La mûre
Merci Monsieur le ministre de l’Education nationale ! Grâce à votre réforme de la semaine de quatre jours, je peux, en ces samedis de septembre, emmener une petite fille entre les quatre mûres de mon école buissonnière..
« La rosée offrait ses perles,
Le taillis ses parasols ;
J’allais ; j’écoutais les merles,
Et Rose les rossignols.
Rose, droite sur ses hanches
Leva son beau bras tremblant
Pour prendre une mûre aux branches ;
Je ne vis pas son bras blanc…»
On y pratique le soutien nature-ellement, ici en poésie avec cette partie de campagne de Victor Hugo contant les émois d’un jeune adolescent pour une jeune femme de vingt ans (n’y imaginez donc aucune connotation autobiographique me concernant !).
« Je ne vis qu’elle était belle
Qu’en sortant des grands bois sourds.
-Soit, n’y pensons plus ! dit-elle.
Depuis, j’y pense toujours. »
En face de chez moi, dans ma ville francilienne, poussent encore de nombreuses haies sauvages égratignant les stéréotypes de la banlieue bétonnée et … les bras des éventuels cueilleurs de mûres. Pour combattre les hardes roncières, il est souhaitable donc de mettre en armure, des gants de jardinier et des vêtements à manches longues, ainsi qu’une casquette en guise de heaume pour protéger chevelure longue ou crâne dégarni … il est désagréable de se cogner la tête contre les mûres !
L’objet de notre convoitise gourmande est la Rubus fruticosus de la famille des Rosacées, fruit des ronces, qu’on appelle communément mûre ou mûre sauvage ou encore meuron en Suisse romande, Haute-Savoie et dans le Nord de la France. Il ne faut pas la confondre avec celles dites du mûrier, la Morus nigra noire et surtout la très connue Morus alba blanche de la famille des Moracées, autrefois beaucoup cultivée , notamment en région lyonnaise et dans la vallée du Rhône, pour l’élevage du ver à soie qui se nourrit de ses feuilles.
La ronce est une plante très rustique qui devient vite envahissante en formant d’imposants buissons compacts et épineux qui semblent décourager les riverains à la cueillette. Tant mieux, notre récolte n’en est que plus prolifique ! Ses fleurs blanches légèrement rosées, égayent les haies en mai et juin avant que les fruits apparaissent à la fin de l’été.
La mûre, dont la taille peut varier entre celles d’un petit pois et d’une bille, est constituée de « drupes », une multitude de petits fruits agglutinés les uns aux autres. Selon sa maturité, sa couleur varie entre le rouge et le noir. L’idéal est de la cueillir le matin, elle est plus sucrée et se conserve mieux, et quand elle est assez molle, elle se détache alors plus facilement et est débarrassée de ses impuretés.
Le grand chef cuisinier 3 étoiles Michel Bras et son fils Sébastien, dont je vous entretiendrai un jour, suggèrent d’en ramasser un quart rouge pas encore tout à fait à maturité pour permettre à la future confiture de « cailler ». (rendez-vous à http://www.michel-bras.fr dans la rubrique partage et gourmandises, le site est superbe et en prime, vous lirez un savoureux poème de René de Obaldia sur la confiture
Deux épreuves sont à franchir dans la quête du « saint-graille ». Ma taille respectable me permet de surmonter la première : atteindre les fruits les plus purs, mieux exposés au soleil et moins touchés par la poussière du chemin, qui nous narguent dans les sommités des buissons, d’autant qu’il vaut mieux négliger les grappes des parties inférieures accessibles aux chiens errants, renards et blaireaux. Attention, la précipitation peut faire perdre l’équilibre.
Si la cueillette n’est pas un jeu d’enfant, la suite l’est. Le second écueil est, en effet, de résister à la gourmandise (et la paresse) de la petite fille chipant subrepticement dans mon panier, les baies fraîchement ramassées pour les déguster dans l’instant . Tient-elle cette dextérité des TICE (technologies d’information et communication) ? … Je me souviens qu’à l’âge de deux ans, elle acquit la maîtrise de la souris de mon ordinateur avec un jeu où, inlassablement, elle subtilisait les mûres à l’appétit d’un chien et d’un oiseau !
