N’ayez crainte, le titre de mon billet, calembour pitoyable, ne suggère nullement la version morbide d’un jeu très prisé à la fin des mariages où le moins vif des participants se retrouve, penaud, seul debout.
« J’ai des tombeaux en abondance,
Des sépultures à discrétion,
Dans tout cimetière de quelque importance
J’ai ma petite concession.
De l’humble tertre au mausolée,
Avec toujours quelqu’un dedans,
J’ai des petites bosses plein les allées … »
En ce temps de Toussaint où nous rendons hommage à nos chers disparus, Brassens et sa guillerette Ballade des cimetières, m’ont donné l’idée de me promener dans le plus grand cimetière de Paris, à la rencontre de la musique sous toutes ses formes, qu’elle soit classique ou de variétés, militante ou rengaine, ancienne ou contemporaine, française ou étrangère.
« Il y a cent ans commun commune
Comme un espoir mis en chantier
Ils se levèrent pour la Commune
En écoutant chanter Potier
Il y a cent ans commun commune
Comme une étoile au firmament
Ils faisaient vivre la Commune
En écoutant chanter Clément … »
Ce midi, ces vers de Jean Ferrat, toujours vivant je vous rassure, (1) m’incitent à me rendre d’abord, dans le discret square Samuel de Champlain, adossé à la nécropole. Là, peu de gens le savent, se trouve d’une certaine façon, le « faux-vrai » Mur Des Fédérés , un monument construit avec les pierres originales du mur devant lequel, le 28 mai 1871, se retranchèrent les derniers combattants communards avant d’y être fusillés par les troupes « versaillaises » du président Adolphe Thiers.
De querelles de puristes en débats houleux, les partisans de la Commune obligèrent le conseil municipal de Paris à baptiser l’œuvre de Paul Moreau-Vauthier, « Mur des révolutions » et à l’ériger, en 1907, hors de l’enceinte du cimetière, en bordure du boulevard Gambetta.
Ce pan de muraille verdie par la mousse, criblée d’impacts de balles par la volonté du sculpteur, taguée par l’immaturité d’imbéciles, demeure émouvant avec une allégorie féminine de la Justice, les bras déployés comme pour protéger les victimes dont les visages douloureux ou les mains crispées sont à peine esquissés dans les moellons ; à peine lisible, une citation de Victor Hugo : « Ce que nous demandons à l’avenir, ce que nous voulons de lui, c’est la justice, ce n’est plus la vengeance ».
J’accède au cimetière par la rue (prémonitoire) du Repos et, très vite, dans l’allée pavée qui mène, cette fois, vers le « vrai-faux » mur ( !), je me sens coupable d’un délit de faciès éminemment sympathique et pacifique, à la vue des piétons qui m’accompagnent. J’en devine immédiatement la cause confirmée par deux jeunes anglaises qui me demandent avec un délicieux accent si je sais où se trouve la tombe de Jim !. Guère besoin du plan pour la rejoindre, il suffit de suivre toute personne à cheveux longs, en jeans, un k-way ou une capuche, avec un sac, éventuellement une canette ou une bouteille en plastique à la main, à défaut, être attentif à multiples petits graffiti sur des chapelles qui balisent le chemin.
Bientôt, dans la division 6, bien déserte par ailleurs, des barrières métalliques de protection, un gardien permanent pour éviter tout débordement intempestif de l’attroupement qui se recueille sur la tombe de Jim Morrison, l’une des plus fréquentées. Vaincu, à vingt-sept ans par une vie débridée, l’alcool et la drogue, le « poète maudit », soliste des Doors, les « portes » ouvertures symboliques vers un au-delà inconnu, y repose depuis 1971.
Ses fans du monde entier lui vouent un culte immodéré, deux d’entre eux dérobèrent son buste il y a vingt ans, certains se contentent d’y fumer et d’y boire … « Pourquoi je bois ? Pour pouvoir faire de la poésie » écrivait Jim … tous y planent quelques instants.
A quelques dizaines de mètres de là, Frédéric Chopin, une autre légende du siècle précédent, tout aussi planante, décédée également prématurément victime de la tuberculose. J’ai eu l’occasion de vous en parler lors de ma récente promenade au Parc Monceau (voir billet du 5/11/2008).
