Croisière dans la Couleur avec John Batho

Quarante-huit heures avant qu’elle ne s’achève, je cours à l’exposition  John Batho, Le champ d’un regard, un des événements artistiques de l’été à Paris si j’en crois les critiques largement élogieuses.

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Sous un crachin normand qui ne peut dépayser le photographe originaire de cette province comme son nom ne l’indique pas, un fragment jaune d’un de ses célèbres parasols, claque sur la façade noirâtre de la Bibliothèque Nationale de France comme pour lever le voile sur un voyage d’une quarantaine d’années dans la couleur. Il ne s’agit ni d’une rétrospective, ni d’un hommage comme on en célèbre souvent ici, mais juste une étape du parcours plein d’originalité d’un artiste qui, malgré ses soixante-dix printemps, n’a pas fini de nous surprendre.
Cela commence d’ailleurs fort ; le photographe de la couleur, en réduisant sa palette aux nuances de gris, nous invite à nous faufiler au milieu de grands formats de fragiles silhouettes floues et tremblantes.

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Très curieux des évolutions et révolutions technologiques, John Batho a toujours su adapter ses outils de prise de vue et de tirage à son expression artistique. Ici, dans le cadre d’un échange artistique franco-lituanien, il reprend le principe de la camera obscura ou chambre noire étudié pour la première fois par Léonard de Vinci. Il conçoit une cabine munie d’un grand verre embué par un dispositif d’évaporation, derrière lequel il photographie les visiteurs anonymes du centre d’art contemporain de Vilnius. Il s’en suit des esquisses à taille humaine, évanescentes, fantomatiques, métaphore du passé douloureux des peuples baltes profondément marqués par la seconde guerre mondiale.

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Comme souvent chez Batho, après avoir appréhendé la photographie dans sa globalité, on a envie de s’en approcher jusqu’à presque toucher, comme ici, la texture de l’écran de verre et les fines gouttelettes de la condensation rendues palpables par une prise de vue précise et subtile.
Et puis soudain … je vous le donne en mille, je me retrouve nez à nez avec John Batho, bien présent, en chair et en os, surgissant au milieu de ses absents disposés en chicanes !

