Passage Brady, Paris Xème
Revigoré par mon escale de janvier au San Sombrèro, hilarant état d’Amérique centrale, j’ai souhaité, la semaine suivante, prendre la route des Indes comme on disait au temps de Vasco de Gama. Je vous rassure, cette fois-ci, je ne vous roule pas dans la poudre de curcuma avec mon subterfuge de guide touristique parcouru depuis mon canapé. Je me suis vraiment rendu en Inde… enfin presque, dans la « Little India », la petite Inde du Xe arrondissement de Paris.
Cette pittoresque route des épices qui tient plus du couloir, appartient à cet ensemble de galeries commerciales percées au travers des immeubles, dans la première moitié du XIXe siècle, à proximité des Grands Boulevards qui drainaient la clientèle aisée de l’époque et la protégeaient des intempéries et du brouhaha de la circulation. Couvertes de verrières, elles offrent une lumière tout à fait particulière provenant de l’éclairage zénithal.
Le passage Brady, du nom de son fondateur le commerçant Brady, construit en 1828, reliait alors la rue du Faubourg Saint-Denis à celle du Faubourg Saint-Martin, développant une longueur de 216 mètres. Il abritait bazar à friperies et cabinets de lecture.
A l’occasion des grands travaux initiés par le baron Haussmann, il fut coupé en deux en son centre, en 1852, par le percement du boulevard de Strasbourg.
Ce samedi, je descends le populeux faubourg Saint-Denis bordé d’échoppes regorgeant de produits réunionnais, mauriciens, indiens et pakistanais. Seul les alléchants fromages et gâteaux du traiteur chic Julhès troublent l’exotisme de l’artère. Envolée l’époque chantée par Mistinguett de son inimitable voix gouailleuse, des marchands de quatre saisons, du Central Sporting club de boxe, du célèbre restaurant bouillon Chez Julien où travaillait Maria, une lointaine cousine de Villedieu-les-poêles, ma mère rappelait immanquablement ce détail quand elle passait par là.
Pour ne pas faire comme Hélène, l’assistante du célèbre détective Nestor Burma (étrange coïncidence, je me souviens dans ma jeunesse, d’un fakir indien Burma évoluant au milieu de serpents sur un tapis de clous ) dans une des bandes dessinées de Tardi, je ne me laisse pas tenter par le passage du Désir d’ailleurs préservé par une grille et je parviens un peu plus bas au numéro 46 à hauteur du passage de Brady.
« Dans un café passage Brady
Une femme égrène des notes sur une six cordes
Elle psalmodie son psaume favori
Où il est beaucoup question de discorde, D’amour, de haine et de miséricorde… »
Ces vers de Tété, chanteur d’origine africaine dont le prénom signifie justement « guide » en wolof, constituent une invitation à m’aventurer dans ce couloir délabré au faux air de coupe-gorge.
Une fois franchie une mosaïque au sol, bien défraîchie, rappelant le nom du lieu, je me retrouve à Bombay-sur-seine. Dans la perspective de l’enfilade, les enseignes colorées « Le Jardin de l’Inde », le « Passage de Pondichéry », « La Reine du Kashmir », tranchent dans la lumière blafarde qui traverse la verrière opacifiée par la poussière.
C’est au début des années 1970 que le passage prend les accents du sous-continent indien lorsque Monsieur Ponnoussamy, originaire de Pondichéry, ouvre le premier restaurant du genre. Bientôt, suit une communauté d’anglo-pakistanais fuyant la politique de rigueur de Margaret Thatcher puis des Sri Lankais et des Bangladeshis.
Le recoin élargi qui précède le couloir proprement dit est investi par les terrasses de deux restaurants avec un mobilier couleur locale. L’un d’eux appâte le client avec des coupures de journaux sur le menu vantant sa fréquentation par Julien Clerc.
