
Alors brusquement
Tout paraît charmant ! …
Quand on s’promène au bord de l’eau,
Comm’ tout est beau…
Quel renouveau …
Paris au loin nous semble une prison,
On a le cœur plein de chansons… »
Les chanteurs canoteront sur le succès de Gabin un peu plus tard dans la soirée ; pour l’instant, ils préfèrent danser lascivement avec la Marinella de Tino Rossi, un autre immense tube de 1936 :
« Marinella !
Ah…, reste encore dans mes bras,
Avec toi je veux jusqu’au jour
Danser cette rumba d’amour…
… Blottie contre mon épaule
Tandis que nos mains se frôlent,
Je vois tes yeux qui m’enjôlent
D’un regard plein de douceur
Et quand nos cœurs se confondent
Je ne connais rien au monde
De meilleur
Marinella ! … »
C’est le bon temps du tango sur la Canebière chère à Vincent Scotto :
« Le plus beau de tous les tangos du monde
C’est celui que j’ai dansé dans vos bras
J’ai connu d’autres tangos à la ronde
Mais mon coeur n’oublie pas celui là
Son souvenir me poursuit jour et nuit
Et partout je ne pense qu’à lui
Car il m’a fait connaître l’amour
Pour toujours… »
Ou sur l’île de Beauté …
« Le tango corse, c’est un tango conditionné,
Le tango corse, c’est de la sieste organisée.
On se déplace, pour être sûr qu’on ne dort pas,
On se prélasse, le tango corse c’est comme ça… »
Le tout nouveau « cinéma parlant » qui date de 1929, fait fréquemment appel aux vedettes de music-hall et les chansons qu’elles y interprètent, deviennent souvent des tubes.. Un air, une dégaine, une toilette renvoient fugacement à un de ces beaux films en noir et blanc de l’époque. Ainsi, une ravissante blonde et un jeune comédien aux longs cheveux romantiques me rappellent Marie et Manda, Signoret et Reggiani, dans Casque d’or. Certes, le chef-d’oeuvre de Jacques Becker ne sortit sur les écrans qu’en 1952 mais il met en scène « apaches », voyous et prostituées dans « une partie de campagne » à Joinville-le-Pont (Pont ! Pont !) qui tournera bien mal.
Les apaches sont descendus de Belleville et Montmartre ! Il y a Monsieur Bébert …
« … Le roi des gangsters
Qu’a trois révolvers
Au Café Wepler
Quand il prend un verre
Il fauche la cuillère
Comme il est l’ caïd
C’est l’garçon, livide,
Qui lui d’mande pardon… »
Et tout ce petit monde guinche sous les tonnelles :
« …La valse à Dédé de Montmartre
Au son de l’accordéon, vous donne le grand frisson
La valse à Dédé de Montmartre
On la fait deux à deux et les yeux dans les yeux
La valse à Dédé de Montmartre
C’est la danse d’amour qui nous grise toujours
Dans tous les musettes
On la tourne sans frais, c’est la vraie, mais la vraie, vraie de vraie… »
Tiens, les spectateurs commencent à murmurer quelques refrains :
« C’est la Java bleue
La java la plus belle
Celle qui ensorcelle
Et que l’on danse les yeux ans les yeux
Au rythme joyeux
Quand les corps se confondent,
Comme elle au monde
Il n’y en a pas deux
C’est la java bleue… »
En fait de java, cette chanson immortalisée par la gouaille de Marguerite Boulc’h dite Fréhel, est une valse qui remet en mémoire les bons vieux films de Renoir et Duvivier ainsi que les photographies de Cartier-Bresson et Doisneau.
À Paris dans chaque faubourg et à Saint-Cyr l’École, Quand la nuit rêveuse est venue/À toute heure une âme émue/Évoque un rêve d’amour. Ne rêvons pas trop, rions cependant encore quelques instants avant que l’horizon s’obscurcisse !
Revoilà notre marquise déguisée cette fois en un sévère inspecteur à lorgnon qui a un faux air de Monsieur Walter, l’énigmatique professeur d’anglais campé par Éric Von Stroheim dans Les disparus de Saint-Agil ; vous vous souvenez de la société secrète des Chiche-Capon.
