Une matinée au cirque de Navacelles
Ceux qui me lisent assidûment, savent que chacune de mes visites sur le littoral languedocien, s’accompagne, tôt ou tard, d’une escapade sur le Causse du Larzac (voir billet Saint-Martin du Larzac du 14 mai 2008).
En ces derniers jours d’avril, pour ne pas déroger à mes habitudes, avant de filer vers l’A9 et le viaduc de Millau, je réserve en matinée, une séance au cirque … de Navacelles !
Ce n’est pas une première car je l’ai fréquenté dès le début des années 1970. Une photographie en noir et blanc immortalise d’ailleurs ce souvenir grandiose sur un mur de l’appartement de mon regretté oncle sétois. Peu de temps auparavant, je venais de parcourir les grands espaces de l’ouest américain et, notamment, dans l’état de l’Arizona, le parc national du Grand Canyon, une saillie creusée par le fleuve Colorado aux dimensions gigantesques : 450 kilomètres de longueur, entre 5 et 30 kilomètres de largeur, entre 1300 et 2000 mètres de profondeur. Les gorges du Verdon en Provence, m’avaient semblé tellement mièvres en comparaison. Étonnamment, Navacelles me coupa le souffle.
Alors, à la quête d’émotions sans cesse régénérées devant cette curiosité géographique, je retourne régulièrement au « pays des asphodèles » ; ainsi Adrienne Durand-Tullou appelle le causse dans son émouvant livre de souvenirs au titre éponyme. L’asphodèle, fleur typique des sols calcaires et des éboulis pierreux, emblème de la mort qu’on plantait sur les tombes grecques, commence d’ailleurs à dresser son long « bâton blanc » dans la garrigue, sur la route de Ganges.
Ce matin, tandis que les locations de canoës kayaks inaugurent la saison dans les gorges de l’Hérault, mes pensées rejoignent cette jeune institutrice fraîchement sortie de l’École Normale qui, le 3 janvier 1938, quitte la maison familiale de Nîmes pour rejoindre sa nouvelle affectation, un bout du monde, sur le causse de Blandas, à un vol d’aigle royal de Navacelles (il y vit encore un couple aujourd’hui) :
« Un horizon loin, très loin, une lande immense, quelques moutonnements rocheux, aucune trace de vie. Entre le ciel et la terre, un accord de gris en dégradés, une route toute droite sur un horizon en fuite. Un embranchement à gauche et, là, grises elles aussi, des maisons en file indienne, à la base d’une colline : Rogues. J’étais parvenue au terme du voyage. »
Elle y épousera Honoré Durand, caussenard de souche, et s’y installera pour le restant de ses jours. Maîtresse de classe unique, elle deviendra docteur ès Lettres, ethnologue, historienne, spécialiste éminente des Causses et des Cévennes. Admirable enseignante d’une autre époque, Adrienne Durand-Tullou nous a quittés à l’entrée du nouveau siècle.
Voilà, je délaisse Ganges engorgé en ce vendredi de marché, pour remonter vers l’ouest, le cours de la Vis, modeste rivière affluente de l’Hérault qui a creusé son lit dans les plateaux calcaires des causses. À petite cause, grand effet, suspense on y arrive !
Je frappe donc les trois coups annonçant le début de la plus impressionnante représentation de théâtre karstique à ciel ouvert de notre douce France. Le « karst », nom allemand tiré d’une région de plateaux calcaires de Slovénie, qualifie savamment l’ensemble de formes superficielles et souterraines résultant de la dissolution de roches carbonatées, calcaires et dolomies, sous l’effet de l’eau rendue acide par le dioxyde de carbone (d’après mes « vieux » cours de quatrième sur la géographie de la France ! J’entends le cancre au fond de la classe qui chuchote avec humour, « causse » toujours, tu m’intéresses !).
À hauteur du riant village de Madières, vous avez le choix de votre futur emplacement dans l’enceinte du cirque: tout droit vers les gradins sud du causse du Larzac ou à droite, vers les travées nord du causse de Blandas ; aucune hésitation à avoir, c’est gratuit et c’est aussi grandiose des deux côtés ! Ce matin, j’opte pour la tribune Larzac. Par une route escarpée, je m’élève en sept kilomètres au-dessus du canyon vertigineux des gorges de la Vis, jusque sur le plateau, à Saint-Maurice de Navacelles.
