Georges Brassens à Crespières
Il y a, ce jour, vingt-sept ans, Georges Brassens « cassait sa pipe » légendaire.
Il faudra, sans doute, attendre trois ans et le nombre rond du trentième anniversaire, pour assister au concert de louanges et publications d’ouvrages, CD « best-of » et de chansons inédites ou introuvables, bref toutes ces choses plus mercantiles que sincères. Dans l’un de mes premiers billets (voir 26 décembre 2007), je vous avais emmené au fond de la mythique impasse Florimont, du XIVe arrondissement de Paris, où Brassens connut, entre 1944 et 1966, le temps des vaches maigres puis « les trompettes de la renommée ».
Aujourd’hui, en guise d’hommage, je vous entraîne, à une quinzaine de kilomètres de mon domicile, au fond d’un vallon verdoyant. C’est là qu’en 1958, dans la campagne, entre Crespières et Thiverval-Grignon, petits villages ruraux dans ce qui est encore le département de Seine-et-Oise, il acquiert le moulin de la Bonde, alors désaffecté, pour se soustraire quelque peu à sa notoriété grandissante dans la capitale et recevoir plus confortablement sa « bande de cons », les copains d’abord, à l’étroit à l’impasse.
Son choix (celui, en fait, de son secrétaire Gibraltar, chargé de la transaction immobilière) prête à sourire car les quelques hectares de prés et de bois qui entourent le domaine, sont limitrophes du camp militaire de Frileuse, réputé pour sa discipline très sévère, où les jeunes recrues effectuent leurs classes avant d’incorporer leur régiment.
Du père anar qui écrivait en 1946 dans la revue Le Libertaire jusqu’au père plus peinard, d’accord pour « mourir pour des idées mais de mort lente », Brassens n’eut de cesse de chanter son irrévérence et sa désobéissance volontaires envers les conventions sociales ainsi que son aversion pour l’hypocrisie de la société
Dans la société mollement consensuelle d’aujourd’hui, il est malaisé d’imaginer que ses couplets antimilitaristes firent grand bruit à leur sortie :
« C’était l’oncle Martin, c’était l’oncle Gaston
L’un aimait les Tommies, l’autre aimait les Teutons
Chacun, pour ses amis, tous les deux ils sont morts
Moi, qui n’aimais personne, eh bien ! je vis encor …
…On peut vous l’avouer, maintenant, chers tontons
Vous l’ami les Tommies, vous l’ami des Teutons
Que, de vos vérités, vos contrevérités
Tout le monde s’en fiche à l’unanimité
De vos épurations, vos collaborations
Vos abominations et vos désolations
De vos plats de choucroute et vos tasses de thé
Tout le monde s’en fiche à l’unanimité … »
Et, lors de ses concerts, des rangs entiers de spectateurs se levaient, outrés qu’on puisse mettre sur un même plan, résistants et collabos.
Semblable incident s’était produit, deux ans auparavant, avec des anciens combattants choqués :
« Depuis que l’homme écrit l’Histoire
Depuis qu’il bataille à cœur joie
Entre mille et une guerr’ notoires
Si j’étais t’nu de faire un choix
A l’encontre du vieil Homère
Je déclarerais tout de suite:
« Moi, mon colon, cell’ que j’préfère,
C’est la guerr’ de quatorz’-dix-huit! »
Est-ce à dire que je méprise
Les nobles guerres de jadis
Que je m’soucie comm’ d’un’cerise
De celle de soixante-dix?
Au contrair’, je la révère
Et lui donne un satisfecit
Mais, mon colon, celle que j’préfère
C’est la guerr’ de quatorz’-dix-huit… »
Les querelles se turent peu à peu, Brassens expliquant aux journalistes qu’il fallait bien évidemment dépasser le premier degré et déceler les véritables messages que délivraient ses rimes.
