Un dimanche à Teotihuacán
Tout en roulant ce dimanche sur les voies sur berges de Paris, mes pensées voyagent plus de trois décennies en arrière lorsque, jeune professeur au lycée français de Mexico, je quittai pour la première fois les embouteillages de la capitale aztèque en direction du nord-est via ce qui n’était pas encore alors une autopista. Mon cœur battait la chamade, non pas à cause du soroche le fameux mal de l’altitude, mais juste l’impatience « d’aller goûter à une aventure mexicaine sous le soleil de Mexico », la visite de Teotihuacán, le site de la plus grande ville précolombienne.
Parlons-en du « beau ciel de Mexico », chanté par Luis Mariano ! Déjà à l’époque, la pollution cachait souvent le soleil en enveloppant la ville d’une mauvaise chape grise. Heureusement, une fois extirpé de la mégalopole aztèque en direction des montagnes, je retrouvai l’azur du ciel juste troublé par quelques nuages, ultimes témoins de la saison des pluies finissante. Bientôt au-dessous des anciens volcans, je devinai deux mamelons grisâtres : Pirámides !
Me voilà quai Branly où, ce matin, le soleil a rendez-vous avec la lune. Quelques instants, je crains de connaître la même mésaventure que l’ami Trenet car les caissières du musée des Arts Premiers, lieu de rencontre des deux astres volages, annoncent une heure et demie d’attente.
Finalement, il n’en est rien et je me retrouve rapidement devant un inquiétant jaguar gardien des temples célèbres à l’entrée de l’exposition Teotihuacán Cité des Dieux.
Crocs dehors, prêt à bondir, il provient d’une frise sculptée ornant la façade de l’un des palais du gigantesque ensemble architectural de Xalla constitué de 29 bâtiments répartis autour de huit vastes places, qu’on a découvert entre les pyramides du Soleil et de la Lune. C’est dans ce quartier que siégeaient les dirigeants de la cité pour discuter et prendre leurs décisions.
La coiffe de plumes et les ornements du félin évoquent le monde guerrier ainsi que la fertilité. Le jaguar, souvent interprété comme un emblème du pouvoir politique, est lié à Tlaloc le dieu protecteur des gouvernants, particulièrement honoré à Teotihuacán.
Avec les siècles, il a acquis la sagesse et c’est sans aucun feulement qu’il me laisse pénétrer dans la cité des dieux, appareil photo en bandoulière, avec la seule recommandation de ne pas utiliser le flash ! Avantages du numérique qui permet dans la pénombre de la salle (je repasserai pour le cielito lindo de Mexico !) de photographier quelques uns des 450 objets, la plupart issus de collections mexicaines et rarement ou jamais présentés en Europe.
L’exposition constitue un hommage à son commissaire Felipe Solís Olguín, directeur du musée national d’Anthropologie et d’Histoire de Mexico, décédé en avril dernier alors qu’il en assurait les derniers détails. Lors de mon séjour, je pris plusieurs fois le chemin du « bosque de Chapultepec », le bois de Boulogne de là-bas, pour admirer les trésors appartenant aux cultures préhispaniques du Mexique, Mayas, Aztèques, Olmèques, Toltèques entre autres.
Je m’incline d’ailleurs devant l’un d’eux, le Seigneur de l’au-delà, une sculpture taillée entre 300 et 450 de notre ère et découverte face à la pyramide du Soleil.
Je me risque presque à dire un « saigneur » car ce crâne auréolé de rayons solaires, représente le dieu de la Mort et s’il tire la langue, c’est qu’il a soif de sang, la boisson des dieux. Le cinabre rouge recouvrant la pierre accentue l’effet gore !
La religion est la colonne vertébrale de Teotihuacán : le monde y est un cycle où la mort est aussi importante que la vie et inversement. Dans les croyances des peuples mésoaméricains, c’est à partir de ce qui est mort que la vie prend forme.
Je brocarde affectueusement mon frère qui m’accompagne ; dans deux jours, lors de sa visite à Chapultepec, il verra à l’emplacement réservé habituellement à cette pièce, juste une plaque : sortie pour exposition temporaire !
