Archive pour le 15 novembre, 2009

Vive les femmes de JR! Street Art à l’île Saint-Louis

Défense d’afficher, loi du 29 juillet 1881 ! Cette loi prévoyant que certains espaces publics ne constituent pas des supports d’affiches, fut caduque tout au long du mois d’octobre, sur les berges de l’île Saint-Louis à Paris. En effet, l’artiste JR y a installé son exposition 28 mm, Women are Heroes, des collages géants de portraits, regards et autres photos sur le pont Louis-Philippe et les quais de Seine autour de l’île.
Jusque dans un passé très récent, JR bien que ne possédant aucun lien de parenté avec l’infâme héros de l’univers impitoyable de Dallas, apparaissait toujours masqué lors de ses interventions publiques afin de préserver son anonymat par crainte d’une éventuelle répression contre ses actions artistiques dans des sites prohibés. Pourvu de toutes les autorisations nécessaires fournies par la ville de Paris, il est apparu cette fois à visage découvert notamment lors d’une émission tardive sur France 3 qui m’a permis de connaître son parcours non conventionnel.
Sous ce pseudonyme correspondant aux initiales de son nom, JR est aujourd’hui un artiste majeur du Street Art ou art urbain. Ce mouvement contemporain rassemble tous ceux qui utilisent l’affiche, le sticker, le pochoir, la peinture, la mosaïque voire la projection vidéo pour effectuer, de manière illégale ou pas, des interventions artistiques dans la rue et les endroits publics.
La plupart des « street artistes » désirent simplement pouvoir s’exprimer et que leur art soit vu du public ; ainsi, hors des galeries et musées, ils utilisent l’espace urbain comme une vaste salle d’exposition à ciel ouvert, gratuite et visible aux yeux de tous.
On décèle un caractère subversif indéniable dans la démarche de ces artistes réfractaires qui souhaitent afficher leurs visions politiques en « performant » sans autorisation, sans tabous et sans limites sur le canevas parfait que sont les murs de la ville.
Justement, JR revendique volontiers l’étiquette d’artiviste, subtile contraction d’artiste et activiste. Il débute en l’an 2000 lorsqu’il ramasse un appareil photographique perdu dans le métro parisien. Il commence par photographier les graffeurs avant d’investir les murs lui-même avec ses premiers travaux réunis sous le titre de Expo2Rue.
En 2004, il placarde sans autorisation dans la cité des Bosquets à Montfermeil, une vingtaine de photographies géantes représentant les jeunes de ce quartier sensible puis devant le succès de son projet, il réitère dans la cité de La Forestière à Clichy-sous-Bois où les affrontements violents occupèrent la une des journaux télévisés et furent l’étincelle qui embrasa les banlieues françaises en 2005.
Il s’agit alors du premier volet de son projet 28 millimètres du nom de l’objectif grand angulaire qu’il utilise en se rapprochant tout près de ses sujets. Ses portraits d’une génération exposés sur les murs des quartiers bourgeois des banlieues populaires de l’est parisien constituent en somme une réponse artistique aux propos provocateurs du ministre de l’intérieur de l’époque stigmatisant la racaille à nettoyer au karcher ! La mairie de Paris officialise ses travaux démarrés dans l’illégalité, en les affichant sur ses propres bâtiments.
En 2007, à l’occasion de Face2Face, deuxième temps du projet 28mm, Jr réalise avec Marco un ami suisse, des portraits d’Israéliens et de Palestiniens exerçant la même profession et les expose, toujours illégalement, face à face, des deux côtés du mur barrière de sécurité ainsi que dans plusieurs villes d’Israël, de Cisjordanie et des territoires palestiniens. Les gros plans géants d’un rabbin, un iman et un curé, riant et grimaçant côte à côte, sont connus désormais universellement. Avec cet étonnant pied de nez à tant de négociations diplomatiques infructueuses, Jr offre là un magnifique manifeste pour la paix.

https://www.jr-art.net/fr/projets/face-2-face

À l’énoncé de ces différentes actions, vous comprenez que je fus impatient de me rendre au bord du fleuve, dans le centre historique de Paris, afin de contempler l’exposition WOMEN, vingt portraits de femmes, mille cinq cents mètres de collages de photographies de photos en noir et blanc prises au Brésil, en Afrique, en Inde et au Cambodge et qui ont d’ailleurs déjà été affichées in situ dans ces pays.