En face, au premier étage, je repère les deux fameuses glaces gravées d’origine. Elles ressemblent à des rideaux anciennement blancs à motifs assombris par la poussière du temps pour se fondre dans l’atmosphère douteusement propre.
Je me prends à imaginer que bientôt une vache vénérée de la religion hindoue barrera ma déambulation. A ce propos, j’ai vu, la semaine précédente, un reportage, coup de canif dans la tradition, sur l’élévation de véritables fermes temples à la périphérie des villes, accueillant les bovins sacrés dont la présence est jugée de plus en plus nuisible au cœur des cités indiennes.
Ma progression est juste freinée par quelques rabatteurs « autochtones » zélés me promettant le nirvana gastronomique à des prix imbattables … avec naan et thé offerts par la maison ! Il n’est que onze heures, nous envisagerons la question plus tard.
Devant les vitrines, s’alignent tables pour fumeurs, poubelles et cartons d’emballage regorgeant de succulentes mangues fraîches en provenance directe du Pakistan, de pavakas, ces courgettes amères cultivées au Sri-Lanka, mais aussi de gombos d’Afrique et fruits à pain d’Océanie.
Ma cuisinière préférée s’aventure à l’intérieur d’une des cavernes à épices à l’affût de quelques nouveaux ingrédients, promesses d’excitations futures des papilles. Pendant ce temps, je flâne devant deux salons de coiffure contigus qui rappellent la tradition des barbiers coiffeurs des rues de New Delhi. Ils apprennent à se couper du brouhaha urbain pour raser et raccourcir la chevelure des clients sans … les couper ! Le tarif est modique, 8 euros la coupe, mais je décline le service malgré l’insistance du patron, les ciseaux à la main.
Je jette quelques coups d’œil furtifs et vains dans les allées du bazar où j’ai laissé ma compagne, il y a un quart d’heure. Délire ou délices d’Orient, je l’imagine s’être évanouie vers une discrète arrière-boutique à la découverte de l’ « ayurveda », cette médecine traditionnelle indienne.
« Elle avait, elle avait un Chandernagor de classe,
Elle avait, elle avait un Chandernagor râblé.
Pour moi seul, pour moi seul elle découvrait ses cachemires,
Ses jardins, ses beaux quartiers, enfin son Chandernagor.
Pas question, dans ces conditions,
D’abandonner les comptoirs de l’Inde… »
Me reviennent en mémoire aussi les deux Yanaon de cocagne, le petit Mahé secret et le Pondichéry facile de l’heureuse élue de Guy Béart qui, avec une tendre subtilité, associait une certaine géographie à l’histoire des territoires commerciaux que la France maintint sous sa protection jusque dans les années 1950.
Je souris aujourd’hui de la réticence de mon père lorsque, gamin, je souhaitais qu’il m’achetât l’album vinyl de la populaire Eau vive dans lequel figurait aussi justement le coquin Chandernagor. Pas certain finalement que l’ode à « la petite que les gars du hameau poursuivent pour l’emmener captive » ne soit pas insidieusement aussi érotique sous ses accents pastoraux ! Magie numérique du portable dans cette ambiance aux traditions millénaires, je localise la fuyarde qui réapparaît, ravie de m’annoncer qu’ici, le sac de dix kilos de riz basmati coûte sept euros de moins qu’à la boutique de produits exotiques proche de chez nous ! Adjugé madame, nous en ferons provision … à l’issue de la balade car, malgré l’hésitation de nombreuses têtes blondes, jusqu’à nouvel ordre, dix kilos de riz basmati pèsent autant que dix kilos de plomb ! Nous débouchons sur le boulevard de Strasbourg qui marque la fin du premier tronçon du passage. A l’origine, une vaste rotonde surplombait la jonction avec la seconde partie légèrement décalée dont on aperçoit l’entrée en face.