Transition passablement heureuse, je vous le concède, la mûre est un fruit « avalé » qui ne demande qu’à être mangé pour que s’effectue la dispersion des graines. Ainsi, celles-ci prolifèrent loin de la plante mère, par la fiente des oiseaux dont le gazouillis mélodieux enchante nos oreilles durant la cueillette.
« Aux buissons typographiques constitués par le poème sur une route qui ne mène hors des choses ni à l’esprit, certains fruits sont formés d’une agglomération de sphères qu’une goutte d’encre remplit.
Noirs, roses et kakis ensemble sur la grappe, ils offrent plutôt le spectacle d’une famille rogue à ses âges divers, qu’une tentation très vive à la cueillette.
Vue la disproportion des pépins à la pulpe, les oiseaux les apprécient peu, si peu de chose au fond leur reste quand du bec à l’anus, ils en sont traversés.
Mais le poète au cours de sa promenade professionnelle, en prend de la graine à raison … »
Dans son poème en prose, l’écrivain contemporain Francis Ponge crée une curieuse correspondance baudelairienne où les mûres deviennent symbole du poème, où les ronces figurent la difficulté à saisir l’objet comme les mots gênent le travail du poète, où le transit intestinal chez l’oiseau est la lente digestion et maturation dans l’esprit de l’auteur.
Ponge est sévère avec la mûre, un fruit dont il n’y aurait pas grand chose à tirer ! Ce n’est sans doute pas l’avis de la maîtresse de maison quand elle constate les redoutables dégâts causés par le jus écrasé sur les vêtements.
En tout cas, l’écolière n’a que faire du poète vu le maigre jus d’encre qui perle aux commissures de ses lèvres, trahissant son récent péché. Je la gronde sans conviction aucune tant elle me rappelle le chemin de l’école de mon enfance, quelques haies sauvages rue Godouet, quelques mûres chaudes au soleil croquées, les doigts tachés mais peu importe, ils le seraient d’encre violette peu après. Bien heureusement, les châtiments corporels n’ont pas cours mais savez-vous que la ronce qui griffe, soigne également et possède un pouvoir cicatrisant et anti-inflammatoire sur les égratignures.
La persévérance paye, nous rentrons finalement avec une récolte de plus de deux kilos. Après l’effort, bientôt quel réconfort !
Chez nous, la mûre que l’on ramasse, se décline en cuisine de deux manières très simples. Un ramequin de fruits crus au sucre, est réservé pour le dessert de l’enfant au prochain déjeuner. Le reste est destiné à la confiture. Cette année, sept pots étiquetés « Bonne Mamie » et « Tite Marie » rejoindront les étagères de la cave … enfin, pas tout à fait car, par un étrange droit coutumier, la petite fille en prélève trois ! … y aurait-il du racket dans les mûres de mon école ?
Au cœur de l’hiver, il sera temps d’ouvrir les bocaux pour envelopper d’un beau manteau rouge, crêpes et gaufres.
Même si ce ne sont pas des productions « maison », je me régale bien sûr, de tartes aux mûres, de coulis sur un sorbet ou de quelques gouttes de sirop dans un verre d’aligoté de Bourgogne, moins dans une coupe de champagne, mon peu de goût pour la monarchie peut-être.. L’éventail des recettes est très vaste pour enchanter nos palais.
La mûre n’a pas le même prestige que ses sœurs Rosacées, la framboise et la fraise, et ses cousines fruits rouges, myrtille, groseille et cassis, peut-être à cause de sa cueillette un peu ingrate. Pourtant, j’aime les épines quand elles riment avec elle.
« Quand on n’a que la mûre
Pour meubler de merveilles
Et couvrir de soleil
La laideur des faubourgs … »
Un zeste de paroles du grand Jacques Brel, un soupçon d’accent de Laurent Gerra parodiant Johnny Hallyday, cela fait un excellent cocktail pour souhaiter longue vie aux ronciers autour de chez moi.