Mes lecteurs les plus assidus savent déjà mon admiration pour Jacques Anquetil à travers quelques uns de mes billets (voir Tours de mon enfance du 9/0/2008 et La Cipale du 1/09/2008). Il serait plus exact de la qualifier de passion irraisonnée et immodérée tant j’ai idolâtré ce champion cycliste lors de mon enfance.
Une cinquantaine d’années après ce temps de l’immaturité, je trouve plusieurs explications plausibles à mon sujet de culte :
« Sous ses cheveux d’oriflammes, dans le fracas rouillé des dragues et des grues, dressant au ciel des tours en forme de bras qui nous ont compris, Rouen nous dit aujourd’hui que le cyclisme est une activité gothique. Pour en imposer à l’évidence, il lui suffit, à la manière des photographes de fête foraine, de dérouler à l’arrière plan de notre carrousel mécanique, la toile peinte d’un porche de cathédrale, la dentelle minutieuse d’un palais de justice, le maillot chevronné d’une maison en bois. Alors, par je ne sais quel miracle du climat, l’anachronisme de la situation s’escamote : le champion inerte sur la table de massage redevient un gisant, réplique des guerriers de marbre ou de granit allongés dans la nef ; les véhicules hérissés de totems terrifiants, qui s’alignent le long des quais, épousent la silhouette des drakkars danois qui remontèrent autrefois la Seine ; les bleus des mécaniciens semblent taillés dans le métal terne des cottes de mailles…
ROUEN, 1065.- Un jeune Normand rougeaud, du nom de Guillaume et duc par surcroît, s’arme pour entreprendre la plus grande conquête territoriale proposée à l’époque … dans son château voisin, il convoque ses barons, leur pose la question de confiance. Avant d’entraîner, il faut rassembler. Certains se récusent. D’autres souscrivent. Pour prix d’un dévouement aveugle, Guillaume accordera à celui-ci un comté, à celui-là une abbaye ; le roturier deviendra chevalier, le pauvre deviendra riche, dût-on piller l’adversaire jusqu’en ses ultimes ressources. En revanche, Guillaume sera sacré roi. Deux ans plus tard, l’Angleterre était conquise..
ROUEN, 1961.- Un jeune Normand pâle, du nom de Jacques Anquetil et coureur cycliste par surcroît, tient le ferme propos d’établir sa suprématie sur les routes de France. Dans son manoir de Saint-Adrien, où il règne avec sa femme Janine, il tient à son tour son ban de guerre, convoquant à soi les plus notables champions de son parti. Qu’on l’aide seulement à atteindre son but en s’enrôlant sous sa bannière avec une abnégation totale et il les couvrira de richesses et de gloire.
« Que diriez-vous, leur propose-t-il, si nous enlevions le classement par équipes, le classement par étapes et le classement individuel qui me reviendrait, naturellement ?
-Ce serait dépouiller l’ennemi, le tondre complètement ! Est-ce prudent ? Et ne risquons-nous pas d’être Vikings du devoir ? »
En ma jeunesse orpheline de retransmissions télévisées des étapes, mon imagination était excitée par les commentaires enflammés des radioreporters et les articles lyriques des journalistes de L’Equipe … ainsi, ici, l’incontournable Antoine Blondin décrivant dans son style épique, le défi d’Anquetil de porter le maillot jaune de la première à la dernière étape du Tour de France 1961, exploit réalisé jusqu’alors, une unique fois, dans les années 1920, par l’italien Bottecchia.
Jacques Goddet, organisateur du Tour, déçu par l’écrasante supériorité de Jacques le Conquérant, osa parler injustement de nain jaune et de nains de la route eu égard à la célèbre expression des géants de la route.
Le gamin que j’étais, ne comprenait évidemment pas toutes les références historiques mais chaque matin, il dévorait avec avidité un nouveau chapitre du « roman de la toison d’or ». De plus, ce qui ne pouvait que combler d’aise ses enseignants, il consolidait avec plaisir son « socle de connaissances » comme on dit aujourd’hui dans le jargon scolaire !
Comme la presse spécialisée d’aujourd’hui me semble d’une affligeante vacuité en comparaison de la chanson de geste d’antan !
En ce temps-là, le « vélo » était aussi populaire que le football. La bicyclette, sa cousine peu esthétique, lourdaude, constituait le moyen de transport privilégié pour se rendre au travail ou effectuer les courses.