Encore quelques centaines de mètres dans la lande et j’atteins le belvédère de la Baume Auriol, une ancienne ferme réhabilitée avec goût, abritant désormais un restaurant, un bureau d’office de tourisme, des salles d’exposition de la vie caussenarde et un magasin de vente de produits du terroir. Au temps de ma première visite, il y a quarante ans, le tourisme y était encore confidentiel et une aimable paysanne proposait juste des pélardons, de délicieux fromages de chèvre de sa fabrication, et quelques cartes postales sur un présentoir. Le « grand site » qui draine aujourd’hui environ 300 000 visiteurs par an, a conquis ses lettres de noblesse de plus grand canyon d’Europe.
Encore quelques pas pour s’avancer au balcon et découvrir la scène du merveilleux spectacle géologique.
« Car on ne « voit » pas ce site, on « se le prend » en pleine face … Déjà, il y a comme une préparation, une sorte d’initiation visuelle progressive avant d’arriver sur les lieux : on quitte lentement les sentiers battus, la départementale normale et familière qui sinue dans les Cévennes. Tout est beau, sauvage, un peu rude ou farouche, les mots ne manquent pas encore, on les trouve aisément pour les inscrire au souvenir de sa mémoire. On est en attente d’un spectacle auquel assister, à cause du mot cirque … On s’imagine même être suspendu … dans l’air, dans le temps, à votre guise, à cause de l’association » Navacelles », nacelle … La route, telle une belle qui aurait défait son chignon, vous sème ses épingles à cheveux. Petit à petit, vous « tordez » de plus en plus souvent votre volant, les manoeuvres sont de plus en plus périlleuses, car votre œil, avide, a désormais envie de dévorer tout ce qu’il capture. Prudence ! Et puis, vous arrivez face à ce … gouffre ? … ce puits naturel titanesque ? Face à ce poème j’ai envie de dire, car il n’y a que les poètes qui pourraient en parler … c’est là que les mots manquent soudain, il faut laisser les sensations, les sentiments s’exprimer… »
Telle une photographie aérienne, trois cents mètres au-dessous de moi, au fond de la vallée entaillée par la Vis, sinue un ancien méandre recoupé isolant à l’intérieur, une colline rocheuse de forme pyramidale. Tout autour, les pentes vertigineuses des versants dessinent un amphithéâtre dont les barres calcaires constituent les gradins. Leur aspect minéral et aride tranche avec la verdeur de l’anneau de terrain plat correspondant à l’ancien cours de la rivière. Les tuiles des toits du hameau de Navacelles brillent au milieu de cette oasis.
Mademoiselle La Vis, vous êtes une artiste de génie pour avoir sculpté une œuvre aussi sublime !
Les géologues estiment qu’elle aurait creusé son chemin dans le calcaire du causse durant 2 à 3 millions d’années et a achevé son travail de sape pour recouper le méandre, il y a 6 000 ans, à l’Holocène, juste après le Würm, dernière période glaciaire de l’ère quaternaire.
Son talent repose notamment sur la vitesse inégale de son cours. Quand elle sinue, elle creuse ses rives concaves et dépose ses alluvions sur les rives convexes où sa vitesse est plus faible. Son méandre devient ainsi une boucle de plus en plus serrée dont elle finit par se libérer en le recoupant à la base. De la même manière, en amont du cirque, la Vis a abandonné trois autres méandres, œuvres de moindre importance.
C’est toujours aussi époustouflant! Juché sur le toit du causse, un sentiment de domination se mêle à l’inquiétude suscitée par ce long serpent d’eau douce ondulant dans les entrailles calcaires. Pendant plusieurs minutes, je reste figé dans un silence religieux juste troublé par le gazouillis des oiseaux.
Il est temps de plonger au fond du gouffre où se blottit le hameau de Navacelles. Les vieux l’ont quitté un à un, remplacés par des résidents secondaires et des néo ruraux qui tiennent commerce à la belle saison.
Au point de recoupement du méandre, la Vis comme toute guillerette d’avoir trouvé un raccourci, effectue une cabriole de huit mètres devant quelques pêcheurs taquinant la truite. Grimpée sur une croix de fer, une madone touchante de simplicité, veille au-dessus de la cascade.
Les maisons en pierre s’agrippent à la roche à proximité des seules terres cultivables du méandre, ce qui explique le caractère dispersé de l’habitat. En cette fin de matinée, il fait bon flâner dans les ruelles pittoresques qu’embaument lilas et glycines.
Derrière les anciennes fermes, démarrent des sentiers bordés de murets en pierre sèche menant aux coteaux environnants et aux terrasses sur lesquelles poussaient vignes et oliviers.
