J’ignore s’il existe un prototype de l’auvergnat mais il mange du cochon et boit du vin, je ne vais pas vous resservir ma blague sur les intégristes du Corent, gouleyant cru de côtes d’Auvergne. J’ajoute que lorsque s’en réunit une trentaine, passionnés d’images et de sons, c’est là que cela devient intéressant. Ainsi naquit Traces de Vies, rencontres du film documentaire qui viennent de vivre à Clermont-Ferrand, leur dix-neuvième édition.
Toute ressemblance entre mon entrée en matière et les propos pour le moins emberlificotés d’un ministre lors d’un récent méchoui arverne, n’est nullement fortuite. D’ailleurs, il apparaît dans une des séquences de Terre d’usage, film inaugural du festival. Alors ministre de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du Développement solidaire, il préside une séance de naturalisation de maghrébins installés en Auvergne. Compliments convenus à chacun, coup d’œil furtif à sa montre, il ne semble guère habité par l’acte symbolique qu’il effectue.
Patrie également à la colombe ou l’aigle
De l’audace et du chant doublement habitée
Je vous salue ma France où les blés et les seigles
Mûrissent au soleil de la diversité
Ces vers d’Aragon cités par Pierre Juquin juste avant la projection, sont autrement plus valeureux et sincères. Exclu du parti communiste en octobre 1987 pour avoir tenté de le rénover, candidat d’un mouvement réformateur aux élections présidentielles de 1988, Pierre Juquin, plus qu’un simple passeur, joue un rôle de penseur en articulant à sa façon les thématiques de la République, la religion, le capitalisme et la guerre, qui traversent le film et ce territoire d’Auvergne dont il est originaire. Dans ce documentaire (dé)construit comme un patchwork, il va à la rencontre de gens, de paysages et de situations où se mêlent l’Auvergne et l’état du monde.
Cela démarre par un huis clos dans une automobile dans lequel Pierre Juquin, l’ouvrage La guerre des Gaules à la main, décrit un hors champ qu’il voit, le plateau de Gergovie où Vercingétorix repoussa les troupes romaines de Jules César (lors d’une guerre qui était déjà coloniale !). Cela s’achève dans les rues de Riom où Pierre qui espère tant qu’il respirera, nous donne du baume au cœur : « Le 13 juillet 1789, la veille de la prise de la Bastille, les droits de l’Homme, la République, la séparation de l’Eglise et de l’Etat, toutes ces choses, c’étaient des utopies… Et puis il arrive un moment où quelque chose bouge dans le peuple, dans l’histoire, et où l’utopie devient, au moins en partie, une réalité ». Puisse-t-il dire vrai !
Entre temps, il bavarde avec un retraité d’origine algérienne de chez Michelin qui raconte sa vision du système capitaliste avec beaucoup de justesse, en opposant l’irrationalité du monde des traders et des actionnaires à celui de l’ouvrier qu’il fut et qui travailla dur pour rembourser sou par sou le prêt de sa maison. Dans une allégorie cocasse, il retrouve un graveur de pierre, ancien éducateur de jeunes qui, perdu dans le tumulte de la société de consommation privilégiant le matériel à l’humain et mettant au rancart la pensée, a préféré rejoindre le silence des morts et s’occuper de leurs tombes. Il y a aussi cette promenade dans la campagne, par un matin brumeux et pluvieux, lui le marxiste attaché au matérialisme historique avec Sœur Saint-Pierre, une brillante professeur de philosophie ; une conversation respectueuse, une écoute remarquable de l’autre, une riche argumentation sur le thème « je crois, je ne crois pas ». « Le mal ne peut avoir le dernier mot » affirme la sœur comme un écho à Juquin citant Jaurès : « le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l’orage ».
Un patron d’origine portugaise élu président de la chambre de commerce, un tableau au musée du Puy-en-Velay représentant Vercingétorix jetant ses armes au pied de Jules César, le lever de drapeau au 92ème régiment d’infanterie, le passage du Tour de France et de sa caravane publicitaire dans la descente déserte d’un puy, il y a encore bien d’autres choses à voir dans ce film qui, selon le vœu des réalisateurs, fait le pari de l’intelligence et demande des spectateurs actifs sinon ça ne marche pas ! Avec moi, ça a marché !