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« Au secours, les murs étouffent » s’écrie un tag sur une pile du pont Louis-Philippe ; Jr se charge avec talent de les faire respirer. Malheureusement, beaucoup de ses affiches ont souffert des pluies d’octobre et de l’arrachage intempestif par ceux qui les détestent mais aussi quelques collectionneurs.
C’est la raison d’être des manifestations de Street Art, éphémères par nature, dont on sait quand elles commencent mais dont on ignore l’issue aléatoire.
Qu’importe, en ce dimanche l’intention artistique prime sur l’objet lui-même et j’arpente avec jubilation la vaste galerie à ciel ouvert que constituent les voies sur berges libérées du trafic automobile. Le tour de l’île Saint-Louis devient une exposition permanente que les visiteurs découvrent de leur plein gré ou de force, à pied, en vélo, en rollers voire même en bateau-mouche.
Le lieu choisi n’est pas anodin et, mieux que le poids des mots, le choc des photos de ces femmes des favelas de Rio de Janeiro ou des bidonvilles de Nairobi est extrêmement violent dans le cadre de ce quartier exclusivement résidentiel et pourvu de nombreux hôtels particuliers. Des murs de paupérisation sur un îlot de richesse ! Pour JR, « les femmes permettent de voir un pays et où en est le monde ».

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Quand on longe le fleuve, notre regard est immédiatement accroché par de grands yeux écarquillés sur les piles du pont Louis-Philippe. Ces pupilles démesurément dilatées, en harmonie avec l’architecture de l’ouvrage, semblent joyeuses ou douloureuses selon l’instant ou la lumière, selon son humeur sans doute également. Elles intriguent, obsèdent, rendent même mal à l’aise, nous culpabilisent peut-être. Une fois n’est pas coutume, ce sont des femmes qui nous matent, nous purs produits de la civilisation de consommation.

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Gros plan d’œil surréaliste qui me renvoie curieusement à la fameuse scène du Chien andalou, le film de Luis Buñuel inspiré d’un rêve de Salvador Dali, dans laquelle une femme se fait trancher l’œil avec une lame de rasoir par Buñuel lui-même. Ici, sur le pont, seule la pluie cinglante peut lacérer les yeux.
Beaucoup de ces affiches adoptent le principe de l’anamorphose, un procédé utilisé par certains artistes en créant des déformations d’images qui se recomposent depuis un point de vue préétabli et privilégié. Six siècles après Piero della Francesca, peintre célèbre pour ses travaux sur la perspective, JR joue de cette technique pour mieux adapter la vision du visiteur depuis le pont précédent ou le quai d’en face.
En effet, lorsque j’ai le nez collé devant l’affiche (attention à ne pas trop reculer sous peine de basculer dans la Seine !), la photographie apparaît parfois quasi illisible d’autant que plusieurs rouleaux déchirés jonchent le pavé.

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À l’inverse, je découvre parfois dans un détail, la subtilité du travail de collage de l’artiste qui épouse ici la ligne d’un escalier, là l’encadrement d’une porte des locaux de la voirie fluviale. Quelle puissante métaphore sur l’aliénation, cette main quasi accrochée à l’un des anneaux d’amarrage aux quais !