D’ailleurs, Les deux oncles révèlent un pacifisme visionnaire en ce temps-là :
« …Maintenant que vos controverses se sont tues
Qu’on s’est bien partagé les cordes des pendus
Maintenant que John Bull nous boude, maintenant
Que c’en est fini des querelles d’Allemand
Que vos fill ‘s et vos fils vont, la main dans la main
Faire l’amour ensemble et l’Europ’ de demain
Qu’ils se soucient de vos batailles presque autant
Que l’on se souciait des guerres de Cent Ans… »
Le camp de Frileuse existe toujours, occupé désormais par la gendarmerie nationale … autre tête de turc du poète.
Ce matin, je longe le long mur d’enceinte de l’INRA, l’institut national d’agronomie, puis m’enfonce doucement dans le vallon. Je laisse sur la gauche, le hameau du Val des 4 Pignons qui revêtira, plus tard, une importance capitale. Bientôt, la chaussée devenue plane, suit le méandre d’un modeste ruisseau, le Ru de Gally.
Encore, quelques dizaines de mètres dans un sous-bois clair et … voilà qu’apparaît un long corps de bâtiments aux façades mangées par la vigne vierge encore verte.
Sur un pignon, une plaque discrète renseigne le curieux.
Instant d’émotion. J’imagine le « gros » comme aimait le surnommer ses amis quand il acheta ici. C’est d’ailleurs une des raisons qui le poussèrent à se réfugier dans cette campagne pour fuir la vie sédentaire de Paris et faire fondre ses cent dix kilos à travers la rénovation du moulin. Il s’attela, notamment, avec son ami écrivain René Fallet, à détourner et canaliser le cours du Ru de Gally courant dans sa propriété.
En m’élevant sur le coteau, en face, je distingue dans le parc, au bord du ruisseau, un majestueux saule pleureur à défaut du Grand Chêne qu’il débita en rimes :
« Il vivait en dehors des chemins forestiers,
Ce n’était nullement un arbre de métier,
Il n’avait jamais vu l’ombre d’un bûcheron,
Ce grand chêne fier sur son tronc… »
… Grand chên’, viens chez nous, tu trouveras la paix,
Nos roseaux savent vivre et n’ont aucun toupet,
Tu feras dans nos murs un aimable séjour,
Arrosé quatre fois par jour… «
Georges, qui se partage entre le moulin et l’impasse, s’éloigne complètement de celle-ci lorsqu’en 1966, la célèbre Jeanne, s’éprend et épouse, à soixante-quinze ans, un éthylique de trente ans son cadet.
Dans les années 1965 et 66, des coliques néphrétiques récurrentes, bien plus que les travaux de la campagne, l’amaigrissent au, point que la presse s’interroge et évoque un cancer . Certain journaliste annonce même sa mort à la radio ce qui lui fait répondre, au téléphone, à Fallet, affolé, que « c’est très exagéré » !
C’est ainsi que, jaloux de sa vie privée, pour brocarder ces ragots, il commet son salace « Bulletin de santé » :
« J’ai perdu mes bajou’s, j’ai perdu ma bedaine,
Et, ce, d’une façon si nette, si soudaine,
Qu’on me suppose un mal qui ne pardonne pas,
Qui se rit d’Esculape et le laisse baba.
Le monstre du Loch Ness ne faisant plus recette
Durant les moments creux dans certaines gazettes,
Systématiquement, les nécrologues jou’nt,
À me mettre au linceul sous des feuilles de chou.
Or, lassé de servir de tête de massacre,
Des contes à mourir debout qu’on me consacre,
Moi qui me porte bien, qui respir’ la santé,
Je m’avance et je cri’ toute la vérité.
Toute la vérité, messieurs, je vous la livre
Si j’ai quitté les rangs des plus de deux cents livres,
C’est la faute à Mimi, à Lisette, à Ninon,
Et bien d’autres, j’ai pas la mémoire des noms.