Comme toute soirée d’ouverture de Traces de Vies qui se respecte, il est temps d’échanger ses impressions et de trinquer aux retrouvailles d’amis de l’édition précédente, autour de quelques verres de crus d’Auvergne. Antoine Blondin les appelait joliment des « verres de contact » ! Sœur Saint-Pierre ne s’endormira pas dans les vignes du seigneur, elle sollicite juste que je lui verse un verre d’eau ! Quant à moi, matérialiste non marxiste, j’estime que quelques gorgées de Châteaugay m’aideront à mieux supporter la morosité du monde actuel, dénominateur commun de la majorité des quatre-vingt-six films présentés. En jonglant avec les horaires, en accélérant le pas entre les salles Boris Vian et Georges Conchon et en… restreignant parfois le repas du soir au seul sandwich, je tiendrai la gageure d’en visionner une quarantaine.
Dès le mardi matin, la mondialisation est clouée au pilori avec Pêche d’enfer, un documentaire que j’avais déjà vu, qui en dénonce les effets néfastes à travers ces pêcheurs européens pillant les rivages du Sénégal après avoir épuisé les réserves dans leurs propres eaux, sans que cela profite aux habitants de ces côtes. « Donnez-lui un poisson, il mangera un jour, apprenez-lui à pêcher, il mangera toute sa vie ! » dit l’adage. Mouais !
8 août 1956, la catastrophe du bois du Cazier, un ancien charbonnage situé à Marcinelle près de Charleroi ! J’étais tout gosse, je me souviens que mes parents écoutaient à la TSF, la progression des secours pour découvrir d’éventuels rescapés. Je compris ce qu’était le métier de mineur : 262 hommes périrent dont la moitié d’italiens.
Qui sait si parmi les jeunes de Avant que les murs tombent, il n’y en a pas qui perdirent leur grand-père dans la catastrophe. Les mines ont fermé il y a longtemps et le site est aujourd’hui transformé en mémorial et musée. Le chômage ajoute à la noirceur du paysage.
« Ca tue, t’as la rue de la Fraternité, la rue de la Liberté et la rue de l’Union, c’est vrai, ils n’ont pas chipoté dans notre quartier ; ils se sont dit on est dans un quartier pourri, on va mettre des noms à la classe, si on met rue de la Guerre, ils vont péter un câble ». Ainsi, un jeune à la gouaille banlieusarde, présente sa maison, dernier témoin des corons d’antan, dernier logement de ce type avant que les murs tombent, les nouveaux riches qui viennent chez les pauvres, barrière électrique, caméra de surveillance et tout le tintouin !
Colin vit là avec sa mère dans cette habitation proche de l’insalubrité qui se transforme souvent en « maison de jeunes et … de la culture » quand il invite ses potes pour écrire ensemble. Sur fond de drogue et d’alcool, il compose du rap comme exutoire et nécessité avec un certain talent qu’il tient sans doute de sa maman promise autrefois à un bel avenir littéraire.
Au cinéma, il y avait les yeux d’or de Marie Laforêt ; dans le documentaire, il y a aujourd’hui les yeux mauves (je les ai croisés souvent dans la semaine !) de la jeune réalisatrice Eve Duchemin qui cadre elle-même avec beaucoup de justesse, de sensibilité et même de sensualité. Pas de regard extérieur, sa caméra balance avec grâce dans ce taudis exigu. Son talent de montrer de la beauté dans cette laideur sera récompensé par une mention spéciale du jury. Comment ne pas penser à l’avenir de ces jeunes, il est des chutes de murs moins pacifistes que d’autres !
