Le temps pas béni des colonies … ou quelques élucubrations vers la rue Mouffetard
Aujourd’hui, j’envisageais de déambuler en votre compagnie dans le quartier de « la Mouffe » lorsque je me ravise en traversant la place de la Contrescarpe.
Près de la fontaine, un limonaire égrène quelques rengaines d’un Paris d’autrefois. Malgré le tarif prohibitif des consommations, les premiers touristes prennent le soleil presque printanier aux terrasses, indifférents « Au Nègre joyeux », une enseigne qui orne la façade d’une superette de la rue Mouffetard.
Juste au-dessous, l’image de la légende : une peinture sous verre représente distinctement malgré les reflets, un homme de couleur noir ébène, habillé en valet, servant hilare un plat à une dame blanche de condition sociale aisée.
Régulièrement, des éclats de verre provenant de jets de pierres, taillent ce « joyeux » ( à défaut d’être joyau) de la peinture. Y’a (pas trop) bon … calembour sur un sujet aussi tranchant où chaque mot sorti de son contexte, peut créer incompréhension et colère.
Il est sans doute trop lapidaire d’affirmer que les lanceurs de cailloux appartiennent à l’unique classe d’iconoclastes de l’imagerie liée au temps pas béni des colonies. Pour en avoir été témoin, je sais des réactions plus primaires de « crânes rasés » (je n’échappe pas aux stéréotypes !) caillassant par xénophobie (connaissent-ils seulement la définition du mot ?) le « nègre » qui les nargue avec son sourire. Ce sont les mêmes qui jetaient des bananes ou proféraient des cris de singe à l’encontre d’un ancien gardien de but de couleur de l’Olympique de Marseille.
J’ai quelque compassion pour les locataires de l’immeuble dont les fenêtres qui encadrent le tableau explosent parfois sous les projectiles maladroits ou volontaires, allez savoir !
L’épicier arabe victime possible de la vindicte raciste en d’autres circonstances, ignore l’origine exacte de la trace humiliante qui souille la façade au-dessus de son commerce. Elle daterait du dix-huitième siècle pour vanter la présence d’un cabaret au sens ancien du mot. D’autres sources prétendent qu’un chocolatier tint boutique ici. Chocolat et noir font bon ménage depuis longtemps, j’y reviendrai !
À quelques centaines de mètres, au jardin du Luxembourg, depuis quelques années, on célèbre en mai, la journée nationale « des mémoires de la traite négrière, de l’esclavage et de leurs abolitions ». On y reprend le chant révolutionnaire La liberté des nègres. On y a inauguré en 2007, Le cri, l’écrit, une sculpture en bronze, premier monument national en témoignage du crime contre l’humanité qu’est l’esclavage.
Trois anneaux d’une chaîne soudés entre eux le constituent, un ouvert symbolisant l’abolition de l’esclavage, un fermé signifiant que tout peut recommencer et le piètement marquant le retour aux racines. Des mots sont gravés à leur surface, ailleurs-décimé-exterminé-déporté-inhumain-sévices-esclave!
Pour avoir constaté l’indifférence des promeneurs plus attirés par les statues des reines de France qui parsèment le jardin, je m’interroge si finalement, la représentation vexante du nègre joyeux, n’interpelle pas plus le passant honnête.
Dans la perspective des anneaux, se détache au loin le monumental visage du Prophète. Son sculpteur Louis Derbré dit de lui qu’ « il a un côté révolutionnaire qui dénonce une certaine hypocrisie de notre époque tout en proposant une forme de sagesse ». Bien dit Prophète !
S’il tournait la tête vers le sud, il apercevrait derrière les grilles dorées du parc, un bâtiment occupé par certains services de l’ENA, édifié en 1895 pour l’École coloniale devenue en 1934, l’École nationale de la France d’outre-mer. La « Colo », comme on l’appelait familièrement, formait les cadres de l’administration coloniale. Une loi de 1956 ayant posé le principe de l’africanisation de l’administration d’outre-mer, les dernières promotions de 1956 à 1958 comptèrent autant d’africains et de malgaches que de métropolitains.
Griot blanc, adossé à la fontaine à palabres, devant le tableau célébrant la servitude, je me sens mal à l’aise et en plein paradoxe. Au secours Victor Schoelcher qui initia le décret du 27 avril 1848 abolissant définitivement l’esclavage en France ! Toi, dont les cendres reposent au Panthéon, si tu pouvais aujourd’hui emprunter la rue de l’Estrapade et la rue Blainville pour me confier ce que tu en penses…
Au secours anciens normaliens de la rue d’Ulm qui parfois évoluez dans les arcanes du pouvoir comme nègres écrivant les discours des gouvernants !