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Notre dernière rencontre remonte à plus de quinze ans mais, fruit d’une amitié sincère, éclot immédiatement comme si nous nous étions vus la veille, une conversation à bâtons rompus autour de l’exposition elle-même et de notre passé commun.
Flashback ! J’ai connu John, en 1990, dans le cadre d’une classe d’initiation artistique au Mont Saint Michel au sein de laquelle il fut le « maître » de photographie de vingt-cinq élèves d’une école primaire de l’Orne. On me sollicita pour que je réalise un film autour de cet ambitieux projet.
J’avoue, aujourd’hui, que le premier contact fut un peu froid comme cela peut l’être entre deux « taiseux » normands partagés entre la timidité et le désir de savoir à qui ils ont  à faire.
Mais après une journée de travail studieux sur les remparts, je compris que derrière la circonspection de John à l’égard de ma caméra, se cachaient une profonde méticulosité et un noble respect pour l’Image. Ce soir-là, il s’approcha de moi, l’œil pétillant, et la main sur mon épaule, il me glissa : « c’est chouette, la video » ! Je venais de gagner mes galons de compagnon de l’image et une exquise amitié.
Pendant quelques jours, loin de l’affluence touristique, nous fûmes quasiment les gardiens du Mont, possesseurs même d’un trousseau de clés pour accéder librement à « la merveille », la partie haute de l’abbaye, en dehors des heures de visite. Certains possèdent leur « colline inspirée », nous avions notre mont inspiré !
John, alors chargé de cours dans le département des Arts Plastiques de l’Université de Paris 8 puis, plus tard, professeur à l’École Nationale des Beaux-Arts de Dijon, s’attela, avec une douce pédagogie, selon ses propres mots, à « préserver la fraîcheur du regard des enfants, à développer leur sensibilité, à affiner leur sens critique, à poser un grand point d’interrogation sur le sens et la qualité même de l’existence ».
Le message passa bien, j’en veux pour preuve quelques confidences si peu naïves que je recueillis auprès des élèves : « Monsieur Batho nous a appris à avoir un bon œil ». « Il a des entourages très bien, c’est flou parfois, il penche quand il faut, nous c’est toujours droit, c’est un peu triste ». « Maintenant, nous cherchons des reflets, des matières, des couleurs, des lignes, ça donne une nouvelle vie à nos photos » !
Je m’enrichis également beaucoup derrière le viseur de ma caméra et lors de passionnantes conversations aux heures de détente.
Et puis, je me souviens lorsque avec John, nous côtoyâmes l’archange Saint Michel étincelant au soleil couchant, dans les dentelles de pierre, tout au sommet de l’abbaye. Tandis que l’ombre majestueuse du mont se découpait sur le sable de la baie, j’observai discrètement le photographe dans son fascinant acte de création. Instants de pure magie et de profonde émotion !
Quelques semaines plus tard, les œuvres de nos photographes en herbe furent accrochées aux cimaises du musée des Beaux Arts et de la Dentelle d’Alençon. À cette occasion, leur « maître » me fit part de sa prochaine exposition à Trouville et qu’il y avait là matière … à la réalisation d’un vidéogramme, suivez son regard vers le mien !
Chabadabada … John Batho vit, de longue date, une idylle avec ce coin de côte normande. À sa manière, sur le sable de la plage, il emboîte le pas du peintre Eugène Boudin, fils d’un marin de Honfleur, mort à Deauville en 1898, qui fut l’un des premiers artistes à saisir des paysages à l’extérieur de son atelier, passant pour l’un des précurseurs du mouvement impressionniste.
Qui sait si celui que Camille Corot surnomma le « roi des ciels » parce qu’il peignait avec beaucoup de bonheur les changements atmosphériques et la course des nuages sur les plages normandes, n’a pas inspiré le photographe pour sa série Nuages-Peintures. Jolie légende en forme de clin d’œil à ceux qui aiment renvoyer ses photographies au pictural !

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Pendant vingt-sept ans, John Batho a assez régulièrement photographié les parasols de Deauville dont quelques clichés sont présentés aujourd’hui à la BNF, l’affiche de l’exposition empruntant même l’un d’eux. À la différence des toiles de Boudin, n’y figure aucune impératrice Eugénie ou baigneuse, juste quelques traces dans le sable suggèrent une présence humaine antérieure. Se positionnant assez bas, jouant avec l’horizon comme axe de la composition, Batho efface la mer.

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Les parasols, motifs récurrents, ne sont finalement qu’un prétexte ou un support pour nous emmener dans un voyage autour de la Couleur et ses multiples variations.Tons saturés des parasols neufs, teintes délavées des toiles usées, froissement et rugosité des tissus révélés par la lumière changeante du jour, opposition ou complémentarité des couleurs, John  essore longuement ces rideaux de scène marine pour en extraire un jus très sensuel et poétique magnifié par le procédé de tirage à jet d’encre.

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Demi tour, je me retrouve face à trois Nageuses qui ne me sont pas inconnues. En effet, au début de l’été 1990, j’ai fréquenté John Batho à Trouville, vous avez deviné pourquoi ; oui, nous le fîmes ce film !

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Répondant à une commande du musée Montebello de Trouville, dans le cadre de l’opération Les Arts au soleil initiée par le Ministère de la Culture, John, toujours sincère dans son approche, ne se contentant pas de choisir quelques photographies dans sa prolifique collection des parasols, puise son inspiration dans l’eau bleue de la piscine municipale en plein air.

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Durant plusieurs jours, il mitraille les gracieuses évolutions aquatiques de jeunes ondines appartenant au club local de natation synchronisée, afin de capter l’imprévisible élasticité des corps, leurs déformations, leurs reconstructions selon la dilatation de l’onde.