« Élève Labélure ? … Présent !
Vous êtes premier en histoir’ de France ?
Eh bien, parlez-moi d’Vercingétorix
Quelle fut sa vie ? sa mort ? sa naissance ?
Répondez-moi bien … et vous aurez dix.
Monsieur l’Inspecteur,
Je sais tout ça par cœur.
Vercingétorix né sous Louis-Philippe
Battit les Chinois un soir à Ronc’vaux
C’est lui qui lança la mode des slips
Et mourut pour ça sur un échafaud.
Le sujet est neuf,
Bravo, vous aurez neuf.
On n’est pas des imbéciles
On a mêm’ de l’instruction
Au lycée Pa-pa…
Au lycée Pa-pil…
Au lycée Papillon… »
Vous voyez que la crise de l’éducation nationale ne date pas de maintenant et que déjà au lycée Papillon, le niveau est catastrophique! Et dire qu’on envisage de supprimer l’enseignement de l’histoire … ! Ici, le béret vissé à la tête remplace le capuchon ou la casquette d’aujourd’hui et la blouse grise cache le jean à la taille si basse qu’il laisse craindre une possible diarrhée. Surprise, parmi les élèves Peaudarent, Trouffigne et Cancrelas, se sont glissés l’ami Bidasse natif d’Arras chef-lieu du Pas-de-Calais et un camarade au petit nom charmant d’Ignace qui lui vient tout droit de ses parents.
Soudain, ma mémoire file vers mon adorable oncle de Sète prénommé Eugène, un nom de guinguette à Joinville-le-Pont Pont !Pont ! tous deux nous irons rons !rons ! chez Gégèèène !!! Il n’était pas plombier zingueur comme dans la chanson, mais ouvrier typographe au journal L’Aurore avant-guerre, et qui sait s’il n’assista pas à la projection du film Ignace avec Fernandel dans le rôle titre, en exclusivité en 1937 au cinéma Max Linder sur les grands boulevards ! Il vécut aussi près du parc Longchamp à Marseille dans un immeuble appartenant au célèbre acteur humoriste. Il me réjouissait quand il lui venait d’interpréter, grimaces à l’appui, Ignace ou Félicie … aussi !
En tout cas, nos médiocres lycéens vont faire ce soir d’excellents français durant la guerre nouvellement déclarée. Maréchal nous voilà ! Pour cause de Marseillaise interdite par l’occupant en zone nord, cette chanson créée par André Dassary constitua l’hymne officieux de « l’état français » de Vichy.
« … On ira pendr’ notre linge sur la ligne Siegfried
Pour laver le linge, voici le moment
On ira pendr’ notre linge sur la ligne Siegfried
À nous le beau linge blanc… »
Inconscience ou humour bravache pour conjurer le sort, le linge ne sera repassé que cinq ans plus tard ! Pour le moment, voici que retentissent des heili,heilo, heila de sinistre mémoire !
Sur scène, les hommes ont troqué leur gapette pour le chapeau mou et enfilé des vareuses brunes. Écharpe autour du cou, l’ombre de Jean Moulin se profile. Les femmes portent un tailleur d’un noir prémonitoire :
« J’attendrai
Le jour et la nuit, j’attendrai toujours
Ton retour
J’attendrai
Car l’oiseau qui s’enfuit vient chercher l’oubli
Dans son nid
Le temps passe et court
En battant tristement
Dans mon cœur si lourd
Et pourtant, j’attendrai
Ton retour… »
Pour l’une d’entre elles, il reviendra … une jambe en moins ! Sur le pont, au-dessus d’un possible quai des brumes, notre Manda se transformant à présent en un Gabin, Morgan(e) d’elle, regarde au fond des beaux yeux de sa belle casquée d’or laquelle avoue bientôt :
« J’ai deux amours
Mon pays et Paris
Par eux toujours
Mon cœur est ravi
Ma savane est belle
Mais à quoi bon le nier
Ce qui m’ensorcelle
C’est Paris, Paris tout entier
Le voir un jour
C’est mon rêve joli… »
Dommage que pour mes yeux (certes moins beaux), l’allusion ne pousse pas jusqu’à la légendaire ceinture de bananes de Joséphine Baker !