Au secours « le nègre fondamental » comme ses amis se plaisent à surnommer l’immense poète et homme politique martiniquais Aimé Césaire qui fréquenta le lycée Louis le Grand et l’Ecole Normale Supérieure alors toute proche. Il consigna alors sa révolte avec notamment Léopold Senghor, dans une revue L’Étudiant noir où il fit surgir le concept de la « négritude », une exploration de sa peau noire, de son moi profond et de la culture de ses ancêtres. Quand on lui parlait de l’exotisme de carte postale de son île, entre palmiers et cocotiers, il répondait « exotisme, c’est le mot français mais mon pays n’est pas « exo », en dehors de … c’est l’intérieur que je cherche. Toi dont le père instituteur disait : « quand tu parles, la grammaire française sourit », tu m’aurais expliqué comment ne pas être esclave des mots.
Mon cher papa, lorsque, le dimanche matin, tu commandais dans la pâtisserie de Monsieur Lucas, outre mes éclairs, les religieuses de maman et ton baba au rhum, des « têtes de nègre », sais-tu là-haut que tu es coupable à titre posthume de propos raciste ? Désormais, dans notre France politiquement correcte quand cela l’arrange, ce gâteau chocolaté s’appelle meringue au chocolat ou tête au choco ! Qu’attend Benoît XVI pour rédiger une bulle et débaptiser les religieuses et les pets de nonnes ?
Pour prolonger le chapitre alimentation, il semble aussi qu’ « y’a (plus très) bon … Banania » ! Sans aucun état d’âme, inculte (on dirait même « blonde » aujourd’hui !!!), gamin innocent que j’étais, je grimpais sur le tabouret pour m’emparer dans le placard de la cuisine, de la boîte de chocolat en poudre avec la fameuse image du tirailleur sénégalais hilare lui aussi.
La saga Banania naît en 1912 en Amérique centrale lorsque le journaliste Pierre Lardet découvre dans un village du Nicaragua, une boisson composée de farine de banane, de cacao, de céréales pilées et de sucre. A son retour, encouragé par son épouse prénommée Blanche (ça ne s’invente pas !), il entame la commercialisation du produit et dépose peu après la marque Banania dont il vante les qualités énergisantes et reconstituantes. Une femme antillaise figure sur les premiers conditionnements mais en 1915, sur fond de première guerre mondiale, l’emblème devient un de ces tirailleurs sénégalais des troupes coloniales françaises, très populaires pour leur fidélité à la métropole en temps de conflit.
Lardet qui possède le sens de la réclame, l’ancêtre de la publicité, met en avant la valeur nutritionnelle et la dimension coloniale du produit, et fait expédier quatorze wagons chargés de Banania à destination des tranchées. Aliment idéal des nourrissons, il devient aussi celui des soldats sur le front. Pastichant la bonhomie des valeureux soldats sénégalais, y’a bon cuisine, y’a bon pinard, y’a bon capitaine … Y’a bon Banania, la légende est née définitivement. Je me souviens d’enseignants qui qualifiaient un discours peu compréhensible de « petit nègre » ou « charabia » !
Il y a quelques jours, le tribunal de Nanterre a débouté le MRAP, Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples, qui avait attaqué en justice la société Nutrimaine, propriétaire actuel de Banania, pour non-respect d’un protocole d’accord signé avec le « Collectif des antillais, guyanais et réunionnais » consacrant l’abandon du fameux slogan « Y’a bon » jugé dévalorisant pour les Noirs.
Au temps de la communale où l’on mettait au rebut les cartes de géographie localisant les colonies françaises de l’Afrique Èquatoriale, je n’avais pas conscience de troubler l’ordre public en me précipitant, au passage de la caravane du Tour de France, vers le camion jaune surmonté du monsieur noir à la chéchia rouge, pour glaner quelques échantillons de la poudre chocolatée.
Pire encore, je me nourrissais aussi dans l’hebdomadaire Spirou, outre les histoires du marsupilami et des gaffes de Gaston, des aventures de Blondin et Cirage, personnages surgis de l’imagination de Joseph Gillain dit Jijé, un des artistes majeurs de la bande dessinée franco-belge qui forma Franquin, le père de Spirou, et Morris, le créateur de Lucky Luke.