Fleur symbole du Causse du Larzac, une cardabelle séchée orne encore certaines portes des vieilles demeures. Antan, les bergers et éleveurs de moutons caussenards la clouaient à l’entrée des granges et des étables pour veiller sur les animaux.
Ils la cueillaient aussi pour son cœur comestible (de la famille des artichauts ) et utilisaient ses feuilles épineuses pour carder la laine des troupeaux d’où son nom. Elle leur servait, à l’occasion, de baromètre car, comme le tournesol, elle capte la lumière solaire en s’ouvrant et se referme quand la pluie menace.
Au « soleil des herbes », un autochtone a préféré un vieux croquenot comme porte-bonheur sur sa porte.
Avant d’assister à la seconde partie de l’opéra karstique depuis les gradins de la tribune Blandas, je me restaure d’un honnête menu campagnard à l’ombre d’une treille et d’une chapelle. « Que la montagne est belle ! », l’Ardèche de Jean Ferrat n’est pas si loin.
Après un passage à gué sur le lit de la Vis, en route pour l’ascension de la face nord jusque sur le causse de Blandas situé dans le département du Gard ! Les échappées sur le cirque sont fulgurantes. Depuis chaque belvédère, les lacets inférieurs de la chaussée accentuent l’effet de profondeur. Les nuages portés par le vent marin, encombrent peu à peu l’azur, créant sur les reliefs, des jeux de lumière tour à tour joyeux ou inquiétants.
En face, sur le rebord du Larzac, la ferme de la Baume Auriol pointe le bout de sa façade. Je retarde au maximum, l’instant fatidique où il me faut tourner le dos à la scène de ce grand théâtre naturel.
Ultime envie, je souhaite goûter à une autre spécialité régionale, les fameux mégalithes du causse de Blandas. Un aimable cantonnier me signale que je peux en trouver quelques spécimen à un petit kilomètre de là, vers le hameau de Peyrarines.
Adrienne Durand-Tullou, j’y reviens, a recensé plus de 80 monuments mégalithiques, dolmens et menhirs, sur le causse. Leur densité est presque identique à celle du massif armoricain, leur taille, par contre, très inférieure, s’explique par le matériau calcaire qui ne permettait pas des blocs de très grandes dimensions suffisamment résistants.
Très vite, peu après Blandas, je repère dans la lande, un étonnant cromlech, un cercle d’un diamètre de 120 mètres, dessiné par une quarantaine de menhirs, comme une mystérieuse ronde de bergers, sentinelles figées du causse. Si beaucoup d’hypothèses concernant leur origine sont émises, il existe par contre une certitude sur l’implantation de ces cromlechs sur des endroits stériles dénommés Lacam qui n’ont pu constituer que des aires de parcours à usage des troupeaux d’ovins et de caprins. À quand un Da Vinci code caussenard nous plongeant dans les mystères de ces pierres mégalithiques ?
Une pancarte me menaçant de morsures de vipères, me dissuade d’approcher pour mieux photographier ces pierres levées et le dolmen nécropole tout proche. « Serpent qui sort en avril annonce la pluie » appartient à ces proverbes et dictons qui présageaient du temps et des futures récoltes. Je ne verrai, aujourd’hui, ni vipères, ni la fameuse couleuvre de Montpellier aussi effrayante qu’inoffensive.
Espèce protégée, la Malpolon monspessulanus est un reptile impressionnant pour nos contrées, qui peut dépasser les deux mètres de longueur. Qui l’a surprise, dressée comme un cobra, en garde un certain traumatisme. Une de mes connaissances eut la désagréable visite de cet hôte rampant sur la terrasse du mas perdu dans la garrigue sétoise qu’elle venait d’acquérir. Les pompiers et policiers alertés, se renseignèrent sur l’éventuelle fuite de quelque python ou boa d’un « autre » cirque dans la région. Après quelques heures de recherche, la pacifique couleuvre fut retrouvée somnolente dans un lit cage replié dans le garage !
N’ayez aucune répulsion et que mon anecdote ne vous dissuade surtout pas d’assister au spectacle fascinant du cirque caussenard et de sa ménagerie !
Je remonte le canyon en direction du Caylar. Bientôt, les toits de tuiles rouges de Vissec s’entortillent autour d’un ultime tour de Vis abandonné. Je souris à la confluence d’une modeste rivière, la Virenque. Que je me souvienne, ce coureur cycliste éponyme fut soupçonné de ne pas boire que l’eau claire de ces ruisseaux !
L’après-midi est déjà bien avancé, il est temps de baisser le rideau !