Si j’ai trahi les gros, les joufflus, les obèses,
C’est que je baise, que je baise, que je baise
Comme un bouc, un bélier, une bête, une brut’,
Je suis hanté : le rut, le rut, le rut, le rut ! … »
Sa santé fragile lui suggèrera plus tard, ce bon mot lorsqu’à la question « que signifient pour vous 1968 ? », il répondra « des calculs »… rénaux bien sûr, cloué qu’il était sur son lit de la clinique Jouvenet durant les évènements de mai !
Au moulin, Brassens a probablement écrit de nombreuses chansons ; ce dont on est certain, en tout cas, c’est qu’il y enregistre artisanalement avec Pierre Nicolas à la contrebasse, et trois assistants pour la technique, les deux albums de 1966 et 1969. Imaginez, amis de Georges, que vous écoutez sur votre platine, entre autres chefs d’œuvre, la « non demande en mariage » et la « supplique pour être enterré à la plage de Sète », en différé du moulin de la Bonde !
A Crespières, il honore l’amitié, tous les passagers de ce bateau qui, peut-être, « naviguait en père peinard sur la grand-mare des canards du Ru de Gally ». René Fallet, à l’amitié jalouse et possessive, lui rend visite en semaine pour ne pas croiser les autres, les camarades sétois d’enfance (Eric Battista, athlète champion de France de triple saut et peintre notoire, fit une aquarelle du vallon et du moulin), les copains de Basdorf et du STO en Allemagne, les amis du music-hall et du cinéma. La liste des familiers du moulin, est longue et prestigieuse : Marcel Amont, Guy Béart, Georges Moustaki, Pierre Louki, Boby Lapointe, Fred Mella soliste des Compagnons de la Chanson, Lino Ventura, Raymond Devos, Brel plus épisodiquement. Il n’y a que La Jeanne qui refuse obstinément de quitter Florimont. Ils sont là ce matin dans mes pensées, aux fenêtres de la grande dépendance. Je n’oublie pas Bourvil qui habitait à moins d’une lieue, et est inhumé sur le plateau, dans le joli village de Montainville. Il offrait volontiers les services de son employée de maison pour aider Puppchen, la non-demandée en mariage, à nourrir toute la bande.
A défaut, les joyeux drilles filent au village, à L’Auberge des Routiers, en bordure de la route qui mène à Saint-Nom-la-Bretèche. Je me souviens y avoir remarqué derrière le comptoir, quelques photographies souvenirs de leurs libations. Un soir de 1966, toute l’équipe du Théâtre National Populaire se retrouva là, après un des concerts où, pendant un mois, Brassens et Juliette Gréco enchantèrent la salle du palais de Chaillot.
Brassens aime aussi à parler philosophie avec le curé de Thiverval-Grignon, l’abbé Marsadon qui dira à sa mort, « non, Brassens n’était pas un bouffeur de curés, il n’aimait pas les cons, c’est tout ! »
Ce temps heureux cesse en 1970, lorsque le terrain jouxtant la propriété est vendu à un promoteur qui entreprend la construction du lotissement du … Val des 4 Pignons !
« 1027 pavillons, ça fait 1027 pelouses donc 1027 tondeuses à gazon, il faut se barrer ! » décrète Brassens qui, du jour au lendemain, quitte Crespières.
« …Il (Le grand chêne) eût connu des jours filés d’or et de soie
Sans ses proches voisins, les pires gens qui soient ;
Des roseaux mal pensant, pas même des bambous,
S’amusant à le mettre à bout… »
Brassens retourne à Paris, « auprès de son arbre » dans ce XIVe arrondissement où il vécut heureux, achetant bientôt une maison à Lézardrieux en Bretagne.