Il y a aussi de la sensualité et même de l’érotisme dans Les oiseaux ont aussi le vertige de Sarah Cunningham. Elle suit un couple d’acrobates dans un cirque ambulant à travers le Pays de Galles. Reliés par un fil, lui tapi dans l’ombre, il glisse le long d’un mât, faisant contrepoids pour qu’elle, dans un cercle de lumière, puisse voltiger et danser sur son anneau. La caméra virtuose capte les gracieux moments de cette véritable parade amoureuse. Qu’il est beau le regard empreint d’amour et d’admiration de Barnz pour sa partenaire ! Mais ces oiseaux-là ont aussi la peur du vide d’un quotidien un peu galère quand le spectacle est terminé, avec les répétitions épuisantes, les blessures, les repas frugaux dans la roulotte…
Notre repas est plutôt copieux Aux Joyeux Pétanqueurs, une chaleureuse brasserie faisant aussi office de siège des boulistes de la place des Salins.
En début d’après-midi, nous nous retrouvons à Chelles, en Seine-et-Marne, dans la cité des Coudreaux qui fut le théâtre de violences urbaines en 2005. L’OPAC de la ville a décidé de construire Une petite maison dans la cité, ou plus exactement un lot de sept pavillons individuels au pied des HLM et de faire participer les familles sélectionnées à la construction de leur logement dont elles deviendront locataires.
Puis nous rejoignons les Philippines et La prison sans peine dans laquelle les visiteurs entrent comme dans un moulin. Ca grouille à l’intérieur, les cellules sont bondées mais les prisonniers semblent dignes et sans violence.
Voilà deux films généreux qui relatent des problèmes cruciaux de notre société et qui peuvent fournir des pistes de réflexion pour les affronter. Il leur manque le je ne sais quoi pour m’émouvoir, peut-être le personnage charismatique qui porte le propos et m’interpelle. Ou alors, est-ce mon humeur car je passe aussi complètement à côté de Hors saison dans lequel le réalisateur Jean-Claude Cottet retourne auprès de ses parents dans un hameau de Haute-Savoie, douze ans après que la maison familiale fût vendue suite à la faillite de l’entreprise de bois. Le début du documentaire est prometteur avec ce long plan séquence digne d’un road-movie dans un splendide paysage de neige, et puis je m’ennuie … mais j’y reviendrai !
Le combat en justice mené par les salariés licenciés de Michelin Poitiers me réveille. La fermeture de l’usine intervient en 2006 alors que Michelin, premier groupe de pneumatiques du monde, affiche des bénéfices records. Les ouvriers n’ont de choix que de quitter Poitiers où ils ont construit leur vie, pour rejoindre l’usine de Bourges , ou emprunter la navette qui les mènera quotidiennement à cent kilomètres sur le site de Tours. Qu’elle était belle mon usine … retrace leurs luttes jusqu’alors quasi vaines devant les prud’hommes, leurs espoirs, leurs déceptions, leur découragement, leur impuissance, leur souffrance. « Chaque homme est unique et irremplaçable » affirmait pourtant François Michelin en 1998 !
On ne vit pas que d’amour en cette ère de mondialisation, n’en déplaise au cinéaste italien Silvano Agosti dont le film D’amore si vive est présenté en soirée. Agosti, présent à la projection, est un personnage hors norme qui, à dix-sept ans, quitte le giron familial pour découvrir le monde en commençant par la maison natale de Charlie Chaplin à Londres. Il a fait de l’indépendance son style de vie et de cinéma et possède à Rome la salle Azzuro Scipioni où il projette outre ses œuvres, celles des réalisateurs qui le passionnent tel le soviétique Eisenstein dont il est un éminent spécialiste. Sa liberté de produire et tourner ce qu’il veut et comme il l’entend, ne lui fait pas craindre la censure : « si elle s’occupe de toi, c’est que tu es en train de dire des choses importantes ».
Pour tomber dans le cliché, Silvano Agosti, en bon rital qui se respecte, est aussi haut en couleurs, truculent, séducteur, enjôleur, baratineur peut-être, mais sa manière de nous parler d’amour est peu commune. Il a interrogé sept mille personnes à Naples pour ne retenir finalement que sept entretiens avec une mère pleine de phobies, un enfant précoce, une ancienne prostituée et deux transsexuels. Le sujet universel, c’est l’amour et la sexualité souvent dans ce qu’elle a de plus intime. On pourrait craindre le graveleux or il obtient des témoignages pleins de pudeur et de délicatesse. Filmés de très près, ces visages dégagent souffrance et tendresse ; quelques sourires s’esquissent au coin des lèvres, vite démentis par des regards poignants qui se perdent vers un ailleurs souvent synonyme de profondes souffrances. Au cours du débat, Agosti révèle que la femme prostituée se suicida le lendemain de l’interview et que Lola est désormais prêtre chez les franciscains. Destinées de femmes et d’hommes !