Simple moquerie de l’instant car bientôt, le veinard verra en pierre et en stuc, les véritables héroïnes de cette civilisation des hauts plateaux qui brillent évidemment ici par leur absence, les pyramides du Soleil et de la Lune.
Certes, une intéressante maquette du site longue d’une dizaine de mètres trône au milieu de la salle mais elle ne restitue guère le sentiment de gigantisme et d’écrasement qui nous envahit lorsque nous déambulons dans la Calzada de los muertos ou Miccaotli, la Chaussée des Morts, artère principale de Teotihuacán deux fois plus importante que nos Champs-Élysées. Les Aztèques la baptisèrent ainsi car ils pensaient que les monuments qui la longeaient étaient des tombeaux. On voit toujours grand au Mexique en matière d’urbanisme, ainsi aujourd’hui, le Paseo de la Reforma, la promenade du centre ville, mesure 12 kilomètres et l’avenue de Insurgentes s’allonge sur 40 kilomètres !
Teotihuacán, vingt kilomètres carrés, 200 000 habitants, à près de 50 kilomètres de Mexico, la plus puissante cité précolombienne, prospère du 1er siècle avant Jésus-Christ jusqu’au huitième de notre ère quand elle disparaît pour des raisons mystérieuses ! Et au « centre cité », les lieux de cultes, les pyramides des deux astres divins côtoient le temple de Quetzalcóatl, le dieu serpent à plumes également dieu de la Vie dont je vous avais entretenu lors de quelques propos cacaotés (voir billet du 2 novembre 2009 Je suis fou du salon du chocolat) !
D’ailleurs, croquez-en une demi tablette car il faut avoir le cœur bien accroché au propre comme au figuré pour supporter ce qui va suivre ! Âmes sensibles s’abstenir ; entre grand guignol et massacre à la « machete » avec une pincée de Chantal Goya !
La scène se passe donc à Teotihuacán dans la nuit des temps, c’est le cas de le dire car le soleil refusant de se lever, le monde est plongé dans une obscurité totale. Pour se sortir de ce mauvais pas, le plus ancien des dieux et père de ceux-ci, Huehueteotl dont une urne à son effigie est exposée, a l’idée obscurantiste de les convoquer autour d’un grand feu (facile pour lui puisqu’il est le dieu du feu !) afin de trouver la solution pour créer le cinquième soleil.
En effet, il y avait déjà eu auparavant quatre tentatives de création qui avortèrent pour diverses raisons. La première ère du calendrier divinatoire dite du soleil du jaguar, née en 955 avant J.C, aurait duré 676 ans jusqu’à ce que l’astre soit dévoré par les félins. Le deuxième soleil du vent aurait été emporté par une tempête et les habitants qui s’accrochaient désespérément aux branches, furent transformés en singes. Lors de la troisième ère, une pluie de feu s’abattit et les hommes, véritables dindons de la farce, furent changés en gallinacés glougloutants. Enfin, le quatrième soleil de l’eau fut englouti par les inondations et les hommes devinrent poissons.
Donc voilà nos dieux, véritables hippies avant l’heure, réunis autour d’un feu de camp sur la place sacrée de Teotihuacán, pour délibérer qui d’entre eux se sacrifiera pour allumer le feu bien avant que Johnny Hallyday l’ait chanté !
Pour bien comprendre, il faut savoir que le sacrifice humain est le socle de la religion chez les Méso-Américains et une riposte au phénomène de dissipation énergétique. L’énergie cosmique étant promise à l’épuisement dans le Mexique ancien, il est nécessaire de tirer des hommes sacrifiés une énergie nouvelle pour servir d’alimentation au Soleil. Celui-ci a besoin pour survivre de boire et de manger, c’est pourquoi il s’abreuve du sang des victimes et dévore leur cœur.
Je ne voudrais pas crier trop haut et fort cette perspective de prendre en charge la marche du monde, de crainte que cela donne quelque idée lumineuse à notre ministre actuel de l’écologie et du développement durable après une consommation peu modérée de beaujolais nouveau !