Après huit ans d’interruption pour cause de guerre mondiale, le Tour de France, disputé par équipes nationales, suscitait un engouement extraordinaire dans le pays en reconstruction, avec les français Bobet et Robic, les italiens Coppi et Bartali, les suisses Koblet et Kubler.
Le dimanche, mon père m’emmenait assister aux courses régionales organisées lors des fêtes locales de Seine-Maritime et de la Picardie toute proche.
Alors, quelle aubaine que se révèlât à six lieues de chez moi, un des plus illustres héros de la légende des cycles surnommé à ses débuts, le Viking de Quincampoix ! Une étoile de Normandie éclairait la planète Vélo.
Son patronyme Anquetil procède étymologiquement du scandinave asketill, as divinité et ketill chaudron. Il y a donc du divin dans ce fils de maraîcher qui habitait une modeste longère au hameau du Bourguet, à un petit kilomètre du centre de Quincampoix, petit bourg cauchois.
Ses parents dans la ferme familiale de Quincampoix
La chaumière qui fut un lieu de pèlerinage au temps des premiers exploits du champion, existe toujours. Rénovée, elle ne sent plus « la pomme et la fougère » qui séchait au grenier avant de protéger les plants de fraises.
Homme de défis (presque) toujours atteints, mon idole ne pouvait être qu’objet de culte. Ainsi, malgré parfois la désapprobation de mon père, je découpais dans les quotidiens et les magazines, tous les articles et photos le concernant puis les collaient sur des feuilles.
Je me souviens d’avoir dérobé quelque menue monnaie pour me procurer un numéro de L’Aurore, ce journal aujourd’hui disparu dans lequel Emile Zola avait publié, en d’autres temps, son célèbre pamphlet « J’accuse » lors de l’affaire Dreyfus. Je plaide volontiers coupable mais, circonstance atténuante, je désirais quelques photographies originales de mon héros pédalant.
Au bout de quelques années, je possédais les œuvres complètes de Jacques Anquetil éditées à un seul exemplaire sur cahiers d’écoliers avec annotations à l’encre violette de l’auteur.
La précieuse collection disparut mystérieusement à ma grande tristesse, peut-être à l’occasion d’un déménagement.
« Mon champion » n’éprouvait pas plus grand plaisir que de pédaler en solitaire et il demeure encore la référence absolue en matière de course contre la montre, celle qu’on surnomme l’épreuve de vérité car, loin des combinaisons et stratégies entre équipes, on ne peut compter que sur soi-même pour lutter contre les aiguilles du temps qui tournent inexorablement :
« Jacques Anquetil, lui, le chronomaître, ne se bat que contre un ruban de route maigre comme Don Quichotte. Le paysage ne compte pas. Il n’est le tremplin d’aucun rêve, un lieu lisse qui fait d’Anquetil un champion abstrait.
Abstrait ? Non, éolien ! Anquetil se bat contre Éole, affronte ses légions de verre et de ouate. Et sa froideur apparente est celle d’une lame de couteau. Regardons-le, splendide, sur son Helyett, son drakkar vert. C’est une sagaie, une flèche, la tête blonde d’une fusée perforant la bidoche invisible du vent… », ainsi le décrit Christian Laborde, chantre de Claude Nougaro et de la gente cycliste.
Il émerveillait par son style aérodynamique tout en souplesse et légèreté. On prête à Antonin Magne, le directeur sportif de Poulidor, d’avoir crié à son protégé sur le point d’être rejoint par Anquetil parti plusieurs minutes après lui, « garez-vous Raymond, laissez passer la Caravelle ! »
On prétendait, avec un soupçon d’exagération, qu’il pouvait rouler avec un verre d’eau sur le dos sans le renverser… bref, c’était la plus belle machine à pédaler du monde !
Dans une chronique « La course contre le monstre », Antoine Blondin, encore lui, étala toute la science de course de Maître Jacques, à la manière des Contes du chat perché chers à Marcel Aymé, l’écrivain régional de l’étape disputée dans le Jura :
« Il était une fois, entre Arbois et Montigny-les-Arsures, un vieux matou revenu de bien des choses, qui avait élu domicile sur le trapon d’une cave et trouvait sa pitance sans l’avoir à chercher, grâce à la gentillesse des deux petites filles de la ferme. Il les payait de retour en les aidant à faire leurs devoirs, car il connaissait la solution de toutes les questions, ayant avalé jadis par force d’habitude un rat de bibliothèque. Le temps qu’il n’occupait pas à ces besognes scolaires, il l’employait à se chauffer sur le muretin qui retranchait la basse-cour de la grand-route laquelle était petite, sinueuse et ombragée de mystère. Pour dire vrai, il n’y passait jamais personne et le vieux chat n’avait à signaler que quelque commandeau de renards, voire un épisodique mitigne de belettes. (orthographe choisie par l’auteur ennemi des anglicismes commando et meeting !ndlr)
Or, ce jour-là, peu après le déjeuner, qui se composait de truites de la Loue et de Meurette, Delphine et Marinette, penchées sur un problème du Certificat, virent arriver le chat sur ses patins de velours, les moustaches émues, l’oreille mobile.