Balançant sans cesse entre cocasse et pathétique, ce magnifique documentaire dans la lignée du cinéma italien néoréaliste d’après-guerre, conduit aussi à nous poser des questions sur notre vision de l’amour et notre propre vécu.
Place le mercredi matin à la mélancolie du temps qui passe et à la nostalgie du passé avec deux films empreints de pudeur et dignité. Avant l’hiver de Mélanie Gagné et Guillaume Lévesque évoque la fin de vie de trois personnes âgées en Gaspésie au Québec : Clément, 83 ans, seul dans son appartement, Madeleine, 92 ans, dans une maison de retraite, Camille, 103 ans, dans un centre de soins de long séjour. Leur accent est délicieux.
En ouverture du film, une horloge qu’on remonte, une pendule qui égrène ses tic tacs, deux aiguilles qui tricotent le fil de l’existence, un piano qui scande gravement note à note la vie qui ralentit, de vieilles photos de famille, marques symboliques du temps qui court inexorablement ou plutôt de la mort qui sonnera bientôt. Je pense inévitablement aux vieux de Jacques Brel, du moins avec Camille qui va à petits pas de son fauteuil vert à son fauteuil rose et retour. Je pense aussi à ma maman autrefois seule dans son salon dont on réduisait peu à peu le périmètre de vie, à ma tante centenaire aujourd’hui « qui vit, qui vit encore, elle tombe de sommeil, mais qu’est-ce qu’elle fait la mort ? »
Ce n’est pas morbide, on sourit même souvent, c’est poignant cependant. « Bien que je ne peux pas manger seul ni me transporter, je ne peux pas me plaindre » dit Camille. « J’ai 83 ans et 11 mois, je n’ai pas trouvé ça long la vie parce qu’on s’aperçoit que plus on vieillit, plus ça va vite » affirme Clément. Madeleine ne « regarde pas la vieillesse, pour moi je suis jeune et quand je regarde en arrière, je vois que j’ai beaucoup d’amis … en arrière » !
Ce documentaire nous questionne : où trouve-t-on le bonheur et un avenir quand la mort se profile de plus en plus proche ? Et encore, nos vieillards québécois vivent semble-t-il une sereine retraite dans d’excellentes conditions de confort incomparables avec celles de certains de nos mouroirs. Ce film sensible s’achève avec une main immobilisant le mouvement du balancier de la pendule ; l’hiver est venu…
Avec son Inventaire, Isabelle Solas traite « l’après vie » en nous promenant dans la maison charentaise que Marie, à sa mort, légua avec tout son contenu à une association de sauvegarde du patrimoine. Le temps d’un été, une vingtaine de bénévoles répertorient minutieusement, objet par objet, pièce par pièce, cet univers figé. Cela me rappelle cette douloureuse période où je fus confronté à vider la grande maison familiale inanimée qui d’ailleurs, faillit connaître aussi un destin original. En effet, à l’origine, propriété d’une famille anglaise fondatrice de la faïencerie de Vieux Forges dont les plus belles pièces trônent dans la salle des mariages de l’hôtel de ville, il fut envisagé de la transformer en musée des faïences. Des raisons techniques firent tourner court le projet. En cette époque de surconsommation et du jetable, le film fait réfléchir aussi sur la conservation et la transmission du patrimoine amassé patiemment et souvent avec amour par nos aïeux. Inventaire est prétexte encore pour la réalisatrice à manier un esthétisme certain avec bonheur à travers de magnifiques plans de natures mortes éclairées par quelques rais de lumière s’échappant des persiennes.