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J’eus donc le privilège jubilatoire de suivre John dans son travail de création et, angoissant de traduire fidèlement sa démarche en images animées. Pour m’accorder toutes les chances de réussite dans ce défi, je m’adjoignis le concours d’un excellent ami toulousain à l’œil avisé et … médusé par le bleu des ciels made in Normandie (Eugène Boudin eût été au chômage technique !) ; la seule eau dont il se souvienne, étant celle de la fameuse piscine … !!! « D’un bleu gai qui donne envie de nager » comme le souligne John, « ce qui n’est pas toujours le cas du bleu considéré parfois comme une couleur froide ou synonyme de mélancolie ».

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« Ici, ce qui me paraît intéressant c’est que je peux y trouver mes images et les y remettre. C’est prendre et rendre en même temps ». Ponctuellement, pour l’événement, John a l’idée de grands tirages de quatre mètres sur trois, rendue possible par le nouveau procédé scanachrome mis au point alors dans un laboratoire britannique. Envisageant la piscine couverte comme une immense cuve à développement, il y glisse les Photos flottantes révélant à la surface de l’eau, l’image des nageuses.

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« La piscine est un lieu bruyant fait de cris, de rires, de plongeons, de jeux et les images que je retiens, sont extraites de ce brouhaha. Quand la piscine est vide, ce sont les images qui deviennent bruyantes conservant en elles les mouvements, les efforts, l’extension des corps dans l’eau ».
En prévision de ce happening, de nombreux essais sont nécessaires pour obtenir un positionnement et une flottaison correcte des photographies. John trouve même finalement intéressant que l’une d’entre elles coule au fond du bassin. Il reprend à son compte ma suggestion pour les besoins du film de faire évoluer les vraies nageuses autour de leurs images.
Sur les murs de l’exposition Le champ d’un regard, les Nageuses rapportées à des proportions plus classiques, répondent d’une certaine manière, aux silhouettes des Présents & absents de l’entrée. Au verre embué, se substitue l’eau de la piscine jouant le même rôle de diffraction en brisant les lignes et distordant les corps.
Je continue maintenant ma déambulation, orphelin de mon guide privilégié tenu par d’autres obligations. Nous nous sommes promis de profiter de la technologie numérique pour donner une seconde jeunesse à notre film !

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Me voilà devant une série de Papiers froissés dont j’avais admiré quelques spécimens lors d’un vernissage à la galerie Zabriskie près du Centre Beaubourg, au début des années 1990. C’était l’époque où l’artiste orientait ses travaux vers une abstraction plus poussée. Vous viendrait-il l’idée de retirer de votre poubelle, quelque page chiffonnée et de la photographier ? Probablement pas ! John Batho tient avec réussite cette gageure en faisant de ce déchet, un support de couleur et de lumière, deux axes d’observation et de traitement qui ont constitué finalement l’essentiel de sa réflexion tout au long de sa carrière.
Il existe plusieurs façons de voir un objet même a priori insignifiant et Batho impose la sienne. Pour lui, la photographie est beaucoup plus qu’un moyen de retranscrire la réalité, de la dupliquer. En cela, il se rapproche du peintre à qui le spectateur accorde beaucoup plus de liberté.
Je me souviens d’une série Éléments du littoral breton qui ne figure pas dans la présente exposition. John y transcendait les rochers de Ploumanac’h en s’écartant de la vision anthropomorphique des touristes qui se complaisent même à leur donner un nom, et en choisissant d’observer leur métamorphose selon les mouvements de l’eau et les changements de lumière. « Ceci n’est pas un rocher de Ploumanac’h, c’est l’image de … » ! Lorsqu’il parlait « d’avoir un bon œil », l’enfant du Mont Saint Michel avait assimilé une bonne part de la problématique chère à John.