Dîtes-moi, chat, seriez-vous devenu fou ? demanda Delphine. Il est l’heure de votre sieste. Nous vous appellerons quand le moment sera venu de corriger nos copies.
-Il s’agit bien de Coppi ! répondit le matou, qui semblait hors de lui, il s’agit d’Anquetil. L’étape contre la montre passe au pied du jardin.
-Anquetil ! s’exclama Marinette, j’ai entendu dire que c’était là un monstre qui dévorait tout, la terreur des basses-courses, il faut le chasser immédiatement.
-Que non pas, rétorqua Delphine, allons le voir au contraire….
Se plantant alors au milieu de la route, qui signale les dos-d’âne, mais non les dos de chats, lesquels peuvent se le faire gros, le matou boula sous la roue d’Anquetil comme il débouchait et le contraignit à mettre pied à terre.
Delphine et Marinette, jaillies des buissons, avaient des regards ardents pour ce monstre qui offrait l’image dorée du prince charmant.
-C’est que je n’ai pas le temps, soupira Anquetil, on m’attend à Besançon.
-Allons, allons, reprit le matou, et si je vous disais que c’est pour la chose du Certificat d’études, question calcul.
Le mot calcul sembla éveiller quelque intérêt chez le Prince Charmant.
Expliquez-vous, dit-il, je n’ai perdu que trop de temps.
Justement, répondit le matou avec un air satisfait. Voici l’énoncé du problème que Marinette et Delphine avaient à traiter : « Etant donné qu’un coureur A (Anquetil) part d’Arbois trois minutes après un coureur B (Bahamontès) et que celui-ci atteint Besançon en 1h 14’ 27’’, à quelle moyenne A devra-t-il rouler pour courir la même distance en 1h 12’ 20’’, sans pour autant rattraper B ? »
Anquetil se gratta la tête en gentil monstre apprivoisé.
Chat, dit-il, je vous donne ma langue.
-A la moyenne de 45,207 kilomètres à l’heure.
Vous êtes fou, s’exclama Anquetil, je roulais beaucoup plus vite que cela quand vous m’avez arrêté.
Sans doute, dit le matou, mais les petites ont répondu ainsi aux examinateurs, et c’est bien la raison pour laquelle je me suis permis de vous retarder. Vous ne voudriez quand même pas que leur solution soit fausse et qu’elles soient recalées à l’examen.
La légende prétend qu’Anquetil consentit de bonne grâce à calquer sa course sur un horaire qui permit à ses nouvelles petites amies d’obtenir leur diplôme en imposant au jury l’évidence matérielle des faits. »
Presse écrite, presse parlée, je suivais aussi à la radio, les irrésistibles chevauchées du chevalier normand dans la vallée de Chevreuse lors du Grand Prix des Nations qu’il remporta à neuf reprises sur neuf participations en améliorant régulièrement sa moyenne horaire.
Voici comment, dans son bel ouvrage Forcenés, Philippe Bordas raconte avec lyrisme la première, celle qui le révéla.
« C’est septembre, septembre isolé du monde dans un décor de pluie. Le vent tournoie sur la vallée de Chevreuse, butant sur les falaises, bondissant sur la plaine d’où l’on croit voir Paris. Une Hotchkiss rouge fend la tempête à coups d’avertisseur. Un mécano se tient debout sur le marchepied, vélo sur l’épaule, casquette au vent, la visière levée. Sur la calandre masquée d’un panneau de bois, les spectateurs retrempés lisent un nom.
Anquetil.
Anquetil en huit lettres noires. Anquetil dans la stridence des klaxons, ces yeux trop grands de tuberculeux. Anquetil à dix-neuf ans si fin de jambes est une enfant aux veinules trop bleues.
Surgi de nulle part, un blondin sans passé. Anquetil vient au jour sous un ciel de pluie, vêtu d’un maillot rouge à parements blancs. Le maillot rouge La Perle. Anquetil enroule un braquet sans exemple, le dos immobile, replié sur ses chairs dans une manière fœtale.