La nuit tombée, il convie son voisin de tombe, le pianiste de jazz Michel Petrucciani à des « bœufs » mémorables pour la plus grande joie de l’habitant d’en face, un certain Pierre Desproges sur les cendres duquel a poussé un rosier. Etonnant non ?
Avec son humour corrosif incomparable, l’ami Pierre brocarde encore le handicap physique de Petrucciani ; « on peut rire de tout mais pas avec tout le monde » affirmait-il ! Lors de ses récitals, pour « meubler », il lui arrivait de dire que le Père Lachaise a épousé la mère Tabouret!!!
Cet après-midi, il doit sourire d’entendre quelqu’un fredonner, devant la tombe de Gustave Charpentier, les premières notes du célèbre Te Deum qui, souvenez-vous enfants de la télé en noir et blanc, servait d’indicatif aux retransmissions en « eurovision ».
Petite erreur de prénom et de trois siècles, le Te Deum est l’œuvre de Marc-Antoine Charpentier, musicien du XVIIe siècle, qui demeure le compositeur baroque français le plus joué en concert. Quant à l’ami Gustave, qui s’est éteint en 1956, loin de déparer, son chef-d’œuvre est l’opéra Louise.
Contemporain de Chopin, Luigi Cherubini le côtoie pour l’éternité. Ce compositeur italien auteur de l’opéra Médée, créa même son Requiem en ré mineur pour qu’il fût joué lors de ses propres funérailles nationales.
Non loin de là, demeure tel qu’il était lors des obsèques, le mausolée de Vincenzo Bellini, compositeur italien de musique romantique du XIXe siècle. Exhumé en 1875, Bellini est enterré dans la cathédrale Sainte Agathe de Catane, sa ville natale. Coïncidence, on dit du créateur du célèbre opéra La Norma, qu’il fut un des plus grands mélodistes lyriques, influençant Chopin.
Louise, Médée, Norma, trois œuvres magnifiées par la voix de Maria Callas ! Une plaque au columbarium rend hommage à la cantatrice incinérée ici. Ses cendres y furent dérobées puis retrouvées, avant d’être finalement dispersées en mer Egée.
Un chat sauvage avance son museau hors d’une tombe désaffectée … aucun lien de parenté avec Dick Rivers !
Cap vers l’est du cimetière, après la musique classique, une musique plus profane … « moi, j’aime le music-hall » !
« … C’est le refuge des chanteurs poètes
Ceux qui se montent pas du col
Et qui restent pour ça de grandes gentilles vedettes
Moi j’aime Juliette Gréco
Mouloudji, Ulmer, les Frère Jacques
J’aime à tous les échos
Charles Aznavour, Gilbert Bécaud
J’aime les boulevards de Paris
Quand Yves Montand qui sourit
Les chante et ça m’enchante… »
Certains vivent encore heureusement.
Hasard de mon errance, je passe devant la tombe de Bruno Coquatrix, essentiellement connu comme directeur et propriétaire de l’Olympia, la célèbre salle de music-hall de la rive droite comme on la nommait autrefois pour la distinguer de Bobino, sa consoeur de la rive gauche. Les fans hystériques de Bécaud et Johnny y cassèrent les fauteuils, Brel y fit ses adieux parisiens, Piaf la sauva de la faillite et de la disparition en y interprétant en 1961, Non, je ne regrette rien, tous les grands vinrent y chercher la consécration.
Je me souviens encore de la première fois où, enfant, mes parents m’y accompagnèrent ; au programme, le trio Raisner, des harmonicistes dont l’un d’eux, Albert, devint un animateur populaire à la télévision, Jean Constantin avec sa grosse moustache et son succès Les Pantoufles, toufles-toufles, et Juliette Gréco et ses longs cheveux défaits sur sa robe noire ; Gréco chantant « Et je m’en vais clopin-clopant/Dans le soleil et dans le vent » composé justement par Coquatrix.
Encore quelques mètres et je rejoins Henri Salvador dans son « jardin d’hiver » qu’il occupe depuis février dernier. Sait-on que derrière le fantaisiste aux multiples refrains populaires, salué ici par quelques mots d’un admirateur griffonnés sur une photographie de Juanita Banana, se cache le seul chanteur français de variétés, avec Sacha Distel, à figurer dans le Dictionnaire du Jazz ?