En surfant vers Fnac.com, vous les retrouverez noyés au milieu de la foisonnante littérature d’Antoine Blondin que je cite souvent lorsque je commets quelques chroniques vélocipédiques.
Dans la bande dessinée, Blondin, garçon blanc aux cheveux blonds, était le héros sérieux qui résolvait les problèmes par son intelligence tandis que Cirage, enfant noir vous l’avez deviné, à l’esprit farfelu, créait de l’animation avec ses facéties. Bons camarades, ils vivaient des aventures policières et fantastiques, l’une d’entre elles s’intitulait Le nègre blanc ! Apparemment, cela n’a pas empêché que germe mon esprit de tolérance.
En contrebas de la Mouffe, le marché dominical s’achève. Chacun, son cabas à la main, rejoint son domicile. Bientôt, les services municipaux de nettoyage uniquement constitués d’hommes issus de l’immigration, font place Monge nette !
À un kiosque, la une d’un journal affiche le boycott souhaité par le maire socialiste de la ville, de la conférence « Durban II » de l’ONU contre le racisme, prévue en avril à Genève. Savoir que la présidence du comité préparatoire à cet événement est assurée par la Libye et l’Iran, peut surprendre en effet !
Je souris devant un dessin au pochoir d’une femme dénudée juste à côté de quelques robes exposées à la vitrine d’un magasin de mode. Attention Miss. Tic, talentueuse Street artiste, vous allez vous attirer les foudres d’une gente féministe !
J’entre dans l’attrayante librairie L’Arbre du Voyageur (du nom d’une plante originaire de Madagascar) qui en ce temps de salon du Livre, rend honneur à la littérature mexicaine.
« Gens de la périphérie, habitants des faubourgs de l’Histoire, nous sommes, Latinos-Américains, les commensaux non invités, passés par l’entrée de service de l’Occident, les intrus qui arrivent au spectacle de la modernité au moment où les lumières vont s’éteindre. Partout en retard, nous naissons quand il est déjà tard dans l’Histoire ; nous n’avons pas de passé, ou si nous en avons eu un, nous avons craché sur ses restes. Nos peuples ont dormi tout un siècle et, pendant qu’ils dormaient, on les a dépouillés et ils vont maintenant en haillons. Et pourtant, depuis un siècle, sur nos terres, si hostiles à la pensée, ici et là, en ordre dispersé mais sans interruption, sont apparus des poètes, des prosateurs et des peintres qui sont les égaux des plus grands des autres continents. » C’est d’Octavio Paz.
Un maître regretté disait à ses élèves, « lisez, lisez, lisez, tout est dans les livres ! ». C’est parfois trop vrai ! Voltaire, critiquant la vision optimiste, dénonce les horreurs de l’esclavage lorsque Candide et Cacambo rencontrent au détour de leur chemin, le nègre de Surinam qui leur confie ses malheurs dus à un commerçant blanc.
Mais ce même Voltaire dont Victor Hugo « disait avec joie et tristesse (que) c’est l’esprit français », osait incroyablement aussi dans la version originelle (avant purge) de son Essai sur les Mœurs et l’Esprit des Nations, des propos qui glacent le dos : « Leurs yeux ronds, leur nez épaté, leurs lèvres toujours grosses, leurs oreilles différemment figurées, la laine de leur tête, la mesure même de leur intelligence, mettent entre eux et les autres espèces d’hommes des différences prodigieuses » !!! Ne vous frottez pas les yeux, c’est bien tiré de la plume de l’ermite de Ferney dont un éditorialiste réclame dans un livre pamphlétaire, le retour dans un monde devenu fou, suite au procès des « caricatures » contre son journal satyrique. Voltaire repose au Panthéon non loin de Victor Schoelcher…
Je vous lasse, vous préférez peut-être vous détendre en relisant Dix petits nègres, l’excellent polar, collection Le Masque, d’Agatha Christie ?
Comme c’est compliqué tout cela … rien n’est noir, rien n’est blanc ! Que cachent les mots ? Le camouflet Au nègre joyeux, sorti de son époque, constitue-t-il un racisme de façade ? Les maux du racisme surgissent-ils des mots ? En bord de Seine, on a baptisé un remarquable musée des arts premiers par crainte probable que les arts dits primitifs choquent les consciences.
« La langue de bois, la langue de bois
Pour dire qu’on triche avec les mots
Pour dire qu’on ment et de surcroît
Qu’on insulte aussi les ormeaux
Faut-il que l’homme soit macabre
Pour blasphémer la langue d’arbre ?
