Jacques Anquetil, l’idole de ma jeunesse (suite)
En écho à mon billet du 15 avril 2009, Jacques Anquetil l’idole de ma jeunesse, j’eus l’heureux privilège de recevoir un commentaire de la fille de l’illustre champion cycliste me remerciant pour mon hommage et m’invitant à passer lors de mon prochain séjour sur l’île de Beauté.
Ainsi, un après-midi de juillet, avec un brin de timidité, je suis allé me désaltérer à la source de mes émotions enfantines, dans les collines de Balagne.
Le cœur battant un peu plus vite qu’à l’accoutumée, au-delà du village de Calenzana, je gravis les trois kilomètres de la route malaisée qui épouse les méandres du torrent, pour rejoindre au fond d’un cirque sauvage dominé par la Punta Radiche, A Flatta, l’hôtel restaurant que tiennent Sophie Anquetil et son compagnon.
Déception, Sophie est absente et ne rentrera qu’en soirée ; je ne peux m’en prendre qu’à moi qui n’ai pas prévenu de mon passage.
Je me console en profitant de la terrasse de ce ravissant bout du monde, à un gros quart d’heure seulement de Calvi dont on aperçoit la baie bleutée à l’horizon.
Il est temps de me recueillir, dans le salon près de l’accueil, devant le mur dédié au papa, Maître Jacques.
Par la croisée de destins, je découvre ces reliques dans une bergerie de charme de l’autre côté de la Méditerranée alors que j’ai vécu toute mon enfance, en Normandie, à une vingtaine de kilomètres de la fermette familiale du hameau du Bourguet, théâtre des premiers exploits du champion, dans le modeste village de la banlieue rouennaise où il repose pour l’éternité.
C’est d’autant plus cocasse que la Corse est sans doute la seule région de France que le Tour de France n’a jamais traversée et où n’est organisée aucune compétition cycliste professionnelle … quoique, en 1964, deux étapes de l’épreuve Paris-Nice s’y déroulèrent dont une contre la montre entre Oletta et Bastia. Une fois n’est pas coutume, le « chronomaître » dut s’incliner devant son coéquipier Altig tandis que son éternel rival Raymond Poulidor en passe de vaincre, fidèle à sa légende, abandonna après une chute et le bris de son vélo dans la descente du col de Teghime.
Immobile devant le mur des souvenirs, mon regard se pose d’entrée sur une collection de six maillots qui racontent presque toute la prestigieuse carrière de Jacques et me narrent plein d’histoires épiques toujours aussi vivaces dans ma mémoire. De toutes les tenues de marques qu’il porta, seul manque la tunique orange de l’équipe Bic avec laquelle il acheva sa carrière, en récupérant le record du monde de l’heure sur piste qu’il avait déjà ravi à Fausto Coppi, onze ans plus tôt. Pour être tout à fait exact, ne figure pas non plus le célèbre maillot bleu céleste de la Bianchi qu’il enfila en 1956 de manière anecdotique dans les courses italiennes Milan-San Remo, le Tour de Lombardie et le Trophée Baracchi. Cela contribua à sa grande popularité auprès des tifosi : « Forza Jacqué ».
Je n’ai d’yeux immédiatement que pour un maillot rouge tout simple avec une bande blanche sur laquelle se détachent les lettres La Perle d’une célèbre marque de cycles des années 1950, un nom prédestiné pour le champion incontesté des courses contre la montre. C’est sous ces couleurs qu’il débuta sa carrière professionnelle et se révéla au grand public en écrasant tous ses adversaires lors du Grand Prix des Nations, rendez-vous des plus grands spécialistes mondiaux de l’effort en solitaire. Je me souviens d’une photographie sépia où, à l’occasion de cette épreuve, il s’envole dans la côte de Picardie à Versailles, précédant une majestueuse Hotchkiss noire conduite par son directeur sportif Francis Pélissier, sur le marche pied de laquelle se tient debout un mécanicien ceint également du même maillot, un vélo sur l’épaule , prêt à parer à tout incident. Au bout de sa chevauchée fantastique, Jacques eut droit au baiser de sa chère maman.
Quelques jours plus tard, un autre cliché inoubliable immortalisa un nouvel exploit de mon héros méconnaissable dans sa tenue La Perle crottée de boue, vainqueur en Suisse, du Grand Prix de Lugano couru sous le déluge.
L’inspiration foisonnante de l’écrivain Christian Laborde, chantre de Nougaro et des champions cyclistes, déborde quand il découvre dans le quotidien La Nouvelle République des Pyrénées, que l’ours slovène Franska, aurait élu domicile dans le col du Tourmalet : « Les ours des Pyrénées, Franska en tête, se souviennent de tout, singulièrement des vélos, ces beaux et fin vélos que montent les champions aux jambes rasées, aux joues creusées, à la bouche ourlée d’écume comme jadis la bouche de Ferdi Kubler. Ah ! les vélos ! Qu’il est beau le Legnano de Gino Bartali ! Qu’il est beau le Bianchi de Fausto Coppi ! Qu’il est beau le Pinarello de Miguel Indurain ! Qu’il est beau le Helyett de Jacques Anquetil ! Helyett : quel nom étrange, merveilleux ! Helyett est un mélange, une touillerie dans le shaker du patois français, d’alouette et de goélette. Helyett, c’est pour glisser, voguer, et Jacques Anquetil voguait, glissait, sur les routes sèches ou détrempées, et, sur son passage, le chronomètre, épouvanté, claquait des dents. »
À défaut d’ours, je n’ai croisé que des ânes et des vaches en liberté sur le chemin d’A Flatta !