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De-ci delà, en bas des affiches, je repère un numéro de téléphone qui permet gratuitement d’accéder au témoignage d’une de ces femmes. L’information semble si confidentielle qu’on peut hésiter. Allez, je tente avec mon portable et je tombe sur la voix grave d’une femme brésilienne et une traductrice : « Je suis de la favela Morro da Providencia. Je suis fière de là où je vis. Les gens qui viennent me voir connaissent ma maison qu’on appelle la maison des veuves. Ma mère est veuve, ma tante est veuve, je suis veuve, ma fille est veuve, à cause de la violence qui règne dans la favela ». Ainsi, par cet artifice technologique, une complicité s’instaure avec cette femme dont on connaît soudain un peu mieux le destin.
En 2008, JR avait convaincu des femmes et quelques hommes anonymes de cette favela, la plus ancienne de Rio de Janeiro, tristement célèbre pour ses meurtres et son trafic de drogue, de se laisser photographier et interviewer. Les clichés géants en noir et blanc furent ensuite collés avec l’aide des enfants du quartier sur les façades délabrées des maisons et des escaliers. Image impressionnante que tous ces gros plans d’yeux accrochés à la colline sulfureuse et rivés vers les cariocas nantis ! En posant des regards, JR attire les regards. « Ça se voyait d’en bas, les gens nous en parlaient. Pour la première fois, nous étions fiers de vivre à Providencia» !
Messieurs et mesdames, têtes bien pensantes de l’Éducation Nationale, voilà des idées véritablement citoyennes pour des classes d’initiation artistique ! Quand je pense qu’on discrédita un de mes amis en charge d’animations, pour avoir envisagé la projection du film Indigènes aux élèves et professeurs de lycées … Encore aujourd’hui, il n’est pas bon de faire trop et bien réfléchir !
Employant la même démarche, JR mitrailla les regards et les visages des habitants du bidonville de Kibera à Nairobi après les émeutes post électorales, puis les imprima sur des bâches imperméables en vinyle qu’il installa sur les toits. À la saison des pluies, chacun souhaitait en posséder une comme protection de son taudis ; en période de sécheresse, la poussière masque complètement les photographies qui réapparaissent avec les intempéries.
De même, en février 2009, JR colla ces yeux sur le train qui longeait le bidonville tandis qu’il accrocha le bas des visages sur le remblai en dessous de la voie ferrée qui avait été arrachée par les opposants à l’élection du président Mwai Kibaki. Avec la complicité du conducteur, le train passait au ralenti à certaines heures, ainsi les yeux mobiles venaient magiquement se raccorder aux visages fixes. « Pendant quelques secondes, j’étais aussi fort qu’un sorcier africain » se réjouit l’artiste.

 Image de prévisualisation YouTube

Ce sont des affiches de ce train kényan qui recouvrent les murs le long du quai de Bourbon. Des correspondances ou des antagonismes se créent : contraste et anachronisme entre ces wagons d’un autre âge aux marchepieds bondés d’une population misérable, et les vedettes fluviales transportant les touristes. Guerre de mondes, choc de cultures !

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Pourquoi les cheminots et employés de la RATP n’envisageraient-ils d’exprimer leurs revendications sans doute justifiées à travers des actions artistiques de ce type plutôt que laisser à quai les usagers sans explications ?
Soudain, quai d’Orléans, à hauteur de la rambarde du pont de la Tournelle, une main géante semble m’écraser ; une main de femme noire, gracieuse avec ses bagues et les ongles bien faits, posée avec sensualité sur le repli de l’aine.

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Le temps d’écouter quelques instants, au milieu du pont, de bons vieux airs de jazz issus d’autres minorités noires opprimées, et je me retrouve rive gauche sur le quai d’en face.
Non je ne rêve pas, nous sommes bien fin octobre et les transats et les parasols de Paris Plages ont déserté depuis longtemps déjà le sable de la voie Georges Pompidou. Cependant, là-bas, en face, une magnifique femme africaine entièrement nue, expose lascivement son corps aux timides rayons de soleil d’automne.

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Elle attire moins les regards qu’antan les baigneuses au solarium de la piscine Deligny lorsqu’elle flottait au pied de l’Assemblée Nationale ! Le message est pourtant beaucoup plus fort et honorable !
Il est midi, je pars à la quête d’un restaurant vers le quartier latin ; la Savoie colonise Paris, je suis surpris du nombre d’enseignes de fondues et raclettes qui ont succédé aux incontournables « grecs et couscous ». Un tajine plus tard, sur le chemin du retour vers l’île Saint-Louis, dans l’enfilade d’une ruelle, je découvre un autre type d’affichage.