Dans la programmation de l’après-midi, je retiens Les racines du brouillard, un premier film de Dounia Bovet-Wolteche qui emmène sa mère Axelle, d’une rive de la Méditerranée à l’autre, en Kabylie, là où elle vint pour la première fois, comme jeune institutrice, en 1962, au lendemain de l’indépendance de l’Algérie. Axelle y retrouve la famille d’Ali, un ami qu’elle avait connu alors qu’il venait de libérer son pays du colonialisme et qu’elle avait fait venir récemment en France pour mieux soigner son implacable maladie.
Images en super 8 noir et blanc, récit à trois voix, celles de la réalisatrice, d’Axelle et d’Ali, évoquant par bribes son combat politique et sa condamnation à mort par les autorités françaises, temps mêlés, retour sur les terres, retour sur le passé, ce film ne se veut pas analyse du conflit colonial. Intimiste, personnel, émouvant, il témoigne d’un des multiples drames que provoqua cette « guerre sans nom » du titre d’un autre documentaire de Bertrand Tavernier.
Je note que ces films sont majoritairement l’œuvre de femmes. Hasard de mes choix peut-être, mais j’imagine également qu’elles ont loisir dans ce genre de cinéma d’exercer pleinement leur sensibilité et leur finesse d’esprit, et trouver la distance et le ton justes.
En soirée, je visionne Paso doble et Minotaur Ex, deux des douze films présentés dans le cadre d’une carte blanche offerte au festival international du film sur l argile et le verre organisé à Montpellier depuis 1998. Dotée de qualités plastiques remarquables, mariée à l’eau qu’elle affectionne, l’argile est un matériau superbe à filmer. Je me souviens d’une séquence que j’avais tournée où les mains de la sculptrice pétrissaient sensuellement la glaise.
En présence du sculpteur Loul Combres, nous assistons à deux performances étonnantes traduites à la caméra avec beaucoup de dextérité et d’esthétisme. Inspiré du mythe grec, le ballet des trois danseurs nus tentant de s’extirper de leur gangue dans le labyrinthe, retient mon souffle.
Je regrette de ne pas voir le court métrage sur le grand sculpteur Ousmane Sow et ses personnages monumentaux exposés en situation dans la savane et les villages du Sénégal.
Depuis deux ans, la journée de jeudi est consacrée à la Leçon de cinéma enseignée, cette année, par Amos Gitai, grand cinéaste israélien. Élève indiscipliné, je sèche le cours préférant mettre à profit mon temps pour assister à d’autres projections encore et toujours. Et je ne vais pas le regretter !
D’abord, j’offre une seconde chance à Hors saison qui, cette fois, réussit à me captiver. Il y aurait d’ailleurs une intéressante réflexion à mener sur les conditions de réception du spectateur aux messages filmés.
Vous connaissez déjà le propos de ce film de « famille » dont le rythme lent et le traitement en creux par le non dit habilement suggéré, m’interpellent finalement. Jean-Claude Cotet renoue les fils avec ses parents. Sa caméra pudique les observe d’abord dans des plans larges jusqu’à les apprivoiser avec notamment le très gros plan des mains du père orphelines depuis douze ans des outils du menuisier. Elle leur rend une dignité qu’ils pensaient avoir perdue.
Drame ordinaire d’une vie ordinaire qu’un jour, la faillite et le chômage ont fait basculer dans un vide vertigineux : une maison sans eau, plus de voiture, peu d’objets. Heureusement, il y a la splendide nature savoyarde qui constitue leur seule richesse ; ils s’émeuvent devant un envol de grives et l’arbre où ils se connurent. Il y a aussi l’appareil photo numérique gagné dans une tombola dont le fils leur apprend le maniement. Ils pourront fixer enfin le rayon de soleil qui s’infiltre à certaines heures par un trou de la montagne. Plan lumineux, ainsi s’achève le film récompensé par le prix de la première réalisation professionnelle !
Que notre société est cruelle et impitoyable ! À l’initiative du comité d’établissement des cheminots de la région Provence Alpes Côte d’Azur, Cheminots interroge l’histoire de l’entreprise et ses valeurs, et met en relief les grandes mutations actuelles avec la privatisation du fret de marchandises et prochainement l’ouverture à la concurrence du transport de voyageurs .