Le moulin sera vendu en 1976. Entre temps, peu après que Brassens l’eût déserté, des visiteurs indélicats, à plusieurs reprises, se servent, cassent portes et fenêtres, dérobent même radiateurs et compteur électrique, inspirant ces Stances à un cambrioleur :
« Prince des monte-en-l’air et de la cambriole
Toi qui eus le bon goût de choisir ma maison
Cependant que je colportais mes gaudrioles
En ton honneur j’ai composé cette chanson
Sache que j’apprécie à sa valeur le geste
Qui te fit bien fermer la porte en repartant
De peur que des rôdeurs n’emportassent le reste
Des voleurs comme il faut c’est rare de ce temps
Tu ne m’as dérobé que le stricte nécessaire
Délaissant dédaigneux l’exécrable portrait
Que l’on m’avait offert à mon anniversaire
Quel bon critique d’art mon salaud tu ferais
Autre signe indiquant toute absence de tare
Respectueux du brave travailleur tu n’as
Pas cru décent de me priver de ma guitare
Solidarité sainte de l’artisanat … »
J’ai un faux air de maraudeur, à rôder aux abords de la propriété habitée encore par le souvenir du poète. J’entends les rires du « capitaine » Georges et de « ses matelots, pas des enfants de salauds », assis sur les chaises de jardin défraîchies, au bord du ruisseau.
Sous la verrière, tout en haut de la dépendance, résonnent les refrains hilarants de Boby Lapointe qui séjourna ici avec son pianiste. Brassens l’adorait et l’associa à plusieurs premières parties de ses concerts. Dans La religieuse qu’il enregistra ici, il commit ce calembour à faire pâlir d’envie, l’ami de Pézenas, orfèvre en cet exercice : « Et les enfants de chœur, branlant du chef, opinent ». Sait-on que Brassens, accompagné de sa guitare, aimait fredonner à ses copains, des chansons paillardes, et avait en projet d’en enregistrer un album avec quelques unes de sa composition. Dans un disque posthume d’inédits, Jean Bertola osa inclure S’faire enc… !
A regret, je quitte ce « p’tit coin de paradis » à forte charge émotionnelle, et rejoins le village distant d’environ trois kilomètres. « Au village, sans prétention, il n’avait pas mauvaise réputation », au contraire même.Il faisait des dons aux œuvres sociales, notamment pour les personnes âgées et les écoles. Il suivait les enterrements, allait boire un verre de prune au bistrot de la Mère Lebourg, s’approvisionnait en tabac pour sa pipe, chez le buraliste. Le monsieur aux gros mots apparaissait finalement très doux, respectueux et aimable.
Que reste-t-il, aujourd’hui, de Brassens à Crespières ? Récemment, des amoureux bénévoles organisèrent un festival Génération Brassens où de jeunes talents et des moins jeunes chantaient les vers du poète. En 2007, l’absence de subventions a mis fin à cette manifestation.
La municipalité a rendu hommage à l’artiste en baptisant de son nom, une rue … d’un nouveau lotissement tel que ceux qui le firent fuir en son temps !
L’Auberge des Routiers survécut encore quelques années avant de céder la place à un restaurant plus chic que les propriétaires eurent le bon goût d’appeler « Les sabots d’Hélène ».
« Moi j’ai pris la peine
De les déchausser
Les sabots d’Hélèn’
Moi qui ne suis pas capitaine
Et j’ai vu ma peine
Bien récompensée
Dans les sabots de la pauvre Hélène
Dans ses sabots crottés
Moi j’ai trouvé les pieds d’une reine
Et je les ai gardés… »
Quelle n’est pas ma déception, aujourd’hui, de constater que depuis peu, en guise d’enseigne, les tongs d’un restaurant asiatique ont remplacé les sabots !
« L’éternel estivant qui fait du pédalo sur la plage (de Sète) en rêvant, qui passe sa mort en vacances » aurait, aujourd’hui, 87 ans depuis une semaine.
Avec le temps, tout s’en va … chantait l’autre « anar » Léo Ferré. Je vous prouve qu’en ce qui me concerne, il n’en est rien !