Le jury de l’ « Astre Academy », donc les dieux car le public ne votait pas à l’époque ( !), porte son choix sur Tecciztecatl et Nanahuatzin pour qu’ils se sacrifient et donnent renaissance au Soleil. Tandis que le premier, représentant des riches basses terres tropicales, offre jade, or, plumes et encens, le second, symbole de la culture rustique du plateau central, propose des bottes de roseau et son propre sang mêlé aux épines d’agave. Puis dans l’attente du moment décisif, les heureux élus s’installent au « château », pardon dans les deux grandes pyramides élevées à leur gloire.
Le jour du sacrifice est arrivé ! Nanahuatzin, plus téméraire, s’élance le premier dans le brasier qui crépite entre les deux pyramides, bientôt imité par Tecciztecatl. C’est alors que tournoie un aigle qui saisit le premier immolé et emporte Nanahuatzin au zénith où il devient le Soleil. Puis, un jaguar bondissant, extirpe des cendres (d’où son aspect moucheté prétend la légende) Tecciztecatl qui devient la Lune laquelle brille avec autant d’éclat que l’astre solaire, ce qui ne peut se concevoir. Alors, un dieu pour réparer l’injustice, se saisit d’un lapin (c’est là qu’intervient Chantal Goya !) et le lance à la face de la Lune dont le teint s’obscurcit et conserve quelques stigmates de la punition.
On comprend pourquoi on retrouve fréquemment l’aigle et le jaguar dans la symbolique artistique précolombienne, les deux grands prédateurs nourriciers du Soleil, l’un lui offrant avec ses serres le cœur des victimes, l’autre se pourléchant de leur sang.
À l’occasion de leur voyage au centre de la (pyramide) Lune, une équipe d’archéologues du monde entier met à jour encore actuellement un nombre incalculable d’ossements et d’objets en tout genre, crânes de jaguar, squelettes d’aigle, couteaux en forme ondulante de serpents en obsidienne, jarres, colliers de jade et corail, sculptures anthropomorphes en serpentine et bois, masques en albâtre, onyx ou calcite mais aussi os longs, vertèbres, corps décapités ou aux mains attachées derrière le dos. Le macabre côtoie la magnificence.
Les fouilles sont loin d’avoir livré tous leurs secrets et bien des interrogations subsistent chez les chercheurs mais il ne fait plus aucun doute qu’à Teotihuacán, on pratiquait à grande échelle le sacrifice humain à la fois dans un contexte religieux et militaire. Des analyses chimiques révèlent que certains des corps exhumés proviennent de contrées éloignées et ont possiblement été ramenés là à l’issue d’expéditions guerrières victorieuses. Cela bat en brèche les études anciennes qui qualifiaient la cité d’éminemment théocratique et pacifiste.
En tout cas, au-delà de leur symbolique souvent sanglante, ce sont véritablement des joyaux artistiques que j’admire aujourd’hui dans les vitrines du musée. Je me recueille notamment devant le fascinant masque qu’on retrouve sur les affiches et la couverture du catalogue de l’exposition. Façonné dans une roche volcanique recouverte ensuite d’une mosaïque en turquoise vert bleuté et de coquillages rouges, il a été retrouvé dans une grotte de Malinaltepec dans l’état de Guerrero au sud du Mexique, ce qui prouve que loin d’être recroquevillée sur elle-même, Teotihuacán étendit son influence bien au-delà de la cité elle-même.
Inversement, diverses communautés ethniques venues d’ailleurs s’installèrent dans différents quartiers de la mégalopole pour se consacrer notamment au commerce des ressources de leurs régions d’origine. Ainsi, les fouilles ont révélé la présence de Zapotèques de la région de Oaxaca, d’une population originaire de l’état actuel du Michoacán et de groupes du centre sud de Vera Cruz et même de la péninsule du Yucatán. Teotihuacán se trouvait donc au cœur d’un réseau commercial avec le reste de la Méso-Amérique. Il semble même que la cité était subdivisée en quartiers spécialisés selon leur fonction comme celui des lapidaires travaillant les pierres précieuses telles le jade et l’obsidienne, ou celui des potiers.