Sa vitesse sous le vent est stupéfiante.
C’est une sorte de commotion que l’irruption du génie. Francis Pélissier, qu’on appelle « l » Grand », derrière les essuie-glaces savoure l’assomption de ce Normand nacré qu’il appelle « le Môme ». Ces allures de page, cette blancheur de lys, le gamin est sa trouvaille, sa perle des provinces. Jacques Anquetil vient au monde ce dimanche 27 septembre 1953. IL sort des brumes pour conquérir Paris. Le Grand Prix des Nations est au cyclisme ce que les Variations Goldberg sont à l’art du piano. Anquetil est ce Glenn Gould qui concerte plus de trois heures à quarante de moyenne… Il maintient un braquet immense d’une octave et trois notes. »
Sa carrière terminée, j’eus souvent l’occasion de penser à mon héros en grimpant besogneusement la côte des 17 tournants et la côte de Chateaufort, théâtre de ses envolées. Au sommet de cette dernière ascension, est érigée en son hommage, une stèle en marbre et granit qui fut d’ailleurs dérobée par un probable fan, il y a quelques années. Cette fois, je plaide non coupable !
Toute sa carrière, Anquetil demeura, outre le meilleur coureur mondial de son époque, le champion de Paris-Normandie. Le quotidien régional en racontait tous les faits et gestes dans ses colonnes,.
Mon oncle avait pour ami, un ancien camarade de captivité travaillant dans ce journal et très lié à Anquetil. Ainsi, il me livrait des scoops, probablement dérisoires, qui nourrissaient cependant mon imaginaire d’enfant.
J’obtins ainsi des informations de (presque) première main sur les préparatifs de l’expédition en Italie du soldat Anquetil (il effectuait alors son service militaire à la caserne Richepanse de Rouen) pour s’emparer d’une forteresse, d’un monument de l’histoire du cyclisme, le mythique record de l’heure appartenant à Fausto Coppi.
Alors qu’aujourd’hui, nous voyons n’importe quel événement sportif en direct grâce à la parabole, imaginez mon père et moi, assis inquiets devant la TSF, à écouter un reporter racontant avec enthousiasme, soixante minutes durant, la progression d’un cycliste tournant en solitaire sur la piste du vélodrome Vigorelli de Milan ! Absolument surréaliste !
Le challenge semblait inaccessible ; Anquetil le réussit à sa troisième tentative : 46,159 kilomètres en une heure, je vous l’écris de mémoire ; le mur du son vélocipédique était franchi et j’apprenais mon premier mot d’italien : campionissimo !
Onze ans plus tard, à l’automne de sa carrière, il améliora son record de plus d’un kilomètre sur la même piste étalon de Milan. Par la suite, d’autres champions tels Merckx et Moser le dépouillèrent de son trophée. Cependant, les comparaisons sont impossibles car les performances furent effectuées dans d’autres vélodromes, sur des pistes plus rapides et parfois couvertes, en altitude, avec un matériel beaucoup plus sophistiqué. Je défends mon dieu, que diable !
En 1960, Anquetil envisagea une autre campagne transalpine tout aussi exaltante avec le projet d’être le premier coureur français à remporter le Tour d’Italie, le fameux Giro.
L’affaire semblait fort bien engagée après un succès écrasant lors de l’étape contre la montre aux alentours de Suse que j’eus le bonheur de suivre à la télévision. Ce jour-là, si les délais d’élimination avaient été respectés, 51 coureurs ne seraient pas repartis le lendemain.
Il ne restait plus qu’à résister lors de la grande étape de montagne des Dolomites avec le franchissement pour la première fois, de l’effrayant Paso di Gavia :
« Ce col nouveau est redoutable ; il terrorise la caravane. Vingt kilomètres d’une route étroite, creusée à flanc de montagne avec des passages à 22 %. D’un côté la muraille, de l’autre le vide. On annonce la présence d’ours bruns. Les personnes sensibles au vertige sont invitées à ne pas diriger leurs regards vers la vallée. Cette route infâme, ce sentier muletier de trois mètres de large, taillé à flanc de roc dans la glaise, couvert de cailloux qui ripent sous les roues, se redresse en virages brutaux d’où l’on découvre des à-pics insondables sans nul parapet pour préserver de la chute ; au sommet, la neige, la crasse, la boue… »
Il était hors de question que fonctionnent les liaisons des radios et télévisions. Ma joie éclata quand j’appris que mon héros ayant déjoué les traîtrises de la montagne et le fanatisme des tifosi poussant son rival Nencini, sauvait son paletot rose pour quelques secondes.