Une petite fille, lors de son premier karaoké, sur la place d’un village corse, choisit de susurrer :
« Une chanson douce
Que me chantait ma maman,
En suçant mon pouce
J’écoutais en m’endormant.
Cette chanson douce,
Je veux la chanter pour toi
Car ta peau est douce
Comme la mousse des bois… »
Sa voix de crooner fut souvent des invitations aux voyages :
« J’aimerais tant voir Syracuse,
L’île de Pâques et Kairouan
Et les grands oiseaux qui s’amusent
A glisser l’aile sous le vent,
Voir les jardins de Babylone
Et le palais du Grand Lama,
Rêver des amants de Vérone
Au sommet du Fujiyama,
Voir le pays du matin calme,
Aller pêcher au cormoran
Et m’enivrer de vin de palme
En écoutant chanter le vent… »
Mais voici qu’une voix puissante me tire de ma rêverie et m’invite à m’approcher :
« Allez venez! Milord
Vous asseoir à ma table
Il fait si froid dehors
Ici, c’est confortable
Laissez-vous faire, Milord
Et prenez bien vos aises
Vos peines sur mon cœur
Et vos pieds sur une chaise
Je vous connais, Milord
Vous ne m’avez jamais vue
Je ne suis qu’une fille du port
Une ombre de la rue… »
C’est la « môme » Piaf qui repose tout à côté, avec son dernier compagnon Théo Sarapo. Gravés dans le marbre, en guise d’épitaphe, « Dieu réunit tous ceux qui s’aiment », les derniers mots de son poignant Hymne à l’amour. C’est l’un des monuments les plus visités et les mieux fleuris, plus encore depuis la sortie du film qui valut un Oscar à Marion Cotillard.
A quelques mètres de là, la sépulture d’Henri Krasucki, ancien secrétaire général de la CGT, également responsable de la jeunesse juive durant la seconde guerre mondiale. « Musique, Piaf, Salvador, Krasucki, cherchez l’intrus » dirait Desproges. Derrière le syndicaliste aux manières gouailleuses mi-Bourvil, mi-De Funès, se cachait un grand résistant torturé et déporté, d’une grande finesse d’esprit, polyglotte ainsi qu’un mélomane unanimement reconnu. Il entonna des milliers de fois L’Internationale lors de congrès, meetings, défilés ainsi que commémorations devant le Mur des Fédérés presque face à son caveau.
A quelques pas, voici la tombe de Jean-Baptiste Clément, chansonnier montmartrois et communard, auteur de l’inoubliable Temps des cerises :
« Quand nous en serons au temps des cerises
Et gai rossignol et merle moqueur
Seront tous en fête,
Les belles auront la folie en tête
Et les amoureux du soleil au cœur.
Quand nous en serons au temps des cerises
Sifflera bien mieux le merle moqueur…
…J’aimerai toujours le temps des cerises
C’est de ce temps là que je garde au cœur
Une plaie ouverte,
Et dame Fortune, en m’étant offerte,
Ne saura jamais calmer ma douleur.
J’aimerai toujours le temps des cerises.
Et le souvenir que je garde au cœur. »
Cette romance, écrite en 1866, est à l’origine, un chant révolutionnaire qui deviendra fortement attaché à l’histoire de la Commune de Paris, le fruit rouge comme le sang et le drapeau, symbole de liberté et résistance. Elle fut reprise par de nombreux artistes, Yves Montand et Mouloudji, avec qui j’ai rendez-vous tout à l’heure, en offrant des versions très talentueuses à mon goût. Chanson emblématique de l’identité de la Gauche française (pas celle du Congrès de Reims !), elle fut interprétée, à la Bastille, par la cantatrice Barbara Hendricks en hommage au président défunt François Mitterrand, le 10 janvier 1996.
Clément est aussi l’auteur de Semaine sanglante, autre chant de veine plus guerrière, dénonçant le massacre des « communeux » par les « Versaillais » :
« …Le peuple au collier de misère
Sera-t-il donc toujours rivé ?
Jusques à quand les gens de guerre
Tiendront-ils le haut du pavé ?
Jusques à quand la Sainte Clique
Nous croira-t-elle un vil bétail ?
À quand enfin la République
De la Justice et du Travail ?
Oui mais !
Ça branle dans le manche,
Les mauvais jours finiront.
Et gare ! à la revanche
Quand tous les pauvres s’y mettront.