Voilà que comme les hippies protesteront plus tard contre la guerre du Vietnam en s’envolant vers quelques paradis artificiels, surgissent sur scène les zazous habillés en clowns pour montrer leur refus d’un monde tout gris :
« Qu’est-c’ qu’on attend pour être heureux ?
Qu’est-c’ qu’on attend pour fair’ la fête ?
Y a des violettes
Tant qu’on en veut
Y a des raisins, des rouges, des blancs, des bleus,
Les papillons s’en vont par deux
Et le mill’-pattes met ses chaussettes,
Les alouettes
S’font des aveux,
Qu’est-c’ qu’on attend
Qu’est-c’ qu’on attend
Qu’est-c’ qu’on attend pour être heureux ? … »
Les zazous nés au milieu des années 1920, font partie des J3, référencés jeunes de troisième catégorie sur les cartes de rationnement. Au départ, ils sont nommés « petits swings » en raison de leur goût immodéré pour cette nouvelle musique rythmée en provenance de La Nouvelle-Orléans :
« …Je suis swing, je suis swing
Da dou da dou da dou da dou dé yeah
Je suis swing, oh je suis swing.
C’est fou, c’est fou c’que ça peut griser.
Quand je chante un chant d’amour
J’le pimente d’un tas de petits trucs autour
Je suis swing, je suis swing
Za zou za zou c’est gentil comme tout … »
Cette dernière onomatopée de la chanson de Johnny Hess, le premier musicien de Charles Trenet, inspirée de celles lancées par Cab Calloway et les chanteurs noirs de jazz, consacre définitivement la génération zazoue.
Pacifistes, espiègles et provocateurs, les zazous tournent tout en dérision et tuent leur oisiveté aux terrasses de cafés et dans les caves de jazz de Saint-Germain-des-Prés. Boris Vian en brosse le tableau dans son roman Vercoquin et le plancton.
En tout cas, cette jeunesse jugée décadente avec sa musique de « nègre dégénéré » par les autorités allemandes et de Vichy, nous transporte ce soir dans une revigorante surprise-partie débridée et bigarrée. Ca fait du bien en cette année 1942 d’entendre des claquettes plutôt que le bruit des bottes !
« Un bon fermier découvrit un matin
Dans sa basse-cour une poule fort étrange…
« Viens donc, Mélie. Viens donc voir: je croyons ben que la Noiraude a
Quelque chose qui la démange…
Elle a l’air contente.
Elle n’a point l’air méchante…
Mais pour ce qu’elle chante, je n’y comprends rien!
Elle fait…
Écoute… elle fait…
Cot cot… »
Il est même une irrésistible poule zazoue qui picore du pain dur, carte de rationnement oblige ( !), sur le parapet du pont. Charles Trenet nous pondit ce dialogue entre un paysan et l’étrange gallinacé en hommage à l’esprit de dérision des zazous et d’improvisation des jazzmen. Il caquetait en imitant la trompette bouchée du swing.
Le public s’esclaffe devant les pitreries du comédien Jean-Paul Delvor (notre fameuse marquise de l’année 36) … et voilà que la Noiraude au plumage à larges carreaux s’envole pour emboîter le pas du reste de la troupe swinguant sur In the mood ! Hilarant !