Réjouissante correspondance, le film commence avec l’arrivée d’un train d’aujourd’hui en gare de La Ciotat comme la filmèrent en 1895 les frères Lumière. Et pour compléter l’hommage, par une subtile composition du cadre, les images sautillantes d’autrefois s’incrustent sur un mur de la gare. Les réalisateurs Luc Joulé et Sébastien Jousse ont déjà gagné leur pari ; on a envie du transport en commun auquel ils nous invitent, pour partir à la rencontre de ceux qui quotidiennement « font le train ».
http://www.dailymotion.com/video/x22wsf
Les paroles des cheminots démontrent à l’évidence que le train était porteur d’une certaine vision de travailler et vivre ensemble que des technocrates et dirigeants irresponsables sont en train de brouiller cyniquement au nom d’une effroyable course au profit et au rendement.
« On se sentait responsable du transport des gens, garant de leur sécurité et de la ponctualité des trains ». « Avant, une voiture ne sortait pas tant que le travail n’était pas fini et c’était à nous de décider… Maintenant, on nous demande seulement de tenir les délais… » On ne le divulgue pas mais depuis la mise en concurrence du fret de marchandises, la maintenance des machines a diminué et les pépins … se multiplient ! Y’a pas bon Veolia !
L’amoureux de cinéma se régale de revoir en écho au travail, quelques plans de La bataille du rail de René Clément projetés sur les murs d’un atelier, et d’entendre Ken Loach, grand cinéaste anglais du social, expliquer à travers son film The navigators comment le libéralisme et la privatisation de British Rail a conduit à la catastrophe. Mêmes causes, mêmes effets !
Subtilement, le film se termine avec la contribution du grand résistant Raymond Aubrac, lucide nonagénaire, soulignant que la résistance face au recul progressif du service public est l’affaire de la société toute entière, et conseillant donc aux cheminots de ne pas s’enfermer dans une simple lutte de revendications catégorielles.
Qu’attendent-ils pour projeter Cheminots aux usagers en souffrance sur les quais des gares les jours de grève ? Ce magnifique film militant fait réfléchir sur les conséquences dévastatrices de la rentabilisation à outrance ! Réveillez-vous citoyens avant le désastre !
Encore des bobos l’après-midi avec Ecchymoses, œuvre de Fleur Albert sur l’infirmerie d’un collège rural du plateau jurassien. C’est d’abord le portrait d’Annick, l’infirmière scolaire, une forte personnalité tour à tour douce, rebelle, drôle, grave, véritable femme orchestre qui joue simultanément les rôles de soignante, confidente et psychologue, jonglant avec les mots pour apaiser les maux.
Ca circule sans arrêt, il y a plein de choses à voir et entendre dans cette infirmerie qui devient une chronique de l’adolescence : Annick distribue le remède magique contre la migraine qui fait pleurer les yeux, le cachet contre le mal de ventre subit à l’heure de l’interrogation sur la leçon d’histoire, celui contre la douleur des règles d’une petite sixième, la pilule du lendemain à la grande troisième victime d’un préservatif percé ; attentive, elle écoute les tourments du collégien qui a perdu récemment son père, se renseigne auprès d’un autre sur l’évolution de sa tumeur bénigne au cerveau, confesse les petits chagrins d’amour et les humeurs batailleuses pour jalousie.
L’infirmière est un personnage si incontournable des établissements scolaires que nos gouvernants avisés suppriment de nombreux postes toujours au nom des sacro-saintes économies budgétaires ? Souvent désormais, nommée, comme Annick d’ailleurs, à mi-temps sur deux collèges ou lycées, les élèves ont le devoir de n’être souffrants ou accidentés que le matin, pas l’après-midi, que le lundi et jeudi, pas le mardi et le vendredi ! Citoyens, réveillez-vous deuxième !
Cocasse, tendre et émouvant, oscillant entre rires et larmes, Ecchymoses recevra deux jours plus tard, le grand prix de Traces de Vies 2009.