Quand tous les pauvres s’y mettront. »
Ce pamphlet figurait au répertoire de chanteurs engagés, trop méconnus, comme Marc Ogeret et Francesca Solleville.
Après avoir écouté chanter Clément, je pars écouter Pottier ! … si, bien sûr, je trouve sa tombe, ce qui n’est pas gagné vu la perplexité dans le regard qu’affichent les guides et promeneurs auprès desquels je me renseigne : « Excusez-moi mais qu’a-t-il fait ce monsieur ? »
Eugène Pottier écrivit tout simplement, en juin 1871, en pleine répression de la Commune, le poème L’Internationale, mis en musique par Pierre Degeyter quelques mois après sa mort, le « tube des tubes » à travers le monde avec sa chorégraphie du poing levé, l’hymne universel du mouvement ouvrier, repris par les mouvements socialistes, communistes et anarchistes, cri de révolte des étudiants chinois, place Tian’anmen, en 1989. Ah ! si la SACEM avait existé en son temps, les arrières petits-enfants de Pottier seraient à l’abri du besoin pour toute leur vie à l’inverse de leur aïeul mort dans une profonde misère.
« Debout ! les damnés de la terre
Debout ! les forçats de la faim
La raison tonne en son cratère :
C’est l’éruption de la fin
Du passé faisons table rase
Foule esclave, debout ! debout !
Le monde va changer de base :
Nous ne sommes rien, soyons tout !
C’est la lutte finale
Groupons nous et demain
L’Internationale
Sera le genre humain… »
L’enseignant, le cœur à gauche un peu meurtri de cette plongée aux oubliettes, cependant tenace, finit par dénicher sa tombe émouvante.
Sur le socle, un livre ouvert avec, usés par la patine du temps, quelques titres de ses poèmes révolutionnaires, outre L’internationale, L’Insurgé, Ce que dit le pain, La toile d’araignée, La mort d’un globe et Jean Misère dont Mouloudji chanta la cruelle condition :
« Décharné, de haillons vêtu
Fou de fièvre, au coin d’une impasse,
Jean Misère s’est abattu
Douleur, dit-il, n’es-tu pas lasse ?]
{Refrain:}
Ah mais ! Ah mais !
Ça ne finira donc jamais ?
Ah mais ! Ah mais !
Ça ne finira donc jamais ?
Pas un astre et pas un ami !
La place est déserte et perdue.
S’il faisait sec, j’aurais dormi,
Il pleut de la neige fondue.
Est-ce la fin, mon vieux pavé ?
Tu vois : ni gîte, ni pitance.
Ah, la poche au fiel a crevé.
Je voudrais vomir l’existence.
Je fus bon ouvrier tailleur,
Vieux, que suis-je ? Une loque immonde.
C’est l’histoire du travailleur,
Depuis que notre monde est monde… »
Cent trente ans plus tard, à l’époque des « enfants de Don Quichotte », ces couplets résonnent d’une grande modernité.
Je m’éloigne tandis que quelques uns des ignorants croisés se rapprochent, intrigués, de l’objet de ma curiosité… J’aurai fait œuvre utile !
Je contourne le columbarium pour rejoindre une pierre étonnamment modeste compte tenu de l’immense notoriété de ses occupants, Yves Montand et Simone Signoret. Montand est l’une des très rares vedettes françaises de music-hall à se prévaloir d’une carrière internationale.
En adéquation avec ses origines prolétariennes, il chanta le Paris populaire d’avant-guerre, aimant flâner sur les grands boulevards …
« …Y a tant de choses, tant de choses
Tant de choses à voir
On n’a qu’à choisir au hasard
On s’fait des ampoules
A zigzaguer parmi la foule
J’aime les baraques et les bazars
Les étalages, les loteries
Et les camelots bavards
Qui vous débitent leurs bobards
Ça fait passer l’temps
Et l’on oublie son cafard
Je ne suis pas riche à million
Je suis tourneur chez Citroën
J’peux pas me payer des distractions
Tous les jours de la semaine
Aussi moi, j’ai mes petites manies
Qui me font plaisir et ne coûtent rien
Ainsi, dès le travail fini
Je file entre la porte Saint-Denis
Et le boulevard des Italiens … »
Ou se distraire à Luna Park …
« Dans mon usine de Puteaux
On peut dire qu’ j’ ai le fin boulot
Ça f’ sait bien trois cent soixante cinq jours de long
Que j’ vissais toujours le même sacré petIt boulon
Mais celà ne m’ empêche pas de chanter
Hidlele hidlele hideledele
Dès que j’ ai ma petite heure de liberté
Hidlele hidlele hideledele
Je vais tout droit à Luna Park… »
Son engagement politique envers des idéaux de gauche, nourrit aussi son répertoire avec notamment, Le temps des cerises de Clément et le Chant des partisans, l’hymne de la résistance française pendant l’occupation allemande. Le documentariste Chris Marker, dans La solitude du chanteur de fond, filma sa démarche à l’occasion de son retour sur scène en soutien au peuple chilien.