« …Que reste-t-il de nos amours
Que reste-t-il de ces beaux jours
Une photo, vieille photo
De ma jeunesse
Que reste-t-il des billets doux
Des mois d’ avril, des rendez-vous
Un souvenir qui me poursuit
Sans cesse
Bonheur fané, cheveux au vent
Baisers volés, rêves mouvants
Que reste-t-il de tout cela
Dites-le-moi
Un petit village, un vieux clocher
Un paysage si bien caché
Et dans un nuage le cher visage
De mon passé… »
Retour à la réalité ; chacun essuie encore quelques larmes de joie perlant aux paupières que déjà la mélancolie nous étreint. 1943, la France est toujours occupée, l’armée des ombres organise la résistance. Ce soir, deux chansons mythiques symbolisent l’éloignement de l’être aimé :
« Devant la caserne quand le jour s’enfuit
La vieille lanterne soudain s’allume et luit
C’est dans ce coin là que le soir
On s’attendait remplis d’espoir
Tous deux, Lily Marlène
Tous deux, Lily Marlène
Tous deux, Lily Marlène… »
Cette chanson allemande, inspirée d’un poème écrit en 1915, a connu un destin étonnant. Créé en 1938 par Lale Andersen, une chanteuse de cabaret berlinoise, ce refrain nostalgique est très prisé des soldats allemands à partir de 1941. Aussi, le sinistre docteur Goebbels, ministre de la propagande, considérant que Lili Marleen risque d’altérer la combativité des troupes de la Wehrmacht, tente de détruire la matrice du disque et d’interdire son interprétation … en vain car les soldats de l’Afrikakorps en expédition en Libye sous les ordres de Rommel, ont déjà adopté la chère Lili diffusée largement sur les ondes de radio Belgrade. Pire encore, la femme est l’avenir de l’homme vous savez bien, les tommies de la 8ème armée du général Montgomery et les pioupious des divisions blindées de Koenig et Leclerc s’entichent à leur tour de la rengaine et après la déroute allemande d’El Alamein, emportent l’accorte teutonne comme prise de guerre ! C’est ainsi que Lily Marlène est naturalisée en 1942 par la voix de Suzy Solidor ! La légende ne s’arrête pas là : les alliés attribuèrent à tort la paternité de la chanson à la chanteuse antinazie Marlène Dietrich, la seule Marlène qu’ils connaissaient. « L’ange bleu » créera à la fin de la guerre son inoubliable version qui constitue désormais un hymne à la Libération !
Ah l’amour ! Les femmes dans le public entonnent maintenant avec ferveur :
« … Je ne sais pourquoi j’allais danser
À Saint- Jean au musette,
Mais quand un gars m’ a pris un baiser
J’ai frissonné, j’étais chipée,
Comment ne pas perdre la tête,
Serrée par des bras audacieux
Car l’on croit toujours
Aux doux mots d’amour
Quand ils sont dits avec les yeux
Moi qui l’aimais tant,
Je le trouvais le plus beau de Saint-Jean
Je restais grisée
Sans volonté
Sous ses baisers … »
Souvenirs, souvenirs! Savent-elles que cette valse musette fut déclarée à l’origine à la SACEM sous le titre graveleux Les barbeaux de Saint-Jean puis enregistrée en tant que Mon costaud de Saint-Jean ? Vu la réputation de l’amant en question, désormais à la fin des noces et banquets, vous réfléchirez peut-être à deux fois avant de vous jeter dans ses bras auda-ci-eux !
Le cœur bat soudain aussi fort que pour cette poignante interprétation du magnifique Philippe Léotard. « On ne gagne la guerre qu’avec des chansons…il faut un chant qui ait l’air de venir des maquis », dit Emmanuel d’Astier de la Vigerie, un des responsables de la Résistance au-delà de la Manche. Ainsi naît à Londres le 30 mai 1943 le Chant des Partisans sur des paroles de Joseph Kessel et son neveu Maurice Druon et une musique d’Anna Marly. Il s’impose immédiatement comme l’hymne de la Résistance. Le manuscrit original est conservé au musée de la Légion d’honneur et classé monument historique au titre objets. « Chanté à voix basse, sifflé sourdement, il évoque la chape de plomb qui s’est abattue sur le pays occupé, la censure, les souffles et murmures de la clandestinité, la nuit où des ombres furtives collent des affiches, sabotent les voies ferrées, se glissent dans les maquis, se cachent loin des poteaux d’exécution. » Aujourd’hui, « Ami entends-tu … » est d’abord un chant de fraternité.