De ce côté-là, le passage est à découvert et la chaussée recouverte de pavés disjoints . Quelques accords de sitar, instrument popularisé par Ravi Shankar, s’échappent d’un magasin où sont exposés plusieurs modèles de veenas dont la mohan veena, guitare à 19 ou 20 cordes très répandue en Inde. Je pense au « Salon de musique », l’admirable film du bengali Satyajit Ray incontournable lors des rétrospectives sur le cinéma indien dans nos salles d’art et d’essai.
Un loueur de vidéos propose des dvd de comédies musicales chantées en hindi made in Bollywood, surnom donné à l’industrie cinématographique indienne, fusion de la ville de Bombay où se trouvent les studios, et le mythique Hollywood.
La gastronomie indienne est toujours à l’honneur. Les deux éléphants qui gardent l’entrée de « La route du Kashmir », rappellent Ganesh, dieu à tête d’éléphant de l’hindouisme. On reconnaît à Ganesh, sa capacité à écarter les obstacles à l’image de l’éléphant, seul animal de la création capable de balayer de sa masse énorme et sa trompe, tout ce qui entrave sa marche dans les fourrés épais et les forêts impénétrables. Dans sa représentation, la partie inférieure de Ganesh, assis sur un trône de lotus, est humaine tandis que la tête est éléphantine et divine. Symbole de l’identité entre le macrocosme et le microcosme, entre le divin et l’humain, il est accompagné, lui le plus grand animal terrestre, de son vâhana, la souris, un très petit mammifère. Les rares éléphants blancs sont sacrés en Inde et dans certains temples, des éléphants domestiqués et décorés aux couleurs des dieux bénissent avec leur trompe les fidèles.
Une curiosité dans ce coin du passage, est la présence de plusieurs costumiers et magasins de déguisements, justifiée sans doute par la proximité de nombreux théâtres sur les grands boulevards. Imaginez un instant que nombreuses tenues portées par les acteurs de la scène et de l’écran sont créées ici, dans cette enclave de « la petite Inde ».
En son terme, l’allée s’ouvre sur une placette investie en rez-de-chaussée, par quelques boutiques d’imprimerie et infographie aux rideaux de fer tirés en ce début de week-end.
Avant de retrouver le soleil d’hiver de la rue du Faubourg Saint-Martin, je contemple une fresque murale dans la grisaille du porche de sortie. J’y apprends qu’Honoré de Balzac vécut dans ce quartier du Xe arrondissement et s’en inspira pour railler « La Comédie Humaine ».
Dans la perspective de la porte Saint-Martin , Victor Hugo songe sans doute à la jeune personne en retrait de lui. Il s’agit de Juliette Drouet, jeune comédienne débutante dans Lucrèce Borgia au théâtre voisin, qui deviendra sa maîtresse pendant près de cinquante ans.
A leur gauche, Emile Zola qui « témoigna de ce qu’était la vie des ouvriers et des défavorisés de ce quartier ».
Pour compléter cette galerie de portraits, citons encore le président de la république Félix Faure qui naquit tout près d’ici, le philosophe Auguste Comte qui y vécut, et Vincent Scotto, le compositeur de « Ma petite Tonki-ki-tonkinoise » qui y mourut.
Une petite faim me tenaille ; retour par le passage de l’Industrie et ses boutiques de produits et matériel destinés aux professionnels de la coiffure. Ma compagne fait l’acquisition d’un sèche-cheveux de voyage … en Inde ? Nous nous retrouvons vite à l’entrée du passage Brady où nous avions entamé notre immersion dans la culture indienne.
Nous optons pour le restaurant le Pooja, non pas pour suivre les brisées de Julien Clerc, mais parce que c’est le seul qui n’alpague pas le client avec quelque rabatteur. Le décor à l’intérieur célèbre le culte de Ganesh. L’air de veenas serait propice à la méditation devant la carte des menus s’il n’était troublé par des coups de marteau intempestifs provenant de travaux voisins.