Je m’écarte de la tombe dont fut exhumé le chanteur, il y a quelques années, dans le cadre d’un sordide fait divers, pour me recueillir devant la stèle voisine délaissée complètement par la foule des curieux.
Et pourtant, repose là Francis Lemarque, un grand monsieur de la chanson française, injustement méconnu, auteur d’environ quatre cents chansons dont certaines ont été reprises dans le monde entier.
« A Paris
Quand un amour fleurit
Ça fait pendant des semaines
Deux coeurs qui se sourient
Tout ça parce qu’ils s’aiment
A Paris…
…Depuis qu’à Paris
On a pris la Bastille
Dans tous les faubourgs
Et à chaque carrefour
Il y a des gars
Et il y a des filles
Qui sur les pavés
Sans arrêt nuit et jour
Font des tours et des tours
A Paris »
C’est de lui !
« Il est revenu le temps du muguet
Comme un vieil ami retrouvé
Il est revenu flâner le long des quais
Jusqu’au banc où je t’attendais
Et j’ai vu refleurir
L’éclat de ton sourire
Aujourd’hui plus beau que jamais … »
C’est encore de lui ! Bal, petit bal, c’est toujours de lui, de même Quand un soldat pamphlet antimilitariste, censuré dans les années 1950.
Un petit cordonnier qui voulait aller danser
Avait fabriqué de petits souliers
Une belle est entrée qui voulait les acheter
Mais le cordonnier lui a déclaré :
« Ils seront à vous sans qu’ils vous coûtent un sou
Mais il vous faudra danser avec moi »
Petit cordonnier t’es bête, bête
Qu’est-ce que t’as donc dans la tête, tête ?
Crois-tu que mon coeur s’achète, chète
Avec une paire de souliers ?
Cordonnier est toujours le plus mal chaussé et ce poète de Paris et ses faubourgs, souffrit probablement quelque part du prestige de ses interprètes privilégiés Montand et Mouloudji, ses voisins dans l’éternité.
Marcel Mouloudji, amis lecteurs de ma génération, vous le découvrîtes peut-être, lors des séances de ciné-club, le samedi après-midi, avec le projecteur ronflant au milieu de la salle de classe. Alors adolescent, Mouloudji était un des trois collégiens de l’association secrète des Chiche-Capon dans le film culte Les disparus de Saint-Agil.
« Catho par (sa) mère, musulman par « son) père », comme il l’évoque dans l’une de ses chansons, « Moulou » est un gamin de Paris qui vécut dans le quartier de Belleville, non loin d’ où il repose. Il célèbre le Paris populaire de sa jeunesse, à travers de nombreuses chansons telles que Rue de Lappe écrite par … Francis Lemarque, qui figure sur son premier disque avec Barbara de Prévert et Si tu t’imagines. Il manifeste son engagement politique en interprétant Le déserteur de Boris Vian ce qui lui vaut d’être censuré sur les ondes.
Grand Prix de l’Académie du Disque 1953, Grand prix Charles Cros 1952 et 1953, il connaît la consécration avec son chef d’œuvre Comme un p’tit coquelicot (voir billet Le coquelicot du 16 juillet 2008) et Un jour tu verras :
« Un jour tu verras
On se rencontrera
Quelque part, n’importe où
Guidés par le hasard
Nous nous regarderons
Et nous nous sourirons
Et la main dans la main
Par les rues nous irons… »
Un jour, vous verrez, je vous emmènerai en balade, près du bassin de La Villette, au Square Marcel Mouloudji juste pour le plaisir de vous vanter plus longuement le talent de cet artiste aux multiples facettes que les années yéyé laissèrent trop dans l’ombre.