Vendredi matin, c’est relâche, enfin pas tout à fait ; après Terre d’usage lundi, c’est usage du terroir aujourd’hui ! Cap vers Mezel pittoresque village surplombant l’Allier ! Sur la place de la mairie, je fais provision d’un Saint-Nectaire fermier et de deux gaperons, bon sang de normand amateur de fromages ne saurait mentir. On me suivrait à la trace (de vie ?) avec mon ancienne réalisation Le chemin des fromages. Puis, petit crochet par Chez la Camille, le bar tabac local où j’achète La Galipote, périodique auvergnat d’information critique, et me rafraîchis de deux verres de blanc, d’Edelzwicker précisément, je ne le souffle pas trop fort car cela détone dans le paysage avec en arrière-plan, le Puy de Sancy !
Un peu assoupi après la morue lyonnaise servie aux Joyeux Pétanqueurs ( !), je me réveille brutalement avec L’art délicat de la matraque, un court clip construit à partir de photographies, films et fichiers internet pour dénoncer la violence policière dans nos sociétés. Comme l’annonce le programme, une gestuelle inégalable !
« Ce matin, un message dans ma boîte ! L’ami me disait, tiens c’est pour toi et là devant moi, il y avait une chose étrange : la découpe d’un cerveau, une ramification de neurones qu’un scientifique du 19ème siècle avait rendu visible grâce au nitrate d’argent. Et de manière presque mécanique, j’ai pensé à ce film où un personnage habité par des démons, s’agite de bout en bout » Ainsi débute Archipels Nitrate, le dernier film de l’étincelant « agité du bocal », le réalisateur italo-belge Claudio Piazenza, une conception toute personnelle de rendre hommage à la Cinémathèque royale de Belgique récemment restaurée.
Ne me demandez pas de vous raconter ce film inracontable, fouillis fulgurant dans lequel comme à son habitude, Piazenza joue sans cesse des techniques de collages, de juxtapositions, d’oppositions avec des matériaux hétéroclites, des films d’archives, des photos du travail de conservation et restauration des pellicules par la cinémathèque, des images tirées de sa propre vie quotidienne. De cette brillante alchimie sous-tendue par un discours poétique et philosophique, naît une époustouflante réflexion sur le cinéma et le temps qui le traverse, l’abîme, le martyrise. Que de virtuosité et d’intelligence !
Heureux cinéma belge en prise directe avec le réel social ! Ainsi, les frères Dardenne produisent La chambre de Damien d’une jeune réalisatrice slovène Jasna Krajinovic. Elle accompagne dans ses derniers moments d’incarcération, Damien jeune homme d’une vingtaine d’années qui vient de passer cinq ans en prison pour avoir tabassé à mort un clochard. Dans sa cellule, il se livre peu à peu … une mère absente dès sa naissance, un père toxicomane décédé, son acte meurtrier. On le retrouve chez ses grands-parents où l’on visite la chambre qu’il occupera à sa sortie, chez sa mère aussi avec qui le dialogue est compliqué. Avec humanité, est soulevé tout le problème de la délinquance juvénile et de la réinsertion dans la société à la sortie.
Ultime soirée ! Camille Fontenier, élève de l’INSAS en Belgique, nous livre quatre délicieuses lettres vidéo de Bruxelles et Pékin. Les Trois pouces de mémoire sont les sept centimètres et demi, la longueur des pieds longtemps autorisée dans la Chine impériale. Vers l’âge de six ans, les pieds des petites filles étaient enveloppés de bandages serrés pour qu’ils ne puissent grandir normalement. L’origine de cette cruelle tradition remonterait au dixième siècle, à la fin de la dynastie Tang quand l’empereur demanda à sa jeune concubine de se bander les pieds pour exécuter la danse du lotus et ainsi accroître son désir. Cette torture physique possède donc une douteuse justification esthétique voire érotique.
La réalisatrice a retrouvé quelques vieilles femmes qui témoignent devant leurs portes, de cette coutume qui a gouverné la vie des chinoises pendant plus d’un millénaire jusqu’au début du vingtième siècle où elle fut interdite. À partir des souvenirs d’un oncle déballant ses malles chinoises, elle nous trousse presque sous forme de conte, un film plein de charme, de sensibilité et de poésie. La voix de la narratrice est envoûtante.