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Je me régale littéralement avec Les petits pois et les Oranges de Photocolore, d’ailleurs, ces dernières furent mangées si j’en crois la Serviette en papier bleu froissée et tachée du jus du fruit ! Au-delà de ma plaisanterie, le photographe tire la quintessence de l’impression numérique aux encres pigmentaires, pour mettre en évidence la masse et la matière de la couleur.
Les Inuits nomment vingt nuances de blanc, John Batho nous invite à percevoir l’infinité des modulations d’une couleur.
Il réussit le pari de détacher huit oranges fruits de l’arrière-plan également orange, créant même un étonnant effet d’apesanteur.
Oui, John est capable de léviter dans une certaine monochromie pour recréer l’espace, un peu à la manière du peintre Yves Klein et « son » célèbre bleu IKB (International Klein Blue).

Le vertige me gagne bientôt avec le tournoiement des Manèges, série proposée à la fin de la promenade d’aujourd’hui bien que datant du début du parcours artistique du photographe.

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Ces clichés ne me sont pas étrangers car John m’en avait présenté quelques uns quand nous préparâmes le film à son domicile. Petit bonheur rare d’ailleurs que d’observer à la table lumineuse, des planches contact d’où l’œil sans concession de l’artiste prélève la future œuvre exposée !
Déjà patient, tenace, rigoureux dans son propos, John photographia le même manège en action pendant trois ans, toujours à la même époque et à la même heure, pour qu’il soit éclairé de manière identique et que le ciel en arrière-plan soit bleu. Avec un temps de pose, très maîtrisé, volontairement long, il restitua le flou du tournoiement et la fugacité des couleurs.
Images joyeuses de l’enfance, en couleurs, pleines de rires, de cris, de flonflons qui répondent dans un autre type de dissolution et d’effacement des formes, à la gravité des silhouettes de Vilnius en noir et blanc à l’autre extrémité de la galerie !
Temps de l’insouciance des Manèges, temps de l’âge mûr, de la nostalgie, de la mélancolie avec la série Cartes à jouer que la maman de l’artiste battit souvent à la fin de sa vie pour combler l’absence du compagnon. En fait, quasi effacées, délavées, elles ne révèlent plus que des cœurs rouges rosis par la patine du temps. Je devine beaucoup d’amour.

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Je ne me lasse pas d’aller et venir, de cimaise en cimaise, sur l’itinéraire d’un photographe qui nous gâte. Jugé parfois trop abstrait ou conceptuel, il ne fait pourtant, appareil photo en bandoulière, que « peindre » la vie avec ses beautés et ses joies, ses laideurs et ses drames. Nous humains semblons absents mais nous sommes présents à travers des objets familiers, des aliments, des vêtements, derrière des murs, des tentes.
Je ressors de la Bibliothèque Nationale, plus curieux, plus attentif à multiples détails dans la rue Richelieu, Batho serait-il contagieux ? Tiens voilà une bonne pandémie pour ouvrir des écoles buissonnières avec John Batho comme maître de la Couleur ! Non qu’il cherche à la maîtriser mais plutôt à nous l’enseigner comme mouvante, vivante, insaisissable en rapport avec la matière, la forme, l’espace et l’instant où elle se manifeste.
Vivement la prochaine exposition ! Je me sens honteux, la retraite n’existe heureusement jamais pour les photographes.

 

  • Images copyright John Batho avec l’aimable autorisation de l’artiste
  • Site de John Batho : http://www.johnbatho.com  (lien actif dans la rubrique liens page de gauche)

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1 Commentaire Commenter.

  1. le 20 septembre, 2009 à 9:11 encreviolette écrit:

    Voici le gentil courrier que j’ai reçu:
    « Bonjour Jean-Michel,

    J’ai visité dans ton site à  » l’encre violette » la mise en ligne de  » la croisière en couleur… » C’est très bien, je n’ai pas de protestations
    à te faire savoir, seulement des compliments, aussi cette constatation: de  » Photos-flottantes » tu es le mieux à même pour relater
    et à faire mémoire sur internet ( après l’avoir fait à l’époque sur pellicule et bande magnétique).
    Merci pour tout cela, grâce à toi tout n’est pas effacé, oublié, comme cela arrive très, trop souvent pour des gestes producteurs d’art.

    Avec amitié,

    John »

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