Je choisis en entrée des samossas de légumes. Pour avoir filmé le partenariat entre le lycée hôtelier René Auffray de Clichy et le restaurant Soleils du monde de la chaîne Mercure de La Défense, j’ai découvert que l’Inde élève le samossa au rang d’art et qu’il existe des écoles d’initiation aux multiples subtilités de son pliage et sa confection. J’enchaîne avec un curry de porc vindaloo, plat typique de Goa, ex-colonie portugaise sur la côte ouest. Je l’accompagne de riz basmati et, comme tout bon français qui ne sait pas manger sans pain, d’un délicieux nân au fromage. Le nân, pain traditionnel de l’Inde du nord, est cuit dans le tandoor, un four en argile. Sa pâte roulée en une forme ovale, plaquée sur la paroi du four, s’étire alors sous la forme d’une larme.
L’Inde, vaste pays aux multiples climats, coutumes et religions, victime de nombreuses invasions, offre une cuisine très variée. L’hindou consomme du mouton mais jamais de bœuf, animal sacré ; le musulman mange du bœuf et du mouton mais jamais de porc ; les Parsis mangent de tout ; au Bengale, sur la côte est, l’alimentation est à base de poissons et crevettes.
Au nord du pays, les plats ne sont guère épicés ; ils le deviennent de plus en plus lorsqu’on descend vers le sud.
L’approvisionnement en poudres enchanteresses constituant à l’origine, le but de notre visite, nous entrons dans le magasin Velan, minuscule bric-à-brac où l’on peut chiner pour quelques euros. La progression est malaisée dans les rayons encombrés par les candidats au nirvana de la gastronomie indienne. Certains se jettent sur le lassi à la mangue maison et le ghee, ce fameux beurre clarifié qui ne brûle pas et se conserve des années. Plus raisonnablement, ma cuisinière préférée fait emplettes d’épices en vrac, curcuma, curry, fenugrec et de Tikka massala, korma, vingaloo, balti, ces pâtes d’épices de la marque Patak’s prêtes à l’emploi. Moins raisonnablement, j’ajoute dans le panier du gingembre confit et un sachet de pan massala, ces petites graines digestives et rafraîchissantes à grignoter à la fin du repas.
Je délaisse les étagères peuplées de divinités en terre cuite et m’attarde au rayon senteurs. Je demeure perplexe devant l’extraordinaire variété des encens et leurs propriétés. Ainsi, le lundi, est conseillé l’encens de Bethléem ou « bois santal » ; je lis : « il agit avec une particulière efficacité sur les vibrations féminines : il est de nature magnétique et, au contact d’une aura féminine ou dès qu’un rituel est destiné à une femme, il recharge la partie magnétique qui se répercute ainsi sur la partie électrique et rétablit les éventuelles carences dans l’électromagnétisme de la personne. ».
Pour le jeudi, il me faut opter pour l’encens de Nazareth qui « valorise la sphère jupitérienne d’une personne et s’emploie donc pour satisfaire une recherche d’emploi, pour acquérir une position sociale, pour entretenir de bonnes relations avec son banquier, pour orienter un procès » ! Pour le samedi, la fumée d’encens de Jérusalem « dégagera votre maison et votre propre aura des ondes négatives » … et des tirs de rockets du Hamas ?
J’ignorais qu’un simple bâton pouvait en se consumant, procurer amour, travail et argent. Un brin sceptique, je choisis finalement l’eucalyptus !
Il est temps de traverser le passage pour acheter enfin ce fameux sac de 10 kilos de riz basmati au prix imbattable de 14 euros ! Riz à grain long d’Inde et Pakistan, le basmati vient de l’hindi signifiant la « reine du parfum ». God save the Queen of Fragrance, l’un des riz les plus parfumés du monde !
J’ai beau scruté dans la rue du Faubourg Saint-Denis, aucun « coolie » à l’horizon pour porter mes colis ! Peu importe, comme tout « vrai » voyageur, je reviens ravi (shankar bien sûr !) dans ma douce France, chargé de souvenirs de mon escapade orientale.