La langue du bois, la langue du bois
La langue de bois, la langue de bois
Pour désigner paroles vaines
C’est insulter ma fibre à moi
La sève vivant dans mes veines
Jactez, beaux messieurs, sans remords
Vous ne valez pas un sycomore
La langue du bois
Les arbres parlent plusieurs langues
Selon l’essence, le ciel, l’endroit
Le bois de l’un prononce mangue
Le bois de l’autre dicte la noix
La langue du bois, la langue du bois
Et quand ses branches se déchaînent
Quoi de plus beau qu’un bois d’ébène
Qui offre le fruit de sa joie ?
La langue du bois… »
Tu as sans doute tout dit avec infiniment plus de poésie et de talent que moi, cher Claude Nougaro, toi qui te lamentais auprès d’Armstrong d’être blanc de peau … «quand on veut chanter l’espoir, quel manque de pot » !
Dans la rue, quelques autres pochoirs affirment que la musique adoucit les murs … S’il en est ainsi, je vous laisse avec La Négresse blanche d’Arthur H :
« Ma négresse blanche
Ma comtesse de la savane
Ma rondeur carrée
Mon Afrique polaire
Ta peau noire comme la neige
Me plaît beaucoup
Je serai ton boubou
Ton éléphant
Ma pâle négresse
Danse pour moi
Les danses russes
De Ouagadougou
Et je serai doux avec toi
Je briserai les chaînes
Qui t’enchaînent
Au noir et blanc
Et dans le mauve, le violet
Le rouge et le bleu
Je serai
Ton nègre multicolore »
À la lecture de cet article, un ami lecteur m’a adressé deux définitions séparées d’environ soixante dix ans qui montrent comment le même mot devient non grata. Édifiant !
Dictionnaire de l’Académie
8e édition (1932-1935)
NÈGRE, NÈGRESSE. n. Homme ou femme de la race noire. La traite des nègres est abolie. Elle a pris une négresse pour domestique.
Fam., Traiter quelqu’un comme un nègre, Le traiter avec beaucoup de dureté et de mépris.
Fam., Travailler comme un nègre, Travailler sans relâche.
Il se dit, en langage d’atelier, d’un Auxiliaire qu’on emploie pour préparer Un travail, pour en exécuter la partie en quelque sorte mécanique.
Ce mot est employé aussi comme adjectif. Il a alors pour féminin Nègre. Art nègre. Danse nègre. Musique nègre.
9e édition (en cours)
NÈGRE , NÉGRESSE n. et adj. XVIe siècle. Emprunté, par l’intermédiaire de l’espagnol negro, du latin niger, nigra, nigrum, « noir ».
I. N. 1. Terme dont on usait autrefois pour désigner un homme noir, une femme noire (ce terme, souvent jugé dépréciatif, a été parfois revendiqué au XXe siècle par les Noirs pour affirmer leur identité). Montesquieu a consacré un chapitre de « L’Esprit des lois » à l’esclavage des nègres. La traite des nègres. Nègre marron, voir Marron. Aujourd’hui, Nègre se rencontre surtout dans quelques expressions familières. Traiter quelqu’un comme un nègre, le traiter avec beaucoup de dureté et de mépris. Travailler comme un nègre, travailler sans relâche, sans répit. Parler petit-nègre, parler avec les tournures et l’accent qu’on prêtait aux indigènes des colonies d’Afrique. Couleur tête-de-nègre ou, ellipt., tête-de-nègre, voir ce mot. Loc. adj. inv. Nègre blanc, qui est formulé en termes ambigus, de manière à ménager des opinions contraires. Motion nègre blanc. Titres célèbres : La Négresse blonde, de Georges Fourest (1909); Les Nègres, de Jean Genet (1958). 2. Fig. et fam. Au masculin. Écrivain qui prépare ou rédige un ouvrage publié sous la signature d’une personnalité connue.
II. Adj. invariable en genre. S’est dit, au moment de leur découverte par l’Europe, des arts et des formes d’expression traditionnelles des peuples de l’Afrique noire. L’art nègre exerça une profonde influence sur le cubisme et le fauvisme. La Revue nègre, spectacle américain de variétés qui remporta un grand succès à Paris, dans les années vingt. Le premier festival des arts nègres s’est déroulé en 1966 à Dakar. Titre célèbre : Anthologie nègre, de Blaise Cendrars (1921).