Tous ces trésors me renvoient à ces indiens misérables qui faisaient, pour quelques pesos ou dollars, l’article de statuettes et débris de poteries soi-disant récupérés dans des champs voisins du site. Certes, le gouvernement mexicain, jaloux de son exceptionnel patrimoine archéologique, avait promulgué dès 1827 une loi interdisant l’exportation de pièces antiques sans autorisation préalable mais longtemps dans l’anarchie des fouilles des années 1920, un trafic clandestin concernant aussi bien des faux que des pièces authentiques, fit florès. Ainsi, on estime que notre musée de l’Homme abriterait un tiers d’intrus et que deux tiers des urnes zapotèques visibles au musée de Stockholm sont fausses !
Seulement un vingtième du territoire de la cité a été jusqu’alors exploré et les neuf dixièmes du site sont encore enfouis sur des kilomètres à la ronde du centre cérémoniel. De beaux jours s’annoncent pour les archéologues et quelques lunes et soleils se lèveront et se coucheront avant que Teotihuacán ne révèle ses nombreux secrets.
Les Aztèques en découvrirent les ruines au XIVème siècle soit six cents ans après son mystérieux abandon. Devant le spectacle de cette gigantesque architecture trop grandiose pour être l’œuvre des hommes, ils la mythifièrent en Teotihuacán, la « Cité où naissent les Dieux ». Ce n’est pas le moindre des paradoxes que d’ignorer par quel nom les habitants désignaient leur cité.
À l’issue de mon intéressante visite, je me sens frustré malgré tout de l’essentiel, l’envie de me retrouver, comme il y a bientôt quarante ans, tel une fourmi sur la maquette d’un architecte, sur cette plate-forme immense posée au milieu d’une végétation rase et grillée d’où émergent vers le ciel des volumes gigantesques de pierre. Les formes si pures, si géométriques, si équilibrées dans une perspective qui semble ne jamais s’achever donnent même la curieuse impression d’une architecture futuriste.
On a un peu trop bétonné à Teotihuacán dans la première moitié du vingtième siècle et lors de mes visites, j’eus une imperceptible impression de reconstruction d’un décor de péplum précolombien ! Il me semble même que lors des travaux de réhabilitation pour célébrer le centenaire de l’indépendance du Mexique, l’archéologue en charge des fouilles, attribua un cinquième niveau inexistant à la pyramide du Soleil ! Alors, pour admirer du 100 % authentiquement précolombien, je fus de ceux qui tentèrent l’aventure (à l’époque) jusqu’aux ruines mayas de Tikal au Guatemala.
Aujourd’hui, la pyramide du Soleil est enduite d’un revêtement flambant neuf piqueté de-ci delà de cailloux noirs. Haute d’une soixantaine de mètres pour une base de 225 mètres de côté, elle était à l’origine recouverte de stuc de couleur rouge ce qui devait lui conférer un aspect terrifiant lors du coucher de l’astre.
« Premier siècle de notre ère : le soleil rougeoie à l’horizon. De grands prêtres, ornés de plumes et de bijoux précieux, officient devant une foule colorée. Des flûtes de roseau égrènent une musique sacrée portée par l’air si limpide à près de 2300 mètres d’altitude. L’un des prêtres lève lentement le bras. La lame du poignard d’obsidienne brille dans la lumière du soleil couchant… »
Le 21 mars de chaque année, lors de l’equinoccio de primavera, on peut dormir au sommet de la pyramide du Soleil. Plus de deux cent mille personnes, mexicains et touristes, essentiellement vêtus de blanc, se rechargent d’énergie en contemplant le lever du Soleil. Le culte de Teotihuacán new age ! Let the sunshine in !
Le cinquième soleil Naui Ollin, Ollin symbolisant les secousses sismiques, est normalement voué à une disparition brutale au cours de notre vingt-et-unième siècle. Quand on sait que les tremblements de terre sont fréquents à Mexico et que celui de 1985 fut particulièrement dévastateur (environ 10 000 victimes), il n’y a donc pas que la grippe mexicaine que nous devons appréhender !
Petit bonus en prime, voici quelques images de Teotihuacán fraîchement rentrées de Mexico!