Changement de continent, on file en Suisse À l’ombre de la montagne de Davos, station alpestre huppée du canton des Grisons. La réalisatrice Danielle Taeggi ne nous emmène pas à la rencontre des dirigeants de la planète qui s’y réunissent chaque année à l’occasion du forum économique mondial. Elle a choisi d’évoquer le temps où le médecin allemand Alexander Spengler constatant en 1853 que le microclimat de la vallée était propice au traitement de la tuberculose et autres maladies pulmonaires, Davos se transforma en un lieu de cure chic avec la construction de somptueux sanatoriums.
Parmi les célébrités qui fréquentèrent alors la station, figure l’écrivain allemand Thomas Mann, prix Nobel de littérature, qui accompagna son épouse en cure et y rédigea bientôt son plus illustre roman La Montagne magique. Signalons en passant qu’une autre de ses œuvres donna naissance à Mort à Venise de Luchino Visconti.
En tout cas, dès les premiers plans de son film qui commence en 1931 année du premier séjour en sanatorium de son père, Danièle Taeggi ne fait pas mystère de sa source d’inspiration avec la description de la torpeur ambiante dans ces hôtels de luxe où les festivités côtoyaient un repos feutré. Présente dans la salle, elle nous confie que c’est moche Davos aujourd’hui, c’est pour cela qu’elle a tourné sous la neige !
À l’ombre de la montagne est un film d’amour, celui de la réalisatrice pour son père qu’elle voyait, enfant, disparaître vers Davos durant de longues périodes sans qu’elle ne comprenne pourquoi ; d’amour conjugal aussi à travers les lettres de son père François écrites du sanatorium à sa jeune épouse Agnès, qu’elle s’est décidé à lire enfin récemment et qui l’aident à reconstituer la vie dans ces lieux finalement bien moins paisibles qu’il n’y paraît.
L’ambiance y est même surréaliste et, nazis, pilotes américains et réfugiés juifs se croisent dans les maisons de santé et les rues de Davos. Peu à peu l’air pur tant vanté devient irrespirable. Très fréquentée par les allemands, la station voit s’implanter dès 1931 un parti nazi et en février 1936, Wilhelm Gustloff, activiste nazi virulent y est abattu d’une balle par un étudiant juif. Pour Hitler dont on voit le discours hystérique suite à cet assassinat, Gustloff est le premier martyr du nazisme. En 1940, les trois quarts de la production de l’aluminium suisse part à destination de l’industrie militaire allemande ! « Quand je pense que la Suisse proclame sa neutralité! » écrit François à Agnès.
C’est la magie du cinéma du réel de pouvoir raconter avec une liberté d’esprit et de ton, des pans d’histoire méconnus comme ici, la face cachée des sanatoriums suisses, mais aussi toutes ces histoires d’anonymes qui font la Vie et dont a suivi la trace durant cinq jours.
Il se fait tard, nous trinquons une dernière fois à la santé florissante des Traces de Vies 2009, au comptoir des Joyeux Pétanqueurs ! Déjà bruissent quelques échos du futur palmarès. Chacun défend ses coups de cœur ou clame ses déceptions ; les oreilles des membres du jury sifflant peut-être, ils se fendront avant la proclamation des résultats, d’un préambule justifiant leurs choix. On n’est jamais mieux servi que par soi-même et pour obtenir son palmarès idéal, rien de tel que d’accepter de participer au jury (private joke !).
Le rideau de fer du café est désormais baissé. Autour de quelques pressions, nous continuons de refaire le monde du documentaire entre compagnons de l’image. Puis, nous sortons par la cuisine et l’arrière-cour. Soudain, Gabin, Bourvil et De Funès traversent … mon esprit. Dans l’impasse sombre, j’éructe : « Jambier ! ». En écho, le tavernier shoote avec grand fracas dans une poubelle et hurle : « 45 rue Poliveau ! ».
Quand je vous disais que l’auvergnat aime le cochon et le cinéma !