Quelques jours plus tard, mon oncle m’emmena dans une brasserie de Rouen au nom prédestiné de Donrémy, sur la place du Vieux Marché, là même où les anglais brûlèrent vive Jeanne D’Arc. Je pus y admirer le maillot rose maculé de la boue du Gavia !
Jacques de Normandie, au fil des saisons, étendit son hégémonie sur d’autres états et provinces. Il conquit le royaume d’Ibérie et son étendard jaune amarillo, le duché de Romandie et sa bannière verte, le comté de Flandres et son fanion rose et bleu lors d’une bataille de quatre jours autour de Dunkerque. Mieux qu’Icare, il sortit victorieux plusieurs fois de sa « course au soleil », entre Paris et Nice, enveloppé d’un drap blanc comme neige. J’espérais que Jacques endossât une autre tunique prestigieuse lors d’un championnat de France disputé sur le circuit de Rouen-les-Essarts. Je n’eus d’yeux que pour lui dans les ascensions à répétition de la côte du nouveau monde mais un jeune empêcheur de pédaler en rond du nom de Poulidor gâcha la fête !
« Anquetil et Poulidor, un divorce français » ! : «Maître Jacques et Poupou, le blond et le brun, le Viking au visage émacié et le campagnard limousin à la mine épanouie, le hobereau normand et le paysan auvergnat, l’introverti et l’extraverti, le mondain et le rustique, le routier de la ville et le routier des champs, le rouleur longiligne et le grimpeur musclé, la droite réaliste et triomphante et la gauche populaire, celui sur lequel les fées s’étaient penchées et l’éternel malchanceux, l’inné et l’acquis ».
J’étais à cent lieues de toutes les exégèses proposées par la suite pour expliquer le clivage des passions entre supporteurs des deux champions. Mon cœur avait choisi son favori depuis longtemps, je suppose que vous devinez lequel.
Ce qui est rare est cher, c’est bien connu, les occasions de l’admirer en chair et en os, furent parcimonieuses : quelques épreuves disputées sur le circuit de Rouen-les-Essarts, une étape du Tour de France au cours de laquelle, ceint de son maillot de l’équipe de France, il traversa en tête (pour me faire plaisir bien sûr !) ma ville natale de Forges-les-Eaux, un Critérium des As derrière derny autour de l’hippodrome de Longchamp.
Mon père ralentissait l’automobile lorsque nous passions devant sa gentilhommière de Saint-Adrien, en bordure de Seine, baptisée les Elfes du nom des divinités mineures de la mythologie nordique. J’espérais entrevoir furtivement ma divinité majeure … en vain !
« Le peuple attend que Poulidor, que l’on a très longtemps fait passer pour un sans-culot, prenne la Bastille. La vox populidor ne s’en cache guère et son exaltation n’est pas pour nous déplaire à condition qu’elle ne s’entache pas de goujaterie à l’endroit de l’extraordinaire aristocrate de la bicyclette qu’est Jacques Anquetil. » Du Blondin dans le texte, toujours lui !
Le 14 juillet 1964, je brûlais de mille feux de joie et d’artifice quand mon père m’emmena sur le plateau de Saclay, assister à la lutte finale entre les deux champions, deux jours après leur duel au-dessous du volcan du Puy-de-Dôme. Mon cœur, serré de suivre la trotteuse sur le cadran de ma montre, chavira lorsque, bien avant l’heure, mon preux chevalier à la toison d’or surgit de la marée humaine, à la conquête de son cinquième Tour de France.
« Il ne court pas après un palmarès. En revanche, son orgueil l’incite à relever parfois des défis insolites, à se fixer des buts auxquels nul ne songerait, à tenir des gageures au besoin. »
L’année suivante, il me laissa rêveur toute une nuit blanche lorsqu’il entreprit de gagner la légendaire course Bordeaux-Paris quelques heures après être venu à bout victorieusement des cols des Alpes du Critérium du Dauphiné Libéré. Ma naïveté d’enfant se demandait comment il pouvait rouler de nuit pendant plus de deux cents kilomètres sans cette satanée dynamo qui frottait sur la jante de ma bicyclette !