Je quitte sa tombe toujours fleurie, bien évidemment, de coquelicots, pour retrouver quelques mètres plus bas, Gilbert Bécaud dont la fin de carrière en demi-teinte, occulte qu’il fut un monstre sacré du music-hall, la première idole des jeunes. J’avoue que, cet après-midi, il est difficile d’imaginer que les mamies qui se recueillent devant sa sépulture, étaient probablement, il y a un demi siècle, ces jeunes filles, cassant les fauteuils de l’Olympia, électrisées par « Monsieur 100 000 volts ».
Sur la pierre, un piano miniature, réplique de ceux que Bécaud martyrisait bien avant que Johnny brisât ses guitares, ainsi que plusieurs objets bleus à pois blancs, clin d’œil à la cravate fétiche dont ne se séparait jamais l’artiste sur scène.
Des images et des sons de ses concerts me reviennent quand cet exceptionnel showman entamait une polka endiablée avec « Jules au violon », un casatchok avec Nathalie, une course éperdue à la poursuite d’un voleur d’orange ou une ba(l)lade a capella avec ses baladins.
Je me souviens aussi d’une vraie « grosse noce » d’une cousine, pour laquelle mes parents m’avaient demandé de chanter « Les marchés de Provence »… pas facile pour un écolier normand de vendre ses salades « avé l’assent » !
Je devine dans un arbre voisin, un Oiseau de toutes les couleurs dont une petite fille me chante parfois les pépiements.
« Je ne sais pas pourquoi
Cette mélodie me fait penser à Chopin
Je l’aime bien, Chopin
Je jouais bien Chopin
Chez moi à Varsovie
Où j’ai grandi à l’ombre
A l’ombre de la gloire de Chopin
Je ne sais pas pourquoi
Cette mélodie me fait penser à Varsovie
Une place peuplée de pigeons
Une vieille demeure avec pignon
Un escalier en colimaçon
Et tout en haut mon professeur… »
Il se dit que, certains soirs, l’ami Gilbert joue quelques notes à l’intention du Pianiste de Varsovie dont je vous ai entretenu plus tôt.
Et maintenant … une pensée pour Marie Trintignant, la voisine de Bécaud, avec le joli hommage de Vincent Delerm au film de Claude Lelouch, Un homme, une femme, son très nostalgique Deauville sans Trintignant à la fin duquel on entend la voix du père de Marie.
En redescendant la colline, je fais connaissance avec la famille Goublier, musiciens émérites du siècle dernier. La pierre rappelle que Gustave commit L’angélus de la mer et Le credo du paysan tandis que son fils Henri composa La cocarde de Mimi Pinson… beaucoup de lyrisme dans ces œuvres !
J’aurais souhaité dire bonjour à Edouard Lalo, musicien du XIXe siècle, compositeur de la Symphonie espagnole et de l’opéra Le Roi d’Ys, ainsi qu’à Georges Delerue, créateur fécond de musiques de films, notamment de la Nouvelle Vague … On lui doit Le tourbillon de la vie, l’inoubliable chanson de Jules et Jim.
Le soleil de novembre décline vite ; juste avant la sortie sur le boulevard de Belleville, courte halte devant la chapelle de Rossini. Le corps du célèbre compositeur italien du Barbier de Séville, inhumé ici en 1868, fut transféré, dix-neuf ans plus tard, en la basilique Santa Croce de Florence.
« Je suis le roi du ciseau
De la barbiche en biseau
Je suis le barbier de Belleville
Des petits poils jusqu’aux cheveux
Je fais vraiment ce que je veux
J’ai toujours été hanté
Par le désir de chanter
Manon, Carmen ou Corneville
Alors, avoues que c’est râlant
D’avoir la vocation sans le talent
Je n’ai pas de voix
J’essaye quelques fois
Mais ça ne vient pas
Je n’suis pas doué pour l’opéra… »
Cette ultime note d’humour empruntée à Serge Reggiani, clôt ma promenade, le long des allées ombragées du Père-Lachaise, à la rencontre de « l’âme de tous ces poètes dont les musiques et les chansons, longtemps, longtemps, longtemps, après qu’ils soient disparus, continuent de courir les rues » .
(1) Ainsi va la vie et la mort, l’ami Jean Ferrat s’en est allé depuis, le 13 mars 2010!