De l’armée des ombres jaillit la lumière. Soudain sur la scène, la liesse succède à la désolation. Quand les alliés débarquent en Normandie, Oh when the saints go marching in Paris, les fleurs de la Libération éclosent sur les pavés de la capitale :
« C’est une fleur de Paris
Du vieux Paris qui sourit
Car c’est la fleur du retour
Du retour des beaux jours
Pendant quatre ans dans nos cœurs
Elle a gardé ses couleurs
Bleu, blanc, rouge, avec l’espoir elle a fleuri,
Fleur de Paris… »
Ce soir, en effet, la guerre se gagne en chansons ! Les comédiens courent dans tous les sens, s’embrassent à bouche que veux-tu et chantent à tue-tête :
« Y a d’la joie
Bonjour bonjour les hirondelles
Y a d’la joie
Dans le ciel par dessus le toit
Y a d’la joie
Et du soleil dans les ruelles
Y a d’la joie
Partout y a d’la joie
Tout le jour, mon cœur bat, chavire et chancelle
C’est l’amour qui vient avec je ne sais quoi
C’est l’amour bonjour, bonjour les demoiselles
Y a d’la joie
Partout y a d’la joie… »
Et puis … :
« Je chante !
Je chante soir et matin,
Je chante sur mon chemin
Je chante, je vais de ferme en château
Je chante pour du pain je chante pour de l’eau
Je couche
Sur l’herbe tendre des bois
Les mouches
Ne me piquent pas
Je suis heureux, j’ai tout et j’ai rien
Je chante sur mon chemin
Je suis heureux et libre enfin… »
Quoi de mieux qu’un « fou chantant » pour clamer sa bonne humeur, sa légèreté, son insouciance et son optimisme retrouvés ? On a l’impression subite d’assister à un concert de Charles Trenet tant ses succès s’enchaînent :
« …Douce France
Cher pays de mon enfance
Bercée de tendre insouciance
Je t’ai gardée dans mon cœur!
Mon village au clocher aux maisons sages
Où les enfants de mon âge
Ont partagé mon bonheur
Oui je t’aime
Et je te donne ce poème… »
Curieux destin que celui de cette chanson qui fut fredonnée aussi bien par les collabos pétainistes que par les Résistants gaullistes pour des raisons de compréhension bien différentes ! Quarante ans plus tard, « blackbeurisée » par Rachid Taha et le groupe Carte de séjour, elle ouvrait les meetings du candidat François Mitterrand à l’élection présidentielle. Et ce n’est pas par un hasard fortuit qu’elle a donné son nom à un des thèmes de ce blog !
Trenet ne fit pas l’unanimité pour son attitude plus ou moins équivoque sous l’Occupation mais ce n’est pas le soir pour faire éventuellement son procès. Quand le monde est gris, mettez une de ses galettes swingantes sur votre platine et vous vous retrouvez sur les routes enchantées mais aussi défoncées de l’après-guerre :
« …La mer
Au ciel d’été confond
Ses blancs moutons
Avec les anges si purs
La mer bergère d’azur
Infinie… »
On chante en bord de mer mais aussi dans les montagnes :
« …Ramuntcho… c’est le roi de la montagne
Ramuntcho… quand il appelle sa compagne
Il crie : « Ma gachucha… je t’aime ! «
L’écho répond … Aime !… »
Et si on chante… :
« Se canto que canto,
Canto pas per you,
Canto per ma mio
Qu’ès alen de you… »
On chante même au-delà des Pyrénées :
« La Belle de Cadix a des yeux de velours
La Belle de Cadix vous invite à l’amour…
Chi-ca ! Chi-ca ! Chic ! Ay ! Ay ! Ay !
Chi-ca ! Chi-ca ! Chic ! Ay ! Ay ! Ay !
Chi-ca ! Chi-ca ! Chic ! Ay ! Ay ! Ay ! »
On chante sur les places de Paris :
« …Un petit jet d’eau,
Une station de métro,
Entourée de bistrots,
Pigalle
Ça vit, ça gueule
Les gens diront ce qu’ils veulent
Mais au monde y’a qu’un seul
Pigalle. »
Chacun exprime son bonheur comme il veut ; un excentrique se pend même par les pieds à l’armature métallique du pont et se balance à toute volée tel une cloche en chantant :
« …Une cloche sonne, sonne,
elle chante dans le vent.