Sa carrière s’acheva, mon âge de raison commença. Jacques Anquetil, abandonnant les bords de Seine, acquit, non loin de là sur le plateau, à La Neuville Chant d’Oisel, une belle demeure bourgeoise ayant appartenu à la famille de Guy de Maupassant et où séjourna Gustave Flaubert. Mon Bel-Ami qui, dans sa jeunesse, défraya la chronique en ravissant son Emma Bovary, Janine, l’épouse de son docteur, vécut là, une fin de vie sentimentale compliquée dont une presse spécialisée fit ses choux gras.
Aujourd’hui, le domaine baptisé pompeusement Château Anquetil, accueille banquets et séminaires.
On s’y hisse depuis le village de Romilly-sur-Andelle par la côte Jacques Anquetil, une ascension sinueuse de trois mille six cents mètres.
Là-haut, devant les grilles, un maillot jaune en ciment est déposé au pied d’une stèle à la gloire du champion.
L’ancien fils de fraisiériste de Quincampoix était consultant pour la radio et la télévision quand il ne s’adonnait pas aux tâches de son exploitation agricole.
Déjà Laurent Fignon pointait sous Bernard Hinault, lorsque par un jour caniculaire d’une étape du Tour à Guzet-Neige, station hivernale d’Ariège, la voiture de presse d’Anquetil, engluée dans le goudron fondu, s’immobilisa devant moi. Ovationné par la foule, il rejoignit à pied le podium d’arrivée. Plus tard, je le retrouvai dans un coin isolé en compagnie d’un journaliste colombien qui, riche de quelques centaines de pièces de monnaie, téléphonait son reportage à Cali ou Bogota ! Trente ans après, le héros de mon enfance était planté devant moi, rien que pour moi. J’eus envie de lui conter tout ce que vous lisez … finalement, par une pudeur adulte, j’y renonçai. Nous nous sourîmes, c’est tout !
En 1987, un cancer l’emporta au firmament des cyclistes. La légende lui prête d’avoir confié à Poulidor, quelques jours avant sa mort : « Mon pauvre Raymond, cette fois encore, tu ne seras que second ».
La nouvelle fit la une des quotidiens et des journaux télévisés. Les différentes chaînes bouleversèrent leurs programmes pour tailler la part belle à des émissions spéciales en hommage. Avec le temps, outre le respect, le champion avait gagné l’affection du peuple français.
Je lus quelques larmes dans les yeux de mes parents qui m’émurent. Étonnamment, mon père me conserva toute la presse régionale évoquant la disparition de l’idole de mon enfance. J’eus comme le sentiment qu’on validait, trente ans plus tard, ma passion sans bornes.
Dix ans plus tard, quarante ans après sa première conquête du maillot jaune, le Tour de France rendit un vibrant hommage à Maître Jacques lors de la première étape entre Rouen et Forges-les-Eaux, via Quincampoix, le village où il repose.
Souvenez-vous d’Anquetil, seigneur de Normandie, écartant de sa bannière, tièdes et félons :
« Jacques le Conquérant parcourt les rangs, soupèse les candidatures.
-Quel est ton nom l’ami ?
- Dédé Fortes-Cuisses, répond l’interpellé en gonflant la jambe.
-Par Dieu ! fait le duc en riant, voilà de fiers jambons (ils appartiennent à André Darrigade originaire de Bayonne, ndlr) qui conviendraient mieux à un sprinter qu’à un rouleur.
-C’est tout un , seigneur, pourvu que vous m’accordiez quelques victoires d’étape.
-Accordé ! »
A quelques mètres de la maison familiale, ses vassaux, ses équipiers de l’équipe de France rassemblés autour de son épouse Janine, évoquaient avec nostalgie, les souvenirs d’un temps heureux.
« Les grands cyclistes, Vietto, Coppi, Anquetil, pour ne parler que des plus beaux, ont été d’une autre race que sportive. Ils ont agrégé à eux une densité historique et poétique qui faisait langage. Ces enfants venus du labour ou de l’atelier ont créé un geste, ils ont inventé un phrasé qui est allé au cœur des gens. Ils ont été les troubadours d’un peuple encore maître de son langage, encore proche du parler du Villon, des exagérations de Rabelais, des raffinements artisanaux de Céline. Les grands cyclistes ont été les poètes errants de ceux que les petits tyrans appellent « gens du bas » même s’ils gardent l’intime perception du très-haut. »
Vous comprenez pourquoi un enfant a adoré Jacques Anquetil.
lire aussi billet du 22 août 2009, Jacques Anquetil l’idole de ma jeunesse (suite)