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La préfecture de police masque le chantier de ravalement de sa façade côté Seine avec une bâche de trois mille mètres carrés mettant en évidence les visages et les métiers de la profession, vingt-trois hommes et femmes en tenue de travail, motards, plongeurs, brigade anti-gang. Soyez rassurés braves gens, le délit de faciès c’est dans l’île voisine ! Ici, le message sécuritaire de cette opération de communication tranche avec ceux progressistes affichés là-bas par JR.
Via le square Jean XXIII, je rejoins le pont de la Tournelle avec dans ma ligne de mire, cette sublime femme noire qui prend toujours son bain de soleil. J’imagine que le génial cinéaste Federico Fellini à qui une exposition au musée de l’Orangerie rend hommage actuellement, nous aurait concocté un savoureux pamphlet fustigeant police et clergé en révolte face à ce collage manifeste attentant à la pudeur devant les tours de Notre-Dame. Me revient d’ailleurs à cet instant La Tentation du docteur Antonio, l’épisode qu’il réalisa dans le film Boccace 70. Ce médecin rigide, habillé de noir, portant d’austères lunettes cerclées, obsédé par la morale, se croit investi d’une mission de justicier contre tout manquement aux bonnes mœurs dans la pieuse Italie des années 60. Quel n’est pas son effroi lorsque devant chez lui, des ouvriers montent un gigantesque panneau publicitaire où s’affichent peu à peu les pieds, les jambes, les cuisses, le corps, le buste et enfin la tête d’une superbe femme (Anita Ekberg, une actrice suédoise qui aurait fait fondre n’importe quel iceberg !) aux seins énormes et aux jambes d’une longueur interminable, lascivement étendue sur le flanc avec un verre de lait à la main ! Arrive alors un autobus d’où descend un flot de musiciens noirs incitant à boire du lait sur le thème fameux de La Dolce Vita, vous savez ce film du même cinéaste où cette même Anita Ekberg se baignait dans une fontaine de Rome pour les beaux yeux de Marcello Mastroianni.
Autre temps, autres mœurs, aucune association de riverains ne s’indigne, d’ailleurs le propos de JR quoique subversif, ne vise nullement le dessous de la ceinture. Son splendide modèle n’aguiche pas le passant, elle dort.

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« … Ils viennent du bout du monde
Apportant avec eux
Des idées vagabondes
Aux reflets de ciels bleus
De mirages
Traînant un parfum poivré
De pays inconnus
Et d’éternels étés
Où l’on vit presque nus
Sur les plages
Moi qui n’ai connu toute ma vie
Que le ciel du nord
J’aimerais débarbouiller ce gris
En virant de bord
Emmenez-moi au bout de la terre
Emmenez-moi au pays des merveilles
Il me semble que la misère
Serait moins pénible au soleil… »

Ce n’est pas certain Monsieur Aznavour !
Dans les rues de Saint-Louis-en l’île, les files s’allongent devant les boutiques du glacier Berthillon qui se multiplient dans le quartier. Sorbet fruit de la passion, glace au beurre de cacao, gousses de vanille, moka tiramisu, mandarine chocolat … l’exotisme est dans le cornet ! Les visiteurs et touristes repus auront-ils vu au fond des grands yeux de JR, la réalité terrible d’un monde ou une simple animation gratuite dans la grande ville occidentale ?
En ce qui me concerne, je regrette que le temps, celui qui passe et la météo, ait blessé les (affiches de) WOMEN, ces femmes héroïnes du quotidien, celles qui tiennent leur famille à bout de bras quand tout se disloque. J’attends avec intérêt la prochaine action dans la capitale de JR, un artiste photographe original qui rend nos déambulations urbaines, malignes et citoyennes.

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