Souvenez-vous, Laborde décrivait encore ailleurs avec lyrisme, le Viking de Quincampoix : « Anquetil se bat contre Éole. Regardons-le, splendide, sur son Helyett, son drakkar vert ». Aujourd’hui, je contemple, émouvant, son maillot vert Helyett Hutchinson.
En comparaison, qu’elles sont laides les tenues bariolées de maintenant, dont le moindre centimètre carré vante des produits divers et variés, déguisant les coursiers en véritables hommes sandwiches !
Antan, ne figuraient que les marques de cycles et de pneumatiques chevauchés par les champions. En feuilletant, gamin, les revues sportives conservées par mon père, j’étais surpris de voir le breton Jean Robic porter, outre un casque de cuir, un maillot Génial-Lucifer du nom d’un constructeur de cycles et de motos. Comment le diable pouvait être aussi intelligent ?… quoique !
La publicité extra-sportive apparut bientôt de manière discrète et les manches de la seyante tunique Helyett s’affublèrent d’inscriptions à la gloire de Potin, une chaîne de magasins, de la chicorée Leroux puis de Fynsec, un apéritif italien.
Par l’astuce homophonique de son directeur sportif Raphaël Géminiani, Anquetil connut l’essor généralisé de la publicité, en 1962, avec la création de sa nouvelle équipe Saint-Raphaël Gitane dont le maillot tricolore très esthétique est également suspendu.
Parce que, dès cette année-là, le Tour de France fut couru par équipes de marques et non plus par des sélections nationales, ce maillot demeure sans doute le plus populaire de sa carrière. Le public l’admira sur les routes de ses trois derniers Tours de France victorieux.
Ce serait impossible, aujourd’hui, la loi Evin contre l’alcool et le tabac oblige qui interdit même la représentation de la légendaire pipe de Monsieur Hulot !
Les premiers signes d’une future mondialisation du cyclisme naissent en 1965 avec la formation Ford France. Désormais, la marque de cycle utilisé par le champion, ne s’affiche plus sur ses vêtements. C’est la saison d’une magistrale échappée en solitaire dans Liège-Bastogne-Liège et surtout de l’extraordinaire doublé, à quelques heures d’intervalle, Critérium du Dauphiné Libéré, course alpestre très montagneuse, et Bordeaux-Paris, dont témoignent quelques photos dans un cadre. Il est cocasse qu’un sportif ait contribué à la renommée d’une automobile par ses exploits sur un vélo !
Curieusement, le paletot rose du Giro d’Italie et la tunique bouton d’or du Tour de France m’émeuvent un peu moins. Souvenez-vous, je les vis à l’époque, le rose souillé de la boue du col de Gavia dans une vitrine d’un bar rouennais, le jaune sur les épaules même de mon idole lors de l’extraordinaire dernière étape contre la montre en 1964. Et puis … l’œil du supporter et du puriste repère que ces trophées ne furent pas enfilés lors des compétitions elles-mêmes mais à l’occasion des tournées de critériums sur route et des réunions sur piste qui, en ce temps où la télévision était moins omniprésente, permettaient au public de découvrir plus longuement les champions.
Au-dessous de cette collection de maillots mythiques, s’étale un patchwork de photos. J’en reconnais certaines prises en course, notamment une presque glamour avec les yeux de Jacques aussi bleus que son maillot de l’équipe de France, une autre lors d’une partie de chasse près de Ouagadougou à l’issue de laquelle Fausto Coppi contracta la malaria et décéda quelques jours plus tard. Toutes ont une histoire que je pourrais vous conter.
Et puis, je m’attendris devant une galerie d’émouvantes photos de famille qui révèlent que derrière le champion timide, peu expansif en public, se cachait le cœur d’un mari et d’un papa rempli d’un amour dévorant.
Merci à Sophie de m’avoir permis de revivre quelques minutes la gloire de son père.
Je reviendrai sur les hauteurs de Calenzana car, au-delà d’un mur dédié à l’idole de mon enfance, A Flatta est un endroit enchanteur et une excellente table.
Quarante ans après la fin de sa carrière, vingt-deux ans après sa disparition, la légende de mon héros est loin de s’éteindre. Etonnamment, quelques jours plus tard, je l’ai même vu revivre entre les mains d’un santonnier ariégeois.
(photos d’encreviolette avec la gentille autorisation de Sophie Anquetil et Jean-Marie Mathon)