Obsédante et monotone,
elle redit aux vivants:
« Ne tremblez pas, cœurs fidèles,
Dieu vous fera signe un jour.
Vous trouverez sous son aile
avec la vie éternelle
l’éternité de l’amour. »
Bordée d’applaudissements pour saluer l’exploit sportif et vocal ! Ce soir, Les trois cloches sonnent plus pour la liberté retrouvée que pour les évènements marquants de la vie de Jean-François Nicot.
Sur les bords de Marne, la guinguette a rouvert ses volets et Frehel a dégoté Le dénicheur pour un petit tour de gambille, écoutez ça si c’est chouette :
« L’grand Julot et Nana,
Sur un air de java,
S’connur’nt au bal musett’
Sur un air de javette.
Ell’lui dit : » J’ai l’béguin. «
Sur un air de javin.
Il répondit : » Tant mieux ! «
Sur un air déjà vieux… »
Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! C’était la plus bath’ des javas des mémoires ! Eh oui, toutes les bonnes choses ont une fin !
« …C’est ici que s’arrête mon histoire
Aurez-vous de la peine à me croire?
Si j’vous dis qu’il s’aimèrent chaque jour
Qu’ils vieillirent avec leur tendre amour
Qu’ils fondèrent une famille admirable
Et qu’ils eurent des enfants adorables… »
Romance de Paris, romance d’une tranche de vie que je n’ai pas connue car c’est ici que commence mon histoire personnelle, enfant du baby boom !
Les spectateurs radieux applaudissent à tout rompre les trois couples d’acteurs chanteurs talentueux, Catherine Delourtet et Jean-Paul Delvor, Tiffanie Jamesse et Grégory Benchefani, Ludivine Junqua et Nicolas Rougraff , je les nomme, ils le méritent amplement tant ils savent faire valser les souvenirs et les émotions au gré de leurs amourettes capricieuses
Une autre ! Une autre ! Une autre ! Ils acquiescent volontiers et suggèrent un twist au grand désespoir de Josias Villechange car avec son piano à bretelles, ça ne va pas (trop) le faire ! Quoiqu’il me semble que quelques Charlots commirent une parodie Twist Eugène … chez Gégèèène !
Allez, c’est parti pour un tableau final ébouriffant ! La chanson de Prévert rappelle des souvenirs, Milord s’invite à la table et L’idole des jeunes yéyé n’a que faire de Potemkine. Sur le pont, un amoureux délaissé crie Aline pour qu’elle revienne à une fille qui s’appelle … Françoise ! Quant à l’acteur de la vieille marquise et de la poule zazoue, il a retrouvé sa virilité et entreprend de laisser mes (ses) mains sur les hanches d’une jeunette. Puis sans complexes, bien qu’il ne soit pas un minet avec une carrure d’athlète, il roule des mécaniques en jouant Les Play-boys avec son piège à fille, un piège tabou, un joujou extra qui fait crac boum hue les filles en tombent à ses genoux. Le pire, c’est que ça marche et une prénommée Annie, à ses pieds, lui déclare son amour pour Les sucettes à l’anis ! Effet sucette ? Le public aux anges ovationne de longues minutes les artistes. D’ici à ce qu’ils nous proposent de nous mêler à eux sur scène, il y a un pas de danse qui ne sera pas franchi. Par contre, ils nous invitent à chanter a cappella Le petit vin blanc qu’on buvait sous les tonnelles du côté de Nogent puis La java bleue celle qui ensorcelle et enfin Douce France. Et comme un remerciement, ils se taisent, nous écoutent et nous applaudissent…
Ici l’on pêche … d’enfer ! Pour oublier quelques instants la morosité ambiante, je vous conseille vivement de vous faire la malle avec La java des mémoires si, ses petites fesses en bataille sous sa jupe fendue, elle venait à passer par chez vous. Quant à moi, je vous donne rendez-vous ici dans cinquante ans pour vous conter le rap des mémoires, une chronique des années bling bling, celles où l’on allait se promener chez IKEA le dimanche plutôt qu’au bord de l’eau !